Chapitre III : La très-belle-Vassilissa

Par Carmen
Notes de l’auteur : J'ai la joie de vous annoncer que nous arrivions à la fin de l'ouverture, la semaine prochaine commencera la 1ère partie du roman (il est divisé en 2), et c'est également là que vous allez rencontrer le deutragoniste Jakob Roijakkers (wink).

On aurait tort de croire que le choix de me réfugier auprès de Jara plutôt que d’Herschel s’imposa à moi comme une évidence. En effet je m’écartais, initialement, en tout point de l’élève modèle que le premier désirait, et ressentais combien le second avait de grands projets pour «l’idiot» illettré que j’étais enfant. Néanmoins, le premier fit une chose que le second ne put jamais qu’imiter, sans même tendre à cet exemple de vérité que je reçus, et qui m’illumina dans l’un des temps les plus sombres de ma vie.  

Le Père Jara n’avait jamais été un grand démagogue, en revanche il se démarquait par ses talents de conteur d’histoire. Et si j’osais, je dirais que c’est grâce à moi qu’il comprit enfin que qu’importe combien son public put être éduqué et porteur de lettres de noblesse, il fallait s’adresser à lui comme à des tous jeunes humains qui ne connaissaient encore rien mais qui étaient prêt à tout accueillir. 

J’avais oublié de rapporter le sermon que nous adressa le Père Jara le jour où il me retrouva à l’église après mon accident et ma fuite insolente. C’était en effet ce que je craignais : qu’il éleva la voix et me punit pour mon ingratitude. Mais il ne fit rien de cela. 

Il savait qu’il devait dire quelque-chose, et j’attendais sa sentence, mais il me surprit par la nature de son discours qui me toucha. Car pour la première fois, il me donna l’impression que j’étais surveillé par le ciel. Qu’il y avait une force là-haut qui me tiendrait la main et m’empêcherait de tomber tandis que je sauterais par-dessus les ravins de la vallée de la mort. 

Qu’il y a des êtres plus adultes que nous, plus sages, plus beaux, et qui nous aiment. Herschel avait commis l’erreur de sous-estimer l’attrait de la beauté des idées. Combien il était attirant de s’imaginer voler, de se dire que nous aussi nous pouvions être des anges. 

 

Jara était bel et bien un homme, et c’était ce qui le rendait si attachant à mes yeux. Car il était né lui aussi laid, dans la terreur et le froid. Lui aussi, en quittant le ventre de sa mère, crut qu’il avait été abandonné, comme Adam et Eve, expulsés du paradis. 

Il n’était pas un saint, les angoisses et les colères de la Terre lui étaient familières, et c’était ce qui le rendait de si bon conseil. 

 

«Nous aurions pu regretter de naître, remarqua-t-il. Nous aurions pu choisir de repousser le sein de notre mère et de pleurer jusqu’à manquer d’air. Oui, nous pourrions être inconsolables, car il est certes tragique de venir au monde. Pourtant, nos parents nous enfantent, en connaissance de cause, pour alléger la solitude de leur être, en dépit de la nôtre. C’est à eux que nous devrions en vouloir, et pourtant nous choisissons tous, sans exception, l’amour. 

L’humain doit bien être fait pour cela, puisque cela lui est si naturel, que tel est son premier instinct, de s’accrocher à la personne qui lui tend les bras, plutôt que de lui mordre la main avec ses gencives encore molles. Ces gens, nos parents, accomplissent le premier acte créateur, qui est un acte d’amour, ils nous aiment avant même que nous venions au monde, ils aiment l’idée de nous, et de nos enfants, et de leurs enfants. 

C’est ainsi qu’il a été possible pour Dieu, si on l’imagine, d’aimer l’humanité entière avant-même qu’elle n’ait traversé la Terre et les cieux. Nous existions déjà dans la lumière.

Il est possible, pour moi et pour vous, d’aimer ce qui n’est pas encore, c’est donc que l’amour peut transcender l’être, inconditionnel, c’est grâce à la part de divin qu’il contient. Aimer est un acte divinisant, qui nous permet de dépasser notre conditions d’hommes et de nous rapprocher de Dieu. 

“Tuer aussi,” pourriez-vous me dire. Et si je vous disais que c’était l’acte qui vous éloignait le plus de lui ? Celui qui renonce à sa vie est celui qui rejette le cadeau de Dieu, dit-on couramment, celui qui tue est celui qui croie avoir le pouvoir de décider de la vie et de la mort d’autrui, dit-on aussi. Ah, mais c’est que vous aimez votre liberté. Moi aussi, je l’aime, bien sûr. 


Je ne suis pas grand-chose, vous savez, donc je ne peux vous apporter que mes hypothèses, mais ne pensez-vous pas que celui qui prend sa propre vie affirme en fait, au plus au point, la puissance du cadeau de Dieu qui est la part de divin que nous avons tous en nous, le saint-esprit, qui nous permet de contempler que notre vie est inutile, et qui accepte de retourner au néant malgré tous les instincts qui nous gouvernent ?» Il riait dans sa barbe, il conversait avec nous comme avec ses confrères du monastère. Il aimait également revenir sur les années qu’il avait passées là-bas.

