Chapitre II - La Tour au clair de lune - Konrad

Notes de l’auteur : Bonsoir, j'espère que cette scène vous plaira et que vous avez passé une bonne semaine.
Avec Konrad, nous allons pouvoir rentrer dans le vif du sujet d'une manière plus concrète, les crimes du RFA vont commencer à apparaître, et ils continueront de se découvrir lors de la scène prochaine.
J'espère aussi que le caractère particulier de Konrad et des Aigles vous plaira, la prochaine scène concernera Jachym et les Renards, une catégorie déjà bien connue par une partie des lecteurs du Pavement des Enfers.
D'ici-là, n'hésitez pas à commenter ou partager.
Portez-vous bien, bonne lecture et à la semaine prochaine.

De son côté, Konrad passait un début de soirée merveilleux parmi les siens, devant les Aiglons en train d’écouter le récit de son dernier exploit.

C’était une tradition chez les Aigles de retour à la Mondlicht-Turm, chacun devait dresser le récit de sa chasse aux recrues après le repas, dans le grand salon où ils affichaient leurs plus beaux trophées. Et Konrad ne se sentait pas peu fier de sa très courte chasse, son aller-retour chez mamie comme il l’appelait, sous les rires de ses collègues impatients de la fête à venir. Car ce mois-ci, un aiglon spécial avait réussi à valider le premier examen de sa formation, alors ses aînés comptaient profiter d’être réunis pour célébrer leur mascotte : Faustin Marckolsheim. Il ne s’agissait pas de n’importe qui, mais du cadet de Hans et Yerri Marckolsheim, la célèbre fratrie alsacienne du RFA, deux braves chasseurs tombés au combat et regrettés par tous leurs frères d’armes — y compris parmi les Vipères. Leurs corps n’avaient même pas été retrouvés, ils gisaient désormais au fond d’une caverne inconnue, sans la moindre mémoire si ce n’est celle de leurs compagnons…

Mais maintenant, c’est à toi de nous raconter ta chasse, annonçait Konrad pour que les Aigles ne se mettent à acclamer leur vedette de ce soir, afin d’écouter le récit de son examen avant de démarrer leur petite fête semi-clandestine. Car les règles du RFA interdisaient bien sûr la consommation d’alcool dans les quartiers, la pratique de certains jeux à risques ou le fait de festoyer durant des heures, sauf cas exceptionnel. Ulrich n’aurait donc jamais autorisé cette soirée d’intégration, ni la plupart des officiers, toutefois les Aigles pouvaient compter sur le soutien d’Othon et de quelques autres pour couvrir leurs agissements. De toute façon, je serai le premier à savoir si vous foutez le bordel ou non, avait répondu l’instructeur à ses hommes, avant de partir se coucher dans ses petits appartements situés juste à côté. Tant qu’ils ne faisaient pas trop de chahut, personne ne viendrait troubler la fête, seulement le calme n’était pas la spécialité des Aigles. Alors ces derniers avaient dû organiser leur espace avec une attention toute particulière, afin de limiter un maximum le risque d’être pris sur le fait.

Le grand salon était ainsi réservé aux jeux d’argent, dont les cartes et les mises pouvaient se cacher en un geste de main, là où les beuveries se trouvaient reléguées dans la zone du Nid, soit les chambres du fond où ils pouvaient chanter sans être entendus. Entre les deux, il y avait la petite cour extérieure réservée aux combats et au parcours d’équilibre, avec la chambre du 8ème aigle comme stand de paris, pendant que les jeux d’adresse se tenaient dans celles du 9 et du 10ème, chacune aménagée pour le temps de cette soirée. Au milieu de tout ça, ils se gardaient encore un petit espace pour des joutes verbales ou des démonstrations de danses, toujours dans la prétention d’améliorer leurs talents auprès des dames. Les trois chasseresses des Aigles n’étaient d’ailleurs pas en reste vis-à-vis de leurs compagnons, bien au contraire, aucune restriction ne planait sur elles, quelle que soit l’activité. En vérité, elles jouissaient même d’une affection toute particulière dans le cœur de leurs compagnons, tantôt choyées comme des mascottes tantôt courtisées comme des femmes fatales. De la même façon, il n’y avait ni bizutage ni mépris envers les Aiglons, tout juste une fâcheuse tendance à les pousser au vice, à dépasser leurs limites.

