Chapitre II

Par Sullian

Je répondis rapidement à la missive de Lancelaad, et choisis l’un des coursiers en qui j’avais le plus confiance pour la lui faire parvenir. J’hésitai, un moment, à m’y rendre moi-même. Retrouver mon vieil ami serait si réconfortant. Les souvenirs de nos chevauchées à travers les bois de l’Île de Pan me revinrent en tête. Je lui avait tant raconté : sur le château où j’avais grandi, les créatures merveilleuses qui peuplaient mon royaume, la menace que représentait la méchante reine, Silveria de Lohr. Je crois que c’est cette dernière histoire qui avait le plus marqué Lancelaad ; pourquoi donc aurait-il décidé de voyager à travers le royaume de Loegrie, au lieu de venir avec moi ? Depuis notre première rencontre, Lance n’avait cessé de voir croître en lui un sentiment de justice. S’il se faisait appeler le Héros Errant, ce n’était sûrement pas pour une vaine raison.

Mes instructions étaient relativement claires. J’avais ajouté à la lettre une bourse d’or ; Lance et ses compagnons devaient rejoindre ce tailleur que j’appréciais pour la justesse de son travail. Grâce à M. Poliquin, j’avais fait sensation ces trois dernières années, lorsque le temps me manquait et que je ne pouvais alimenter ma garde-robe par mes propres mains. Il n’avait jamais mal pris que je modifie son travail pour me l’approprier et le sublimer ; nous étions devenus de très bons amis. J’imaginais que le nombre de ses clientes de la cour qui le venaient le visiter depuis que je m’en remettais à lui avait renforcé notre lien. Je ne doutai pas un instant qu’il ferait, à ma demande, des tenues de Lancelaad et de ses compagnons sa priorité.

Avec un sourire satisfait, je descendis les escaliers de la Tour de la Mésange, la seconde plus haute parmi les sept du château. Je ne pouvais pas rejoindre Lance maintenant. J’avais bien l’attention de le faire loger au castel une fois le bal terminé, mais je songeais qu’une rencontre préalable pourrait diminuer mes chances de convaincre mon père.

Je ne l’appréciais guère, et je le lui faisais volontiers savoir. Une attitude puérile, bien entendu, mais plus forte que moi. Si je n’attendais pas sa mort avec impatience, j’attendais le jour où je prendrais en mains le royaume et monterai sur le trône. Mon père estimait que je n’étais pas prête à le faire, mais je m’en lavais les mains. Qui donc, si ce n’est moi, empêchait Silveria de Lohr de s’attaquer une nouvelle fois à notre royaume ? Le roi Éétren était bon. C’était un puissant guerrier, un dirigeant juste. Il avait agi sagement en m’exilant auprès de ma tante, mais aussi heureuses eussent été ces dix années au Sanctuaire d’Avéa, je lui en voulais de m’avoir séparé de ma mère, je lui en voulais de m’avoir privé de me recueillir auprès d’elle, et de lui offrir des derniers mots de réconfort. Je haïssais mon père pour cela, qu’importe qu’il soit le roi, le dirigeant parfait pour notre royaume.

J’esquivai les membres de la cour et traversai le Jardin des Ancêtres. Comme chaque fois, je m’arrêtai quelques secondes pour observer l’épée plantée dans la souche d’un arbre, au milieu des fleurs merveilleuses qui fleurissaient miraculeusement au sommet de la falaise de Trevena. C’était cette épée que l’homme blond tenait dans mes rêves, Kaledwana, l’une des trois épées mythiques forgées par le célèbre forgeron nain Nuada. Cette épée était, selon la légende, plus ancienne encore que le château, fondé autour de ce jardin merveilleux. D’une manière ou d’une autre, l’homme blond allait dépasser le sortilège qui empêchait quiconque de retirer l’arme de la souche. Quand, comment, et quel lien me liait à cet homme ? Je l’ignorais.

Après un dernier regard, je quittai le jardin et descendis les marches qui menaient à l’extrémité de la falaise.

Le château de Trevena s’élevait sur une ancienne ruine naine. La falaise était constellée de balcons, de couloirs ouverts, d’escaliers escarpés. Les vagues venaient s’y écraser, éclaboussant les couloirs de son eau salée, laissant des traces d’écume contre les rambardes de roche. Cette ruine, vue de la mer, était une véritable œuvre architecturale, magnifique, envoûtante. Je l’avais souvent regardé, songeuse, en espérant trouver une raison aux visions qui habitaient mes rêves.

