Chapitre IV

Le plus que possible, Raphaël gardait son cou raide — pencher ou tourner la tête envoyait encore des ondes de douleur jusque dans ses épaules et plus bas dans son dos. Il n’avait toutefois pas d’autre choix que de tolérer les élancements tandis qu’il se tortillait sur le siège conducteur de la voiture de son père pour en aspirer sous le volant.

En nettoyant plus tôt les sièges, les pensées de Raphaël tournaient autour de l’inévitable — désormais, il devait s’y rendre à l’évidence. Il réfléchissait à ce qui adviendrait du Revenant pour éviter de mettre en mots une autre question, plus large, mais sans solution aucune — celle qui concernait plutôt Isaac.

De sa mésaventure, Raphaël n’eut été capable de ramener à la maison que de l’eau de marécage et quelques feuilles, le second plat ayant ouvert et été éventré de son trésor dans la commotion et la course.

Il avait pu changer pour son petit ami l’eau et observer combien le têtard se plaisait dans un environnement propre, nageant avec plus de vigueur en rond dans son saladier, comme réoxygéné.

Qu’il fut privé de sortie, toutefois, complexifiait les soins qu’il pouvait lui apporter. Bien que son père travaillait tous les jours, Raphaël craignait qu’on ne lui rapportait l’avoir vu ici et là s’il était à désobéir — ce que Jonathan lui aurait amèrement fait regretter. Il avait pensé, avant de relire dans un des magazines de la bibliothèque que l’eau embouteillée était bel et bien être pour le petit, demander à Isaac de faire pour lui l’aller-retour vers le bois. Il avait vite éloigné l’idée toutefois comme elle impliquait de faire rentrer Isaac à la maison. Cela aurait entraîné une conversation à laquelle il n’était pas prêt. À mesure, toutefois, que le jour du départ approchait, Raphaël commençait à se demander si il le serait jamais.

Les boîtes avaient été entamées. Dans la maison, Louis et Jonathan s’activaient — ce dernier avait envoyé Raphaël dehors après qu’il eut échappé une assiette qu’il était en train d’enrober de papier journal.

Enfin, le déménagement se concrétisait, et Raphaël passait le clair de ses journées enfermé à la maison à la préparer: nettoyer, trier, jeter. Il n’avait toutefois pas réussi à retrouver le bocal de bonbons pour offrir une meilleure maison au Revenant. Et la mauvaise humeur de son père ne délestait jamais ses épaules assez longtemps pour que Raphaël eut osé le lui demander.

Voler était un vice que Jonathan ne tolérait pas. Il tolérait encore moins la honte qu’imposait le regard d’autrui lorsqu’éclatait au grand jour un crime ou un autre secret.

L’histoire était parvenue quelques jours suivant l’incident aux oreilles de collègues à la papeterie, qui n’avait pas manqué de joyeusement taquiner Jonathan à l’heure du dîner au sujet du délinquant du village. Entre François, Baptiste et ses spaghettis froids, il avait su garder son calme, se rappelant sous la barbe qu’il n’avait plus que trois semaines à ravaler la colère au travers de sa gorge. En rentrant, cette soirée-là où Louis était sorti du village pour un concert, et en voyant que Raphaël, de sa journée passée à faire des gribouillages, avait trouvé le temps d’oublier de sortir du congélateur le bœuf haché, l’émotion eut le meilleur de lui.

C’est ainsi que Raphaël se retrouvait quelques jours plus tard à masser une épaule endolorie, puis la seconde, se reposant, étalé sur son siège, de ses contorsions. L’air était terriblement humide, peu propice à la réflexion profonde, mais il pensa dans la quiétude du moment à son têtard grandissant. Quand il lui pousserait quatre pattes, il se plairait à bondir dans l’herbe avant de plonger dans la rivière — l’humidité ambiante serait son plus bon ami.

