Tous ces gars, là, en bas, qu’Alexandre avait hâte de rejoindre, c’était sa « meute ». À ses yeux, Loïc en était un membre important. Cependant, quand il eut rejoint toute cette bande qu’il connaissait depuis l’enfance, depuis les scouts, il vit son intuition confirmée : Loïc n’était pas là.
Dès qu’ils l’aperçurent, les gars firent à Alexandre un de ces accueils dont ils avaient le secret, aussi bruyant et peu discret que possible ; puis le plus tapageur, Arnaud, avança vers lui, posa lourdement son bras autour de ses épaules et lui dit, avec une douceur un peu inattendue qui calma tout le monde : « Ça y est. On y est. Le moment de partir est enfin arrivé. Je suis content pour toi. »
Ils échangèrent un long sourire puis Arnaud reprit : « Bon ! on ne va quand même pas devenir sentimentaux ! Allez ! pas question de te laisser partir sans avoir écumé quelques-uns de nos repaires ! » Aussitôt la « meute » se remit à hurler et partit vers le centre de Lille, sous la direction d’Arnaud.
Arnaud est le chef informel de cette bande de potes, celui qui rameute les autres, entretient les liens, permet à la « meute » de rester vivante. Il était encore très tôt, et Arnaud savait que beaucoup de ses amis n’étaient pas franchement matinaux. L’accueil viril fait à Alexandre avait sans doute déjà épuisé le peu d’énergie qu’ils avaient rassemblé au pied du lit. Un rapide coup d’œil lui suffit pour apercevoir deux ou trois visages « pas très frais » qui avaient un besoin urgent d’une injection massive de caféine. Il mena donc tout le monde vers un café dont la bande éreintait les sièges depuis des années. Le cuir des banquettes crissant sous leur poids commença d’en réveiller quelques-uns. Le tintement des tasses qui s’entrechoquaient, les odeurs de torréfaction, puis la chaleur du café dans les gorges finirent le travail.
Assis en bout de table, dans un angle de la salle, le dos appuyé contre le mur, Arnaud contemplait son œuvre, satisfait. Quelques regrets appesantirent son esprit lorsqu’il pensa aux absents, comme Loïc, injoignable, et comme celui dont l’absence crevait les yeux quand on regardait Alexandre, mais ils s’évanouirent dès que les discussions s’animèrent.
Cela commença par Julien, qui rappela la même vieille anecdote que d'habitude, puis continua par Greg, qui le charria en le traitant de vieux radoteur, avant de… poursuivre lui-même par une autre vieille anecdote. À leur suite, ce fut toute la « meute » qui recommença, pour la énième fois, le récit de ses aventures, des bonnes, des moins bonnes, des édifiantes, des surprenantes, des heureuses qu’il aurait été dommage d’oublier, des… malheureuses qu’il aurait mieux valu occulter, mais dont on n’arrivait pas à se défaire. Peu de vieilles histoires, de vieux souvenirs furent oubliés, avec une prédilection certaine pour leur passé commun de scouts et, pour la plupart d’entre eux, d’enfants de chœur.
Ils ne partirent que vers midi pour emmener leur nostalgie s’alimenter dans un de leurs restaurants fétiches. Le personnel les reconnut immédiatement et se dit que cette tablée-là, une fois encore, ferait s’éterniser leur service. Mais ce ne fut pas le cas : s’il voulait boucler la première étape de son pèlerinage, Alexandre ne devait plus tarder à partir.
Devant le restaurant, sur les pavés de la place piétonne, il y eut quelques au revoir : plusieurs des gars devaient partir. Ceux qui restèrent accompagnèrent Alexandre chez lui, où il devait récupérer son équipement et faire les vérifications d’usage avant un long voyage. À l’exception d’Arnaud, ils l’attendirent dans la rue, où quelques riverains agacés par leur chahut du matin les épiaient avec méfiance, comme on épie une bande d’ados prêts à faire des conneries. Cette situation les amusa beaucoup, et ils se sentirent mis au défi de recommencer. Évidemment, ils recommencèrent.
