Du premier au second Conseil du Graal
« - Vous pensez qu’on découvrira des animaux nouveaux dans la forêt ? À ce qu’il parait, il y a de putains de gros chats tout rayés qui bouffent des gens !
- Ça s’appelle des tigres, connard, tout le monde sait ça ! »
Tyr répondant à Alessandre dans une taverne de Saïgon, Indochine Française, 1871.
Mais tandis que la majeure partie du monde se préparait à la guerre, et que les trois autres membres du Conseil s’activaient dans leurs missions respectives, la Lune Pâle s’épuisait à une tout autre tâche.
À cette heure aussi matinale malgré le soleil était radieux, Maria essayait de convaincre la jeune Anastasia que son projet d’avenir était faux, que la passion n’était rien contre l’utilité, que la nécessité l’emportait sur l’amour. En clair, les arts ne servent à rien et sont des activités futiles de dindes bourgeoises, lui assénait-elle après que sa sœur eut le malheur de répéter que les sciences ne l’intéressaient pas. Seulement, la petite Ana n’était pas de cet avis, elle était à l’opposé de sa sœur à ce sujet, et c’était bien l’une de leurs rares différences.
— Pourquoi ?! Plein de gens en vivent ! Pourquoi tu me priverais de ça ? Je veux vivre ma passion, comme toi ! » insistait l’adolescente sur un air outré qui faisait à peine vaciller son aînée.
— Il n’y a aucune passion chez moi, je ne sers que mes intérêts, et si tu veux vraiment m’imiter, je veux bien te prendre comme élève, mais ce n’est pas ce que tu souhaites. Enfin, soit, je ne suis pas intransigeante, ni maniaque. Si tu as l’esprit trop ouvert pour les sciences fondamentales, pourquoi ne t’intéresses-tu pas à l’histoire, à l’économie politique ou à la philosophie ?
— Mais enfin, Maria, je m’en fiche de tes histoires ! Je veux jouer du violon, du piano, de la flûte, moi ! Je veux apprendre à peindre des toiles comme celles qu’il y avait chez notre oncle Louis. Et je veux apprendre à danser autre chose que des valses ! » s’acharna-t-elle encore pour que Maria ne doive se répéter, en ajoutant que lancer des suggestions indécentes ne la rendait pas plus convaincante, loin de là.
— Quoiqu’il en soit, même si tu joues bien, ton violon ne t’apportera rien de grandiose, c’est à peine si tu en vivras décemment. » en conclut-elle d’un air impassible qui mettait normalement fin à toutes les discussions, à moins qu’Anastasia ne pique elle-aussi son caprice pour que la négociation ne s’arrête là - comme souvent entre les deux sœurs.
Pourtant cette fois, ce n’est pas Maria qui céda, du moins pas sur tout, et certainement pas sur cette histoire ridicule de danse – le discussion était définitivement close.
Certes, elle ne voulait pas la contraindre, mais il n’était pas question de la laisser réduire son avenir, comme l’aînée le disait si bien, pendant que sa cadette souriait déjà du marché qui allait lui être proposé. Car si Anastasia voulait risquer son destin dans les arts, Maria allait s’assurer que les sacrifices nécessaires soient faits pour réussir : les leçons de musique ou de peinture allaient doubler, et sa progression serait supervisée avec le sérieux d’un protocole expérimental. À vrai dire, elle était même prête à rogner sur les autres cours, ceux de sciences ou de lettres que sa sœur maîtrisait déjà suffisamment, à condition que cette dernière se consacre à sa passion corps et âme. Et cette perspective semblait étonnamment la réjouir, la motiver même, jusqu’à transformer son caprice en un sourire radieux qui finit par leur faire avouer qu’elles étaient indéniablement sœurs.
D’ailleurs, il est déjà l’heure d’aller se préparer pour ton cours de musique, reprit aussitôt Maria en quittant son fauteuil, soulagée à l’idée d’en avoir fini avec cette discussion moins houleuse que prévue, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que sa petite sœur ne bondissait pas de son siège avec enthousiasme - comme elle aurait dû le faire normalement.
— Tu vas encore aller t’entraîner à l’épée ? » lui demanda-t-elle sur un ton curieux où Maria discerna tout de suite de l’anxiété, puisqu’Anastasia n’avait jamais aimé que son aînée puisse se préparer à devoir défendre leurs vies.