Avec un soupir, Raphaël confronta son esprit à l’idée que si une telle vie attendait le Revenant, elle ne pourrait se dérouler avec lui. Raphaël imaginait la ville comme un monstre de bitume et de lumières, où l’herbe se faisait rare et l’eau était pauvre hormis lorsque le déluge s’abattait sur les hautes tours en punition méritée du ciel.

Il sursauta lorsqu’une main sur la fenêtre l’arracha à ses songes, mais reprit son souffle lorsqu’il vit qu’il s’agissait seulement d’Isaac. Il tenait son vélo accôté sur sa jambe.

« Es-tu encore en punition? demanda celui-ci tandis que Raphaël poussait la portière, enjambant le tuyau de l’aspirateur pour rejoindre son ami sous le soleil.

— Juste pour aujourd’hui encore. »

Raphaël haussait les épaules, s’étirant les bras puis doucement, très lentement, la nuque. Il tâchait toujours devant son ami de ne pas montrer ce qui déchirait ni à son âme ni à sa chair. Il savait que derrière son impassibilité, une bête de la même noirceur le mangeait.

« Qu’est-ce que tu fais, toi? finit-il par demander après un moment de silence.

Il ajouta, avec un petit rire en revoyant passer dans sa tête les filles ignorer ses salutations qui un jour rigolaient avec lui à gorge déployée:

— Tes parents ne t’ont pas encore dit de me tourner le dos dans la rue?

Isaac secoua la tête.

— Ils ont rien entendu sur rien. »

Raphaël acquiesça, surpris. Il était toutefois rassuré du fait. Si la nouvelle de ses déboires n’avait pas atteint les Zieliński, se pouvait-il qu’ils n’aient pas entendu parler du déménagement des Martin? Le soulagement était de courte durée — presqu’absurde lorsque la réalisation le frappa. Si Isaac ne l’avait pas appris de bouche à oreille, alors c’était à lui de le lui annoncer.

Mais il avait déjà l’air si triste, dans son immobilité, dans son t-shirt trop grand qui remuait légèrement avec le vent, retenu contre sa peau par le sac troué qu’il portait au dos. Ses lèvres s’entrouvèrent — il sembla vouloir parler, mais les mots lui échappèrent, ou alors il se ravisa. Ce jour-là, ils étaient deux à garder quelque chose pour soi.

Raphaël brisa le silence:  

« Demain matin, tu veux venir à la bibliothèque avec moi?

À sa grande surprise, Isaac secoua la tête.

— C’est toujours fermé, dimanche matin.

— Ok, mais on peut niaiser avant, y aller à midi, insista Raphaël.

— Non, je vais être occupé, soupira Isaac.

— Oh. D’accord. »

Raphaël l’entraîna avec lui jusque dans sa cour, dans un silence plus long encore. Il espérait que son ami ne le ressente pas comme tendu. Il le pressentait — ou le décidait-il à l’instant ? — qu’il n’y aurait pas pour eux d’au revoir. Raphaël n’en n’avait ni le courage ni les mots, gardait plutôt à la fois la crainte et l’espérance qu’Isaac l’oublierait lorsqu’il rentrerait au secondaire en septembre, tout en imaginant que lui ne pourrait jamais passer outre. Isaac aurait pour illuminer ses jours la fille aux cheveux noirs.

« Tu vas être avec ta nouvelle amie? demanda Raphaël, dont sa propre voix résonnait dans sa tête petite.

— Faustine et Madame Quentin.

— Ah! »

Faustine!

Derrière un arbre, dans l’ombre à l’abri du soleil plombant, le têtard grignotait. Sa queue était plus longue, translucide dans l’eau et il était plus costaud — à sa vue, Isaac eut un sourire, et Raphaël ne put s’empêcher de penser, méchamment, que le garçon songeait sans doute aux mots qu’il utiliserait pour partager ce moment avec Faustine.

Méchamment, il pensa à toutes les notes qu’il avait lui-même écrites et gardées pour ne rien oublier de raconter à Isaac. Lui avait-il déjà rendu la pareille?

