Chapitre III

En rouge, souligné:

Isaac,

J’espère qu’on se retrouvera un jour quand on fera chacun deux mètres de haut.

Trois jours s’écoulèrent péniblement sans que Raphaël n’eut trouvé ni Isaac, ni le courage de toquer à sa porte. De leurs années d’amitié, toutes en crayons de couleur, en carnets d’idées remplis, en rires et en ombres chinoises, il n’avait jamais été passé le vestibule des Zieliński. Même lorsqu’Isaac avait hérité du vieux vélo de Raphaël — ce dernier ayant lui-même hérité de la bicyclette de son frère — et que Raphaël avait assumé la responsabilité et la joie de lui montrer comment tenir et pédaler à deux roues, le plus grand attendait de quoi se désaltérer à l’entrée de la petite maison.

Raphaël n’avait jamais une seule fois été invité à enlever ses chaussures pour explorer au-delà de ce couloir sombre et exigu la demeure, de manteaux hors-saison comble et dont l’air était lourd de poussière. Quand Raphaël arrivait trop tôt et devait attendre que le rouquin finisse une tâche pour décamper ensemble dans la saison, l’odeur sucrée de son ami était aussi saisissante autour de lui que s’il l’avait enlacé — que s’il se tenait le visage plongé dans son cou.

Il tapotait toujours ses souliers l’un contre l’autre pour se distraire, n’osant pas lever les yeux pour observer le reste de la maison — il n’osait même pas dessiner dans sa tête les murs et recoins cachés de sa vue, comme si l’acte seul d’imaginer constituait une intrusion.

Alors, il traversa la rue d’Isaac sans ralentir devant sa maison. Il ravala ses questionnements, chassa l’idée avec un coup de pied dans l’asphalte que le temps leur était compté. Il en voulait à Isaac de leur imposer cette distance, de lui avoir dit à demain et de l’avoir laissé attendre toute la journée et le lendemain sa venue. Et il ne pouvait s’empêcher de se demander s’il était avec cette fille, tout en craignant trop en connaître la réponse pour passer à la bibliothèque.

La route vers le marécage était longue et ennuyeuse sans la compagnie d’Isaac; le paysage, moins vrai autour de lui. Les petites maisons firent place aux commerces en briques puis les trottoirs disparurent aux limites du village. Il marcha sur l’herbe le long de la route, observant les vaches qui broutaient de l’autre côté de la clôture en petits groupes.

Plus loin, avant une bifurcation de la route, des peluches mangées par le temps attendaient fidèlement, les yeux grands ouverts, le retour du Christ au pied d’une croix érigée pour une petite fille du village perdue à jamais.

Les rares voitures qui quittaient un dimanche l’autoroute vers le village laissaient derrière elle des traînées de poussière dont Raphaël se réfugiait en couvrant son nez avec le col de son t-shirt. Il avait reconnu à bord de l’une d’elle des camarades de classe de son frère. Ils semblaient en discussion animée — le jeune homme au volant gesticulait d’une manière qui aurait fort déplu à Louis, lui qui sommait toujours leur père de se concentrer sur la route. La basse faisait tout vibrer près de l’auto, y compris le cœur de Raphaël lorsqu'elle le dépassa à toute allure, le laissant seul et toussant au bord de la route. 

Le stationnement vide de l’usine à papier était une vue rendue davantage sinistre par son étendue, aussi accélèra-t-il le pas vers le boisé. En franchissant l’aire de pique-nique des employés, il remarqua trois bicyclettes accotées contre différentes tables, invisibles depuis la route. L’une d’elle était neuve; tout de sa peinture vive à ses guidons et ses pneus bien noirs l’indiquait.

