Sylvain n'aimait pas la tournure des évènements, mais alors, pas du tout. Lui et sa sœur étaient passés, d'une seconde à l'autre, dans une sorte de dimension parallèle qu'il espérait fictive. A peine arrivés dans un décor, il devait le reconnaître, plutôt enchanteur, leur compère les avait séparés, sous prétexte que seul lui s'était lié.
Il avait, en effet, reconnu une certaine alchimie entre lui et le mammifère, ce qui était déjà étrange car il n'avait pas l'habitude d'une prise d'affection si soudaine. Il s'agissait sans doute d'hormones envoyés par il ne savait quel moyen qui changeait son mode de pensée. Cette nouvelle technologie qui les avait acceuillis était donc dangereuse, si elle était utilisée à mauvais escient.
Mais peut-être était-ce le cas ? Et si ce n'était pas qu'un simple jeu mais bien un tout nouveau test gouvernemental ? Il espérait que sa sœur s'en était sortie, et qu'ils ne lui avaient pas prévus d'autres épreuves. Elle serait déçue, mais c'était sans doute plus sûr ainsi.
Une voix grave se mit alors à scander ;
- Est-tu ami
Ou Ennemi ?
Cruel est le châtiment
De celui qui ment.
- Je suis Shojiki,fils d'Ikari, Tanuki, soldat de l'Armée des Bois. Je requiers une audience avec le Seigneur. J'amène ici le Fouleur d'Ombre qui s'est Lié. rétorqua l'animal.
Ce faisant, il redevint un banal petit canidé. Le reptile – ou était-ce un amphibien ? - au regard de foudre avait disparu. Dans une angoissante lenteur, la brume se dissipa, dévoilat une véritable ville arboricole.
De petites cabanes de bois pittoresques étaient disposés ça et là, tandis que plusieurs créatures vaquaient à leurs occupations. Un petit elfe était accroché au dos de sa mère, ses yeux globuleux regardant Sylvain comme si c'était son némésis. Un autre de ces primates, à l'air fatigué, farfouillait un sac pelucheux, semblant hésiter entre deux herbes. Un cerf majestueux, au pelage fourmillant de fleurs, s'agenouillait devant son cavalier, sorte de campagnol géant à la queue d'écureuil. Il vit un petit dinosaure théropode au plumage verdoyant ( au moins les programmeurs savaient rester relativement réalistes ) se faire gratouiller le crâne par une mante religieuse majestueuse. Celle-ci portait sur elle un long drap aux reflets argentés, dont la laine semblait posséder une texture pratiquement métallique.
Il vit également deux têtes simiennes sussurer en catimini sur sa présence. Si ils le dévisageaient avec perplexité, il ne semblait pas y avoir tant d'animosité dans le regard, comme si l'on voyait simplement débarquer une espèce étrangère lors d'une représentation de cirque.
- Shojiki, mon ami ! Entre donc ! Quant à toi...
Le galago observa le rouquin d'un air méfiant, avant d'éclater d'un rire sonore.
– Si tu avais vu ta tête ! Je n'avais jamais vu de Fouleur d'Ombre auparavant.
D'un bond agile, le primate atterrit devant Sylvain, le fixant intensément.
- Tout le monde vous juge plus dangereux qu'un troll au réveil, mais tu as l'air plutôt inoffensif.
Il se mit à renifler le garçon. Se prêtant au jeu, Cobalt – c'était le nom du lièvre, il l'avait lu en lui, aussi ridicule cela est-il – approcha son museau de l'arrière-train du soldat, rendant la scène assez comique.
Sauf que Sylvain n'avait pas envie de rire.
- Je ne suis pas un bon cobaye. Sincèrement, vous auriez pu choisir un autre sujet de test.
Un silence se profila dans la forêt, si bien que l'on aurait entendu une mouche voler. Sauf que ce n'était pas une mouche qui s'approcha. Ou alors, une mouche qui avait abusé de soupe.
L'apparition, en vérité, était plus proche du papillon. Ses ailes aux couleurs chatoyantes offrait un rude contraste avec le vert monotone. Le déluge bariolé camouflait presque le corps gracile à l'éclat blafard de la créature. Celle-ci, telle un papillon se grimant en humain, releva ses deux pattes avant, offrant la silhouette d'un centaure fin et insectoïde. Les yeux envoûtants de l'insecte semblaient entourés de kohl, et sa trompe enroulée dans une torsade parfaite.
Le galago et le Tanuki s'adonnèrent à une gracieuse révérence, que Sylvain suivit maladroitement.
La voix de la femme-papillon s'éleva alors, royale et méprisante, comme l'on aurait pu s'y attendre...