Les réflexions de Raphaël firent grandir en lui un lourd sentiment d’injustice, et il eut l’envie impulsive d’envoyer Isaac à la maison — ou à la bibliothèque — et de retourner, de son côté, finir de nettoyer la voiture de son père.

« J’ai pas de place pour le garder chez nous sans qu’on ne le remarque, lâcha-t-il soudainement en déliant ses poings. J’ai pensé le donner à Madame Quentin.

Il s’accroupit près du têtard, absorbant sans plainte la douleur dans son dos alors qu’il se penchait vers l’animal.

— Tu pourrais lui demander, pour moi, demain? » enchaîna Raphaël.

Il gardait les yeux rivés sur le Revenant. Plus qu’une semaine ensemble. Il semblait que tout autour d’eux le savait, l’avait lu dans ses os — le ciel se faisait gris au dessus de leurs fantômes quand il avait été plus tôt clairsemé. L’oxygène montait dans ses narines comme en sifflant — bientôt, l’air deviendrait irrespirable.

Isaac prit un moment pour réfléchir avant d’acquiescer.

« Il faudrait lui acheter un bocal, ou tu sais, un aquarium, » suggéra-t-il également.

Raphaël détestait combien son conseil était sage. Il serra les dents mais n’eut le choix que de les étendre en un sourire.

Il se releva en frappant ses genoux, comme il avait vu son père le faire si souvent lors des visites de grand-maman qui s’étiraient à n’en plus finir.

« Je te retiens pas, tu es probablement occupé. »

Il reprenait ses expressions exactes. Il craignait qu’Isaac ne voit au travers de son sourire, au travers de sa lèvre qui tressautait.

Jamais auparavant Raphaël n’avait autant voulu être laissé à lui-même, lui pour qui se retrouver seul avec Isaac avait toujours été comme se retrouver avec sa propre personne — à deux ils gagnaient ensemble le courage de convoiter le monde. Désormais, il ne lui restait qu’à arracher son corps à son propre corps, cracher sur un sol damné le sang dans sa bouche.

« Mais je suis venu ici pour te voir, dit Isaac, et la phrase interrompit Raphaël dans la spirale terrible de ses pensées.

Il resta silencieux un moment, puis il tourna la tête vers la clôture derrière laquelle la voiture de son père attendait qu’on finisse de la nettoyer. Isaac anticipa ses prochaines paroles, et répondit:

— Je veux t’aider. »

Raphaël prit un temps pour goûter à la tendresse des mots de son ami, et avec un petit sourire tressaillant, il l’invita à revenir avec lui à l’avant de la maison — plus gêné qu’à l’habitude peut-être dans ses mouvements. Ses os tenaient encore en leur moelle la colère de l’instant d’ores et déjà égaré, mais le muscle de son cœur était lourd de la présence nouvelle — une joie inattendue.

En débranchant la rallonge électrique, Raphaël arriva à retrouver assez de légèreté en lui pour raconter à Isaac comment il comptait se débarrasser de la tâche.

Ils avaient annoncé à la météo une fine pluie pour l’après-midi — Raphaël avait vite rentré la rallonge et l’aspirateur, profitant de l’occasion pour prendre le détergent à vaisselle et des petits jus qu’il porta sous ses aisselles, se précipitant pour rejoindre Isaac. Il coinça par le manche un parapluie dans la poche de son short. La douleur dans son dos n’accompagnait ses mouvements qu’en chanson.

Là, Isaac observait longuement la maison, réagissant à peine lorsqu’il entendit arriver son ami. Mais dans son étude de la demeure il finit par croiser le regard de Raphaël. S’il paraissait complètement ridicule à tout porter ainsi, Isaac ne le voyait pas de cette manière.

Raphaël aspergea la carrosserie de l’automobile de savon à vaisselle, et à même leurs mains, les garçons frottèrent pour le faire mousser. La pluie commença avant qu’ils n’aient fini, mais ils s’attaquèrent ensemble au toit de la voiture avant de courser rejoindre la cour-arrière.

