« Ultreïa ! Ultreïa ! »
À l’approche de Vézelay, le vent qui dispersait la poussière soulevée par ses pas portait à Alexandre ce mot étrange.
« Ultreïa ! Ultreïa ! »
Il lui parvenait avec régularité et de plus en plus distinctement. Ce mot, il le connaissait, mais ne l’avait encore jamais entendu. Il en connaissait la signification, « Allons plus loin ! », et connaissait les raisons de le prononcer. Cri de ralliement, d’encouragement, également simple moyen de se saluer entre pèlerins, ce mot n’appartenant à aucune langue était devenu un incontournable du lexique des jacquets. En l’entendant, Alexandre éprouva pourtant un sentiment étrange, comme… du trac.
Depuis son départ de Lille, trois semaines s’étaient écoulées. Durant tout ce temps, il n’avait côtoyé d’autres pèlerins qu’à une seule occasion, la messe de bénédiction à Notre-Dame de Paris. Il les avait accompagnés jusqu'à la tour Saint-Jacques, phare séculaire des pèlerins dans la houle parisienne, mais y avait décidé de partir vers Vézelay quand tous les autres optaient pour Tours.
En choisissant cette voix, la via Senonensis, il espérait trouver le calme dont il craignait qu’il devînt rare quand il serait sur des chemins plus fréquentés. Il avait fait le choix de la solitude. Il avait bivouaqué chaque fois que cela était possible, évitant ainsi les hébergements collectifs, et avait profité des forêts de Fontainebleau et de Sénart pour s’isoler et méditer. Il ne revenait à la civilisation que pour le ravitaillement et la visite des lieux de culte significatifs.
Loïc lui-même semblait avoir besoin de solitude : ses envois de messages, qui avaient repris avec intensité dès le premier jour du pèlerinage, s’étaient brutalement interrompus après Paris. Il avait envoyé le dernier quand Alexandre était au pied de la tour Saint-Jacques, pour connaître sa destination.
De Paris à Vézelay, Alexandre était resté seul avec son âme, pas toujours de bonne compagnie. Dans son isolement, il n’avait pas pris soin de lui, de son hygiène. Il était hirsute, sale et puant. Il avait davantage l’air d’un vagabond que d’un jacquet.
L’approche d’un groupe de pèlerins le renvoyait à une dimension plus collective du pèlerinage, avec laquelle il n’était pas certain d’être à l’aise après des semaines à vivre comme un ermite. Il craignait aussi un peu le regard des autres. Comment le percevraient-ils lorsqu’ils constateraient son état pitoyable ? Le considéraient-ils comme l’un des leurs ?
« Ultreïa. »
Le mot ne se posait plus sur les ondes du vent ; il les couvrait de toute sa force. Alexandre se retourna et aperçut trois hommes sur le point de le rattraper.
« Ultreïa », reprit celui qui était le plus en avant, d’un ton légèrement interrogatif.
— Ultreïa », lui répondit Alexandre, confirmant ainsi sa nature de jacquet.
Arrivé à la hauteur d’Alexandre, le trio se présenta. Le meneur s’appelait Martin ; les deux autres, Antoine et Louis. Ils avaient la vingtaine, ils étaient alertes et fringants ; ils affichaient à la perfection tous les attributs du pèlerin. On les aurait crus sortis d’une brochure touristique ; de véritables jeunes premiers du pèlerinage. Alexandre se sentit gêné face à eux.
« Désolé, les gars, pour… », dit-il, se désignant d’un geste de la main et posant un regard dépité sur son apparence pitoyable.
Martin lui répondit par une grimace narquoise qui leva ses derniers doutes sur la réalité de son état.
Le jeune homme s’aperçut de l’embarras occasionné par sa moquerie, et il fut surpris, ainsi qu’amusé, de troubler autant un pèlerin pourtant clairement aguerri. Il cherchait comment pousser un peu plus loin la plaisanterie quand Louis intervint :
« Mes amis et moi-même ne sommes sur la route que depuis quelques jours. On ne se permettra donc pas de juger qui que ce soit ! Nous allons à Compostelle. Vous aussi, n’est-ce-pas ?
— Oui, effectivement.
— Vous êtes sur la route depuis longtemps ?
— Depuis trois semaines. Je viens de Lille.
— Lille ! s’exclama Antoine.