Raphaël ne reconnaissait pas leurs propriétaires. Tous les enfants de leur âge du village se déplaçaient à vélo hormis Isaac et lui depuis l’accident l’été dernier qui avait laissé Raphaël en plâtre et sans bicyclette. Madame Plante s’était beaucoup blâmée et excusée, visitant même à plusieurs reprises Raphaël une fois rentré de l’hôpital pour lui apporter soupe, biscuits et bandes dessinées. Elle avait même vidé son porte-monnaie dans la tirelire de Louis qui traînait cette journée-là sur le lit de Raphaël comme il avait demandé à son frère de lui acheter des bandes dessinées. La prise de responsabilité de l’enseignante retraitée, toutefois, était tombée sur de sourdes oreilles: Jonathan ne pardonnait pas à Raphaël son habitude de pédaler à moitié dans la lune, décélérant à en perdre le contrôle de son guidon avant d’accélérer imprévisiblement.

C’était qu’il l’avait surpris à le faire de maintes fois lorsqu’ils rentraient tous les deux à la sortie des usines. Jonathan klaxonnait alors, agitait les bras et jurait par la fenêtre déroulée tandis que Raphaël zigzaguait devant la voiture familiale. Les passants avaient beau secouer la tête devant la scène, Jonathan insistait que Raphaël cherchait à se retrouver dans un accident en se laissant aller ainsi. Il l’avait simplement trouvé — et Jonathan ne lui donnerait pas l’occasion de se briser l’autre bras, sinon pire.

Parmi les arbres, éparpillés mais ensemble enracinés, Raphaël se sentait mieux. Il retrouva facilement la clairière en gardant la droite, et il ne perdit pas de temps pour poser contre une roche son sac et sortir son calepin et deux plats.

Il passa brièvement en revue les éléments de sa liste. En le comparant avec les diagrammes parmi la pile de livres qu’il avait sorti de la bibliothèque, il avait estimé que le Revenant devait avoir un peu plus de deux semaines. L’environnement du petit commençait à devenir brouillé — Raphaël profitait du départ de son père pour Québec afin de recueillir de l’eau nouvelle et de la changer sans éveiller de suspicions.

Il remplit le premier plat d’eau du marécage, ayant lu que celle du robinet ne conviendrait pas — il lui aurait fallu autrement attendre trop longtemps pour récolter l’eau de la pluie, mais il avait aussi caché un sceau dans leur cour pour anticiper sa venue. Après l’avoir fermé avec soin, il le secoua doucement puis avec plus de houle pour tester son étanchéité. Satisfait, il le remit dans son sac, remplissant le deuxième plat de roches trouvées, de petites branches et surtout de feuilles marines. Il tenta d’en déraciner une plante sans succès, choisissant plutôt comme il y avait de cela quelques jours les meilleures d’entre elles.

Les autres têtards avaient également grandi depuis la dernière fois qu’il les avait vus. Raphaël fut tenté d’emporter avec lui un ami pour le Revenant, mais il se rappela l'agressivité avec laquelle sa fratrie le bousculait et le mordait, le chassait des sources de nourriture. Il pensa à son têtard balafré, bossu et affamé, et comme pour ne pas l’oublier, il se dépêcha à cueillir de nouvelles feuilles, remplissant son plat presque jusqu’au bord. 

Concentré sur son travail passionné, il n’entendit pas approcher sous le gazouillis des oiseaux. Mais ceux-ci s’agitèrent lorsqu’une roche perça la quiétude de la clairière pour finir par heurter la tête blonde — certains s’envolèrent lorsque Raphaël en trébucha, tombant dans l’eau les bras dans le sable.

Derrière lui des rires fusèrent, l’un d’eux particulièrement déplaisant aux oreilles de Raphaël. Il serra les dents, soulevant lentement tour à tour genoux puis mains, craignant de voir sous eux quelque masse écrasée. Une autre roche le frappa, sur le dos cette fois-ci.

« C’est quoi ton esti de problème ?! » hurla Raphaël en se relevant, croisant immédiatement le regard de celui qu’il savait d’ores et déjà être derrière le coup.

Ni l’un ni l’autre n’avait encore remarqué le sang sur l’avant-bras de Raphaël.

Marc-André lui souriait pourtant comme au plus proche de ses amis. Il pointa un des garçons qui l’accompagnaient, un Eugène Deschamps qui essuyait ses mains poussiéreuses sur ses jeans.