J’y pensais encore tandis que je descendais les marches de pierre de cette galerie battue par le vent. La première de ces visions m’était apparue à l’âge de dix ans. Quelques jours à peine avant la Bataille du Feu, j’avais vu ma mère écraser une armée entière en les dévorant par les flammes. J’avais eu beau pleurer et prier ma mère de ne pas accompagner mon père au combat, elle l’avait tout de même suivi. C’était le premier et le dernier assaut que la reine Silveria avait tenté contre le royaume de Kolchie ; ma vision s’était concrétisée, ma mère avait lancé un Sort Noir, sacrifiant son immortalité pour sauver le peuple de Kolchie. À leur retour au château, mes parents m’avaient envoyé étudier la magie au Sanctuaire ; je ne devais plus revoir ma mère. Elle avait succombé à sa magie car le moindre acte de sorcellerie lui arrachait désormais une partie de son souffle de vie. Elle avait maintenu une paix froide entre la Kolchie et la Loegrie pendant dix ans avant de succomber.

Aujourd’hui, cette tâche m’incombait ; n’ayant pas lancé de Sort Noir, je pouvais protéger ma patrie aussi longtemps que mon immortalité me le permettrait.

Mais cet homme ? Cet homme qui me hantait depuis que ma tante m’avait appris à contrôler mon don de prescience. D’où venait-il ? Pourquoi tenait-il dans ses mains Kaledwana ? Quelle était cette guerre dans laquelle nous nous battions ? Se déroulerait-elle bientôt ? Non, j’étais bien plus âgée dans mes rêves, cette vision était celle d’un événement qui arriverait dans bien des années.

Je poussai un râle de rage. Toutes ces questions qui bourdonnaient dans ma tête, cette attente inlassable que je devais supporter. L’air marin m’emplissait les narines, une odeur qui m’offrait un faible réconfort. Ce n’était jamais suffisant, pour autant. Je ne connaissais qu’une seule solution pour apaiser mon esprit en fusion : étudier les anciens manuscrits.

Je pris donc le chemin de la bibliothèque. Elle se trouvait profondément enfouie en dessous de la Tour du Corbeau, la plus grande du castel. Je m’enfonçai dans l’obscurité des couloirs et descendit sans m’arrêter. D’un simple geste, j’allumai chacune des torches sur mon passage pour les laisser mourir aussitôt que je les dépassai. Il n’y avait personne sur mon passage, j’étais seule. Les nobles ne descendaient pas dans les couloirs des nains, ils restaient bien au chaud au sein du palais, suspendu juste en dessous du ciel. Ici, il faisait froid, et l’odeur marine mêlée à celle de la poussière était omniprésente. Il n’y avait que les sages pour descendre ici, et ils se faisaient de plus en rares.

Pourtant, notre bibliothèque regorgeait de trésors.

Les portes d’onyx s’ouvrirent sur mon passage. Je me retrouvai alors dans une immense salle circulaire, aux murs recouverts d’ouvrages reliés de cuir, de rouleaux de parchemins et de feuillets vulgairement rassemblés. Trois couloirs poursuivaient vers d’autres pièces similaires, avec elles aussi trois couloirs menant à d’autres pièces. Personne ne voyait comme moi la merveille de ces collections. Pourquoi donc ? Personne n’avait étudié comme moi à Avéa. Il ne restait que deux Prêtresses, à notre connaissance, dans le monde. Lorsque ma tante et moi disparaitrons, et cela arriverait un jour, le Sanctuaire disparaîtrait, cachée par les fées iels-mêmes.

Vivienne ne voulait pas cela, c’est pour cette raison qu’elle avait accepté de m’enseigner la magie, bien que ma mère se soit détournée de la voie des Prêtresses pour épouser mon père, et donner deux enfants. Ma tante a accepté de m’éduquer, bien qu’elle soit mourante, dans l’espoir que je formerais un jour une nouvelle génération de Prêtres et de Prêtresses du Culte des Fées.