 

«Vous serez amusés d’apprendre que je descends de la petite noblesse d’Odessa. Ma famille voulut que je fasse l’armée, et que je rapporte de la gloire à ma famille, mais voyez-vous je préférais chasser l’amour. Ce fut jusqu’à ce que je connus une jeune femme de dix-sept ans, déjà mariée à un général. Je décidai donc de partir à la guerre pour m’élever plus haut que cet homme et attirer son attention, mais il se trouva que la trajectoire de nos vies changea quand son mari mourut au front. Nous étions, elle et moi, assez proches en ce temps-là, et je savais qu’elle n’éprouvait pour lui que de l’amitié tout au plus, ainsi qu’un profond respect. Mes espoirs étaient hauts, je tentais de la conquérir, mais elle était trop profondément plongée dans son deuil, que la mort de sa mère ne fit qu’alourdir, et quand je crus qu’elle m’aimait enfin, elle décida de s’enfermer dans un couvent. 

Tout venait de s’effondrer autour de moi, je n’avais plus d’avenir ni aux yeux de ma famille, ni au combat, ni dans la vie de la femme que j’aimais. Je réfléchis longtemps, je songeai au suicide, mais surtout : je tentais de comprendre les raisons qui avaient poussé ma maîtresse à se retirer si loin du monde.  

Enfin, un jour, une réalité se révéla à moi : cette femme était d’une sagesse immense. Je pensais simplement qu’elle voulait protéger sa vertu, son image, mais j’avais tort. Je croyais que le deuil consistait à surmonter sa tristesse, mais pour elle, cela allait au-delà de ça. 

C’était une épreuve de force, qui consiste non pas à s’enfouir la tête sous le sol pour ignorer la souffrance, mais au contraire, à la prendre et la presser contre son coeur, endurer la douleur, et continuer son chemin. Dans un coeur noble coexistent une aptitude à aimer et à souffrir qui outrepassent celles du commun des mortels. 

J’avais donc besoin d’apprendre à regarder ma douleur et à l’accepter sans peur. C’est à ce moment-là que je décidai de rentrer au monastère, pour enfin trouver l’équilibre entre la peine et la paix. 

Ainsi, je ne me marierai jamais, mais je sais que les liens que j’ai noué par Dieu avec l’ensemble des hommes et des femmes présents sur cette Terre et au cieux sont d’une nature infiniement plus solide et plus pure que celui du marriage.»

 

Fallait-il être très vil pour devenir très sage ? Telle était la question que je me posais alors. Si l’amour déçu pour cette femme était ce qui lui avait enseigné l’amour pour le reste des hommes, ne s’était-il pas juste réconforté auprès de tous ceux qui connaissaient des peines similaires voire supérieures à la sienne ? Souffrait-il toujours autant aujourd’hui ? Quel mal y avait-il à vouloir être heureux ? Y avait-il un devoir divin qui insistait pour qu’on compatisse avec tous les soupirants en peine ? 

L’âme du Père Jara n’était finalement pas aussi claire que ce que je pensais, pis encore, n’était-elle pas plus nébuleuse que celle de Herschel ? 

 

J’ignorais alors si l’image du tueur qu’avait emprunté Jara faisait en connaissance de cause référence à Herschel ou non. Plus tard, je me dis qu’il l’avait sûrement pressenti. Une connaissance amène à une autre, si bien qu’elles existent dans un tissu de nature inexplicable. 

Entre les mains de Franz, je serais devenu un tout autre homme. Si Jara avait nourri en moi l’aptitude à apaiser les coeurs douloureux, Franz aurait sûrement fait de moi un conquérant. Dans le monde où nous vivons, on crie pour la guerre plus que pour la paix : 

 

«C’est pourtant une terrible terrible fatalité, mais surtout une grave erreur, de penser que l’on construit plus grand par la guerre que par la paix. Bien sûr en notre siècle, on pense aux empires, aux conquêtes, à l’occupation de territoire, à l’expansion. C’est un passe-temps commode pour les grands hommes de l’Histoire. Néanmoins le point commun entre tous les vastes empires qui ont connu la destruction, c’est qu’ils se sont effondrés aux mains d’autres hommes ambitieux. 

Le plus auguste exploit que peut accomplir un homme, c’est d’instaurer la prospérité dans une société à feu et à sang, car la paix donne naissance aux hommes de paix, tandis que la guerre avorte des monstres.» 

 

Herschel répliquerait que l’amour est à la fois une affaire de paix et de guerre et qu’on est tous à la fois mercenaire et pacifiste. Serait-il alors juste pour l’homme de lutter contre une part de sa nature et encourager l’autre ? Sa puissance ne réside-t-elle pas de le fait qu’il est un être métamorphe, qui peut devenir à la fois loup et agneau ? 

Il ne serait pas vrai de dire que Jara encourageait mes bons penchants et Herschel les mauvais, car pour celui-ci, le bien résidait dans la connaissance, la lumière ; en effet sur ce point les deux hommes s’accordaient. Comment donc avaient-ils seulement pu devenir amis ? Je posai la question à l’un et à l’autre pour obtenir leurs deux réponses. 

