Chapitre II

Par Nini24

“JOURNAL DE VOYAGE

Lyana Terrin

Jour 01:

Enfin. Le frisson de l’aventure parcourt tout mon corps. J’ai hâte, quelle impatience ! Enfin une mission de niveau supérieur ! Je vais pouvoir prouver mes talents d’aventurière au Commandant et élever mon rang. J’espère que je serais à la hauteur.

Après des années à accomplir toutes sortes de petites missions de niveau inférieur, c’est enfin une épreuve de taille pour moi.

Je me sens prête. Je vais envoyer ma candidature au Commandant aujourd’hui même. J’espère qu’Ayden aussi sera de la partie. Ce serait étrange d’accomplir cette mission sans mon frère. Nous avons commencé ensemble, grimpons les échellons ensemble !”

Voilà ce qu’il en était de la première page. Lyana avait stoppé sa lecture à un mot : « frère ».

Une explosion de joie illumina son esprit, une allégresse infinie fit battre son coeur. Tout autour d’elle paraissait plus beau, plus lumineux. Même un ciel d’orage aurait paru ensolleillé pour Lyana à ce moment.

Au terme de quelques minutes de réjouissance interne, Lyana décida de lire la suite de sa propre histoire. Elle tourna la page et se replongea à l’intérieur du journal.

« Jour 02 :

Ma candidature pour la mission a été acceptée. J’en ai touché un mot à Ayden. Il est aussi candidat. Notre équipe sera constituée ce soir. C’est aussi à la réunion qui aura lieu à ce moment là que nous connaitrons les détails de cette mission. Elle est trop confidentielle pour que tous les aventuriers n’en connaissent l’existence complète. Moi-même, je ne sais presque rien.

De quoi peut-il bien s’agir ? Malgré tous mes efforts pour en imaginer le contenu, toute ressemblance avec les missions que j’ai accomplies jusque là me semble inconcevable. Après tout, nous parlons d’une mission de niveau supérieur !

Jour 03 :

La réunion s’est bien passée, mais on m’a demandé de ne pas faire mention des détails dans mon journal. Tout ce que nous sommes autorisés à expliquer à nos proches, c’est : « je pars pour une mission de niveau supérieur ; je ne sais pas si je reviendrais ».

C’est tout. Nous partons demain. Ayden  viendra aussi. Je n’ai pas d’autorisation pour faire plus de précisions.

Jour 04 :

Le voyage commence aujourd’hui. Nous nous sommes levés alors qu’il faisait encore nuit pour partir. Un sac de voyage pour chacun. Dans le mien, j’ai mis de l’eau, des provisions, une corde, un couteau, deux silex, de l’encre, ma plume et ce journal de voyage.

Notre périple a commencé à pied. Nous avons marché toute la journée. Nous allons continuer comme ça pendant des jours.

Jour 06 :

Nous sommes enfin arrivés au point de relais. Je ne puis pas mentionner l’endroit exact, mais tout ce que nous avons fait, c’est prendre un bâteau. Dans un lieu clandestin, évidemment. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des traces. Personne ne doit savoir par où nous sommes passés.

Malgré tous nos efforts jusque là, le voyage ne fait que commencer. Tout ça, ce n’est rien à côté de ce qui nous attend.

 

Jour 08 :

Il ne se passe rien sur le bâteau. L’équipage est resté sur la zone d’embarquement, ce sont les membres de notre expédition qui tiennent la barre. Tout le monde travaille d’arrache-pied pour faire avancer ce vaisseau.

Ayden pense que nous arriverons dans cinq jours au prochain point de relais. J’en compte trois si nous maintenons ce rythme et que seules deux personnes ne dorment à la fois.

Côté provisions, tout va bien. Chacun a ramené le nécessaire. C’est l’eau qui m’inquiète. Nous aurions dû remplir les tonneaux avant de quitter le port.

C’est mon tour de tenir la barre. Je ne pense pas pouvoir écrire beaucoup dans les prochains jours.


Jour 12 :

Finalement, nous avons mis quatre jours. De fortes pluies ont ralenti notre progression, mais nous avons pu recueillir de l’eau dans un tonneau. Le troisième point de relais est passé. Le voyage reprend à cheval.