— Oui… Lille… ? et… je… suis passé par Paris, où j’ai fait le choix de la via Senonensis.
— Oh ! s’exclama de nouveau Antoine.
— Il a un problème votre ami ? » dit Alexandre, agacé.
Martin saisit aussitôt cette occasion de s’amuser un peu à ses dépens :
« Lui non, vous par contre : entre votre parcours et votre allure, vous faites un suspect idéal !
— Suspect ! mais de quoi ?
— L’église Saint-Maurice de Lille a été vandalisée, il y a trois semaines. Dans une chapelle, derrière le chœur, la statue de saint Maurice a été brisée. Et puis d’autres “incidents” du même type se sont produits, précisément sur la voie que vous avez choisie : des églises ont été vandalisées et des prêtres agressés. »
Martin se tut soudain, se rendant compte que sa plaisanterie tournait en véritable accusation ; Alexandre ne trouvant rien à répondre, le silence tomba sur le groupe. Il aurait pu leur permettre de profiter du moment, de la pierre sous leurs pieds, des champs et de la vigne tout autour, de la vue sur les vestiges de rempart et sur le bois accrochés aux pentes de la colline au sommet de laquelle trônait leur objectif commun, la basilique romane de Vézelay ; mais il n’y avait aucun recueillement dans leur mutisme, rien d’autre que de la gêne ; en outre, instinctivement, ils avaient synchronisé leurs pas, si bien que personne ne distançait personne, et qu’il leur sembla que ce silence pesant les poursuivrait jusqu’au sommet.
« Croix... pierre... énergie... cupule... » Lorsqu’enfin deux voix encore lointaines, sorties de nulle part, jetèrent quelques mots dans les airs, chacun y agrippa son attention comme à des bouées jetées à la mer. Quelques autres mots leur parvinrent.
Martin, Antoine et Louis commencèrent à discuter du sens de ces étranges bribes de conversation qui filtraient à travers la végétation depuis les abords du petit bâtiment qui apparaissait au bout du chemin ; Alexandre se tut : lui n’avait tout simplement pas besoin de s’interroger sur ce qu’ils entendaient, sachant très bien vers quoi ils se dirigeaient et connaissant les théories suscitées par le lieu.
Parmi les nombreuses vidéos que Loïc lui avait recommandées, il y en avait une appartenant à une série intitulée la Vie secrète des pierres. On y parlait de la chapelle Sainte-Croix et de la clairière située à proximité. L’endroit avait un jour reçu la visite de Louis VII, d’Aliénor d’Aquitaine, d’un empereur germanique et d’une multitude de chevaliers, tous venus y assister à la prédication de saint Bernard de Clairvaux en faveur de la deuxième croisade. Peu de temps après, en souvenir de cet événement, la chapelle avait été construite ; une croix avait aussi été érigée dans la clairière, là où le prédicateur s’était tenu. Ensuite, Saint Louis avait à plusieurs reprises fait les honneurs du site.
Le petit bâtiment qui apparaissait au bout du chemin, c’était cette chapelle ; ses abords d’où provenaient les voix, la clairière.
Ce ne fut toutefois pas une assemblée de chevaliers en armes qu’Alexandre trouva sur place, mais des radiesthésistes armés de pendules et de baguettes de sourciers. Ils s’affairaient autour de la croix, ou plutôt des deux énormes rochers empilés sur lesquels elle avait été dressée. Ils discutaient et débattaient aussi beaucoup. Leur manège étrange, et même un peu comique, captiva l’attention des quatre pèlerins, qui s’arrêtèrent pour profiter du spectacle.
Alexandre entendit les mêmes propos que dans la vidéo ; les mêmes citations d’Henri Vincenot (un écrivain bourguignon) également ; le tout agrémenté de réflexions personnelles.
« Nous sommes ici en présence d’un site mégalithique très ancien, professa un homme qui regardait fixement l’empilement rocheux, fasciné.
— Un site mégalithique christianisé ! comme tant d’autres, grommela un autre type.
— Pour nous autres, géobiologues, peu importe quelle religion s’approprie le lieu : il sera toujours traversé par les mêmes puissantes énergies.
— Oui, par de si puissants courants telluriques et hydrauliques ! les forces vitales de la Terre, qui serpentent dans ses entrailles, la percent par endroits et jaillissent à sa surface pour y dispenser leurs bienfaits.