Leurs rires hanteraient les lieux pour des années à venir. Isaac et Raphaël s’installèrent auprès du têtard, se réfugiant sous le parapluie non pas des gouttes rafraîchissantes mais plutôt des regards de ceux qui à l’intérieur ne comprendraient pas — l’avaient-ils seulement un jour compris? Ils sirotèrent leurs jus de fruits en admirant le Revenant, cet être de chair et de cartilage, manifestation de l’espoir vivant.

***

Le sel de la journée de la veille constellait encore sa peau lorsqu’il se réveilla peu avant l’Angélus. Raphaël eut une pensée pour son ami qui commençait tôt sa journée avec la bibliothécaire et sa mystérieuse amie.

Il ne savait pas si un autre lui avait déjà sourit à lui avec autant de cœur, de sincérité. Le pincement qu’il ressentait n’avait rien à voir avec le terrible monstre aux yeux verts des dessins animés. Il pensait seulement à son ami. Le plus bon des amis.

Se redressant dans son lit, Raphaël s’étira le cou en tournant la tête par ci puis par là. Il s’occupa consciencieusement de ses exercices — ils lui faisaient mal autant qu’ils le soulageaient — avant de s’allonger en son long au pied de son lit sous lequel le monde du têtard fleurissait. Les garçons avaient trouvé dans la cour des Martin de petites plantes que le Revenant semblait apprécier ce matin-là.

La pluie de la veille, fine comme elle l’avait été, n’était pas suffisamment tombée pour remplacer l’eau qui commençait à se faire opaque. Raphaël feuilleta dans le livre au dessus de la pile — seul vestige de vie parmi les boîtes et les valises pleines. L’idée de mal faire le hantait. La vie du têtard lui était devenue — si elle ne l’avait pas été au premier instant — d’une préciosité inexprimable, et sans jamais l’exprimer il savait qu’Isaac partageait avec lui ce sentiment.

Il confirma avec un hochement de tête qu’il avait bien auparavant compris, mais garda, avec le coin d’une boîte chargée d’albums de photos que Louis et lui s’étaient amusés à consulter, les pages du livre ouvertes. Son plan pour sa première journée de liberté était, comme l’eau, brumeux dans son esprit, aussi se résolut-il à éclairer ses pensées en les transposant sur papier.

Il gribouilla puis jeta un œil dans son tiroir où un pot de monnaie rempli attendait d’être compté. Il estimait qu’il devait avoir près de vingt dollars en vingt-cinq et dix cents, mais il avait beau scruter le fond de ses mémoires, il n’avait aucune idée si c’en était une somme suffisante.

Mieux valait être préparé, pensait Raphaël en tendant l’oreille un moment. Depuis l’autre côté de la porte, la télévision l’invitait à paresser. Quelqu’un faisait la vaisselle avec un fracas familier, presque réconfortant. Il regarda les murs dénudés — à la poubelle, les tables de multiplication – avec le pressentiment que tout, bientôt, allait changer.

Il se pencha, s’y forçant à travers la raideur de son cou, et déposa un baiser sur le saladier qui abritait le Revenant. Raphaël en gardant un œil sur la porte, se faufila parmi les boîtes vers celles de son frère, où il trouva assez aisément, puisque deux longues oreilles dépassaient du carton, la tirelire de Louis.

Il la prit délicatement, la retournant avec autant de précaution que l’adrénaline lui permettait, pour éviter d’alerter la famille. La monnaie glissait sur la céramique pour s’accumuler dans le creux de la tête du souriant lapin, mais personne n’accourut — Raphaël retenait même sa respiration.

Il déboucha le trou sous les pieds du lapin, penchant lentement ici puis là la tirelire pour trouver un meilleur angle, et ses doigts pêchèrent un billet de papier vert, puis un deuxième.

