Chapitre III

Petit Bois cheminait maintenant depuis plusieurs jours à travers la campagne du royaume, ne quittant pas des yeux le panache de fumée mauve qui continuait à s’élever dans les airs à intervalles réguliers. À chaque fois qu’il croisait quelqu’un, le jeune homme demandait d’où pouvait provenir cette fumée, et à chaque fois, la réponse était la même : « La fumée ? Aucune idée d’où elle peut venir. Mais surtout n’y allez pas car pour la trouver, il vous faudra franchir la Forêt Maudite, le domaine de la Sorcière Noire. » Paroles aussitôt accompagnées du signe qui conjurait les mauvais sorts.

Loin d’être effarouché par ces propos pourtant inquiétants, le jeune bûcheron poursuivait son chemin, heureux et joyeux à l’idée des aventures qui l’attendaient.

Ce soir-là, après une longue journée de chevauchée, le jeune homme aperçut enfin la lisière de la fameuse Forêt Maudite. Éreinté, Petit Bois chercha un endroit à l’abri du vent pour passer la nuit. Il se dirigea vers une énorme roche recouverte de mousse ; elle renfermait une cavité cachée par un rideau de lierre qui l’abriterait des ombres et des bêtes nocturnes.

Profitant des dernières lueurs du jour qui embrasaient la campagne d’un chatoiement orangé, il s’occupa d’abord de sa monture, lui apportant de l’eau et un sac d’avoine. Puis, il alluma un feu à l’entrée de la cavité et se hâta de se préparer un lit de fortune avec quelques branchages et feuilles. Enfin, il s’assit près du feu, sortit son morceau de pain et son bout de fromage qu’il dégusta en observant l’horizon et les premières étoiles qui apparaissaient dans le ciel.

Soudain, Petit Bois se figea. Ne venait-il pas d’entendre une espèce de frottement derrière lui, provenant du fond de la petite grotte ? Le plus discrètement possible, il saisit l’épée que lui avait offerte le Roi et attendit. Seul le crépitement du feu résonnait dans le silence de la nuit qui était tombée. De nouveau, le jeune homme entendit le bruit de frottement qui s’était rapproché. Quelque chose était en train de se déplacer juste derrière lui. Le jeune homme attendit encore un peu et se retourna brutalement, l’épée brandie, juste au moment où la chose allait le toucher.

— Qui es-tu et que me veux-tu ? Je m’excuse si je me suis introduit chez toi, mais j’étais convaincu que cette grotte était inoccupée.

Le jeune homme abaissa son épée et retourna s’asseoir près du feu.

— Tu as faim ? Il me reste un peu de nourriture…

— Z’est zentil, mais z’ai dézà manzé.

— Ah, d’accord. Est-ce que tu m’autorises à rester dormir ici cette nuit ?

— Ze te donne mon zaccord, mais z’est bien parze que tu me l’as demandé zentiment.

— Je te remercie beaucoup. Je m’appelle Petit Bois, et toi, tu te nommes comment ?

— Autrefois, les zens m’appelaient Arion, mais auzourd’hui ils me zurnomment Chicot Pointu et m’ont chazé de la ville.

— Mais pourquoi ont-ils fait cela ? s’indigna Petit Bois.

— Tu es bête ou tu le fais ezprès ? Regarde-moi bien et dis-moi ze que tu vois ?

— Eh bien je vois un lutin, habillé en vert, avec un petit bonnet rouge sur la tête et qui porte des chaussures trop mignonnes parce qu’elles sont très longues, avec le bout recourbé.

— Z’est tout ?

— Heu, oui. Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer d’autre ?

— Ma fazon de parler, mes dents zigantezques qui couvrent mon menton et me font zozoter et poztilloner partout !

Petit Bois se redressa, s’avança jusqu’au lutin et se mit à sa hauteur pour l’observer attentivement, les yeux plissés.

— Hum… Il est peut-être exact que tes dents semblent un peu plus longues que la moyenne, et encore, je le remarque parce que tu m’en as parlé. Mais franchement, ce n’est pas ce que j’ai noté en premier chez toi.

— Et qu’est-ze que tu as d’abord remarqué ?

— La grande tristesse de ton regard et en même temps cette toute petite flamme de malice qui ne demande qu’à briller de nouveau.