— C’est la Vouivre ! le dragon des Anciens, vénéré, respecté, capté ; le serpent des chrétiens, diabolisé, craint, dominé.
Martin ne comprenait pas vraiment ce que toutes ces personnes racontaient. Il sentait pourtant que dans ses propres entrailles ce n’étaient pas ses forces vitales qui serpentaient, mais la colère, elle aussi prête à percer et jaillir : sa foi intransigeante et viscérale n’avait pas besoin que tous ces mots devinssent intelligibles pour s’en offusquer. Il explosa. Ce fut un tel éclat de violence verbale qu’il emplit toute la clairière. Un court instant, chacun se figea, puis soudain ce fut un chaos de voix et d’invectives. Alexandre, opportuniste, s’éclipsa, trop heureux de pouvoir de nouveau cheminer seul.
Tournant le dos à la clairière, il suivit le sentier boisé tracé vers le sommet de la colline, arriva à la volée de marches permettant d’accéder à l’ancien chemin de ronde, la grimpa presque d’un bond (la voix de Martin se faisait de nouveau entendre), puis s’engagea sur le chemin pavé traversant le vieux rempart au niveau de la porte Sainte-Croix. Tout, autour de lui, n’était qu’arbres et odeurs d’humus. S’il n’avait jamais levé les yeux pour apercevoir s’élever vers les cieux la basilique Sainte-Marie-Madeleine, il aurait pu croire ne pas être sur le point de côtoyer ce triomphe des ouvriers et artistes de la pierre, et de se poser au cœur d’un monde façonné par eux, Vézelay.
Sur sa droite apparut finalement un haut mur en pierre. D’un geste spontané, presque inconscient, Alexandre le toucha du bout des doigts, tout en continuant à marcher, comme pour se préparer à son immersion minérale imminente. Il maintint ce contact ténu avec ce trait de pierre, puis avec les bâtiments qu’il eut ensuite à contourner, aussi longtemps qu’il le put. Lorsque ses doigts n’eurent plus de pierre à effleurer, Marie-Madeleine lui apparut dans son entièreté, vêtue de sa robe romane. Comme avec Saint-Maurice, à Lille, Alexandre l’aborda par son profil nord. Cette rencontre fut néanmoins une expérience très différente de celle vécue dans son Nord natal : ici, l’édifice religieux dominait un village étalé à ses pieds, comme prosterné.
Autre ambiance, même attitude : comme devant Saint-Maurice, Alexandre se figea. Cette fois, le dépassant et le bousculant, ce furent Martin, Antoine et Louis qui le sortirent de son inertie contemplative. Il cessa alors de ne percevoir que la basilique, prit conscience de la vie qui grouillait autour de lui et se mit à explorer les lieux.
Il y avait des touristes, des pèlerins, des touristes-pèlerins et des pèlerins-touristes ; des moines et des moniales ; des enfants, que l’on ne voyait pas mais dont les voix tonitruantes laissaient deviner la présence et les jeux ; un type aussi sale, hirsute et puant qu’Alexandre, « un routard, comme moi, un frère de peine et de crasse », pensa-t-il d’ailleurs ; une jeune femme filmant un homme âgé dont la gestuelle, les embardées vocales, la chemise bariolée et les cheveux épars et argentés ébouriffés faisaient éclater l’excentricité aux yeux de tous ; et les trois bellâtres du pèlerinage entrant dans le centre Sainte-Madeleine, un des sites d’hébergement pour pèlerins tenus par les Fraternités monastiques de Jérusalem à Vézelay.
À contrecœur, Alexandre se résolut à les imiter : il avait trop bivouaqué pour refuser un bon lit, même si cela signifiait partager un dortoir ; il y avait bien des hôtels dans le village, mais au vu du nombre de touristes, il était peu probable qu’il y restât des chambres ; et puis de toute façon, une nuit à l’hôtel n’aurait pas été du goût de son budget, tandis qu’un donativo – un hébergement à prix libre –, comme le centre, ne lui poserait évidemment aucun problème.
Après son inscription à l’accueil et le tamponnage de sa crédenciale, après les consignes et recommandations d’usage, Alexandre se libéra de son sac à dos, prépara rapidement son lit pour la nuit puis ressortit.