— Oui, je le dois. Allez, file. » répondit-elle simplement en regardant l’adolescente s’exécuter, avant de la retenir pour un dernier mot sur le pas de la porte. « Et n’oublie pas, je t’aime plus que tout, mon ange. » lança laconiquement la Française du Conseil, d’un ton presque sans émotion alors qu’elle en était aussi emplie que sa sœur.
— Oui ! Moi aussi je t’aime ! » lui répondit-elle chaleureusement en filant aussitôt dans le couloir, laissant Maria sourire en voyant la longue natte de sa cadette disparaître derrière le mur.
— Bon, eh bien, j’ai presque perdu. Je suppose que personne n’est infaillible ... » s’avoua-t-elle, toute seule dans son salon. Enfin, tant qu’elle réussit et qu’elle est heureuse, ça me va, Ils en seraient heureux eux-aussi s’ils étaient là, en vint elle-même à sourire, avec un brin de nostalgie en repensant à ses parents, à la difficulté qu’ils avaient eu à concevoir sa petite sœur ou à des moments anodins passés en leur compagnie – ce qui ne manqua pas de lui rappeler son petit agenda quotidien.
Alors c’est sans perdre plus de temps, qu’elle fila à l’entraînement martial, comme chaque jour à la dixième heure.
À vrai dire, hormis quelques exceptions, cela faisait même depuis ses huit ans qu’elle n’avait pas raté un entraînement, depuis le jour où son père avait accepté de l’initier à l’escrime. Puis, le temps passant, profitant des moments complices entre un père et sa fille, Maria avait fini par apprendre le maniement de toutes sortes d’épées ou de pistolets, tout en obtenant l’attention de son paternel qu’elle admirait tant. Et le drame de Cracovie n’avait pas entamé sa motivation, au contraire, ses entraînements n’étaient plus un jeu ni de l’entretien physique, c’était de la préparation au combat. En plus, c’était aussi un moyen de se défouler pour elle qui en avait toujours besoin, et c’était même l’occasion de redécouvrir ses parents au détour des récits de son oncle – et partenaire d’entraînement.
Mais au grand étonnement de la savante qui croyait n’y retrouver qu’Henri à cette heure, des entrechocs de métaux résonnaient dans le couloir précédant la salle d’armes. Et au vu de l’intensité du combat qu’elle entendait, il ne pouvait pas s’agir des vigiles qu’elle avait embauché pour combler les pertes de la chasse du singe mutant, aucun n’était capable de tenir un tel rythme contre son oncle. Alessandre doit cuver quelque part à cette heure-là, Raphaël fait sa ronde dans le quartier et Théodose surveille la Guenon, ce serait donc Jasper qui serait devenu rigoureux, s’amusa-t-elle, avant de réaliser qu’il cherchait probablement un prétexte pour passer du temps avec elle d’une façon ou d’une autre, un véritable gamin celui-ci. Enfin, qui sait, peut-être qu’un jour il fera un partenaire d’entraînement acceptable, ironisa-t-elle intérieurement en ouvrant la belle double porte d’or et de blanc, pour y découvrir Jasper mettant son oncle en difficulté sur le sable de sa salle d’armes. D’ailleurs, au moment où elle ouvrit la porte, l’Alsacien finissait tout juste une virevolte sublime au-dessus d’Henri, pour toucher son adversaire d’un coup de son épée de bois juste au-dessus de l’omoplate – un geste largement digne de ceux d’Ezio
À cette seule vue, il n’y avait pas comparaison possible, les combattants augmentés par le LM dépassaient largement les autres, tels des héros de saga contre des anonymes. Malgré sa cinquantaine, Henri devrait normalement dominer Jasper par son expérience et sa technique, mais il n’en était rien, Jasper était simplement trop vif et trop précis – ainsi que trop poli pour donner toute sa force contre son aîné. Heureusement que le vieux polonais avait encore nombre de savoirs à transmettre, sinon il serait déjà indigne d’intérêt pour ces jeunes-là. Enfin, cette virevolte n’est pas quelque chose que Jasper fait tous les jours non plus, nuança-t-elle intérieurement avant de s’avouer la vérité, je devrais tout de même venir le voir plus souvent. Jasper est aussi l’un de mes patients après tout, j’ai sûrement deux ou trois petites choses à apprendre en l’observant, en conclut-elle intérieurement, tandis que les deux hommes se tournaient vers celle qui venait les interrompre sans rien dire.
