Chapitre III

Par Sullian

Bettie me fit préparer un bain chaud, dans lequel je me détendis quelques instants. Dîner en compagnie de mon père et ma sœur n’était jamais un agréable moment à mes yeux. Il m’arrivait souvent de m’emporter et, quoiqu’on en dise, j’estimais avoir toujours raison. Mon père m’agaçait, et ma sœur ne faisait rien pour attirer ma sympathie. C’était souvent des dîners silencieux, peu engageants, et qui se finissaient mal lorsque l’un de nous ouvrait la bouche pour parler. Aussi prenais-je toujours mes dispositions pour calmer le sang chaud qui coulait dans mes veine, que ce soit par un bain revigorant ou par une solution d’herbes qui apaisait l’esprit.

Parfois c’était efficace. D’autres fois, non ; ce soir-là ne fit pas exception et, peut-être, devais-je admettre que j’avais instancié la dispute qui allait avoir lieu.

Lorsque mon père exigeait notre présence, et que je ne prenais pas mes repas seule dans mes appartements, nous nous installions dans la salle de réception. La table, couverte d’une nappe noire, était immense, ce qui garantissait une certaine distance entre nous. Il n’y avait dans cette pièce qu’une seule fenêtre, tout au bout, qui donnait sur le Jardin des Ancêtres. Le soleil de printemps commençait à se coucher lorsque j’arrivai, et sa chaude lumière orangée se mêlait à celle, plus rougeoyante, des torches allumées.

Les murs étaient couverts de tapisseries qui représentaient diverses moments de l’histoire de la maison Héliosi, pourtant seules deux attiraient systématiquement mon attention. La première, qui était la plus proche de l’entrée, nous représentait tous les quatre, ma sœur, nos parents et moi. Je n’étais qu’une petite fille souriante dessus, et Nimua un simple bambin que mon père tenait dans ses bras. Nous semblions si heureux, et des bribes de souvenirs me rappelaient que, effectivement, nous l’étions. La seconde tapisserie qui captait mon attention avait été faite par ma mère, durant les dix années que j’avais passé auprès de ma tante. Si ce n’est sa beauté évidente, dont les enchantements murmuraient des accords de musique à mes oreilles, elle n’avait rien d’exceptionnelle pour une autre personne que moi. J’étais la seule à reconnaître dessus l’Arbre de la Connaissance, illuminée par la lumière des fées qui vivaient à l’intérieur de son tronc. Les Prêtres et les Prêtresses du Culte des Fées n’avaient l’occasion de voir cet arbre qu’une seule fois dans leur vie, lorsqu’ils venaient boire l’eau de la Source Sacrée. C’était le dernier défi de notre apprentissage. Boire une eau qui nous rendait éternels.

C’est à ce pouvoir que ma mère avait renoncé en jetant un Sort Noir. Parfois je me demandais s’il n’y aurait pas pu avoir une autre solution. Hernia d’Avéa était une puissante Prêtresse, ne pouvait-elle pas aider à gagner cette guerre sans mettre sa vie en péril ?

La réponse demeurait limpide. Non. Dès le moment où j’avais rêvé qu’elle utilisait ce pouvoir, la Bonne-Marche-Des-Choses avait décidé qu’elle le ferait. Ma mère n’avait aucune autre solution. Certains jours, je maudissais ce don qui était mien, me flagellant, me répétant à moi-même que j’avais condamné la personne la plus bonne et miséricordieuse de ce monde.

Je m’installai au bout de la table, face à mon père et en même temps le plus loin de lui possible. S’il m’avait attendu, Nimua avait déjà commencé à manger, affichant une expression d’ennui complète.

Ma sœur ressemblait à notre mère. Elle avait hérité de ses cheveux roux lumineux et de sa peau ambrée. Sa taille, également, était fine, mais elle restait cependant plus petite que moi – notre ressemblance s’arrêtait là. J’avais les cheveux de jais de notre père et la peau de la couleur du miel. Nos yeux, eux, étaient différents. Nous étions toutes deux nées avec les yeux bleus de notre père, mais la magie de la Source avait donné aux miens la même couleur d’or fondue que notre mère. Malgré ces différences, nous demeurions magnifiques. Nous cultivions notre beauté, comme si nous partagions ce besoin de montrer au monde que nous étions spéciales ; ma sœur plus que moi, probablement. Si je lui avais enseigné quelques rudiments de magie, jamais elle n’aurait mon pouvoir, jamais elle n’aurait mon potentiel, jamais elle ne pourrait égaler la princesse héritière. Elle n’était qu’un membre de la famille royale, son nom inscrit dans la ligne de succession sans jamais avoir l’espoir de me devancer. J’étais immortelle. Nimua, elle, finirait par se faner.

Je la connaissais suffisamment, et j’avais assez d’empathie à son égard, pour être désolée pour elle. Je ne doutais pas un instant que le mépris qu’elle peinait à cacher à mon égard venait de là.