L’argent en poche, il remit tout à sa place, s’assurant même que le sourire de la créature n’avait pas changé – que son noeud papillon demeurait en place. Il s’habilla, rabattit le pan de son drap au-dessus du têtard, puis, sac dans la main, il sortit de sa chambre le coeur battant fort dans sa poitrine.

Louis devant la télévision s’entraînait avec des poids – sortis tout juste d’une boîte qui ne viendrait pas avec eux en ville mais qui irait plutôt au Débarras, où l’enfance et la peine d’amour de l’un devenait le joyau chéri de l’autre.

Jonathan, lui, la vaisselle achevée, essuyait ses mains sur un torchon.

« Est-ce que je peux sortir? demanda Raphaël sans perdre plus de temps.

— Bon matin… marmonna en réponse Jonathan. Oui.

– Ok. Je vais à la bibliothèque avec Isaac », dit Raphaël d’une voix qu'il s’efforçait de garder stable, tout comme son sac à dos de ses économies remplies.

Et quand son frère se retourna, il baissa les yeux, espérant que son argent à lui n’ait pas brûlé dans sa poche un trou. Il se dit qu’il ne l’utiliserait peut-être pas, qu’il s’agissait seulement d’avoir la prudence d’être préparé à toute éventualité.

Il déposa doucement son sac au pied de l’armoire à l’entrée puis trouva un morceau de pain avec lequel engloutir son médicament, gardant le second pour plus tard dans un mouchoir qu’il enfouit dans sa deuxième poche.

Jonathan lui tendit un sandwich au jambon et à la moutarde dans un plat — l’un de celui qu’il avait utilisé pour ramener à la maison son précieux têtard. Raphaël le remercia en attrapant une bouteille d’eau, mais il ne les rangea pas dans son sac jusqu’à ce qu’il ait dépassé la maison de sa voisine.

Lourd dans son dos, il gardait toutefois sa tête haute pour regarder la cime des arbres verdoyante défiler avec chacun de ses pas. Plus que quelques jours à respirer Sainte-Marie — plus que quelques jours à vivre lui semblait-il.

L’heure de la messe sonna au moment où Raphaël passa devant la paroisse du village. Elle était la première chose que l’on voyait à l’approche, et la dernière, quand en quittant on se retournait — le plus haut point de petite Sainte-Marie-de-la-Rive.

Lorsque sa grand-mère, de son vivant, venait depuis Alma visiter ses petits-fils, elle avait l’habitude de les y emmener. Raphaël assistait aux vêpres ou à la messe depuis les genoux de sa mamie où il faisait bon vivre – ses yeux curieux parcouraient les stations du chemin de croix et les grosses joues de Père François.  Toutefois, c’était le visage de cette femme qu’il avait tant aimé qu’il aurait souhaité prêter davantage attention.

Sur les marches menant aux grandes portes de l’église, son ami se tenait, ayant revêtu une chemise blanche que, bien que trop grande, Isaac portait à merveille aux yeux de Raphaël. Il parlait avec Faustine, un peu plus haute et élégante que lui, avec de longs cheveux bruns qui couvraient son dos comme un voile.

Raphaël leva la main pour saluer son ami, mais on l’invita avec Faustine à l’intérieur. Isaac ne le vit pas, et Raphaël n’appela pas son nom.

***

Tous à Sainte-Marie se demandait comment l’animalerie du village parvenait à tirer un profit. Les mêmes lits de chats prenaient la poussière sur leurs étagères depuis des années et l’air en était lourde, acerbe. La nourriture, en contrepartie, se vendait bien à en juger par les palettes qu’on n’avait même pas pris la peine de décharger – le magasin avait l’avantage d’être le seul dans les alentours à ainsi offrir des services et friandises aux animaux de compagnie. Mais bien qu’une pancarte jaunie déchirée par le temps proposait derrière la vitrine aux villageois des soins de toilettages pour leurs trésors à quatre pattes, Raphaël doutait qu’on confiait à Monsieur Béland particulièrement beaucoup d’ouvrage.