 

Jara dit : «Quoiqu’à l’époque l’ésotérisme ne m’attirait guère, j’ai rejoint ce que je prenais pour une société secrète en contestation face à mon père. Je voulais devenir quelqu’un à part entière et pas juste être le successeur à porter son nom. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Franz. Médecin, émigré austro-hongrois, vastement érudit en sciences naturelles, en mathématiques, en politique, en histoire des relations internationales. Il me fascinait et m’intimidait. Je savais qu’il s’était marié jeune à une femme russe et qu’ils n’avaient pas d’enfants. Je l’enviais car le mariage et l’amour n’allait pas de pair dans mon milieu, mon père m’avait déjà trouvé des prétendantes mais j’enviais les petites gens de pouvoir épouser celui ou celle que leur coeur désignait. Je pensais que Franz avait un trop grand esprit pour le milieu que nous fréquentions et je l’ai prié de partir, qui sait ce qu’il en a réellement été, on ne se dit plus tout comme avant désormais.»

 

Franz dit : «Jaroslav était un homme comme je n’en avais jamais rencontré avant. Il avait la volonté de tout accomplir : son père veut le marier ? Il s’en défie. Son rival est un général ? Il deviendrait maréchal. Pour la peur qui lui manquait, il compensait par la passion, c’était le genre de personne que n’importe qui voudrait dans son entourage. Aussi, il a profondément changé durant les années où nous nous sommes fréquentés. À vrai dire je garde l’impression que l’ami que je connaissais est mort le jour où la femme qu’il aimait est rentrée au couvent, mais c’est à ce moment qu’il m’a subjugué, qu’il est rené de ses cendres comme un phénix. Je ne peux pas dire que nous ayons évolué dans des directions concordantes. Il a, à mon sens, trop intégré la religion à sa personnalité, c’est ce que je regrette avec les hommes d’église, ils ne savent pas penser hors de Dieu. Comment peuvent-ils seulement se mettre à la place de ceux dont l’existence les a écartés de la foi ? Savent-ils seulement les aider sans les forcer à réintégrer le chemin qui les a déçu ? Je n’y vois goutte.»

 

Herschel avait en lui une sorte de puissance mystérieuse qui m’attirait, il rayonnait d’une lumière qui faisait ressortir les zones d’ombres dans le tableau mystique que représentait Jara. D’une manière, je me disais que Jara était celui vers qui je me tournais, mais que ce serait vers Franz que je rampais, car il savait dompter mon désespoir et en tirer une force insoupçonnée. Une part de moi savais qu’il me voyait tel j’étais réellement, et nous nous entendions ainsi dans le secret sans jamais en toucher un mot à Jara. 

 

Enfin les années passèrent et mon tour arriva de tester ceux qui m’avaient élevés.

 

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Baladine
Posté le 12/10/2024
Bonjour Carmen,
Intéressant, ce moment de balance entre Herschel et Jara. L'hésitation de Milan permet à la fois de mieux comprendre ses questionnements et de connaitre les deux autres plus précisément. Hâte de voir la suite et ce test qui est annoncé à la fin du chapitre.
A bientôt
Carmen
Posté le 02/11/2024
Coucou Baladine, merci pour ton commentaire ! Je dois dire que ce chapitre est une sorte d'interlude que j'ai rajouté lorsque j'ai réécrit l'intégralité de l'ouverture du roman et j'y suis curieusement devenue très attachée, notamment dans ce qu'il offre une caractérisation qui manquait avant, à mon sens. Au plaisir de te recroiser sur ma page ou la tienne ^^
Arnault Sarment
Posté le 08/10/2024
Arf ! Tu fais monter le suspense mais cet intermède nous donne l'occasion de connaître la philosophie d'Herschel et de Jara avec beaucoup plus de précision. Raison contre émotion, en quelque sorte ? La métaphore du tueur éveille les soupçons, en tous les cas.
Carmen
Posté le 02/11/2024
Hello ^^ comme je le disais à Baladine, ce chapitre a été rajouté à la réécriture (peut-être un peu artificiellement ?) mais il me semble qu'il est important de situer le contexte intellectuel dans lequel les personnages évoluent ; je suis une grande lectrice de Dostoïevski, et pour moi l'une des plus grandes leçons que l'on peut tirer de son œuvre est la suivante : de nombreuses choses dans le monde semblent indiquer qu'un dieu ne peut pas exister, ou bien qu'il n'est pas bon, mais la réponse la plus solide qu'un croyant puisse fournir est qu'à l'observation, la foi pure et basée sur la bonne compréhension de la parole du christ rend l'homme bon dans les petites comme dans les grandes choses (les guerres de religion sont en ce sens sacrilège), tandis que l'impiété conduit à l'indifférence et à l'autodestruction. Ceci est la thèse de Dostoïevski, que Jara et Herschel incarnent d'une certaine manière, mais pas totalement. Je te laisse découvrir la suite :)
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