Quant à Konrad, il passait d’une chambre à l’autre comme un poisson dans l’eau, parfaitement dans son élément. Après trois heures de fêtes, il ne comptait toujours aucune défaite, comme en témoignait son sourire indéfectible. Il avait bu son litre de bière cul sec avant de franchir le parcours d’obstacles sur un pied, sans le moindre raté sous les encouragements de ses compagnons ; puis il avait bu un second litre avant d’éblouir la piste de danse par les célèbres pas de son école, la parade des Aigles — une chorégraphie unique. Il s’agissait surtout d’une danse d’équilibre avec un excellent jeu de jambes, à la fois très gracieuse et très technique, parfois très lente ou tourbillonnante selon le rythme de la musique ou l’importance des percussions. Avec les bras tendus tels des ailes, le danseur ne devait jamais poser ses deux pieds au sol, il alternait entre les deux en permanence, toujours en vol d’un côté ou de l’autre. Lorsqu’il se penchait sur la gauche, il s’appuyait sur son pied droit et dressait le second au rythme du son, puis il repenchait en sens inverse. Mais si les Aiglons se contentaient de cette parade déjà complexe, leurs aînés y ajoutaient chacun leurs variantes, leur façon de tournoyer sur eux-mêmes ou de virevolter sur les notes les plus fortes, leur manière de décomposer l’ondulation de leurs bras ou de leurs jambes. Et ce soir-là, Konrad avait été le meilleur, assez pour emporter une danse en compagnie de Kathryn, la 7ème aigle amusée par son enthousiasme.

Vu sa bonne étoile, il s’apprêtait donc à rejoindre le grand salon pour jouer quelques nouvelles parties de cartes, lorsque Wolfram sortit de la chambre juste devant lui.

— T’es encore là toi ? J’aurais parié que tu serais déjà dans la cour ! sourit le 2nd aigle avec sa pinte à la main. La bagarre va commencer, ils sont en train de dégager le parcours.

— J’avais pas vu l’heure, merci. Je vais aller réserver ma place tout de suite ! Qui commence avec la ceinture ce soir ?

— C’est ton meilleur ami ! Jiří, le 4ème ! ironisa Wolfram en sachant d’avance la réponse de Konrad : je prendrai plaisir à lui en coller une. Vous devriez faire la paix vous deux, et je suis sérieux. De toute façon, on te laissera pas te battre contre lui…

— Quoi ?! Pourquoi ?

— Parce que t’as failli lui sauter dans le dos la dernière fois, ne fais pas l’innocent. Si Heinrich t’avait pas bousculé en plein vol, j’ose pas imaginer la suite. Alors on reprendra pas le risque sitôt, expédia-t-il sous les airs contrariés de son cadet, incapable d’avouer son erreur et dépité à l’idée d’attendre. Mais ne t’en fais pas, si jamais Jiri tient plus de trois combats, je m’occuperai de le renvoyer dans le rang et je te laisserai ma place, si tu me fais pas trop honte.

— Tu feras mieux de tout donner, si tu veux pas que ça soit toi qui nous fasses honte, voulut plaisanter Konrad, lorsque Wolfram lui fit signe de regarder juste derrière son épaule, pour commencer.

Bien sûr, Faustin était en train de se moquer de son aîné dans son dos, avec toutes sortes de signes ou de grimaces débiles, le tout en compagnie du 9ème aigle, Günther.

Tiens, j’ai un endroit où vous pourrez dépenser votre énergie au lieu de faire les cons, leur répondit-il, avant de les pousser en direction de la cour extérieure où leurs autres camarades convergeaient. Là-bas, Jiří finissait d’enfiler ses protections près de la petite arène délimitée par les bancs, d’où il se permit de sourire à l’arrivée de Konrad. Ce connard est beaucoup trop prétentieux depuis la dernière fois, bouillait le 3ème au point d’aller miser contre son rival dès le premier adversaire, malgré les avertissements de Günther. Car le tirage au sort n’avait pas choisi la boxe pour les combats de ce soir, mais l’escrime, soit un domaine dans lequel excellait le 4ème aigle. Il est loin d’être si fort, vous pouvez tous le battre, clamait pourtant Konrad à ses collègues présents dans ce cloître, y compris le principal concerné.

Ça c’est bien vrai, tout le monde peut y arriver, sauf toi, lança donc Jiri en toisant son rival, obligé de répondre.

— Si je suis pas déjà devant toi, c’est parce qu’on m’empêche d’y aller. Joue pas au malin ce soir, garde tes forces pour la prochaine fois.