« La deuxième, c’était lui. »

Le trio approcha Raphaël qui s’empressa à califourchon de rassembler les feuilles arrachées, les branches et les roches qui s’étaient renversées dans la commotion.

« Quoi, les chefs de ton ami veulent étudier le sol québécois?

— Il est pas un Soviet, il est né à Montréal, grommela Raphaël. Laissez-moi donc! »

Il avait haussé le ton, et pour ponctuer ses dires, avait attrapé une pierre pour la lancer indiscriminément vers les autres garçons. Il n’atteignit personne, trop agité pour viser, mais l’élan qu’il avait prit avait exposé à ses camarades son avant-bras, sur lequel sang et autre sombre viscosité s’était étalée.

« C’est quoi ça?! lança Carl, le troisième garçon.

— Quoi? » demanda Raphaël.

La question de Carl et les visages de Marc-André et Eugène changés d’effroi l’inquiétaient sans qu’il ne veuille l’admettre. Il pensa d’abord à une farce — qu’ils cherchaient à obtenir une réaction de sa part pour par la suite s’en moquer, mais il finit par voir comme eux la masse noire à son bras et un « non… non non… » vaincu franchit ses lèvres.

« Mais c’est une sangsue?! » cria l’un d’eux, alarmé par le sang.

Délicatement, il prit le têtard qui avait subi sa chute entre son index et son pouce, le portant à l’eau sans geste brusque. Il l’avait déposé dans le creux de sa main, mais en la submergeant, il dut se rendre à l’évidence que le petit n’était plus. Pendant ce temps, les autres garçons s’étaient approchés pour mieux voir.

 « Ah, mais c’est juste un têtard. 

— Il doit y en avoir une centaine ici. »

Carl et Eugène se laissaient, comme Isaac et Raphaël quelques jours plus tôt, impressionner par le marécage grouillant de vie. Mais sur cette même eau et cette même terre, l’immobilité du têtard dans la paume de Raphaël faisait depuis ombre. À ses yeux, la scène avait pris la couleur vive du sang animal.

Raphaël gardait dans sa main le petit corps écrasé lorsqu’il se jeta au cou de Marc-André qui s’était lui aussi accroupi pour mieux observer les créatures. Il émit un hoquet de surprise en tombant, mais sa rage ne tarda pas à monter alors que Raphaël, dégoulinant, le plongeait dans l'herbe, l’enfonçant à répétitions contre la terre comme si celle-ci allait céder sous leur poids et les digérer tous deux.

« Lâche-moi! Lâche— Tabarnaque!

— C’est ta faute! »

Raphaël secouait Marc-André par les épaules, avec autant de force qu’il en possédait, ce qui restait du têtard séchant sur le col du t-shirt de l’autre qui essayait tant bien que mal de le repousser. Carl et Eugène avaient attrapé les bras de Raphaël, et Marc-André en profita pour asséner un coup au visage écarlate avant de se relever et s’épousseter — la terre humide toutefois s’était incrustée dans le moindre repli de ses vêtements. Dans son balayage, ses ongles grattèrent la chair desséchée du têtard, et avec une exclamation de dégoût, il le flanqua par terre. 

« Mais t’es un malade. »

Raphaël tenait son visage entre ses mains. Ses larmes lavaient goutte par goutte la terre et le sang sur ses doigts. Il essuya férocement ses yeux du revers de la main avant de prendre son sac — ouvert — et de partir à la course. Son carnet en tomba, mais il ne l’entendit pas, trop concentré à éviter les racines et les rochers sous ses pas.

Son cœur battait à toute allure dans sa poitrine qui se soulevait et se comprimait avec l’exertion. Les pas dans les bois à sa poursuite éveillait ses sens et son instinct de proie. Le rouge vif de l’une des bicyclettes qu’il avait repéré attira son œil. Jetant son sac dans le panier, Raphaël enjamba le vélo puis quitta le stationnement aussi vite qu’il le put, ignorant derrière lui les cris outrés de ses camarades de classe.