Mon père m’accueillit avec chaleur, sans faire le moindre commentaire sur mon retard. Je m’installai et une servante s’empressa de remplir mon assiette de victuailles. Cette longue séance d’étude dans la bibliothèque souterraine m’avait ouvert l’appétit. Je commençai mon repas rapidement, inconsciente de l’attention que le roi me portait jusqu’à ce qu’il parle.

— J’ai entendu dire que tu avais passé une grande partie de ta journée avec des dames de la cour.

— Et une plus grande moitié encore sous-terre, maugréa Nimua.

Je levai les yeux. C’était toujours la même chose : la voix douce de mon père qui souhaitait regagner mon respect, et celle, désagréable, de ma sœur qui ne me connaissait pas et ne voulait pas me connaître.

— Je suis content que tu te sois mêlée à elles, poursuivit le roi sans faire attention à la remarque de Nimua. Tu parles peu, dans les murs de ce château. Mes espions me disent que l’on t’adore en ville, mais c’est avec les nobles que tu vivras ta vie, pas avec les bonnes gens de la cité.

— Les nobles de ce château auraient beaucoup de choses à apprendre des bonnes gens de la cité, pourtant, rétorquai-je.

— Comme l’hygiène ? railla Nimua.

De nouveau, nous fîmes comme si elle n’avait rien dit.

— J’aime me promener en ville, poursuivis-je. Chevaucher hors des murailles, naviguer sur le bateau d’un pécheur autour des cinq phares… Les nobles n’ont conscience de rien de cela. J’ai passé du temps, aujourd’hui, avec des femmes qui n’avaient que le bal que vous organisez à la bouche. J’y ai pris du plaisir, j’en conviens, mais pas autant qu’auprès de mon peuple.

— Les nobles sont votre peuple, Morwen.

— Mais ils vivent dans un cocon doré. La vie, dehors, est beaucoup plus dure.

— Je le sais bien. La Kolchie est l’un des royaumes les plus prospères et les plus heureux de ce continent, et pourtant les inégalités restent là. Il est impossible, même pour un territoire aussi restreint que le nôtre, de maintenir une paix parfaite et sans complication. Je connais ton cœur, tu as le même que ta mère. Mais tu as une vision idéaliste de ce que nous pouvons faire.

— Idéaliste ? Aider les…

— Nous vivons en paix, Morwen, une paix qu’aucun autre royaume ou empire ne peut se targuer d’avoir, n’est-ce pas suffisant ? Notre peuple est sauf, les humains cohabitent avec les créatures merveilleuses, et si un fermier n’a pas les ressources pour passer un hiver, jamais le trône ne lui a refusé son aide. Morwen, ta place est au sein de ce château. Tu peux avoir des amis hors de nos murailles, je ne le réfute pas, mais ne délaisse pas le rôle que tu dois jouer.

J’eus beau détester son discours, il n’en demeurait pas moins qu’il avait raison. Je ne devais pas laisser ma colère contre-lui ternir ses conseils avisés. J’étais heureuse d’être une princesse, je l’étais encore davantage d’être l’héritière du trône. Si je continuais d’agir ainsi, et si les sept seigneurs de Kolchie me tournaient le dos parce que je ne les traitais pas avec la politesse qui leur était due, je ne risquais pas d’aller bien loin. Pire encore, je ferais honte à la mémoire de ma mère en dirigeant des hommes et des femmes qui me craignaient plus qu’ils ne m’aimaient.

Je ne voulais pas être une seconde Silveria de Lohr.

— Nimua est beaucoup plus douée que moi pour cela, marmonnai-je.

— Je le concède, admit-il avec dépit.

— Et un point pour la petite sœur ! se réjouit Nimua. Peut-être qu’en échange de tes ennuyeux cours de magie, je pourrais t’enseigner comment plaire à la cour.

Son ton désinvolte cachait mal le dédain et l’ennui qu’elle ressentait face à sa propre plaisanterie.

— Ne me pousse pas à bout, grognai-je.

— Ce que propose Nimua n’est pas dénué de bon sens. En cas de… problème, chacune d’entre vous devrait posséder les qualités de l’autre.

— Nimua ne sera jamais une magicienne aussi puissante que moi, sifflai-je.

Comment pouvait-il imaginer que cette enfant – car bien qu’arrivant à l’âge adulte, elle demeurait une enfant – pourrait un jour m’égaler ? Ce n’était pas en mettant si peu d’ardeur dans son apprentissage qu’elle parviendrait à défendre le royaume. Lorsque nous avions commencé nos leçons, je m’étais montrée claire avec ma sœur : jamais elle ne posséderait le même pouvoir que moi, mais peut-être serait-elle capable, a minima, de s’opposer à l’Usurpatrice de Loegrie.