— Parce que j’ai besoin d’être en pleine forme pour te mettre la misère comme la dernière fois ? continuait-il de le narguer lorsque le 1er et le 2nd aigle entrèrent dans la cour, en silence.

— Ne commencez pas vous deux. J’ai passé un mauvais mois de chasse, alors je ne veux pas de problème ce soir. Sinon on va s’occuper de vous, annonça Heinrich en venant s’asseoir à son siège avec son complice, sous les regards encore ardents des deux rivaux.

Sur ces mots, un dernier rappel pour les paris fut lancé avant que chacun ne vienne s’asseoir sur les bancs, pendant que Kathryn rappelait les règles aux premiers combattants : Jiri contre Klaas — le 6ème aigle.

C’était une belle affiche pour démarrer une soirée, avec une petite touche internationale puisqu’elle opposait Tchèques et Hollandais, mais Konrad gardait les provocations de son rival en travers de la gorge. Ça me fout les glandes de rester à le regarder, répétait-il à Günther même une fois le combat démarré, en soupirant comme si sa mise était déjà perdue, Jiri va me les briser jusqu’à la fin du mois si Klaas le dégomme pas. Heureusement il restait de l’espoir, car le Hollandais était doué, assez pour faire le spectacle au grand bonheur de ses camarades. Car même si les duels des Aigles ne dégageaient pas la puissance de ceux des Ours, même s’ils ne brillaient d’élégance comme ceux des Renards, leur intensité n’avait aucun égal à travers le monde entier. Jamais à égalité, les combattants avançaient ou reculaient en permanence au gré des charges ou des virevoltes, enchaînaient des séries de coups incessants avant de reprendre de l’espace pour changer d’angle. Les répits ne duraient qu’une ou deux secondes la plupart du temps, là où chacune des trois manches pouvait s’étendre sur cinq minutes de lutte intense, comme Jiri le savait bien. À bien des égards, le 4ème Aigle était l’opposé de Konrad, il savait encaisser et prendre sur lui ; il privilégiait la réflexion et la certitude à l’action et à la témérité ; il était donc largement capable de tenir de longues minutes sans recevoir une touche décisive de Klaas.

Mais à la fin de la reprise, Jiri se glissa sous le sabre de bois adverse, puis toucha en pleine protection de gorge, sous les yeux ébahis du public.

— Bordel… Ce connard va faire son triplé et bouffer mon pognon au passage, en soupira Konrad pendant que les paris rouvraient pour le prochain match : Jiri contre Klemens — le 14ème. Ça va être chaud, ça aussi… Je préfère pas miser cette fois. Tu serais pas d’humeur à t’occuper de lui, Günther ? T’as déjà gagné contre lui et personne ne s’est encore inscrit après Klemens.

— Comme tu l’as dit, ça va être chaud. Je suis pas spécialement en forme ce soir et j’ai rien contre Jiri. Je comptais pas me battre, se justifia son ami d’un air mitigé, trop hésitant pour que Konrad n’essaie pas d’insister. Je veux bien tenter d’aller récupérer ta mise, mais je te garantis rien. Faudra pas m’en vouloir si tu perds encore de l’argent.

— Il sera déjà fatigué par deux combats, c’est joué d’avance, expédia-t-il afin d’aller réserver la place auprès de Kathryn sans tarder.

Bien sûr, elle fut surprise de ne pas voir Konrad s’inscrire lui-même, avant de rire à l’écoute de l’explication donnée par ses collègues.

Tu es vraiment irrécupérable, ironisa-t-elle tandis qu’il retournait assister au second duel, bientôt remporté par son rival. Faut lui arracher son petit sourire de vantard, continuait-il d’asséner à son compagnon en train d’enfiler ses protections, lorsque Wolfram dut lui ordonner de regagner sa place. Non sans mal, Konrad regarda la première manche se terminer sur une égalité de trois touches partout, malgré les efforts sincères de son fidèle ami. Il s’empressa donc d’aller le soutenir durant la pause, même le conseiller, toutefois il n’avait aucune idée sur la façon de vaincre Jiri. Tu pourrais peut-être le surprendre en frappant plus vite, supposa-t-il à défaut d’avoir une meilleure solution, comme si Günther allait se contenter d’une tactique aussi vaine. Si Konrad n’était pas le plus porté sur la réflexion, ça n’était pas le cas de son camarade bien conscient de la stratégie de Jiri : l’usure puis la contre-attaque soudaine. La plupart des Aigles se battaient certes de la même façon, puisqu’ils s’entraînaient à remplir le même rôle au sein de leurs quatuors, seulement chacun d’entre eux développait sa propre façon de voler — d’après le nom de leur art martial. Là où certains fondaient sur leur cible de toutes leurs forces à la manière de Konrad, d’autres prolongeaient les séries de passes d’armes afin de presser l’ennemi, et Jiri préférait harceler sa proie en permanence. Puis une fois la victime épuisée par sa danse, par ses petits assauts incessants, il venait la provoquer pour aussitôt la punir d’un coup décisif — soit la technique théorisée par Wolfram.