Sous les longues ongles de celui-ci, Raphaël remarqua de la terre incrustée et un peu de sang — il ne pouvait toutefois le juger, lui qui revenait de la clairière les genoux noirs. Le propriétaire de l’animalerie curait son ongle avec un autre en l’écoutant bafouiller ses explications, et lorsque Raphaël eut terminé, il ne fit que pointer d’un geste de la tête la section arrière du magasin.

Sans demander davantage, il s’y dépêcha, le sac lourd de roches et de plantes. Le mur au fond du commerce appartenait à des poissons par centaines. Des tout petits, transparents avec en leur centre chacun une ligne bleue fluo, attirèrent le regard de Raphaël. Mais parmi ses confrères, un poisson gisait au fond de l’aquarium.

Il observa le mort longuement, et la manière un peu frénétique des autres poissons de nager au-dessus lui, sans le remarquer. Avaient-ils l’esprit de le chercher, mais pas la tête de le retrouver dans les tréfonds de leur monde tout entier?

Raphaël se dit qu’il aurait dû attendre Isaac pour venir. Il tourna la tête, et il reconnut accroché au mur adjacent, le collier de Cléo.

Sous les poissons, sur des étagères basses, des aquariums se vendaient pour quarante dollars. Il prit une boîte entre ses mains, puis la souleva pour comparer sa taille avec ceux qui se trouvaient devant lui. Si le paysage dénudé de couleurs dans lequel vivaient les poissons du magasin l’attristait, il imaginait combien avec de la terre, quelques plantes, des roches et une de ces décorations sur le présentoir à l’entrée, le Revenant s’y plairait.

Fier de sa trouvaille et fier d’avoir pensé à emmener assez d’argent avec lui, le garçon se dépêcha vers la caisse où le propriétaire du magasin lisait un magazine de reptiles. Il choisit sur le présentoir une pierre trouée, dans lequel il imaginait déjà le têtard se cacher des yeux prédateurs.

Raphaël toussota pour attirer l’attention de l’homme, mais il ne leva les yeux qu’après avoir terminé la lecture de sa phrase.

« Tu reviendras pour les criquets? demanda-t-il en tapotant sur sa caisse. Quarante-neuf dollars quarante-cinq.

— Quoi?

– Quarante-neuf dollars quarante-cinq. À moins que tu veuilles tes criquets maintenant.

— Non, répondit Raphaël en secouant vivement la tête avant d’ajouter à la blague: Merci, j’ai pas faim. »

Raphaël fut content de quitter l’animalerie, de remplir ses poumons d’air frais après une éternité passée à regarder le caissier compter la monnaie. Si seulement il pouvait embouteiller cet air, l’emmener avec lui dans la ville, en prendre des bouffées en secret — comme s’il s’agissait d’une cigarette — et sentir toute la pression dans ses épaules se dissiper.

Car son sac était beaucoup plus léger sans ses économies pour faire exercer la gravité. Raphaël avait comme l’envie de gambader au soleil, l’envie de tirer la langue à quiconque l’en réprimanderait.

Il ne lui restait plus que de se rendre à la bibliothèque pour déposer l’aquarium, jouer un peu de charme, puis d’aller chercher chez lui le têtard avant de le confier à Marie Quentin. Ensuite, il voulait passer à l’épicerie pour acheter des bouteilles d’eau avec l’argent qui lui restait. Il espérait croiser Isaac sur son chemin, qui saurait dans sa sagesse trouver les bons mots pour toucher le coeur de la bibliothécaire.

En marchant, il se creusait la tête à voix haute, ses pensées rejoignant le bruit des rares voitures, des oiseaux en plein vol, des pas dans l’herbe et des rires d’enfants qui culminaient en ce qui serait toujours pour lui la symphonie des jours heureux.