***

L’argent passait de mains en mains à la crèmière lorsque le soleil était à son zénith. Il semblait à Louis qu’il avait à peine le temps de respirer, encore moins de s’appuyer sur le comptoir et de regarder par la vitrine pour admirer les rives; les oies qui chassaient les passants en bordure de celles-ci.

Louise Michaud arrivait tous les jours à la même heure, si bien que Louis, Mylène et Ludovic avaient pris l’habitude de tenir la porte ouverte pour aérer le commerce en attendant son arrivée vers quatre heures. Souriante, elle faisait tout de même tinter du bout de sa canne le carillon. Son arrivée était un signe clair que la journée s’achevait pour l’équipe: plus qu’une heure sur le plancher, une grande partie de celle-ci passée à bavarder avec la plus fidèle de leurs clients.

Louis prépara deux boules de glace à la vanille dans un petit bol pendant que ses collègues complimentaient les toutes nouvelles boucles de Madame Michaud. Lorsqu’il quitta le comptoir pour la servir, elle ne le remercia qu’en levant un doigt accusatoire.

« J’ai entendu dire hier que tu nous quittes. Comment ça se fait, ça? »

Louis eut un rire nerveux. La nouvelle se propageait il ne savait trop comment, et chaque personne qu’il croisait était heureux de le lui en parler. Chaque discussion à ce sujet lui était profondément inconfortable — l’évocation du futur, un début d’adieu qu’il aurait voulu éviter.

« Pour le cégep. Techniques policières.

— Et pourquoi pas à Garneau? Tu pourrais revenir toutes les fins de semaine pour une crème glacée avec ta jumelle, dit-elle avec un clin d’œil, prenant une première cuillère.

— Louis veut affronter les grands méchants de Montréal, » le taquina Mylène en passant son bras autour de ses épaules.

Louise en retour leva les yeux et tendit la main libre vers le ciel.

« Miséricorde! 

Son expressivité ne manquait jamais d’attendrir Louis. Elle revint à celui-ci.

— J’espère que Montréal te traitera bien mon garçon. Mais n’oublie pas ton père et ton frère à la maison. Ni Louise. »

Elle tapota sa poitrine. Pris au dépourvu, Louis baissa les yeux. Peu de gens le savaient.

« Euh… On part tous ensemble, avoua Louis, se tournant rapidement vers un client qui venait d’entrer en guise d’échappatoire.

Mais Ludovic se dépêcha derrière le comptoir, et Louis n’eut pas le choix d’affronter l’air désemparé de celle qui était pour lui le cœur même de la ville. Un silence pesait — une finalité inavouée.

— Jonathan aussi? Pourquoi ça?

Il acquiesça lentement. Il sentait le regard de Mylène peser sur lui.

— On a pensé que ce serait mieux de… garder la famille ensemble. »

Il mima l’action de rassembler. Louise soupira, murmura quelque chose à propos du village qui se faisait décimer, éventrer. Elle finit par prendre la main de Mylène dans la sienne.

La dernière heure passa sans accroc, quoique Louis en comptait chaque minute qui s’écoulait. Il passait rapidement la mope — le sable d’une journée près de la rive s’accumulait au fond du seau d’eau — quand Mylène lui proposa de passer à l’épicerie ensemble.

Ils saluèrent Ludovic qui fumait sur la terrasse puis quittèrent chacun sur leur vélo. Ils pédalaient côte à côte, retraçant les veines et les artères de cet endroit qui les avaient connus depuis la prime enfance, qui avait témoigné de leurs premiers pas sur la plage et de chaque gorgée de bière dérobée.

Le silence dura tout le trajet. Dans la fraîcheur de l’épicerie, Mylène demanda:

« As-tu trouvé un appartement? »

Louis, qui sélectionnait les plus fermes des tomates, prit un moment avant de répondre. Son corps s’était tendu, sa mâchoire, crispée.

« J’ai l’impression que chacune de nos conversations est un adieu déguisé, il soupira. Comme si j’étais déjà parti le moment où je te l’ai annoncé. J’ai pas envie que tout se termine d’avance, ok? J’ai pas envie d’en parler.