Heinrich arriverait à le percuter suffisamment pour le bousculer, essayait de raisonner Günther sous les commentaires de son ami, plus ou moins certain d’avoir dit la même chose à l’instant.

— Nan, toi t’as dit de la merde, comme quoi fallait taper plus vite, lui fit remarquer Faustin en arrivant dans le dos de ses aînés. Si t’essaie d’aller plus vite, tu t’exposes davantage, non ?

— Bravo, t’as bien révisé, petit. Mais dans la vraie vie, la question se pose pas. Si tu y vas à toute allure, l’autre aura pas l’occasion de répliquer de toute façon, voulut professer Konrad malgré les airs consternés de son ami, autant amusé que dépité.

— Pas besoin d’une seconde manche avec des entraîneurs pareils ! plaisanta Günther en buvant sa gourde d’eau obligatoire — nécessaire pour diminuer le risque mutagène après l’excès de stress. Quoique… Konrad a peut-être pas tort au fond…

— Ah ! Tu vois ! s’enthousiasma-t-il dans la foulée, avant que son ami ne rectifie ses propos : la surprise, c’est là où t’as juste, pas sur le reste.

L’usure, ça marche tant que t’es sûr de garder le contrôle, annonça-t-il en se relevant de son siège, sous les sourires des deux premiers Aigles qui tendaient l’oreille non loin.

Ces derniers le savaient, il y avait tout un monde entre concevoir une tactique et réussir à l’appliquer, il ne suffisait pas de le dire pour y parvenir, surtout face à Jiri. Et à la 3ème minute, Konrad faillit sursauter en voyant Günther échapper de justesse à la pointe du Tchèque, après plusieurs tentatives pour le renverser. Jiri donnait peut-être l’impression de frapper sans force, il serrait son sabre de bois fermement, il écrasait ses appuis dans l’herbe rase du petit parterre de l’arène. Il a compris, se retenait d’en soupirer Konrad, rendu à se prendre la tête dans ses mains pour prier la victoire de son ami, lorsque Kathryn annonça le verdict : triplé pour Jiri !

— Bordel, j’aurai pas dû me laisser entraîner sur le dernier coup. Bien joué, reconnut Günther à son adversaire venu lui tendre la main sans rancune ni véritable prétention.

— Tu n’es pas passé loin de m’avoir, j’ai eu de la chance de comprendre ton changement de tactique. Je m’en souviendrai, il faudra trouver autre chose pour me malmener la prochaine fois, peut-être changer d’entraîneur. Son influence ne te réussit pas, insinua-t-il en se retenant de regarder Konrad, comme le 9ème Aigle s’en rendait compte.

— C’est pas mon entraîneur, c’est mon ami. Alors, évitons de nous fâcher, se contenta-t-il de lui répondre, avant de tourner la tête vers Heinrich et Wolfram, assez fiers de ce duel pour lever leurs gourdes, là où Konrad restait dégoûté.

Son bon cœur le poussa à venir consoler son ami vaincu, à le féliciter pour ses meilleurs moments, mais il se sentait bouillir de rage au moindre regard vers son rival acclamé par ses pairs.

Cette soirée avait pourtant si bien commencé, se lamentait-il au fond de lui, au point de se dire qu’il ferait mieux de passer à autre chose, comme se défouler à son tour. Par chance, Wolfram triompha de Jiri en une seule manche, et même si la côte ne suffit pas à récupérer ses mises perdues, cela lui donnait enfin l’autorisation d’entrer en lice — en plus de lui arracher un sourire fugace. D’ailleurs, tout le monde était convaincu de la supériorité du 2nd aigle sur le 3ème, au point d’enlever tout intérêt à la victoire de Konrad même s’il devait la mériter. Pire, Wolfram était bien trop orgueilleux pour s’avouer vaincu avec le sabre en main, alors il attendit la fin de la première manche pour déclarer forfait, laissant la place aux yeux de tous. Déjà frustré, Konrad se mit à trépigner de colère à la vue des côtes serrées de son prochain combat, face à Kurt — le 12ème. Pourtant il parvint à le défaire avec brio, dès la première période, non sans un soupçon de chance qui lui permit d’emporter une touche décisive, d’après les propres mots du public. Si je gagne les deux prochains duels en moins de cinq minutes, ils seront bien obligés d’avouer ma valeur, se prit-il à espérer devant des pronostics toujours serrés, comme si personne ne croyait à son triplé. Alors il s’élança contre le 8ème aigle dès le coup d’envoi, en mettant toutes ses forces pour le balayer au plus vite, et l’issue de ce duel fut jouée en une seule charge.