Car l’envie de sourire s’évapora rapidement lorsqu’il trouva à l’entrée de la bibliothèque le chariot de retours remplis des livres qu’il avait le matin-même consulté dans sa chambre, empilés là de la même manière qu’il les avait laissés comme une accusation.

Dans la salle, la tonalité constante et subtile de l’électricité, auparavant aussi réconfortante qu’endormante à l’heure du conte à laquelle Louis l’emmenait, petits, après l’école, était devenue pesante, sinistre. Son corps se souvenait d’une pareille raideur qui l’avait pris quand il avait été tout petit et que sa couche avait grand eu besoin d’être changée. Une dispute, des pleurs, avaient depuis quelques minutes laissés place au silence, mais dans la nuit, une bouilloire avait sifflé. 

Il ne chercha pas Marie, déposa l’aquarium là-même où il s’était tenu devant le chariot, et décampa, vif dans l’après-midi.

Il courut tout au long de la route vers la maison, et si plusieurs pensées différentes le traversèrent, son esprit ne s’arrêta sur aucune d’entre elles. Ses jambes le portèrent jusqu’au seuil de sa maison, où ils menacèrent enfin de le lâcher. La voiture rouge de son père était à l’entrée. Il tourna la poignée – barrée.

Avec une boule grandissante en travers de sa gorge, et son propre corps en bataille avec lui-même, passant au feu sa peau, il fouilla dans son sac sa clef, à laquelle était attaché pour ne perdre ni l’un ni l’autre un médaillon de Saint-Joseph, gracieuseté de sa mamie.

Les mains tremblantes, il ouvrit la porte, laissant tomber son sac, la clef, le médaillon, laissant derrière lui la porte ouverte, laissant derrière lui l’été.

Rien. Ni personne. Un silence de mort véritable régnait dans la maison, et Raphaël fut tenté de tourner les talons et de retourner parmi les vivants. Pas à pas, il marcha vers sa chambre, où tout était rangé, où les livres et magazines et feuilles qui jonchaient le plancher avaient en effet disparu.

Sa respiration s’accéléra avec un glapissement lorsqu’il remarqua le coin de son drap, relevé sur le matelas, et la poussière là où le saladier avait été quelques heures plus tôt. Il parcourut les yeux autour de la pièce – sa tête tournait d’angoisse et il eut besoin de s’asseoir par terre pour mieux réfléchir. La tête sur les genoux, il passa les mains dans ses cheveux, enfonça dans sa chair ses ongles, griffant sur son scalp la pensée qui ne quittait pas son esprit.

Il put se relever après quelques minutes, et, tremblant jusqu’aux os, prendre la porte pour revenir au cœur de la demeure. Il garda les yeux devant lui et la tête droite comme de peur d’apercevoir du coin de l’œil quelque chose qu’il vaudrait mieux regarder d’en face. Et il le trouva, le saladier — retourné au dessus de l’évier, nettoyé, propre, virginal.

Il laissa échapper une plainte, ferma les yeux, serra à en voir des étoiles et des galaxies là aux creux de ses paupières. Il aurait voulu rester là à contempler les secrets de l’abysse, mais il savait.

Lentement, il se retourna, et lorsqu’il ouvrit les yeux, il aperçut du coin de l’œil le bocal qu’il avait tant cherché sur le comptoir, près de la baie vitrée, imprégné de soleil. Depuis le coin de son œil, il crut apercevoir la bête de sa mère. Mais il savait.

Il ne vit pas tout de suite le têtard, le regard naturellement attiré par l’ondulation des plantes du jardin dans le bocal — mouvant infiniment lentement dans l’eau transparente, virginale, de chlorine empoisonnée. La masse noire au fond du bocal se fondait presqu’avec le comptoir.

Les épaules et l’esprit secoués, torturés par de violents sanglots, Raphaël ferma de nouveau les yeux, serra les paupières. Fort.

Le solstice amorti depuis un mois déjà, les journées se raccourcissaient. L’été à Sainte-Marie-de-la-Rive tirait vers sa fin.

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