Elle haussa les épaules, n’osant croiser son regard.

— Désolée…. Je veux juste me faire une idée de ta nouvelle vie. Je n’ai jamais eu à dire adieu à quelqu’un avant.

— Moi non plus. »

C’était aussi vrai que ça l’était faux.

Une nuit, des hurlements l’avait arraché de son sommeil. À travers les années, Louis avait appris à se bercer et à rêver au rythme des disputes de ses parents, mais il y avait là quelque chose de guttural dans la voix de son père — et quelque chose de sinistre dans le silence qui avait suivi, interrompu par des pas et une porte qui avait fait trembler les meubles en claquant. Raphaël n’était pas dans son berceau, sa couverture, soigneusement pliée par-dessus les barreaux.

Son souvenir du reste de la nuit était évasif. Il avait perdu de sa vivacité, et demeurait ancré plutôt dans l’esprit de Louis comme des Polaroïds aux couleurs délavées. Le t-shirt gris de son père qui fondait avec sa chair. Le chandail une fois retiré entre ses petites mains, selon les consignes de la voix à l’autre bout du fil. Le rouge et le bleu sur les murs du salon. Sa mère, menottée, sans un regard vers l’arrière. Sans un au revoir.

Il manquait à Mylène du lait, aussi se dirigèrent-ils ensemble vers l’allée. Le ton qu’avait prit Louis avait imposé un silence tendu entre eux, et lorsqu’il remarqua les larmes prêtes à éclore dans les grands yeux bruns de son amie, il s’arrêta net.

« Je suis désolé. Je ne devrais pas te forcer hors de ma vie comme ça, c’est injuste de ma part, dit Louis en prenant sa main dans la sienne. Je suis désolé, Mimi.

Elle gardait les yeux baissés, incapable de se prononcer, mais elle acquiesça doucement.

— Non, on a pas encore trouvé. On a beaucoup de découpures de journal. Grâce à toi, d’ailleurs, reprit Louis en secouant sa main. On a fait des appels et on a eu des non — il y a des motivés déjà sur place — mais on attend qu’un monsieur Wang nous rappelle ce soir. C’est prometteur… Mimi… Je suis vraiment désolé. »

Mylène acquiesça de nouveau, eut un sourire tremblotant. Puis elle reprit les devants vers l’allée des produits laitiers. Louis la suivit d’un pas pressé, le cœur lourd de sa propre mauvaise humeur. Mais lorsqu’il rejoint son amie, elle semblait avoir secoué sa peine, comme de la poussière sur son épaule.

« Je suis désolé.

— Non, non. C’est correct. Je vais faire de mon mieux pour finir mon diplôme au plus vite, et je te rejoindrai dans deux ans, même pas. C’est pas un adieu. Je sais que c’est pas vraiment un adieu. »

Aux paroles de sa plus chère amie, Louis sourit. Il prit un gallon de lait. Mylène en attrapa un autre, et ils reprirent leur chemin vers la caisse.

« Tu en as parlé à ton père, de ton plan?

— Non, mais il aura pas le choix. Et il n’aura aucune raison de s’inquiéter, si je m’en vais pour marier un policier », dit-elle avec un clin d’oeil. 

Il lui rendit un sourire complice.

C’était avec le corps plus léger que Louis pédala vers sa maison après avoir accompagné Mylène chez elle. Les parents de celle-ci l’avaient invité à rester, mais il avait refusé comme son frère l’attendait sans doute pour manger. Lorsqu’il tourna le coin de la rue, toutefois, il eut la surprise de voir attendre sur son perron l’homme qui tenait la quincaillerie et son fils. Louis ne reconnaissait pas le petit, mais ses vêtements terreux et son air fulminant — tel père tel fils — l’inquiétait. Il ralentit, puis débarqua de son vélo pour les rejoindre à pied.

« Comment je peux vous aider, Monsieur Lausier?

— Où est ton père?