– Un Fouleur d'Ombre ? Ici ? Dans le Domaine des Bois ?
Elle avait prononcé « Fouleur d'Ombre » comme il aurait prononcé « tripes de rat en décomposition ».
– Si je le pourrais, je t'enverrais aux Mahwots. Mais, bien entendu, Tif d'Or se montrera clément envers envers toi.
– Tif d'Or ?
Le rouquin regretta bien vite d'avoir prononcé ce nom. Sitôt la lame du faux Kobold ( une fois n'est pas coutume, il s'était métamorphosé à une vitesse absolument phénoménale ) s'était rapprochée de sa gorge.
– Traite notre sauveur mieux que cela, Fouleur d'Ombre. Seul la Grande Marraine peut le nommer ainsi.
- Laisse donc, Shojiki. Sa frêle cervelle ne peut sans doute pas comprendre cela. Le Seigneur des Bois n'a pas été béni pour rien.
Si ils trouvaient les Fouleurs d'Ombre si idiots que cela, quels dangers pouvaient-ils bien représenter ?
– Et ma sœur ? Si je représente un danger, n'est-ce pas aussi son cas ?
– On ne survit pas bien longtemps, en dehors des différents Royaumes. Sauf quand un Lien d'Empathie se crée.
– Un Lien d'Empathie ?
Le coup qu'il reçut dans le dos accompagné d'un « avance ! » intima son silence.
«Je crois que c'est le fil qui nous relie. »
« Un fil métaphorique ? »
« J'sais pas. Mais je t'assure que le fil est là. »
- Il n'y a pas eu de Lien d'Empathie en ces terres depuis bien longtemps. En vérité...pas depuis que je me suis liée avec Tif d'Or. Nous allons t'amener à lui.
S'éloignant du village dans les arbres, ils se dirigèrent vers une sombre caverne. Telle la gueule béante d'un monstre de rocaille, la grotte semblait l'inviter à entrer dans le néant qui la costituait. Autour d'eux, le bois semblait peu à peu fourmiller de vie. Une libellule de la taille d'un bras sortit comme une flèche d'un fourré, s'abattant sur une sorte de petit cheval sans crinière. Une belette très élancée semblait guetter Cobalt qui batifolait gaiement, avant de serpenter sous la cime d'un arbre, révélant un corps sans patte.
– Vous avez l'air plutôt sérieux. Est-ce que c'est du bon jeu d'acteur ? Tout semble si réel. Je ne sais pas ce que vous pouvez faire avec cette technologie, mais je dois reconnaître que-
– Oh, cher petit ignare, tu veux une preuve de la réalité de ce monde ? Je vais t'en donner une. Shojiki ? Approche ta lame de ce minable Wolpertinger grassouillet.
Comme pour parfaire ses dires, Cobalt s'était approché d'une belle herbe d'un bleu luisant. Le Tanuki sortit vivement sa lame, la dirigeant vers la patte avant droite de l'innocent animal.
– Eh, ne lui coupez pas la patte non plus, s'élança Sylvain, pris soudain d'un trait de compassion envers le mammifère. Pas la peine de me montrer du sang pour-Aîe !
Il ressentit une vive douleur à la main droite, comme si il s'était coupé avec une feuille de papier. En regardant sa main de plus près, il remarqua qu'elle était intacte. Celle du lièvre, en revanche, présentait une petite estafilade sanguinolente, tandis qu'il la remuait, surpris par cet accès de violence gratuite.
- Je te déconseille de vouloir en voir plus. Ca pourrait mal finir. Autant pour toi que pour ton lapin.
« Je suis d'accord avec elle, patron. Plus de bobo. Demande-lui plutôt quand est-ce qu'on est arrivé. J'ai mal aux pattes. Surtout à celle-ci. »
Il désigna l'estafilade d'un air malheureux.
– La demeure de votre...roi est si éloignée ?
– Autant qu'elle doit l'être. Je te prierais de nous laisser, Brin-de-Muguet.
- Bien entendu, ô implacable Grande Marraine. Je vais de ce pas retourner à l'entrée. Vous savez, accomplir mon boulot de garde. Attendre du matin au soir une attaque en espérant qu'elle n'arrive pourtant jamais.
– Cesse tes jérémiades. Tu sais que Tif d'Or n'aime pas recevoir trop de personnes à la fois. Cela le dérange dans ses visions.
– Des visions ?
– Notre Seigneur possède le Don de Voyance, parmi toutes ces autres vertus. Il en ligne directe avec les dieux.