— C’est déjà la fin de ma session d’entraînement ? » s’interrogea l’Alsacien en la regardant avancer vers le râtelier d’armes sans rien dire, avant qu’Henri ne lui réponde qu’elle avait effectivement un quart d’heure d’avance.
— Quinze minutes de gagnées, les recherches me laissent du temps libre et j’ai remotivé ma petite sœur. Alors je viens maintenant.
— Tu ne me laisses même plus le temps de me reposer entre chaque combat ! » s’exclama le vieil homme, en ricanant à la vue de sa nièce qui empoignait ses armes de bois avec une détermination qui le faisait déjà frémir.
Heureusement, elle était prête à attendre quelques instants pour que son oncle reprenne des forces, seulement il fallait d’abord finir d’entraîner Jasper.
Alors pour qu’elle ne reste pas à s’ennuyer, l’Alsacien se risqua à suggérer une idée qu’il était presque sûr de voir rejeter : il n’avait qu’à s’entraîner avec elle pendant qu’Henri superviserait ce duel. Pourtant, à sa grande surprise, Maria accepta cette proposition, avec un petit sourire malicieux en coin que Jasper lui renvoya aussitôt.
— J’ai hâte de voir ce que vous valez, Madame. » se permettait-il même de lui lancer, tandis qu’elle finissait d’enfiler les protections nécessaires au duel.
— Tu crois que tu vas t’amuser ? » sourit-t-elle, en venant face à lui tout en agitant mollement ses bras et ses deux épées de bois pour s’échauffer, encore un qui s’imagine qu’il va gagner facilement contre moi ...
— Bien sûr que non. » se défendit-il, toujours sûr de lui, alors qu’Henri s’écartait, prêt à donner le signal du combat et à l’arbitrer. Elle fait la maline mais elle ne peut pas avoir la force de se battre avec une arme dans chaque main, raisonna Jasper sans lâcher du regard ces yeux verts et perçants qu’il adorait tant, cependant, il ne faut pas que je la corrige trop sévèrement non plus, sinon elle va me détester.
— N’oublie pas une chose. Mon père m’a mis une épée dans les mains lorsque j’avais six ans, et j’ai commencé l’entraînement à huit, tu n’as aucune chance. » exposa-t-elle froidement, avant que le signal d’Henri ne résonne puis qu’elle prenne l’initiative sans hésiter, à tel point que Jasper dut reculer d’un réflexe instinctif pour ne pas recevoir le premier coup.
Mais il en fallait plus pour le déstabiliser, ou pour l’empêcher de reprendre immédiatement le dessus, avec une fureur et une fougue typique de ceux qui sentaient le LM couler dans leurs veines depuis plusieurs minutes.
Pourtant, Maria ne vacilla pas, elle dévia magistralement le bois de Jasper, et le força à reculer pour ensuite le poursuivre, d’un, deux puis trois coups, jusqu’à ce qu’il n’arrive à s’éloigner de sa rivale. Doucement, s’écria-t-il, surpris par un entraînement si intense, pour qu’Henri lui rappelle que doucement ne voulait rien dire chez sa nièce, qui repartait déjà à l’assaut sans une moquerie ni un sourire. Il avait beau réaliser ses meilleurs pas de côtés, ses meilleures bottes secrètes, rien n’y faisait, elle était toujours à quelques centimètres de ses attaques. Et quand ce n’était pas le cas, il suffisait d’un simple geste sec de Maria pour que le bois de Jasper glisse comme l’eau sur la roche, le laissant à la merci du moindre contre. La plupart du temps, c’est à peine si elle bougeait, c’est à peine si sa lame filait, elle se contentait de punir les erreurs de technique de Jasper, elle se retenait même de le désarmer pour ne pas trop décevoir son serviteur.
Ainsi, cette situation dura jusqu’à ce qu’il n’encaisse un coup de pied assez puissant pour le faire reculer en laissant la trace de ses appuis sur le sable, choqué.