Nous avançons vite. Trop vite à mon goût. Personne n’a vraiment réfléchi au moyen par lequel nous allions accomplir la mission. Maintenant que nous sommes aussi loin de la base, je peux donner un peu plus de précisions.

Notre expédition est composée par moi, Ayden, Iaya, Dael, Celena, Adan, Mahalia et Django. Nous sommes huit au total. Huit des meilleurs aventuriers de la Guilde. Je vous laisse envisager l’ampleur de cette mission. S’il est nécessaire de mobiliser une expédition de huit aventuriers sélectionnés minutieusement, il faut s’attendre à quelque chose de l’ordre du gigantesque.

 

Jour 14 :

Et voilà. Presque deux semaines que nous sommes partis. Nous arrivons bientôt au terme de notre voyage. C’est la dernière fois que j’écris dans ce journal. À un point aussi avancé de notre mission, il n’est plus possble de tenir un registre.

L’objectif premier de ce journal est de témoigner de mon existence. Tous les membres de l’expédition devaient en tenir un. C’est une sorte d’assurance dans le cas échéant où nous ne reviendrions pas de cette mission.

Si jamais je disparais, et que l’on retrouve ce journal, je veux que vous sachiez que je suis heureuse de réaliser cette mission. C’est le but de toute ma vie. Accomplir une mission de niveau supérieur.

Tous mes biens reviennent à la Guilde, ou à Ayden si lui survit.

Je me suis faite à l’idée de mourir. Je n’ai pas peur de la mort. Je n’ai aucun regret.

Adieu. »

Le journal se terminait là. Ses propres mots résonnaient dans l’esprit de Lyana.       

Je n’ai aucun regret.

Quand elle avait écrit ces mots, Lyana avait la conviction profonde qu’elle allait mourir. Et elle avait probablement raison. Au vu de la façon dont elle écrivait, elle avait l’air de savoir que ses jours étaient comptés, que la probablité qu’elle survive était plutôt faible. Et pourtant, elle était là. Lyana était bien vivante, et elle relisait ses propres écrits.

Dans ce texte, elle faisait ses adieux. Mais quelque chose l’avait plongé dans un coma profond pendant un temps indéterminé. Mais alors, pourquoi s’était-elle réveillée sur cette plage ? Et où étaient les autres membres de l’expédition ? Bien que le journal lui ait donné certaines réponses, il avait aussi engendré un nouveau flot ininterrompu de questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre.

Lyana décida de tout récapituler. Elle avait appris qu’elle avait un frère nommé Ayden, et qu’ils fasaient tous les deux partie d’une organisation appelée la Guilde des Aventuriers. C’était leur première mission de niveau supérieur, qu’ils devraient effectuer avec l’aide de six autres aventuriers. Leur mission allait probablement engendrer leur mort, mais quelque chose ou quelqu’un de mystérieux avait sauvé Lyana. Elle avait ensuite dormi pendant une certaine période de temps avant de se réveiller sur une plage inconnue, sans aucun souvenir de qui elle était.

Ensuite venaient toutes ses questions, qu’elle décida de noter sur un papier pour ne pas les oublier.

Combient de temps avait-elle dormi ? Comment cela était-il arrivé ? Qu’est-ce qui ou qui l’avait ainsi endormie ? Quelle était cette mission ? Où étaient les autres membres de l’expédition ? Avaient-ils été sauvés eux aussi ou étaient-ils tous morts ? Son frère était-il en vie ? Qu’était-il arrivé au reste de leur famille ? Cette « Guilde » existait-elle encore ?

Finalement, Lyana décida de rapporter ses renseignements à Ellie pour voir si ça les avançait. Elle se leva, remis ses affaires dans le sac et courut sans s’arrêter jusqu’au quartier général de l’Ordre d’Illanius. Une fois arrivée là-bas, elle s’engouffra dans les couloirs, demandant aux gardes où se trouvait Ellie. Elle fût envoyée à la salle des archives, où la magicienne faisait des recherches ininterrompues depuis la veille.