Pour le moment, cependant, ma plus grande préoccupation demeurait notre ennemie, Silveria de Lohr. Elle n’avait pas bu dans la Source Sacrée, elle n’était pas immortelle, le temps avait un impact sur elle. Un jour viendrait où elle ne serait plus une menace, ni elle, ni l’Empereur d’Ozra, ni aucun ennemi de la Kolchie. Alors je pourrais revenir à Avéa et en demeurer la gardienne, comme Vivienne le faisait depuis des siècles. Là-bas, je serais de nouveau heureuse. C’était cette idée qui m’aidait à tenir au quotidien, à supporter la cour, à supporter ces rêves prémonitoires qui consumaient mes réflexions chaque jour davantage.

J’entrai dans une nouvelle salle. Elle était impeccable, dépoussiérée, et il y flottait un parfum de myrtille et de framboise. Mon odeur. Les domestiques venaient nettoyer cette pièce depuis trois ans, rapidement, dans l’obscurité, apeurées par cet endroit plus ancien que l’arrivée des humains sur les terres de ce royaume. Je ne leur en voulais pas, nous n’avions pas eu la même éducation. Tout ce savoir à ma portée était un véritable cadeau. Pour eux, ce n’était que des idées encombrantes.

Je fis le tour des murs et m’emparai de quelques ouvrages que je posai sur le bureau de chêne au milieu de la salle. Installée, je recommençai mes investigations.

Kaledwana, la souche, et l’enchantement qui empêchait quiconque de l’en retirer. Cette épée était là avant la construction du château. Les plus anciens écrits parlaient de cet arbre gigantesque au sommet de la falaise, un arbre ancien, présent avant-même que les premiers nains ne commencent à creuser la pierre en-dessous. Je tournais les pages, encore et encore, sans trouver la moindre réponse. Le premier roi des nains de Trevena, Zwerg I, qui fabriqua le trône d’onyx ; le quatrième, Dveorg II, qui entreprit les premières constructions au flanc de la falaise. Les frères Motz et Swor qui partagèrent le trône pendant cinquante-six ans, et dont on surnommait le règne « l’Âge d’Or de Trevena », juste avant l’installation des premiers humains sur le versant de la falaise. Tous ces noms, tous ces travaux de construction, et pas une seule mention de la manière dont l’arbre tomba et du moment où l’on planta l’épée dans sa souche. C’était à en devenir folle. Je m’échinais depuis trois ans à décortiquer l’histoire de ce peuple qui nous avait précédé sans jamais trouver une manière pour l’homme blond de retirer cette maudite épée.

Et il fallait qu’il la retire, c’était indispensable pour que mes visions se concrétisent.

Les minutes s’égrainèrent, les heures passèrent. J’étais à ce point plongée dans mes lectures que j’en oubliai pourquoi je les faisais. Au bout d’un moment, j’entendis des pas hésitants dans un couloir derrière moi. Je refermai l’ouvrage que j’étudiais et me redressai. Mon dos me lançait après ces heures passées à étudier. Lorsque je vis Bettie arriver, je compris que la journée approchait de sa fin et cela me mit un peu de baume au coeur.

— Votre père vous fait mander au dîner de ce soir, ma Dame.

— Très bien, je meurs de faim ! (Je rangeai la chaise et éteignit d’un geste les bougies qui illuminaient la table de travail.) Va dans ma chambre me préparer une tenue plus seyante, veux-tu ?

Quelques mots de mes lèvres et le couloir menant à la Tour de la Mésange s’illumina de toutes ses torches. Je songeai que la lumière vivotante qui guidait Bettie ne l’aidait guère à se sentir à l’aise dans ces catacombes.

— Bettie, j’ai une question à te poser.

Ma servante s’arrêta avant de partir. Elle m’adressa un regard que je ne saurai réellement déchiffrer.

— Vous connaissiez bien ma mère, n’est-ce pas ?

Un sourire triste étira ses lèvres.

— Oui, Dame Morwen. Votre mère était l’une des meilleures personnes que j’ai eu l’occasion de croiser au cour de ma vie.

— Vous l’avez servie pendant une grande partie de votre vie. N’avez-vous pas souvenir qu’elle ait un jour parlé de Kaledwana devant vous ?

Ma servante prit le temps de réfléchir un moment. Je crus discerner sur son visage une légère hésitation. Ses yeux brillaient, et je me rendis compte que ce que je prenais pour une réserve à me parler était en réalité de la tristesse provenant de ces souvenirs qu’elle devait remuer.