— Pause ! » s’écria Henri, visiblement inquiet pour son cher disciple. « Jasper, réfléchis ! Tu crois que Maria a du temps à perdre avec ça ?! » s’énerva-t-il en constatant le piteux spectacle qu’il offrait à sa nièce, alors que l’Alsacien n’avait rien d’un amateur – ou qu’il faisait de son mieux pour montrer à Maria qu’il était au-dessus du lot. Sans compter qu’en vérité, il n’avait toujours pas perdu.
— Silence. Vous me perturbez, Henri. » lui confia-t-il sobrement, d’un geste presque agacé de la tête qui fit ricaner Maria - c’était au moins ça de gagné pour lui.
— Vraiment ? C’est ça ton excuse ? » lui lâcha-t-elle d’une voix moqueuse face à laquelle Jasper resta impassible – même s’il en souriait intérieurement.
— Oui, voyez maintenant. » lui promit-il, avant de reprendre son air confiant et de relancer le combat, sous les commentaires d’Henri qui essayait cette fois de lui signaler ses erreurs de placement, de rythme ou de force – à croire que Jasper avait appris à se battre dans des bars.
Mais il avait beau s’égosiller à corriger les errements de son protégé, Maria se promenait dans ce duel comme dans un jardin, quelle que soit la fougue ou la concentration qu’il y mettait.
Putain, elle ne devrait pas réussir à retenir mes coups d’une main alors qu’Henri bégayait dessus, s’étonnait Jasper en faisant de son mieux pour ne pas perdre du regard les lames de sa rivale. Car même si elle avait incontestablement une fine technique à l’épée, elle ne pouvait dévier aussi facilement les coups de Jasper sans quelque chose pour augmenter sa force et son endurance. C’est alors à cette pensée qu’il croisa fugacement le regard de la Lune Pâle, luisant tel deux émeraudes. Elle aussi, elle est augmentée, comprit-il, tandis que les coups de sa patronne continuaient à pleuvoir, dans ce cas-là, il ne me reste qu’une bonne vieille amie pour me sortir de là. Jasper n’était pas surnommé l’audacieux par tous ses compagnons pour rien et, au détour d’une double feinte entrecoupée d’une esquive bien sentie, il prit complètement sa rivale de court. D’ailleurs, c’était d’autant mieux pensé de sa part, puisqu’à partir du moment où elle se laissa surprendre, elle commença à reculer, à perdre sa maîtrise du combat. Alors il sentit que c’était le moment d’exploiter cette opportunité, et il redoubla d’efforts pour multiplier les coups, jusqu’à submerger la garde de Maria grâce à l’énergie que lui donnait l’excitation du LM en lui. Ainsi, il parvint presque à la forcer de mettre genou à terre sous le déluge de coups qu’elle n’avait plus la concentration de parer, si bien qu’Henri s’apprêtait à intervenir pour empêcher la victoire de l’Alsacien. Mais juste avant que la voix de son oncle ne se fasse entendre, la Française du Conseil dévia à nouveau les coups furieux de son adversaire, puis se redressa soudainement, jusqu’à approcher son visage de celui de Jasper.
Et la fraction de seconde qui suivit, il sentit sous sa gorge l’un des sabres de bois de Maria qu’elle tenait à revers, replié contre son bras, avec assez de force pour lui faire lever le menton.
— Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il faut plus qu’un coup de chance et beaucoup d’envie pour gagner. Il suffit de toucher là où il faut. » lui confia-t-elle d’une douce voix, avant de s’écarter calmement pour lui sourire d’un air hautain et satisfait.
— C’est vrai que je me suis un peu laissé emporter par l’action sur la fin, mais c’est surtout grâce à ma tête que j’ai réussi à vous mettre à mal. Vous devez au moins me concéder ça ! » s’amusa Jasper, bon perdant.
Néanmoins, Maria n’allait pas non plus le féliciter, ni avouer qu’il avait pu effectivement la mettre en difficulté, même si ce n’était qu’un coup de chance ou une simple négligence.
Malheureusement, non seulement Jasper insista sur son petit exploit, mais il eut en plus la mauvaise idée de bien vouloir lui remontrer ça, tel qu’il le lui demanda sur un ton provocant, en laissant Maria ouvrir le combat car les demoiselles d’abord. Bien évidemment, ça ne fit pas plaisir du tout à sa maîtresse qui partit à l’assaut dans la foulée, en se battant du mieux qu’elle puisse d’entrée de jeu. Mais cette fois, il ne tint pas jusqu’à la septième passe d’arme, jusqu’à ce qu’elle ne le désarme avant de le balayer avec une étonnante facilité d’un grand coup du pied, pour le laisser tomber sur le cul à ses pieds.