Lyana trouva enfin la fameuse salle des archives. Elle parcourut plusieurs dizaines de mètres contournant les étagères, avant de tomber sur Ellie, qui lisait un livre ouvert sur une table. Autour d’elle, une pile de livres et de parchemins s’élevait à plus de 70 cm de hauteur.

Lorsqu’elle entendit Lyana arriver, Ellie releva la tête. Elle lui sourit, quoiqu’un peu étonée de la voir ici.

_ Salut Lyana, comment ça va ?

_ Salut Ellie ! Pourquoi tu lis dans le noir ?

Effectivement, toutes les fenêtres de la bibliothèque étaient formées et la lumière du jour bloquée par les rideaux. Pour toute illumination, une chandelle était allumée sur la table, mais la cire avait déjà presque complètement fondue.

_ Oh, c’est parce que j’ai passé toute la nuit à faire des recherches et que je n’ai pas remarqué qu’il faisait déjà jour. Tu peux m’aider à ouvrir tous les rideaux ?

Elles s’attelèrent toutes les deux à ouvrir tous les rideaux de la salle des archives. Quand elles eurent terminé, Lyana et Ellie s’assirent sur une table libre, et Lyana sortit de son sac le petit gâteau à la cannelle qu’elle avait acheté en chemin à l’intention de la magicienne .

_ Alors ? Tu as trouvé quelque chose après toutes ces recherches ?

Ellie mordit à pleines dents dans le gâteau et avala.

_ Absolument rien. J’ai épluché plus d’une centaine de manuscrits sans rien trouver qui fasse quelque chose de semblable à ce que tu nous as racontés. Il y a ici les archives de toutes les missions attribuées à l’Ordre d’Illanius depuis le début de son existence. Mais je n’ai rien trouvé pour le moment. Ce serait peut-être plus simple si j’avais plus de précisions pour orienter mes recherches.

Lyana lui raconta ce qu’elle avait appris et lui montra sa liste de questions.

_ Une certaine « Guilde des Aventuriers », tu dis ?

Lyana acquiesça.

_ Je crois qu’il y a bien une organisation de cet acabit dans une ville de la région… Attends-moi là une seconde.

Ellie se leva et partit remuer un peu les documents dans une étagère. Elle revint avec deux grands rouleaux et un livre qui semblait un peu plus récent que ceux empilés sur la table ou elle lisait auparavant. La magicienne parcourut rapidement les pages jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait. Elle lut le passage à voix haute :

_ La Guilde des Aventuriers est une très vieille association d’aventuriers en tout genre. La Guilde répertorie des centaines de missions que n’importe qui peut envoyer, les classe selon leur difficulté (niveau supérieur et niveau inférieur) puis envoie des aventuriers dont le rang est adapté à la mission pour l’accomplir. Datant de plus de trois cent ans, la Guilde a subi de terribles dommages il y a une centaine d’années et a été dissoute par un décret d’association des villes de Tiliinhamé, Sourrayin et Lémha, trois des quatre grandes villes de la région ouest de Moyat, avant d’être reconstituée il y a vingt ans par la ville de Nechssek, la seule des quatre grandes villes de l’ouest à ne pas avoir signé le décret de dissolution de la fameuse organisation. Actuellement, le siège de la Guilde se situe en plein cœur de Nechssek et est dirigée par le Commandant Adamo.

Cet Adamo serait-il le commandant dont parle le journal ? Est-ce donc cet home que Lyana voulait tellement impressioner, à qui elle voulait prouver sa valeur ? Quelque chose lui disait que ce n’était pas lui. Mais après tout, comment en être sûre ? Ellie poursuivit sa lecture :

_ Malgré le fait que la Guilde ait été dissoute après un malheureux incident dont personne ne connaît les détails, ils ont conservé toutes leurs archives intactes et il est possible de les consulter avec une autorisation spéciale du chef de la Guilde.

Ellie fit une pause.

_ Et voilà, c’est tout ce que ça dit. Après, ce sont des informations sur comment contacter la Guilde, quels sont les épreuves pour devenir aventurier, etc. Rien d’important.