— Z'est tout ?

— Oui.

— Mon zozotement ? Mes poztillons ? La couleur zaunâtre de mes dents qui rezemblent à de la corne, tout za ne te donne pas zenvie de rire, de te moquer de moi, de me trouver des zurnoms mézants ?

— Euh, non. Pourquoi est-ce que je ferai une chose aussi horrible ?

— Parze que les zautres le font tout le temps, eux.

— Mais moi je ne suis pas les autres. Allez, viens te réchauffer auprès du feu.

Le lutin, heureux de l’attitude de ce jeune homme qui le considérait comme quelqu’un de normal et n’avait même pas prêté attention à ses dents, accepta joyeusement l’invitation.

— Tu zouris touzours comme za ou z’est zuste pour faire zemblant d’être zentil ?

Ce fut autour de Petit Bois d’être étonné par la question du lutin.

— Ah ! je souris ? En fait, je crois que je suis comme ça tout le temps. Je suis tellement heureux de tout ce qui m’arrive, de ce que je possède, de ma vie, que je ne me rends même plus compte que je souris.

— Que pozèdes-tu donc qui te rende zi heureux ?

— J’ai une petite cabane en bois, un petit lopin de terre, un jardin, et un cheval fidèle et robuste.

— Z’est zuste za qui te rend zi heureux ?

— Que voudrais-tu que je possède de plus ? Un toit, de quoi me nourrir, me déplacer. Il ne m’en faut pas plus.

— Zelle-là z’est la meilleure que z’ai zamais entendu ! éclata de rire le lutin qui en pleurait. Oh, merzi, merzi, il y avait tellement longtemps que ze n’avait pas ri comme za.

— Tant mieux si j'ai pu te faire rire, lui déclara le jeune homme, arborant un magnifique sourire de contentement.

— Qu’est-ze qui t’amène auzi près de la Forêt Maudite ?

— Il faut juste que je la traverse pour me rendre dans la montagne et trouver ce qui dégage une fumée mauve afin de rendre la joie de vivre à la fille du Roi et de la Reine.

— Zuste la traverzer ? Tu es fou ! Z’est le domaine de la Zorcière Noire ! Zi zamais elle te trouve zur za propriété, elle te zettera un terrible zort et zerzera à te détruire !

— Comment sais-tu tout cela ?

— Ze le zait parze que z’est exactement ze qui m ’est arrivé ! Ze ne croyais pas à zes z’histoires de zorzière et de zort maléfique, allant zusqu’à tourner en ridicule zette maudite zorzière, ze qui amuzait beaucoup les villazois et faizait ma réputazion. Réputazion qui est arrivée aux zoreilles de la Zorcière Noire et a déchaîné za fureur, au point de la faire zortir de za forêt et venir me rendre vizite… Pour ze venzer de ma vantardize, elle a détruit une bonne partie du villaze et m’a zeté un zort pour que ze me zouvienne que z’avais médit zur elle. Et comme zi ze n’était pas zune punizion déjà affreuze, les villazois m’ont banni du villaze pour avoir été la cauze de za dezstruczion. Alors vois-tu, ze ne comprends pas que tu veuilles traverzer zette forêt pour les beaux zyeux d’une prinzesse. Za n’en vaut pas la peine, zurtout zi tu finis comme moi.

— Oh ! mon pauvre ! Comme c’est injuste et bien cruel ! se désola sincèrement le jeune homme. Mais, j’y pense, si tu viens avec moi et si je rencontre la Sorcière, j’arriverai sûrement à la convaincre de supprimer le sort qu’elle t’a jeté ! Donc c’est entendu, demain, nous irons tous les deux dans cette forêt. Je suis certain que tout va s’arranger pour toi ! Allez, il est temps de dormir, car un grand voyage nous attend.

Petit Bois se coucha près du feu et s’endormit immédiatement, laissant son nouvel ami complètement abasourdi par ces dernières paroles. Le jeune homme montrait un tel enthousiasme et dégageait une énergie tellement positive qu’Arion se laissa convaincre ; il finit par s’endormir, bercé par l’espoir et, pour la première fois depuis très longtemps, confiant en l’avenir.

 

 

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