— Et toi tu ne seras jamais aussi appréciée que moi entre ces murs, répliqua ma sœur.

Elle n’avait pas tord. Nimua excellait dans l’art de jouer avec les intrigues et de s’accorder les faveurs des bonnes personnes. Tous l’adorait, l’idolâtrait. Et elle aimait ça. Cancaner, jouer, fêter, rire. Je me surprenais souvent à me dire que nous devrions changer les choses, faire d’elle l’héritière du trône et moi la protectrice du royaume. Mais cela reviendrait à modifier des dizaines de générations de lois. Et rien ne m’assurait que Nimua soit aussi bonne avec le peuple le plus pauvre qu’elle l’était avec la bourgeoisie. Je ne pouvais prendre ce risque.

— Bien, dis-je donc. J’accepte le marché. Une éducation à une sœur contre une autre éducation pour l’autre sœur. Mais j’ai une condition.

Mon père ouvrit les yeux en grand. Il n’était pas habitué à ce que je cède aussi facilement. Par habitude je renâclais et refusais de me plier à tout conseil ou tout ordre. De part mes pouvoirs et mon droit d’aînesse, je n’avais rien à craindre, quel que soit mon attitude. Cela agaçait le roi, et peu de chose me réjouissait plus qu’agacer mon père. Et là, j’acceptais ?

Puis je vis son regard se plisser et je vis qu’il comprenait la fin de ma phrase. J’acceptais, mais à une condition. Laquelle ?

— Je veux des informations, expliquai-je. Des informations sur l’Âge d’Or d’Avéa.

— Écrivez-donc à votre tante, le Sanctuaire d’Avéa n’est pas du ressort de nos…

— Vous ne comprenez pas… père. Je veux des informations sur l’Âge d’Or d’Avéa mais, tout particulièrement, sur ce qui s’est passé alors dans cette cité. Et si je puis être davantage précise encore, sur ce qui s’est passé dans le Jardin des Ancêtres.

Je ne m’y étais pas attendu, mais à l’autre bout de la table je vis le visage de mon père pâlir. Il me regarda droit dans les yeux sans mot dire. Je compris aussitôt que quelque chose clochait. Là où je n’espérais obtenir que des sources d’information, des auteurs à lire, des sages à aller consulter, j’obtins quelque chose de plus : une certitude.

Si je ne trouvais rien sur la souche et sur le moyen d’en retirer l’épée, ce n’était pas un hasard. Je m’étais montrée stupide de ne pas interroger quiconque ces trois dernières années, je m’étais montrée bornée de penser que je trouverais la réponse toute seule. Il m’avait fallut d’une question à Bettie pour déterminer l’époque qui m’intéressait, et d’une seconde question à mon père pour savoir que les réponses que je cherchais étaient destinées à demeurer secrètes.

— Cette question vous importune-t-elle, père ?

J’insistai sur notre lien de parenté. J’étais sa descendante, la seule protection de Kolchie face à l’Usurpatrice ; s’il y avait des secrets au sein de cette famille, je devais être mise au courant.

— Non, bien sûr que non, balbutia-t-il. Mais pourquoi vous intéressez-vous à cette période ? Il ne s’y est pas passé beaucoup de choses…

— Vraiment ?

— Cela a-t-il une quelconque sorte d’importance ? s’agaça Nimua. Ou bien essaies-tu de changer de sujet pour éviter cet accord qui te met mal à l’aise ?

Je pinçai les lèvres. J’avais terminé mon assiette, et je n’avais plus faim du tout. Je me levai et fustigeai ma sœur du regard, avant d’en adresser un autre à mon père, pour lui faire comprendre que le sujet n’était pas clos. Je m’apprêtais à prendre congé lorsque je me souvins :

— Au fait, j’ai des noms à ajouter à la liste des invités, pour le bal.

Nimua rit sous cape.

— Dame Morwen qui invite des personnes au bal le plus important de l’année ? Serait-ce parmi vos amis fermiers et marins ?

— Je dirais plutôt… des surprises.

Mon père secoua la tête et m’offrit un sourire forcé. Ma question l’avait de toute évidence chamboulé.

— Bien sûr, vous pouvez inviter qui vous voulez.

— Alors préparez cinq places supplémentaires. Je fournirais bientôt les noms.

Je me délectai de la surprise de mon père et de ma sœur. M’amusai de jouer avec l’absence d’identité de ces fameux invités. Lorsqu’ils entreraient dans l’enceinte du château, leurs noms seraient sur la liste mais personne ne saurait qui ils sont réellement. Je n’avais jamais parlé de Lancelaad à personne, ce nom était inconnu ici.

J’avais gagné deux choses, aujourd’hui. Une surprise innommable pour le bal, et une avance considérable dans mes recherches sur Kaledwana. En réalité, je franchis les portes de la salle de réception avec une satisfaction que je n’avais pas ressentis depuis bien longtemps.

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