En un pas de côté, Rainer évita le sabre de Konrad pour lui envoyer une touche dans le protège-gorge, avec un coup si léger que ce dernier le sentit à peine.

— Rainer l’emporte ! annonça Kathryn à l’assemblée, sous les regards stupéfaits de Konrad et les rires de ses collègues.

— De quoi ?! J’ai rien senti ! s’étrangla-t-il au point de lâcher son sabre devant ce coup monté, avant que Günther et d’autres lui expliquent. Et alors ?! C’est pas une touche décisive, ça ! Le gars m’aurait à peine rasé la barbe ! Comment c’est possible ?!

— Avec toi, tout devient possible ! osa le narguer Jiri, d’un air hautain et sûr de lui, beaucoup trop sûr de lui…

Saisi par l’adrénaline, Konrad traversa l’arène pour se jeter sur lui avec les poings serrés, prêt à lui en coller une dans la mâchoire si les autres Aigles ne s’étaient pas interposés à temps.

Seulement le 3ème était trop furieux pour être maîtrisé, se débattait dans tous les sens en grognant malgré les cris de ses camarades à la vue de ces yeux luisants, fumants d’une brume écarlate malsaine. Calme-toi, lui répétaient les silhouettes affolées autour de lui, incapables d’endiguer la montée du LM venu enrager leur ami, quand le 1er aigle vint écarter tout ce monde puis saisir Konrad par le col.

— On t’adore mon gars, alors nous oblige pas à te tuer, asséna Heinrich d’une voix sèche et nette, serein, la paume gauche plaquée sur la tête de son compagnon au regard fou. On va aller boire un coup pour oublier ce connard, tu veux bien ?

— Ou-Ouais, t’as raison. Ça sera mieux… concéda Konrad en tremblotant sous le contrecoup de sa colère, même une fois relevé par la main de son aîné. Je vais me passer un peu d’eau sur le visage aussi.

— C’est une bonne idée, tu pourrais même aller prendre une douche si tu veux, vint approuver Wolfram, avant de se tourner vers leurs camarades. La prochaine fois, Konrad ouvrira les duels, ça lui laissera une seconde chance de nous refaire un triplé ! annonça-t-il afin de ramener un peu d’enthousiasme parmi ses frères, tandis qu’Heinrich et Günther accompagnaient leur collègue à l’écart. Je vais m’occuper de notre tête de mule, on se comprend lui et moi. Tu voudrais pas nous faire un petit match d’exhibition pour Rainer et les autres ?

—  Ce serait mieux en effet, expédia le 1er aigle en laissant Konrad aux soins de ses deux camarades, en chemin vers le grand salon.

Tu dois contrôler tes émotions dans ce genre de situation, il en va de ta vie, rappela cependant Wolfram à son collègue au visage couvert de sueur, encore troublé par cette bouffée de rage qui aurait pu dégénérer en bien pire.

Le rejet d’échos intenses par les yeux, les grognements sans mots, les sueurs soudaines, la force accrue, la résistance obstinée, tout cela formait les symptômes précurseurs d’une mutation prête à se manifester dès les prochaines secondes. Konrad le savait bien lui aussi, et c’est bien pour cette raison qu’il put y réchapper avec la très bonne intervention d’Heinrich, assez sec pour lui faire comprendre le risque tout en restant assez fraternel pour casser sa colère. Dans la plupart des cas, les simples civils étaient trop ignorants pour s’en tirer, au contraire, ils s’affolaient durant les crises ou s’enrageaient davantage contre ceux venus à leur secours, au point de précipiter le drame. Vu la lourdeur de leurs thérapies, les chasseurs étaient bien conscients de cette épée de Damoclès, tout comme les savants chargés de veiller à la conservation de leur humanité. Il n’a pourtant pas bu tant d’alcool, répondit Günther à Wolfram quand ils s’interrogèrent sur les causes de cette crise, car tout accès de colère n’aboutissait pas à une mutation — même pour les gros consommateurs clandestins. En revanche, les alcool étaient à la fois la meilleure et la pire boisson du chasseur, puisque son éthanol était un puissant excitateur pour le LM en lui comme pour sa propre psyché. La consommation était donc strictement encadrée par les règles du RFA, interdite à la Mondlicht-Turm et tolérée sous certaines quantités bien précises à l’extérieur, malgré beaucoup d’écarts de la part des soldats.