_ Qu’est-ce que tu proposes ?

Ellie lui jeta un regard complice.

_ Tu ne voudrais pas aller jeter un œil à leurs archives, par hasard ?

Lyana fût surprise par une telle proposition :

_ A Nechssek ?

_ Oui, pourquoi pas ?

Ellie déplia sur la table un des rouleaux qu’elle avait ramenés plus tôt. C’était une grande carte du monde. La magicienne lui montra sur la carte où se trouvait la ville ou elle devrait se rendre. Quand elle eût fini, Lyana avait pris sa décision :

_ Je partirais dans une semaine. Merci beaucoup pour tout.

Après cela, Lyana était retournée à l’auberge. Une semaine plus tard, elle avait complètement récupéré. Elle avait utilisé quelques pièces pour s’acheter une nouvelle tenue de voyage. Roberta lui avait donné de l’eau et des provisions et Lyana avait gardé le flacon d’encre et la plume. Ellie lui avait donné les cartes et une boussole, ainsi qu’un manuscrit qui expliquait un peu l’évolution du monde pendant le siècle dernier (une sorte d’encyclopédie à offrir à une personne qui viendrait d’un autre monde ; ce n’était pas vraiment son cas, mais vu qu’elle avait tout oublié, ça lui serait utile quand même). Lilia et Ellie lui avaient chacune remis une lettre à l’intention du commandant Adamo.

Une fois que son sac fût prêt, Lyana passa sa dernière nuit à l’auberge. Le lendemain, juste après le petit déjeuner, elle commença son périple en direction de Nechssek, la quatrième cité de l’ouest. A pied, elle devrait compter cinq jours, mais il lui en faudrait sûrement plus à cause de son manque d’entraînement.

Ainsi, Lyana marchait toute la journée, et la nuit tombée, elle installait son camp. Elle allumait un feu et installait sa couche juste à côté. Elle faisait cuire son repas si nécessaire ; et mangeait toujours avidement, affamée après une journée d’effort. Puis elle s’endormait très tôt et se réveillait au premières lueurs du jour.

Cela dura pendant sept jours et sept nuits. Lyana traversa d’innombrables paysages, tous plus magnifiques les uns que les autres. Des cascades à couper le souffle, de gigantesques montagnes, des forêts luxuriantes et des plaines fleuries. Toute cette beauté défilait devant ses yeux, et, bien qu’elle fût émerveillée à de nombreux moments dans la journée, tous ses questionnements ne quittaient pas l’esprit de Lyana.

Elle avait un frère ! Elle avait beau ressasser sans cesse ce fait dans son esprit, elle ne s’y faisait toujours pas. Il y avait un être qui partageait son sang dans ce vaste monde.

Plus elle réfléchissait à ce qu’elle avait appris, plus une incohérence attirait son attention. Qu’est-ce qu’elle faisait sur cette plage ? Si elle s’était retrouvée là, les autres ne devaient pas être bien loin, si ? Pourtant, elle avait la certitude qu’il n’y avait personne d’autre sur la plage…

Le problème, c’est que les seules informations qu’elle avait étaient celles consignées dans le journal. Elle n’avait donc aucune idée de ce qu’elle avait affronté après cela. C’était comme si le temps s’arrêtait à un certain point de sa vie et ne recommençait à filer que quelques mois plus tard. Cette période s’était effacée de l’univers, comme si elle n’avait jamais existé.

Après les sept jours de marche qu’elle avait estimé en prenant en compte son manque d’entraînement, Lyana arriva enfin devant Nechssek. C’était une grande ville nichée au creux des montagnes. Les bâtiments étaient tous plutôt bas, contrairement à Tiliinhamé, dont les plateformes de plus en plus hautes élevaient la ville vers les hauteurs. Les rues pavimentées, les veinures rouges, jaunes, vertes, bleues et violettes qui couraient ici et là. Les cristaux multicolores qui servaient à s’éclairer comme des lampes à huile.

Malgré la petite taille caractéristique des maisons de Nechssek, quelques bâtiments atteindaient quand même une certaine hauteur. Comme à Tiliinhamé, la ville était entourée d’une muraille de pierre, dont une grande porte aux deux battants de bois était la seule entrée.

