Claquement de doigts. Les années de lycée s'éclipsèrent. Un redoublement, un changement d'établissement, un bac littéraire validé de justesse. S'ensuivit un été lascif, impudique, à la fois tendre et rude, passé à découvrir l'amour, la force du désir et la sexualité, approfondie. Entre-temps, elle s'était décidée pour la fac de psychologie. Indécise, ne sachant pas vers quelle branche s'orienter, Pascal, Nietzsche, Lévi-Strauss et leurs confrères l'avaient invitée à poursuivre la route à leurs côtés. Camilla, vous avez envisagé la prépa, l'année prochaine ? Vingt ans plus tard, elle se souviendrait exactement de sa stupéfaction face à son très strict professeur de philosophie, monsieur Henry. On sèche ses cours et on passe notre temps à rire en classe, c'est hallucinant qu'il m'ait dit ça ! avait-elle confié à Ludivine, sa meilleure amie d'alors, sur un ton léger. C'était un fait, elle était plus douée qu'elle ne le croyait.
La première année de faculté ne fut pas couronnée de succès. Une situation, tout compte fait, assez ordinaire. Entrer tout juste dans l'âge adulte, être livré à soi, devoir compter sur son sérieux et son désir de réussite, cela peut être inquiétant voire menaçant, surtout, le moment n'est pas toujours le bon. En tout cas, Camilla avait besoin d'un délai supplémentaire. A dix-huit ans, avide de divertissements et de plaisirs, elle choisissait les passe-temps récréatifs et, découvrait, la musique électronique. Ces sonorités profondes allaient embrasser son essence tout entière. C'était un jeudi soir. Le 8 septembre 2006.
18h12 — SMS de Thibaut — Destinataires : Victor. Charles. Camilla. : Ce soir RDV chez moi à 21 h. Après on va au Rex. Soirée super cool. Carl Cox joue. Y'avait encore de la place. J'ai payé. Besos les potes ❤❤❤
La petite équipe est installée sur le canapé violet. Par endroits, il porte les stigmates des cigarettes et pétards y ayant hâtivement séjourné. Des chips écrasées, des miettes de croissants et un peu de guacamole sur son accoudoir droit. Également, interrogent des traces à la provenance douteuse — A savoir. Chez Thibaut, le canapé uniquement fait tache. L'ensemble du mobilier et de la décoration de son trente-cinq mètres carrés est superbe. Il est le plus aisé de la bande et ce confort financier s'affiche insolemment dans son petit F2 de la rue de Valois, située à deux pas du Palais Royal -
Victor : Thib, tu pourrais nettoyer ton canap. Il est dégeulasse ! C'est quoi cette trace ? Non, laisse tomber, je veux pas savoir...
Rires conjoints. Connexion palpable.
Thibault : Oué, oué... Je sais. Il sert mon canap ! Bon, les gars, je vous mets un petit set de Carl. Attention, pépite !
{Bien des années plus tard, après une longue série de soirées et de festivals, Camilla, à l'oreille musicale développée, lirait ces quelques lignes, tirées d'un webzine au nom oublié — Carl Cox, un pionnier de la musique électronique. Originaire de la Barbade, né en 1962, à quinze ans, il s'offre ses premières platines. A peine majeur, il se lance. Ses influences varient entre le hip-hop, le rare groove et le disco. Au début des années 1980, il trouve sa voie dans la scène house britannique. Il doit notamment sa notoriété au fait qu'il est le premier à avoir travaillé sur quatre voire cinq platines en même temps au lieu des deux conventionnelles. Il fut élu l'un des meilleurs DJ au monde de ces vingt-cinq dernières années par le magazine Mixmag}.
L'enceinte Marshall dernier cri offerte par Tania, la petite amie de Thibaut, diffuse les premières notes d'un set enregistré à l'Amnesia, l'été passé. Le son est intense et provocant ; l'expérience, immersive.
Charles : Cam', tu veux une autre bière ?
Mutisme — La bouteille est décapsulée. Une épaisse mousse blanche s'échappe par le goulot ; miroir du moment intime vécu entre les sonorités pénétrantes et Camilla. Transportée, la douce ivresse des deux bières d'ores et déjà bues s'est emparée d'elle. Flottement. Victor et Thibaud trinquent, rient et dansent. Charles, armé d'essuie-tout, tente d'éponger l'épais tapis écru déjà imbibé de 1664. Camilla se lève. De ses doigts graciles, elle remet en place, glissée de sa frêle épaule, la bretelle de sa petite robe en soie noire chinée chez Kiliwatch. Son corps se laisse porter. Ses mains, avec élégance, montent vers le ciel ; son regard expressif, doux et vivant, suit. Ses poignets, avec souplesse, ondules. Son bassin, ses longues et fines jambes, embrassent, avec justesse, le rythme. Union de grâce et de sensualité, son corps se meut. Elle le laisse faire. Elle se laisse faire par la musique. Elle le sent, elles se connaissent ; elles se retrouvent, tout simplement. A 22h47, les mains des deux complices se serrent. Elles se serrent si fort qu'elles ne se lâcheraient plus jamais.