Je ne parlais guère à Bettie. Elle avait remplacé la dame de chambre de ma mère – celle que je connaissais avant de partir – durant mon exil, et je l’avais naturellement choisi pour qu’elle travaille pour moi. Pourtant, aussi efficace soit-elle, j’avais beaucoup de difficultés à la voir comme une amie, à l’instar de toutes les personnes qui m’entouraient au château. Même avec ma sœur, Nimua, je n’échangeais que peu de mots à propos de notre mère. J’avais du mal à même prononcer le nom de Hernia Héliosi. Alors la mentionner, questionner à son propos… Or, la connaissant il n’aurait pas été étonnant que ma mère estime Bettie jusqu’à la considérer comme un membre de la famille. Sûrement ma dame de chambre avait-elle beaucoup plus de considération avant d’entrer à mon service, et une part de moi en était emplie de tristesse.

— Je ne crois pas, finit-elle par dire. Votre mère ne s’intéressait pas à cette épée. La seule chose que je l’ai entendu dire est que l’arbre est tombé lors de l’Âge d’Or d’Avéa ; c’était il y a une éternité.

Elle attendit que je lui réponde et, n’ayant aucun mot de ma part et s’inclina et se retourna. C’est à ce moment que je l’arrêtai de nouveau :

— Merci, Bettie. Vous venez de beaucoup m’aider.

Je lu la surprise dans l’éclat de son regard. J’étais plutôt avare de compliment.

— Merci à vous, Dame Morwen. Vous faites honneur à votre mère.

Je ne lui répondis pas. Je ne lui dis pas que je n’en croyais pas un mot. Ma mère était et demeurerait mille fois meilleure que moi, et ce à jamais. Toutefois je ne mentais pas lorsque je lui avais dit qu’elle m’avait aidée. Ces trois dernières années pendant lesquelles j’avais étudié les manuscrits de cette gigantesque bibliothèque, je m’étais intéressée à l’histoire des nains qui nous avaient précédé. Mais l’Âge d’Or d’Avéa avait lieu plus tard – précisément deux siècles après les premières fondations du Château Suspendu, et ce jusqu’à la naissance du Prince de Pan. Bettie venait de me donner une fenêtre d’une centaine d’années, tout au plus.

Pourquoi avais-je été si idiote pour ne jamais demander de l’aide auparavant ?

Je jetai un dernier regard en direction des ouvrages qui recouvraient la table, soudain prise d’une nouvelle envie de me replonger dans mes recherches. Je m’y refusais toutefois – ce serait pour plus tard – aussi d’un geste des doigts j’éteignis toute lumière dans cette pièce, avant de m’en aller dans un claquement de talons à la suite de Bettie, en direction de mes appartements.

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CrazyFeathers
Posté le 23/06/2024
Salut !

J'apprécie vraiment en apprendre plus et de façon progressive sur l'histoire de Kolchie et sur la famille de Morwen. J'aime l'idée d'un double destin : celui de protéger le royaume mortel et celui d'être la prêtresse d'un lieu immortel. J'ai tiqué qu'après trois ans Morwen se décide à questionner sa servante, mais tu as précisé qu'elle n'y a jamais pensé ça évite de rendre la chose étonnante. Et ça rend Morwen un peu plus royal dans sa manière de penser et voir les petites gens : on oublie facilement. Chose étrange c'est que Morwen soit capable de dire que dans ce lieu ça sent son odeur, on ne parvient pas trop à discerner la nôtre normalement.

Très très envie maintenant de voir Morwen avec son père pour en savoir un peu plus des dynamiques familiale, de même rencontre sa soeur et Lance également. J'ai oublié de précisé que j'aime assez le fait que les noces soient par amour malgré la différence d'âge et que Morwen respecte les deux époux pour cela. ça montre qu'elle a des principes aussi :)

Bref, j'attends la suite !
Sullian
Posté le 23/06/2024
Salut !

Encore une fois, je suis très heureux de lire ton commentaire. J'avais quelques doutes sur ce chapitre parce-que je l'ai publié quasiment au moment où je l'ai terminé, là où le premier chapitre a eu beaucoup plus de relectures et de corrections.

La famille de Morwen sera effectivement au "centre" du troisième chapitre, si le processus d'écriture ne me fait pas partir sur un autre chemin que celui prévu par mes notes XD

J'espère vraiment que la suite de cette histoire va te plaire, et je te remercie beaucoup pour tes commentaires :)
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