Des dieux, rien que ça. Sylvain n'avait rien contre les mythologies, elles pouvaient en apprendre beaucoup sur le fonctionnement de la société à l'époque, mais il ne s'agissait pas de la source d'information la plus fiable possible.
Il fut coupé dans ses pensées par une vive lumière, pourfendant l'obscurité. Celui-ci semblait provenir d'invertébrés se déplacant lentement sur les murs. Alors qu'il faillit demander de quoi il s'agissait, la fée commenca à lui détailler l'origine de leur fameux sauveur.
– Un jour, il était un jeune enfant esseulé. C'est là que moi, fée dans la fleur de l'âge, au plus haut de ses capacités, décela en lui un potentiel trouvable chez nul autre avant lui. J'étais la dernière des fées, et à voir sa tête, il aurait désiré plus que tout être le dernier de son espèce.
– La Grande Marraine fut la seule survivante d'un carnage opéré par...eh bien, un Fouleur d'Ombre, ajouta le chien viverrin.
Ainsi, d'autres que lui avaient déjà été en contact avec ce monde ? Il secoua la tête. Il commençait bien trop à se prendre au jeu.
– Ce...Fouleur d'Ombre n'avait pas tout à fait réussi ce qu'il entreprenait. Alors, j'ai été obligé d'appeler un nouvel élu. Un élu au cœur pur, qui saurait vaincre un mal séculaire aspirant toute magie. Cet élu, c'est Tif d'Or. Il a, bien que très jeune, triomphé du mal, brandissant Véloce, l'arc qui lui fut donné par les dieux.
Cela commençait presque à ressembler à une histoire classique. Le genre que sa sœur adorerait mais dont il tenterait de relever toutes les incohérences et facilités scénaristiques. Elle lui dirait de se calmer, et de profiter de l'aventure. Où était-elle, à présent ? Si elle l'agaçait souvent, sa présence lui était nécessaire. Sans elle, il ne formait que la moitié ronchonne et peureuse d'une âme complète.
– Les elfes l'ont acceptés comme leur nouveau roi, car l'ancienne reine était morte lors de la lutte pour le pouvoir du mécréant.
Elle n'avait pas précisé si ce mécréant était l'accaparateur de magie ou le Fouleur d'Ombre qui avait semé la pagaille au lieu de, semble-t'il, sauver le monde.
Alors qu'ils discutaient, ils arrivèrent à une imposante porte de marbre. Alors que Sylvain s'attendait à une nouvelle incantation, les signes taillés dans le bois se mirent à s'émanciper, pour former un semblant d'oeil. Celui-ci, bien que simple dessin, se mit soudain à cligner de sa paupière unique. Les gonds grincèrent, et l'immense porte dévoila la présence d'une salle modeste aux ornements végétaux.
Une voix aiguë, presque enfantine, jaillit du fond. Si elle aurait pu être pris en ridicule, l'écho de la salle la rendait plus prestigieuse et grandiose qu'elle ne devait l'être en réalité.
– Je suis le Chérubin Salvateur. Je suis le Coeur Pur, le Fils du Soleil, l'Elu, Tif d'Or l'Auguste Orphelin, Seigneur de ces Bois. Viens-tu troubler notre paix, Fouleur d'Ombre ?
Ce qui était certain, c'est qu'il n'était pas le Roi de la Modestie.
En dirigeant son regard vers le trône, Sylvain s'attendait à voir n'importe quelle créature, sauf ce qui se présenta devant lui.
Il s'agissait d'un garçonnet d'une dizaine d'années, à l'apparence androgyne. La chevelure blonde comme les blés, le minois bien trop juvénile pour une expression si solenelle, une robe de feuilles qui semblait deux fois trop grande pour lui.
Mais surtout, il s'agissait d'un humain.
– Tu...tu est ?
– Je ne le répéterais pas. Je t'ai vu dans mes songes, Fouleur d'Ombre.
Il n'apportait pas vraiment plus d'affection à ce mot que son amie insectoïde. Celle- ci arborait un air suffisant, si tant est qu'une trompe puisse être agencée de manière à produire un ton suffisant. Ses ailes d'un blanc immaculé apportaient ironiquement une touche de couleur dans cet antre plutôt sombre pour la demeure d'un roi.
– Toi, et vous autres, Enfants Renêgats.
Tandis qu'il parlait, son expression changeait. Il regardait Sylvain comme si il était une apparition cauchemardesque qu'il se résolvait à affronter avec tout le courage que pouvait avoir un garçonnet de dix ans. Cette expression n'était pas celle d'un vengeur au sang froid, mais celle d'un héros à qui l'on aurait incombé la tâche de tuer une personne pour le bien commun.
– Vous allez détruire ce monde. Et je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous arrêter.