Lyana commença à dévaler la pente qui menait aux portes de la ville. Pour observer Nechssek, elle était montée sur une montagne, dont le sommet exposé à tous les vents était idéal pour avoir une vue d’ensemble sur la ville en contrebas. Maintenant, elle descendait la pente caillouteuse qui menait directement aux portes. Pendant qu’elle descendait, le ciel changeait rapidement de couleur, virant du bleu clair, à l’orange, puis au rose clair, violet irisé et finalement, un profond bleu nuit.

Lorsque la Lune s’éleva dans le ciel, Lyana était arrivée devant la porte de Nechssek. Les gardes s’apprêtaient à la refermer.

_ Hé ! Attendez avant de fermer ! – leur cria Lyana en pressant le pas.

Heureusement, les gardes l’entendirent et stoppèrent leur geste pour l’attendre. Une minute plus tard, elle arriva devant les gardes. Elle les remercia à avoir laissé la porte ouverte. Elle allait se glisser à l’intérieur, mais le garde l’empêcha de passer.

_ Nom ?

Elle fût d’abord étonnée, puis elle comprit que, comme à Tiliinhamé, les gardes devaient tenir un registre des entrées et des sorties de Nechssek.

_ Lyana Terrin.

_ Vous venez d’où ?

_ Tiliinhamé.

_ Vous comptez rester combient de temps ?

_ Je ne sais pas.

_ Très bien, entrez.

_ Merci encore !

Lyana s’engouffra à l’intérieur et les gardes refermèrent la porte derrière elle. Elle se retrouva devant un spectacle magnifique : la rue principale, une vaste foule de gens costumés, chantant ou dansant, jouant des instruments. Des explosions de poudre colorée retentissent çà et là, l’œuvre de sacs en papier remplis de la poudre, qui explosaient au contact de n’importe quelle surface, projetant son contenu sur les gens alentour.

Les gens portaient des masques et des costumes extravagants, et une personne richement vêtue qui portait l’étendard de Nechssek marchait lentement, suivie de toute la foule en une joyeuse procession. Lyana se mêla à la foule et tenta de savoir ce qui se passait. Elle s’approcha d’une femme qui jouait d’un étrange instrument.

_ Bonsoir ! – cria-t-elle pour couvrir le bruit de la foule. Il se passe quoi ?

_ Vous venez de loin, n’est-ce pas ?

Lyana acquiesça.

_ C’est une fête en l’honneur de Mère Terre. Elle est célébrée chaque année ici à Nechssek !

_Vous pouvez m’en dire un peu plus ?

_ En gros, c’est une fête annuelle en l’honneur de Mère Terre, pendant laquelle la Grande Prêtresse du temple donne lieu au rituel sacré visant à nous assurer de bonnes récoltes. Chaque habitant de la ville doit donner quelque chose de précieux à ses yeux         à la Mère Terre. Et demain commence la saison des récoltes. Tu peut venir avec nous si tu le veut ! – dit la femme en désignant sa famille. Je m’appelle Gaiayma, mais tu peux m’appeler Gaia si tu préfères. Voici mon époux et mes enfants.

_ Avec plaisir ! – dit Lyana.

_ Quoi ? – cria Gaia qui ne l’avait pas entendue.

_ AVEC PLAISIR !

_ Oh super !

La procession se remit en marche, au rythme des instruments, plus rapide cette fois. Les gens festoyaient de bon cœur, la joie était partout : sur les visages souriants, dans les feux d’artifices qui pétaradaient dans le ciel. Lyana était heureuse, malgré sa fatigue, ça lui faisait très plaisir d’assister à une cérémonie aussi importante pour le peuple.

Ils marchèrent encore toute la nuit, rythmés par le son mélodieux des instruments. Lyana eu l’occasion de goûter à de multiples spécialités caractéristiques de cette fête et d’en connaître plus sur la vie à Nechssek. Pendant que la foule suivant la Grande Prêtresse faisait le tour de la ville, elle essaya de s’y repérer. Elle demanda à Gaia si elle connaissait l’emplacement de la Guilde des Aventuriers, mais elle n’en avait jamais entendu parler.