En bref, un simple coup de chaud peut suffire à encourager le processus, d’après les conclusions de Wolfram autour d’une carafe d’eau fraiche, assis à la table où Konrad peinait encore à bien retrouver ses esprits…

— Par sécurité, il vaudrait mieux éviter de boire davantage ou de retourner se battre, ajouta-t-il pendant que Günther mélangeait un jeu de cartes. Vous jouez avec quelle variante du Schnölln ?

— La vraie, pour une fois, ça changera ! ironisa-t-il en commençant à distribuer sous les sourires de son aîné, bien obligé de répondre qu’il n’y en avait aucune de vraie au RFA. On vient tellement de partout qu’on oublie d’où vient quoi ! Enfin, c’est pas toujours une mauvaise chose, ça nous permet de voyager en plus. T’as une idée de l’endroit où on va se retrouver le mois prochain Konrad ou moi ?

— Tant que c’est pas annoncé, c’est pas fixé, mais… D’après mes souvenirs, ton quatuor devrait partir dans le Brandebourg, sûrement pour nettoyer les alentours de la capitale. Pour le 3ème, c’est plus compliqué vu qu’ils doivent d’abord lire le rapport d’Othon, mais ça n’est pas mauvais signe pour autant. Les affectations étrangères tombent souvent à la dernière minute, selon la situation sur place. Qui sait, vous allez peut-être vous retrouver à la frontière hollandaise ou italienne ? plaisanta Wolfram pour remonter le moral de Konrad, quitte à lui conseiller d’enfreindre un petit peu les règles : un petit passage à Amsterdam ou Venise ne te ferait pas de mal !

Ce n’était pas rare d’ailleurs, la plupart des quatuors étaient friands de petits plaisirs au cours de leurs chasses, jusqu’à faire quelques détours pour en profiter.

Certaines destinations devenaient donc très prisées pour leur climat ou leurs richesses, à l’image de la côte Adriatique ou des ports néerlandais, parfois les littoraux de la Baltique en été. Avec l’essor démographique et la prospérité économique engendrés par le LM, ces lieux fourmillaient d’activité de toutes sortes, même si Konrad avait déjà fait son choix : les bordels. Au moins là-bas, j’ai pas besoin de supporter mon Ours et mon Renard, résuma-t-il pour justifier son choix sous les ricanements de ses compagnons, tandis qu’ils enchaînaient les manches une à une, l’air toujours blasé malgré les efforts de ses amis. Alors il préféra leur demander de retourner profiter de la soirée dans la cour, pendant qu’il partait cuver dans sa chambre, peut-être dormir un peu si le sommeil venait. Une fois rendu devant sa fenêtre, il se prit à contempler la montagne obscurcie par les façades de la Mondlicht-Turm, avant de remarquer une lumière allumée dans le quartier des Vipères : elles sont dans leur bain. À bien y réfléchir, les Vipères devaient elles aussi fêter l’intégration de Nora, sûrement à grand renfort d’alcool ou de jeux propres à leur classe, le tout dans une ambiance bien plus douce que les Aigles.

Et cette simple idée suffit à faire bouillir l’imagination du 3ème Aigle, au point de raviver son esprit d’aventure lorsqu’il en arriva à la conclusion suivante : sur un malentendu, elles me laisseront rentrer.

— Peut-être même qu’elles me laisseront rentrer… dans leur chambre ! se mit-il à ricaner tout seul d’un air imbécile, tandis qu’il marchait vers son miroir afin de vérifier sa coiffure, son col, son sourire comme la fois où il tenta sa chance auprès de Kathryn — sans grand succès.

Sitôt préparé, il profita donc de l’absence de ses collègues pour se faire la malle en toute discrétion, puis remonter à travers les escaliers menant à la cour d’honneur.