— Il est à Québec. Il rentre plus tard cette nuit. (Cette information les fit grogner, déjectés.) Pourquoi?

— Ok, soupira Samuel Lausier. J’ai pas le temps de niaiser ou de l’attendre. Ton frère a volé le vélo à Marc-André. 

— Quoi?

— Raphaël l’a battu, volé, et laissé revenir à pied depuis les bois derrière l’usine. »

Louis, qui s’efforçait de paraître impassible, jeta un œil au dénommé Marc-André qui semblait lui-même mordre l’intérieur de sa joue, la tête basse, comme gêné. Il semblait que c’était la vérité.

Malgré son intuition il secoua la tête, leva la main comme pour mettre sur halte la discussion.

« Il doit y avoir une explication.

— Tu connais mieux que nous ton frère. Tu penses sincèrement qu’il y a une explication? (Un rire incrédule.) Ouvre-nous qu’on voit si le vélo n’est pas à l’intérieur. »

Louis serra les dents, accotant son vélo à lui contre la clôture pour se donner le temps de réfléchir à une réponse.

Il prit une grande respiration, grattant sa nuque en balayant du regard la cour. Il secoua la tête en pointant le sol sous leurs pieds.

« Il n’est pas à la maison. Il n’y a pas de trace de vélo dans l’herbe à part la mienne.

— Ouvre. »

La voix de Samuel était autoritaire, mais Louis ne se laissa pas impressionner. Au contraire, sa main serrait le siège de sa bicyclette à s’en blanchir les jointures. Il réussit toutefois à forcer un sourire sur son visage.

« Vous avez un mandat? »

Il regarda tour à tour Marc-André et son père, les mots de ce dernier résonnant encore dans sa tête. La rogne dans les yeux de Samuel amusait Louis, mais l’expression décomposé, embarrassé sur le visage du plus jeune le tiraillait.

« Je vous niaise », dit Louis après avoir observé les chaussures de Marc-André couvertes de boue et d’herbe séchées.

Avec un signe de la tête, il les invita à le suivre vers la porte d’entrée. Il débarra la porte avant de se mettre sur le côté pour les laisser voir à l’intérieur de la maison. Comme il l’avait prédit, elle était vide.

« Raph! » hurla Louis depuis le seuil.

Seul le silence leur répondit, et comme de fait, il referma la porte derrière lui.

Il resta un moment à l’entrée, tendant une oreille à la conversation de l’autre côté de la porte, anticipant tout mouvement. Lorsqu’il les entendit partir, il s’en détourna, lançant à mi-voix:

« Raph? »

La sonnerie du téléphone retentit comme pour répondre à l’appel. Ça devrait être monsieur Wang, pensa Louis en jetant un œil à l’horloge, aussi fut-il prompt à décrocher le combiné.

« Louis Martin à l’appareil. »

À l’autre bout du fil, il entendit un klaxon puis un homme vociférer indistinctement.

« C’est pour l’appartement sur Saint-Michel? Monsieur Wang? »

Il coinça le téléphone entre sa joue et son épaule, fouillant dans les poches de son short cargo pour trouver un stylo. Il tenta d’étirer le fil du téléphone pour attraper du bout des doigts les feuilles et le journal sur la table de cuisine — il dut se résoudre toutefois à déposer le combiné pour les prendre.

Lorsqu’il reporta le téléphone à son oreille, le vent fouettait l’interlocuteur d’une manière familière.

« Monsieur Wang? Désolé j’ai rien entendu de ce que vous avez dit. »

Toujours aucune réponse distincte, sinon le vent. Louis soupira.

« Ok, je sais pas c’est qui mais arrêtez. Arrêtez d’appeler ce numéro. On s’en va. »

Il raccrocha tout aussi vite pour ne pas bloquer plus longtemps la ligne téléphonique.

***

Les vastes champs à l’approche du village ouvraient l’esprit aux merveilles du ciel changeant. À l’horizon, la flèche de l’église marquait le centre et le cœur de Sainte-Marie. Raphaël pédalait aussi vite qu’il le put. Même avec la vitesse, la beauté de l’endroit auquel il devait sa vie — l’endroit qu’il devait dès lors quitter — ne pouvait lui échapper.