Dehors, assis sur un banc, il aperçut son « semblable ». La perspective d’un échange avec un pèlerin ayant vécu une expérience similaire à la sienne le fit sortir de sa réserve. Il s’approcha.
Il déchanta rapidement : à son sourire et à son bonjour ne fut retourné qu’un bref regard qui resombra aussi vite dans le vague, noir et fixe. Alexandre réalisa que cet homme n’était pas un pèlerin, mais un authentique vagabond. Il marmonnait en se balançant d’avant en arrière, nerveux, irradiant une colère à peine retenue. De quelques pas rapides, Alexandre s’éloigna de ce personnage lugubre et pénétra dans le vaste porche de la basilique, véritable sas entre l’espace profane de la rue et l’insondable sacralité du sanctuaire.
L’homme âgé et la jeune femme l’y avait précédé. Il faisait toujours acte d’excentricité ; elle le filmait toujours avec zèle et dévouement. Curieux, Alexandre approcha.
« Ce lieu, cet édifice magnifique, nous allons l’aborder avec des yeux d’alchimiste. Je vous invite à suivre ici, avec moi, un parcours initiatique que les historiens et les guides traditionnels ne veulent ou ne peuvent vous faire découvrir. Les bâtisseurs de ce sanctuaire y ont laissé des clés, des symboles qui, pour ceux capables de les trouver et de les déchiffrer, permettent d’accéder à la connaissance. Mais pas à la connaissance de savoirs stériles et rapidement obsolètes, non ! à la connaissance de soi-même : cette basilique est bien dédiée à l’alchimie, mais à l’alchimie intérieure. Si vous parvenez à y trouver votre propre pierre philosophale, c’est votre essence même que vous transformerez. Vous la transformerez en être céleste. »
Tout en écoutant ce discours improbable, Alexandre observait le fourmillement incessant et incongru des colonnes de visiteurs qui reliaient entre elles les portes du porche et celles de la nef. Soudain, les radiesthésistes de la clairière firent irruption, pendules et baguettes de sourcier en main. Alexandre remarqua la manche déchirée de l’un d’entre eux : l’altercation avec Martin n’avait pas dû être que verbale. Survoltés, ils s’engouffrèrent en un instant dans la nef.
À peine avaient-ils disparu du champ de vision d’Alexandre qu’un autre groupe surexcité entra ; eux ne disparurent pas dans le sanctuaire, mais s’arrêtèrent devant le portail monumental qui y donne accès et levèrent les yeux vers son magnifique tympan sculpté, émus devant cette image du Christ et de ses apôtres. Alexandre se joignit à eux dans leur recueillement, rassuré de pouvoir enfin observer en ce lieu un véritable acte de foi chrétienne.
La meneuse du groupe prit la parole : « Voyez cette étrangement longue main du Christ. C’est en fait un indice, un signe laissé là par l’initié qui a sculpté cette image : il n’y a aucune raison de représenter ainsi le Christ ; en revanche, cette longue main est l’attribut d’un dieu celte, le dieu Lug. D’après Henri Vincenot, c’est cette divinité qui est représentée ici. » Cette affirmation péremptoire lâchée, le groupe entra dans la nef. Un autre le remplaça aussitôt au pied du portail.
Les nouveaux arrivants raillèrent les propos de leurs prédécesseurs, puis portèrent leur attention sur le linteau, et sur les médaillons et les compartiments disposés en arc de cercle autour du Christ et des apôtres.
« Là, regardez, juste au-dessus du Christ, parmi les médaillons qui représentent les mois de l’année et leurs travaux agricoles respectifs, il y en a trois qui n’ont rien à y faire : le chien, l’acrobate et la sirène. Enroulés sur eux-mêmes, ces trois personnages symbolisent la folie, la duperie et la séduction du monde.
— Mais non ! pas du tout ! c’est tout l’inverse. Ces trois médaillons ont à voir avec l’harmonie et la quête spirituelle.
— Laissez tomber ces médaillons. C’est la représentation des peuples de la Terre qui devrait attirer votre attention. Ou plutôt l’un de ces peuples.
— Lequel ? Il y en a tellement ! Sur le linteau, aux pieds du Christ et des apôtres ; dans les compartiments, autour d’eux.
— Oui, mais là, tout près du Christ, de son visage, vous les voyez bien ces hommes à tête de chien, ces cynocéphales ? Ils sont une évocation évidente du dieu égyptien Anubis.