Le voisinage qui animait le hall et les couloirs de l’immeuble, lui, avait visiblement déjà tiré un trait sur leur raffut matinal. Après quelques échanges de bons mots, Alexandre monta chez lui, suivi d’Arnaud.
Arnaud est le genre de personne à qui on confie volontiers ses clés en cas d’absence. Ce jour-là, ce serait encore le cas.
Avant d’enfiler ses vêtements de marche, Alexandre fit le tour de son appartement, inspectant, réinspectant, donnant ses consignes, réinspectant…, ne s’interrompant que lorsque le vacarme du reste de la bande avait gagné assez de force pour s’élever, franchir murs, portes et fenêtres, et remplir l’appartement. Alexandre et Arnaud écoutèrent. Ils avaient l’air de deux pères de famille hésitant entre colère et fierté devant les bêtises inventives de leurs enfants. Arnaud fit signe à Alexandre d’accélérer. Il vit aussitôt son ami terminer une mue commencée des mois plus tôt et endosser sa peau de pèlerin.
Chaussures de marche aux pieds, bâton de pèlerin à la main, sac à dos jeté sur les épaules, Alexandre prit et ajusta sa casquette favorite, celle du FC Sankt Pauli, un club de foot allemand avec une tête de mort pour emblème. Il ouvrit la porte. Avant de sortir, il balaya son appartement du regard. Sur une console, il aperçut des courriers de son employeur. Ils lui rappelèrent la vie qu’il laissait derrière lui, mais qu’il allait bien falloir reprendre tôt ou tard. À cette pensée, il bondit dans le couloir, poussant Arnaud devant lui, et claqua la porte. Il la verrouilla puis remit avec solennité les clés à son ami.
Des éclats de voix leur rappelèrent l’urgence de rejoindre le reste du groupe. Quand ils les eurent retrouvés, ils constatèrent que Julien faisait la gueule. Sans doute Greg l’avait-il chambré une fois de trop. Aux fenêtres, derrière les rideaux, Arnaud remarqua un grand nombre de silhouettes. Il était grand temps de partir. D’ailleurs, Alexandre ne les avait pas attendus pour se diriger, déterminé, tête baissée, visière siglée d’une tête de mort en avant, vers l’église Saint-Maurice, point de départ officiel de son pèlerinage. La « meute » retrouva son calme et lui emboîta le pas, marchant dans ses traces.
Lancés comme une seule flèche, ils atteignirent vite leur cible, qu’ils découvrirent massive, robuste et indifférente à leur agitation et à celle de la multitude grouillante des rues. Située près des deux cœurs-gares battants de Lille, qui la ceignent des flots rougis par l'excitation qu'ils déversent à chacun de leurs battements, sa présence en ces lieux leur parut aussi incongrue que celle d'Alexandre en tenue de pèlerin parmi les badauds. Elle avait l'air engoncée dans un vêtement de fast-foods et de magasins branchés. Sise sur l'autel de l'inconstance, Saint-Maurice témoignait pourtant d'une persistance, celle du besoin de foi des Hommes : présente sur ce sol depuis le xive siècle, elle y avait été précédée par d'autres églises, et par un temple dédié à Mars avant elles. Alexandre contemplait le monument, silencieux, immobile.
Une solide tape sur l’épaule, aussitôt suivie d’une autre, encore plus forte, dans le dos, le firent sursauter ; puis Greg et Arnaud lui lancèrent, à l’unisson : « Qu’est-ce-que tu fous ? Entre ! » Tous les gars de la bande connaissaient la propension d’Alexandre à sombrer dans l’inaction et avaient appris à le remettre en marche, à leur manière, toujours un peu abrupte. Alexandre fit quelques pas. Un groupe de touristes approcha, le dépassa, puis entra dans l’église. Il les suivit.