L’air-même dans les rues de son enfance était épaisse de souvenirs — lourde également du sentiment irrévocable qu’il planait ainsi et là, cheveux dans le vent, pour la dernière fois. Il aimait son village, aimait ses bois et sa rivière et ne pouvait s’imaginer qu’il y ait moyen de le quitter sans être arraché à sa propre chair; rompu, le cordon ombilical.

Il ne pouvait pas partir, il ne pouvait pas. Peut-être qu’Isaac et lui pouvaient fuguer. Rester cachés dans les bois, quelques jours tout au plus pour que son père et son frère comprennent la gravité de la situation et de sa demande. Ils accepteraient alors de rester. Louis pourrait étudier à Québec, revenir chaque fin de semaine — ou mieux encore, à Alma. Il n’y aurait ni séparation, ni départ, ni nouvelle vie à commencer.

Ayant d’ores et déjà semé ses trois camarades, Raphaël ne se permit toutefois pas de ralentir — il se jeta carrément du vélo lorsqu’il arriva devant chez Isaac.

« Isaac! » cria-t-il depuis la cour, scrutant les fenêtres recouvertes dans l’espoir de voir la bâche se déplacer, un visage familier de l’autre côté se dévoiler.

« Isaac! »

Il entendit comme une voix gronder à l’intérieur, puis la porte s’ouvrit. Raphaël courut vers Isaac, le cœur exalté. Isaac lui faisait signe de baisser le volume.

« Marc-André est un fou. (Il s’était efforcé de baisser le ton, mais l’urgence de la situation lui fit vite en oublier la nécessité.) Il faut qu’on parte, prends ton vélo, vite! 

Isaac mima de nouveau le geste.

— Partir où? » demanda celui-ci en fronçant les sourcils.

Il l’écoutait néanmoins, se dirigeant vers la galerie de sa maison où sa bicyclette prenait la poussière. Depuis que celle de Raphaël avait été pulvérisée, Isaac l’accompagnait à la marche partout où il allait. Si l’un se rendait loin, nécessairement, l’autre aussi. Si l’un coulait, nécessairement…

Ils se retrouvèrent ainsi à dévaler les rues de Sainte-Marie, chacun prêt à suivre l’autre jusqu’au bout de la terre — et s’ils roulaient en cercles toute la vie durant, au moins, ils auraient partagé un beau moment.

Raphaël pensa à cet instant lui dire la vérité, les cheveux à tous deux battus par le vent, mais il se ravisa. Le temps était à l’urgence et ils auraient, pensa-t-il, le temps de s’expliquer une fois cachés.

Ils avaient rapidement quitté le village, pédalant dans les routes de campagne. Raphaël n’avait pas fait part de son plan à Isaac. À vrai dire, il se l’était à peine articulé à lui-même. Les bois avoisinants lui rappelèrent qu’ils n’avaient pas de nourriture ni d’eau, à l’exception peu utile de l’eau du marécage. Il se dit en poursuivant silencieusement sa route qu’ils pourraient simplement s’abreuver à la rivière, puis il fut frappé d’une réalisation qui le fit arrêter net sur la route: il avait complètement oublié le Revenant.

L’interruption brusque avait surpris Isaac qui perdit un peu l’équilibre en s’arrêtant plus loin. Le pied à terre, il se retourna vers son ami qui faisait déjà sans lui demi-tour, avec comme seule explication:

« On a oublié le têtard. »

Raphaël pédalait avec une vigueur renouvelée par la pensée du têtard seul et affamé dans son bocal improvisé, et son ami derrière peinait à le suivre. Ils n’étaient pas trop loin des premières maisons à l’approche du village lorsque de féroces coups de klaxons leur firent manquer à tous deux un battement de cœur. Isaac raidit sur sa bicyclette alors que Raphaël grimaça. Derrière, on klaxonnait persistemment, et Raphaël savait quel visage contrarié l’attendait au volant qu’il devinait aussi écarlate que la voiture.