— Lug ! Anubis ! Qui d’autre encore ? » s’exclama Alexandre.
Le groupe se retourna sur lui tandis qu’un autre approchait. Alexandre traversa le portail et chercha refuge dans la nef. « Au moins ici Dieu ne devrait pas être mis en concurrence. Qui oserait manquer de respect au maître d’une telle demeure ? » pensa-t-il. Pourtant, partout où il posa le regard, il découvrit un écœurant grouillement. Des cafards qu’il eut subitement envie d’écraser. Il déambula parmi eux, ivre de rage.
Il y avait là les désormais habituels radiesthésistes, jacassant, des francs-maçons, pérorant, et toutes sortes d’autres personnes débitant toutes sortes d’autres propos. Il y avait aussi un homme couvert de tatouages, silencieux, qui regardait Alexandre avec insistance, de ce genre de regard qui donne la désagréable impression d’être reconnu sans reconnaître. L’intensité du bruit de fond émis par le grouillement allait crescendo, des voix ardentes éclataient çà et là, des bousculades ajoutaient au chaos ambiant, les quelques religieux présents se préparaient à réagir. Alexandre voulut s’échapper de cet enfer. Il était sur le point de retraverser le portail quand il fut refoulé à l’intérieur de la nef par l’irruption du vagabond. Au même moment, une voix s’éleva au-dessus des autres et les couvrit toutes. C’était celle d’un prêtre qui exigeait le calme et le respect des lieux. Il éteignit les braises de la foule mais incendia l’âme du vagabond, qui hurla : « Comment oses-tu ? Toi et les tiens ! Toi et les tiens ! », puis se rua, bouscula, heurta, renversa pour arriver jusqu’au prêtre. Il le jeta à terre et le roua de coups, éructant et bavant sa haine avec une rage telle que seuls quelques mots étaient compréhensibles. Alexandre en comprit toutefois suffisamment pour deviner le mobile de cette violence : de récents faits divers impliquant des prêtres dans des actes pédophiles.
Plusieurs hommes s’interposèrent. Ils réussirent à mettre fin aux coups mais pas à maîtriser le vagabond, qui disparut. Alexandre en fit autant, sous le regard de l’homme tatoué, resté impassible durant toute la scène. Sous le choc, les religieux laissèrent la basilique se vider, au risque de laisser filer l’agresseur. Lorsqu’ils retrouvèrent leurs esprits, ils étaient seuls. Ils fermèrent les lieux au public et pansèrent les blessures de leur frère et de Marie-Madeleine. Un à un, au fur et à mesure de l’accomplissement de leurs tâches respectives, ils s’en allèrent, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un, chargé d’inspecter le sanctuaire avant de le laisser s’enfoncer dans l’obscurité de la nuit.
Il prit son temps, profitant de la quiétude restaurée. La journée avait été si rude ! Tous ces gens incapables de visiter Marie-Madeleine sans lui manquer de respect ! Et cet horrible type qui avait incriminé l’Église tout entière des crimes de quelques-uns. Il ne supportait plus le poids de la culpabilité collective que la société leur faisait porter, à lui et ses frères. Les gens allaient-ils enfin comprendre que l’Église n’est pas différente de la société, qu’elle est faite d’hommes et de femmes dotés de leur libre arbitre, pour le meilleur mais aussi pour le pire ?
Dessinant clairement la silhouette d’un homme, une ombre portée au sol lui fit soudain prendre conscience qu’il n’était pas seul. Il voulut aller chercher de l’aide mais au premier mouvement de fuite esquissé, il fut empoigné et jeté à terre. Un coup de pied à la tête l’assomma.
Il revint à lui dans la crypte. Il était allongé au sol, nu, les mains liées dans le dos. L'homme le releva et le mit à genoux. Il voulut crier, appeler à l'aide, mais n'en eut pas le temps : un coup de hache le frappa à la tête. Il s'effondra. L'arme s'abattit de nouveau, à deux reprises, mutilant son torse puis déchirant son ventre. Cervelle, sang, viscères, avant de s'éteindre, il vit l'homme recueillir toute la vie qui s'échappait de lui et la répandre sur le roc qui constituait le sol de la crypte comme s'il la lui donnait en offrande.