Le chemin vers le quartier des Vipères ne devait pas durer plus de cinq minutes, s’il ne rencontrait ni patrouille ni obstacle, seulement Othon semblait avoir pris certaines précautions contre les Aigles. Merde, il a barré la porte de l’autre côté, s’agaça Konrad quand il arriva sur le pas de la cour d’honneur, presque sur le pas de la chambre de son instructeur, faut trouver un autre chemin. Cela n’avait rien d’amusant, mais rien de compliqué non plus après deux ans à y vivre, car toute la Mondlicht-Turm était interconnectée. S’il ne pouvait passer par là, alors il suffisait de faire un grand détour par en bas, jusqu’à rattraper le beffroi quitte à traverser une partie du lotissement des gardes du château. De toute façon, il n’y avait pas grand monde pour le surprendre dans ces couloirs obscurs, et même si ce devait être le cas, aucun soldat ne serait capable de rattraper un chasseur dans le noir. Grâce à sa thérapie, les iris de Konrad s’affinaient selon la luminosité à la manière d’un félin, au point de lui permettre de se déplacer comme en plein jour au bout de quelques secondes d’adaptation. Mais vu le silence de cathédrale dans lequel il marchait, il n’avait pas besoin de ses yeux pour percevoir l’approche d’une patrouille, le moindre écho suffisait à aiguiser son ouïe de la même façon. En clair, il était parfaitement serein de sa réussite lorsqu’il atteignit le grand hall depuis le 4ème étage en mezzanine. Pourtant un bruit attira bientôt son attention, comme le grincement d’une porte au rez-de-chaussée suivi par la démarche pressée d’une demi-douzaine de bottes, au beau milieu de la nuit et en silence…

C’est pas une patrouille ça, s’intrigua le 3ème aigle, figé à l’écoute de ces pas, suspicieux au point de se décider à jeter un coup d’œil par-dessus la rambarde. Entourés par quatre soldats du RFA en armes, deux autres traînaient un septième homme vêtu d’habits banals, sa tête baissée et les mains menottées dans le dos. C’est un prisonnier, comprit-il en regardant les lanternes du convoi traverser le hall tout droit, l’air de se diriger vers la montagne sans que l’Aigle ne soupçonne pourquoi : il n’y a pas de prison à la Mondlicht-Turm. En théorie, il n’y avait pas non plus de cobayes humains, mais la scène sous ses yeux semblait lui prouver le contraire. Le prisonnier n’avait pas simplement l’air abattu, il paraissait à la fois fiévreux et drogué, tout juste assez conscient pour suivre le pas des soldats sans broncher. Il pourrait s’agir d’un espion capturé, voulut se raisonner Konrad sans trop y croire, le regard braqué sur le visage du détenu, lorsque celui-ci trébucha d’un seul coup. Surpris par le poids, les deux gardes ne purent retenir sa chute sur les dalles du hall, ni l’empêcher de glisser dos contre le sol, son visage sous la lumière des lanternes et les yeux écarquillés du 3ème aigle : Hans Marckolsheim ?!

Réinjectez-lui un tranquillisant, nous sommes bientôt arrivés, ordonna le chef des geôliers à ses camarades, pendant que Konrad se mordait la lèvre pour vérifier qu’il ne rêvait pas. Pourtant il était catégorique, le frère de Faustin, l’ancien 3ème ours du RFA était bel et bien traîné comme un condamné à mort entre les murs de la Mondlicht-Turm, loin du regard de ses frères d’armes. Si Heinrich et Wolfram étaient là, ce serait une avalanche de mandales, pensa-t-il en trépignant de frustration, même s’il n’avait pas beaucoup connu cette icône disparue lorsqu’il n’était qu’un aiglon. En vérité, il sentait l’envie d’aller interroger ces hommes et il disposait de l’audace pour le faire, toutefois la situation n’était pas à son avantage cette nuit. Fouiner dans les secrets de ses supérieurs serait déjà mal-vu, mais le faire en étant soi-même en tort l’était encore plus, ce serait peut-être assez pour mettre ses autres camarades dans l’embarras — en plus de lui mettre une sanction dont il ignorait l’ampleur. Je peux rien faire seul, je vais faire trop du bruit si j’essaie, s’agaçait-il en silence, devant le convoi qui reprit sa route jusqu’à franchir la porte. Il voulut alors continuer à les suivre sans être repéré, seulement il entendit une patrouille arriver à contresens dès le prochain couloir, l’obligeant à revenir vers le hall. Bien sûr, il aurait pu essayer de se laisser tomber à l’étage d’en dessous puis retenter sa chance, s’il avait la moindre garantie de pouvoir obtenir une réponse — or ça n’était pas le cas. Ces soldats devaient probablement conduire Hans dans un endroit gardé, derrière une porte où Konrad ne pourrait pas venir écouter.