Lyana essaya d’interpeller plusieurs autres participants à la procession, mais soit ils ne l’entendaient pas, soit ils avaient trop bu, certains n’en connaissaient pas l’existence et d’autres ne savaient juste pas où elle pouvait se trouver. Finalement, elle se résigna au fait qu’elle devrait trouver toute seule, même si elle était obligée de passer la villeau peigne fin trois fois d’affilée.

Gaia lui tendit un verre. Lyana le prit dans ses mains et s’interrogea sur son contenu.

_ C’est quoi ? – demanda-t-elle à son interlocutrice.

­_ De la bière !

_ Et c’est bon ?

_ Goûte, tu verras !

Lyana leva le verre à ses lèvres et le vida d’un trait. Aussitôt, un goût étrange envahit sa bouche, un goût indescriptible. Elle regrettait presque de l’avoir bu, maintenant que le goût de la bière flottait dans sa bouche, inidentifiable. Bizarrement, Lyana eu tout de suite envie de boire un deuxième verre, puis un troisième ; elle ne se fit pas prier. À présent, le goût de la bière brouillait ses sens. Gaia vit qu’elle commençait à trébucher sur ses propres pieds et lui arracha son quatrième verre des mains, encore plein.

_ Oh, merci ! – dit Lyana, sans trop savoir pourquoi.

_ C’est toujours comme ça la première fois ; on boit plus pour essayer de comprendre le goût, même s’il ne nous plaît pas. Tiens, prends un peu d’eau ; ça va diluer un peu d’alcool dans ton sang.

Lyana but la bouteille que lui tendait Gaia. Elle sentit peu à peu la brume qui flottait dans son cerveau s’évaporer en partie, lui rendait un peu de sa lucidité.

Quelques heures plus tard, ils arrivèrent enfin à la fin de la procession. Un grand trou circulaire, d’une dizaine de mètres de diamètre, richement ornementé de toutes parts. La foule s’agglutina tout autour, tout le monde essayait d’avoir une place près du trou. Lyana se retrouva très loin et fût séparée de Gaia et sa famille par la foule en délire. Elle trouva une pierre un peu plus loin et grimpa dessus. Comme ça, même si elle était éloignée de la Grande Prêtresse, elle pourrait suivre la cérémonie et entendre tout ce qu’il serait dit.

Un roulement de tambours retentit une fois. La rumeur des conversations se tut. Un deuxième roulement de tambours, puis un troisième. Lorsque les bruits cesserent, une femme richement vêtue prit la parole :

_ Bienvenue, habitants et habitantes de Nechssek, au festival de Mère Terre de cette année. Comme chacun le sait, chaque année qui passe, nous organisons toutes ces festivités pour honorer celle qui nous a donné la vie, à nous et à la Terre qui nous nourrit tous les jours. Demain, la saison des récoltes commencera ; prions notre Mère Terre pour que la moisson soit bonne ! Festoyons aujourd’hui en l’honneur de notre mère à tous ! Et demain, récoltons le fruit de dures labeurs, de la notre, mais surtout de celle de la déesse qui a donné ses propres forces pour alimenter les graines et les faire jaillir de terre. Célébrons tout cela ! Que chacun mange un festin ce soir !

Un tonnerre d’applaudissements et de cris de joie retentit. Il fût coupé par un nouveau roulement de tambours. La Prêtresse reprit :

_ Même si chaque habitant et habitante de Nechssek connaît cette histoire depuis sa plus tendre enfance, il est de coutume qu’elle soit contée chaque année autour du puits d’offrandes par la Grande Prêtresse actuelle, devant une foule d’oreilles attentives qui la connaissait pourtant si bien. Je suis sûre qu’il y a ici des gens capables de la réciter mot pour mot du livre qu’ils lisaient ils étaient petits. Chers auditeurs, auditrices, je ne vous fait plus attendre : voici la légende de l’être originel, rapportée sans aucune modification du premier tome du Livre des Légendes, entièrement dedié à notre ville.