Les pizzas sont avalées. Le dernier verre, bu. Thibaut claque la porte du taxi, direction le Rex Club. Le Rex. Mythique cinéma Art déco depuis 1932. D'abord une salle de concert avant de devenir un club électro, en 1988 (pour l'anecdote, le premier à y jouer est Laurent Garnier, il a vingt-et-un an et porte le nom de Dj Pedro). Camilla n'y est encore jamais allée. Devant l'entrée, une foule bigarrée et compacte patiente, calme. Les hommes et les femmes fument des cigarettes, discutent et rigolent, sagement. Pas de vague, sous peine de devoir faire demi-tour. Une fille aux cheveux rouges et bouclés se remet du gloss, sa copine lui tient un petit miroir de poche. Deux garçons s'interpellent. Un couple s'embrasse. Thibaut connaît Seb, le videur. Ils n'attendent pas. Ils entrent. Bientôt 1h30. Carl Cox débute son set à 2h. Un des résidents est derrière les platines. Le son est chouette, un peu trop chill pour Camilla. Gin-to, deux vodkas Red bull et un whisky coca. Victor, aux manières élégantes (toujours), se charge des boissons.
Camilla est belle. Elle affiche une sophistication simple. Ses multiples et fins piercings argentés aux oreilles ainsi que son anneau dans le nez lui confèrent un côté libre et sexy. Elle n'est pas vulgaire. Pas de maquillage. Pour signature, du rouge à lèvres vif, uniquement. Aux pieds, des boots en cuir aux semelles épaisses chinées chez Guerrisol (avenue de Clichy), un mois plus tôt. Où qu'elle aille, les yeux sont braqués sur elle. Son magnétisme ne laisse personne indifférent. Elle intrigue. Elle donne envie. Elle surprend, aussi. Heureusement, les trois garçons, protecteurs, conscients de la valeur de leur petit bijou italien comme la surnomme Charles, veillent sur elle. Camilla n'a que faire de plaire. Elle apprécie ; certes, c'est plaisant, mais elle ne cherche pas à séduire. Elle n'a plus besoin de la validation des hommes, elle s'est détachée. Elle a pris de la force, consciente de ce qu'elle est. C'est probablement pour cela qu'elle est toujours si sollicitée. Au bout du bar, un beau métis aux yeux en amande, tatouage entourant son cou, la fixe. Il est sexy ... Peu importe, Camilla se lève du tabouret de bar, se fraie un chemin dans la foule de plus en plus compacte et arrive devant la cabine du Dj. Victor la suivit de près.
Victor : Le set de Carl va commencer !
Pour réponse, Camilla lui offre un regard franc et sincère, plein d'espoir.
Carl arrive, discrètement. Le britannique est très grand, massif. Crâne rasé, lunettes noires, il en impose. Large sourire et poignée de mains au résident, il se prépare. Une légère excitation naît en Camilla. Elle espère retrouver les sensations éprouvées chez Thibaut. GO. Les premiers vinyles offrent une nourriture auditive très appréciable. L'harmonie rencontrée rue de Valois l'a bien accompagnée jusqu'ici. Une demi-heure passe. Carl fait voyager son public. Et, à nouveau, cette sensation. L'incroyable sound system installé quelques mois plus tôt aide amplement la musique à imprégner les corps. Camilla la laisse faire, elle la laisse la saisir, toute entière. Elle la guide, la caresse, la surprend, la malmène et la maltraite, aussi...
L'échange est organique entre le Dj et les clubbers, c'est une conversation énergétique. Tu dois les faire passer par plusieurs émotions : la douceur, la guerre, la tristesse, la mélancolie... C'est « mystique ». Les gens dansent sur une énergie de bonheur et diffusent cette énergie — Bob Sinclar
4h30. Camilla, transportée, peut rentrer. Le temps d'une soirée, elle a nourri tous ses personnages et, surtout, a ressenti en profondeur ces émotions puissantes et indispensables, au quotidien. Ces émotions sans lesquelles elle se sent vide, incomplète. Se sentir vivante, grâce à elles, elle ne sait faire autrement. Exister sans elles, elle ne sait pas.