En désespoir de cause, Konrad préféra s’engouffrer dans le premier corridor en direction de la cour d’honneur, afin de reprendre sa petite aventure comme si de rien n’était. Sa destination n’était alors plus très loin, à peine quelques minutes au bout desquelles il franchit le seuil marqué par les symboles des Renards et des Vipères, avant d’atteindre leur petit parc. Bah, il y a personne dehors, s’étonna-t-il en approchant de la porte des bains toujours éclairés, jusqu’à y approcher son oreille pour entendre au moins deux voix derrière elle, si je rentre comme ça, elles vont me mettre des claques. Toutefois il n’allait pas rebrousser chemin maintenant, les autres Vipères devaient se prélasser dans leur salon à discuter ou jouer, c’était certain. Pourtant il n’y trouva personne non plus, pas même une lumière allumée ou un verre oublié sur une table, rien qui n’indique une présence hormis des chuchotements étouffés ici ou là. Elles doivent se rassembler dans leurs chambres pour papoter, des fêtes de gonzesses, ironisa-t-il en se dirigeant dans la direction des murmures, jusqu’à un couloir où des portes numérotées s’enchaînaient comme un étage d’hôtel. Même s’il restait concentré sur les sons, Konrad était conscient de s’être infiltré chez des chasseresses, alors il mit un grand soin à faire glisser ses bottes sur le parquet.

Le bruit provient de chez Elvira, finit-il par se confirmer une fois rendu au fond du couloir, intrigué par les bribes de discussion qu’il entendait.

— Je veux bien te donner la liberté d’essayer, mais nous ne pourrons repousser cet instant, nous n’aurons pas la main. Je ne les laisserai pas s’en tirer, et je ne laisserai pas cette opportunité filer quand viendra le moment de punir Emil avec toute sa bande, semblait asséner la voix sèche d’Undine à l’une de ses collègues, prête à lui répondre quand des bruits de pas saisirent l’attention de Konrad.

— Tu es là pour moi ? lâcha Minna en approchant son visage du sien afin d’y plonger son regard fumant, scintillant comme une étoile noire venue dévorer la conscience de sa proie.

Quelques heures plus tard, au petit matin, Yazmina découvrit le 3ème aigle au beau milieu du couloir des Vipères, adossé au mur à même le sol, endormi avec une odeur d’alcool.

Déjà furieuse devant cette intrusion, l’instructrice fut outrée d’apprendre les accusations de Minna contre ce saoulard venu flirter avec ses chasseresses, en pleine nuit. Konrad essaya bien de clamer son innocence devant cette injustice, ce véritable cauchemar éveillé, mais il se souvenait bien avoir écouté à la porte d’Elvira, avant d’aller proposer un rencard à sa voisine. Alors Yazmina le conduisit auprès des officiers, tous en train de manger dans le réfectoire, et très loin de s’attendre à une histoire pareille. Certains se montrèrent aussi agacés, d’autres préférèrent se moquer de l’Aigle éconduit puis trop saoul pour retourner dans sa chambre, mais il fallait tout de même prendre une sanction. Il en allait du moral des femmes, elles avaient mieux à faire que repousser les avances de leurs homologues masculins, sans parler du risque de rivalités ou de crimes sexuels. En vérité, le seul fait de se mettre en couple était normalement interdit entre chasseurs, toutefois la nature avait fait son œuvre malgré les lois du RFA. Après avoir cherché à empêcher ses amours, Emil avait lui-même fini par reconnaître leur importance aux yeux de ses soldats, puis par les tolérer sans les encourager. En bref, les officiers ne savaient que faire du 3ème Aigle à ce moment, si ce n’est le renvoyer parmi les siens dans l’attente du verdict de la direction.

À la fois couvert de honte et pétri de frustration, Konrad retourna donc au quartier de sa classe pour se préparer, avant de rejoindre le réfectoire des chasseurs où chacun le dévisagea dès son arrivée. La journée va être longue, bordel… pensa-t-il en venant attraper son plateau, lorsqu’un souvenir de sa soirée lui revint soudain à l’esprit.

Elle sera pas pire que celle de Hans… faut faire quelque chose.

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