La Grande Prêtresse fit une pause. Toute l’assemblée retenait son souffle, attendant le conte qu’ils avaient sûrement entendu des dizaines de fois. Lyana auss était intéressée, elle qui ne connaissait rien à la culture de ce monde, prénommé Moyat selon Ellie. La voix profonde et douce de l’oratrice s’éleva à nouveau dans la nuit.

_ Il y a très longtemps, avant que les villes ne soient construites, avant que les humains n’arrivent sur Moyat, avant même que le temps ait un nom, il n’existait qu’une seule chose : le vide. C’était quelque chose de mystérieux, d’incompréhensible, d’inexplicable. Sa seule fonction était d’exister. Rien ne changea pendant des millénaires, le vide ne se lassait pas d’exister, encore et encore. Il se délectait de ce silence et de cette solitude absolue. C’était un être abstrait, ni bon ni mauvais. Tout ce que l’on sait de lui à ce jour, c’est que c’était une créature surpuissante, qui possédait l’essence de tout et de rien. Mais un jour, après des années et des années de vide absolu, il commença à se sentir un peu seul. Ce sentiment de solitude grandit au fil des ans, le vide poussait des cris stridents pour tenter de combler le silence, de remplir son univers. Mais ses cris ne lui revenaient jamais, leurs vibrations se propageant à l’infini dans le vide. Finalement, la solitude devint si forte, si douloureuse, qu’il chercha à s’ôter la vie ; ses nombreuses tentatives fûrent toutes des échecs cuisants. À chacun de ses essais infructueux, le vide perdait un peu plus de sa raison. Il était condamné à exister. Pour toujours et à jamais. Sa raison de vivre s’était transformée en un calvaire quotidien, un acide qui le rongeait de l’intérieur, un poison qui le tuait à petit feu. Même réduit à l’état de coquille vide, de corps sans âme, le vide ne pouvait cesser d’exister. « Pourquoi ? Pourquoi ? » hurlait-il. Mais personne ne lui répondait. Mais un jour qu’il essayait une nouvelle fois de se détruire quelque chose d’étrange se produisit. Il ne fût pas simplement détruit, mais son être se craquela en quatre morceaux. Avant de disparaître en tant qu’être primitif uni, le vide cria une dernière fois. « Ça y est, j’ai réussi, je suis libre ! ». Ce fût le premier son que les quatre divinités supérieures nées du corps déchiré du vide entendirent. En effet, en se séparant en quatre, le vide avait créé sans le savoir les quatre dieux les plus importants de Moyat : Terre, Eau, Feu, Air. Ensemble, ils décidèrent de créer le monde, en hommage à toute la souffrance qu’avait enduré le vide et à sa liberté trouvée dans sa propre destruction. Du néant jaillirent la terre et les plantes. L’eau recueillit au creux de ses mains les larmes de désespoir du vide, et s’en servit pour créer les mers et les océans, les rivières pour abreuver la Terre. Le feu se servit des flammes qui animaient l’esprit tourmenté du vide, et créa la lumière pour apporter le jour sur le monde. L’air créa le vent à l’aide du dernier soupir du vide, un souffle de liberté. Lorsqu’ils eurent fini ce travail ardu, le monde était créé. Les quatre esprits créateurs le nommèrent « Moyat », qui signifie « vide, néant », en l’honneur de l’être originel qui leur avait offert la vie.

Lorsque la Grande Prêtresse eut terminé, Lyana ferma les yeux. Elle aprécia les mots qui vibraient harmonieusement dans ses os. Elle rouvrit les mots, et de tout de suite, elle eût l’impression de percevoir beaucoup plus de choses. La pierre râpeuse sous ses pieds ; le souffle du vent dans les arbres ; le bruit d’un cours d’eau ; la lumière agréable des torches. Elle perçut le monde sous un nouveau jour, comme un don précieux des êtres créateurs. Elle s’abandonna à la contemplation, éberluée, de ce petit monde nocturne, né du désarroi d’un être condamné. Maintenant, tout ce qu’elle voulait, c’était observer. Observer et dire :

_ Merci.

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