À l’intérieur, près de l’entrée, sur la gauche, se dressait une guérite de bois verni et de plexiglas autour de laquelle s’agglutina le troupeau de touristes dont Alexandre avait suivi la trace. Elle servait de bureau à un employé du diocèse qui attendait avec impatience que la journée se termine. Il attendait aussi Alexandre.
Les deux hommes se connaissaient depuis quelques mois, depuis que l’un avait troublé la routine bien huilée de l’autre : après avoir lu quelque part que l’église Saint-Maurice détenait le cachet à apposer sur les crédenciales, Alexandre était venu se renseigner, espérant trouver informations et conseils, et même, pourquoi pas, assister en direct au cérémonial ; au lieu de cela, il avait trouvé un employé surpris, et affirmant ne pas savoir de quoi il était question. Il travaillait là depuis un peu plus d’un an, et il n’avait encore jamais vu passer aucun pèlerin, pas plus qu’il n’avait vu le fameux cachet. Il avait promis à Alexandre de se renseigner auprès de son collègue et avait pris ses coordonnées. Renseignements pris, recherches effectuées, le tampon avait refait surface, et Alexandre avait été contacté. Dès qu’il avait connu sa date de départ, rendez-vous fut pris entre les deux hommes.
Pour le moment, les touristes s’interposaient entre eux. En saluant et interpelant l’employé, Alexandre les chassa et mit fin aux mugissement dont ils étourdissaient le pauvre occupant de la guérite. Il prépara sa crédenciale et avança, certain de bientôt voir s’accomplir un grand rituel ; le précieux tampon finalement obtenu, il resta là, les bras ballants, observant son reflet déçu dans le plexiglas.
Il avait tellement idéalisé ce premier encrage de son carnet – alors qu’il ne constituait pourtant aucunement un prélude obligatoire à son pèlerinage – que la froideur administrative avec laquelle l'employé l’avait exécuté ne pouvait que le heurter. Voyant qu’Alexandre ne partait pas, l’impitoyable gardien de la guérite le congédia, poliment mais fermement.
Dépité, il déambula dans l’église, cherchant, par la contemplation des lieux, à satisfaire son appétit de solennité. Réfléchissant à voix feutrée mais audible, il attira l’attention. Il s’en aperçut ; alors il s’isola dans une chapelle. Lorsqu’il eut enfin évacué toute frustration, il rejoignit la « meute », qui l’attendait sur le parvis. Levant le bras au-dessus de la tête, il leur exhiba sa crédenciale, comme d’autres le font d’une proie, comme David avait dû le faire de la tête tranchée de Goliath. Quatre ou cinq pas plus tard, il était de nouveau parmi les siens.
Alexandre vit qu’il était presque quatorze heures. Il était plus que temps de partir, de commencer enfin vraiment ce pèlerinage. Heureusement, pour son premier jour de marche, il s’était ménagé une étape courte et facile, rien d’autre qu’une simple mise en jambes de quelques kilomètres ; une étape, en outre, dont il connaissait jusqu’au moindre détail, pour l’avoir parcourue et reparcourue au cours de ses entraînements.
Les gars l’accompagnèrent encore un peu, le temps de quelques pas pour certains, le long de quelques rues et sentiers pour d’autres ; pour deux ou trois, pendant quelques kilomètres. Le vent, qui soufflait de plus en plus fort, emportait les loups de la « meute », les balayait comme des feuilles. Au bout d’une heure environ, il avait fait le vide autour d’Alexandre.
Seul, au rythme régulier de ses pas, il s’enfonça dans ses pensées. Il se rappela combien son père avait partagé sa passion pour Compostelle. Il se rappela sa mère ponctuant de haussements d’épaules et d’yeux levés au ciel chacun des débats père-fils sur le sujet. Il se rappela leur accident.
Quelques notes de musique chassèrent les souvenirs qui assaillaient l’esprit d’Alexandre. Il avait un message. C’était Loïc qui demandait : « Alors ? Parti ? »