« Raphaël Martin, tu embarques mon maudit ou je vais te montrer mon cher que tu aurais préféré ne pas jamais connaître la lueur du jour. »

Les klaxons reprirent de plus bel: Isaac avait retourné la tête et avait ralenti le rythme pour s’arrêter au bord de la route. Raphaël après quelques secondes, dut se rendre à l’évidence qu’il n’avait pas d’autre choix que de suivre son ami, aussi arrêta-t-il son vélo un peu devant celui d’Isaac.

Jonathan aussi arrêta sa voiture — en plein milieu de la route, sans couper le moteur. La colère contractait ses muscles avec chacun des pas qu’il alignait vers les garçons. Il ignorait Isaac, soulevant d’une main la bicyclette volée et pointant de l’autre la Chevrolet.

« Dans le char. Maintenant. »

Raphaël obtempéra. Cette fois, ce fut à son tour de partir, bredouille, sans un regard porté vers son ami.

« Tu peux rentrer tout seul, Isaac? »

Raphaël n’entendit ni ne vit la réponse de celui-ci. Il monta derrière, espérant ainsi échapper au moins le temps de la route à la main de son père.

Malgré le ton plus doux qu’il avait pris pour s'adresser au rouquin, Jonathan parlait durement en frappant contre la vitre.

« Rends-toi utile pour une fois et ouvre donc le coffre. Et monte en avant! »

Raphaël se précipita pour se tortiller par-dessus le siège du conducteur, tirant sur le levier. Il avait l’impression que tout échappait à ses mains — sa prise sur le dossier du siège était maladroite, et le manche glissait avec la sueur sur  sa peau.

Le coffre ouvert, Raphaël enjamba le levier de vitesse pour rejoindre le siège passager, poussant un sac de pharmacie de côté pour s’y installer.

Son père ne perdit pas de temps pour coucher les sièges arrière et embarquer la bicyclette. Jonathan reprit le volant alors qu’Isaac quittait la scène en pédalant. Raphaël le suivait des yeux. Il lui semblait que lui aussi lui échappait d’entre les mains.

 « Je vais seulement te le demander une fois. À qui est le vélo?

— À Marc-André… répondit Raphaël.

— À Marc-André Lausier? »

Il hocha la tête, tout doucement, avant de se détourner de la fenêtre. Il imaginait les yeux de son père, durs, le transpercer.

Mais la route se poursuivit sans un mot, et Raphaël tâcha de ne pas croiser le regard de son père, fixant plutôt l’insigne sur le sac de pharmacie qu’il ne reconnaissait pas. Lorsqu’il releva les yeux, il s’aperçut qu’ils tournaient sur la rue de la maison des Lausier. Sur le perron, la mère de Marc-André fumait. L’expression sur son visage s’assombrit lorsqu’elle vit la voiture des Martin s’arrêter devant.

Jonathan ne perdit pas de temps pour sortir et ouvrir le coffre. Il prit la bicyclette, dissimulant une grimace de douleur derrière sa mine renfrognée avant de la déposer avec soin aux pieds de Maria qui s’était approchée après avoir écrasé son mégot. Il cogna sur la fenêtre derrière laquelle se cachait maussade Raphaël. Celui-ci glissa hors de l’automobile, les joues et les oreilles rouges de s’être fait attrapé, de ne pas assez avoir réfléchi.

« Je m’excuse, marmonna-t-il, la tête basse.

— Si ça n’en tenait qu’à moi, tu ne t’en serais pas sorti. »

Il gardait les yeux rivés vers le sol, la terre sur ses genoux et le sang séché sur son bras.

« Tu passeras le message à Marc et à Samuel, dit Jonathan en tournant déjà les talons, attrapant avec une force d’homme le maigre poignet de son fils.

— Bonne chance à Montréal », répondit Maria avec un ton que Raphaël ne connaissait que trop bien.

Jonathan mit fin à la discussion en poussant Raphaël vers la voiture.

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