— Merde, Jasper ! Ça va ? » s’étonna Henri, comme si c’était lui qui venait de chuter.
— Tu vois. Il y a des écarts qui ne s’expliquent pas, ne soit pas trop présomptueux. » s’amusa-t-elle sous le regard de Jasper, blessé dans son égo, mais ni désemparé, ni renonçant, loin de là. Car le chef des mercenaires de Maria se redressa aussitôt pour ramasser son arme de bois et se relancer contre sa maîtresse, avec une fougue incroyable, au grand plaisir de celle-ci. « Aussi teigneux que sa patronne ! » ironisait-elle, jusqu’à ce que Jasper ne retente sa chance, en essayant de la feinter, l’esprit de ce paysan est si prévisible …
Seulement cette fois, il n’avait pas qu’une feinte, ni même deux en réserve, il avait encore bien plus audacieux dans son esprit.
Alors tandis qu’il abattait un puissant coup de taille qu’elle évita très facilement, comme prévu, il changea brusquement sa trajectoire à l’horizontale lorsque son épée arriva à hauteur d’épaule, pour la toucher malgré son esquive. Et Jasper le fit si bien, si fort, si vite que Maria pu à peine s’en protéger, et qu’elle dut se jeter au sol dans un craquement d’os résonnant horriblement aux oreilles d’Henri.
— Maria ?! » eut-il le temps le crier en accourant vers elle, lorsqu’il la vit se redresser sans mal pour observer Jasper, gémissant de douleur au point d’en lâcher son sabre pour se tenir le coude.
— Hm ! Impressionnant. » lui accorda-t-elle en avançant vers lui, sans même tenir compte de son oncle qui venait s’inquiéter en vain. « Et audacieux en plus de ça ! Comment tu as fait ça ? » préférait-elle demander à celui qui venait de lui faire découvrir un coup si improbable que seul le LM devait permettre.
En vérité, elle n’était pas étonnée de voir le pauvre Jasper presque à genou avec son coude endolori, le choc du changement de direction avait dû être bien trop brutal pour que son articulation n’en ressorte pas tordue.
Mais comme souvent, tu te plains pour rien, tel qu’elle lui répétait encore, puisque le LM allait vite effacer sa douleur, ça ne servait donc à rien de pleurnicher. En vérité, il ferait mieux de s’exercer s’il voulait pouvoir reproduire ce coup sans en perdre l’usage de son bras. D’ailleurs, elle acceptait même de lui concéder un quart d’heure de repos, avant qu’il ne reprenne l’entraînement et qu’il ne soit de nouveau à la hauteur de telles audaces. Alors Jasper eut à peine l’occasion de la remercier pour cet excès de gentillesse, qu’elle repartait déjà en direction de la sortie.
— Vous vous en allez ? Nous ne devions pas reprendre dans un quart d’heure ? » s’étonna-t-il, avec une déception dans la voix qui fit sourire Maria, sans qu’elle ne se retourne pour le lui montrer pour autant.
— Je vais simplement faire un tour à l’infirmerie. Je reviens d’ici quelques temps, quand tu auras fini de pleurnicher. » lui répondit-elle platement, sous le regard amusé de Jasper qui se retrouva de nouveau seul avec Henri, encore épuisé sur le canapé.
— En tout cas, votre nièce est sacrément douée. » lui lança-t-il en venant s’asseoir près de lui, pour profiter de sa pause bien méritée.
— Ah ! À qui tu le dis ! J’ai été un peu dur avec toi devant elle, mais c’était très bien Jasper, je n’aurais pas imaginé que tu puisses tenir plus de cinq passes contre elle. Son père était particulièrement doué à l’escrime et elle a suivi son exemple très tôt, sa façon de combattre n’a rien à voir avec ce que tu as dû voir dans ta carrière.
— Il ne faut pas exagérer, il n’y a pas trente-six façons de se battre non plus … Leur façon de combattre avec deux sabres est si spéciale ?
— Je t’ai déjà raconté tout ça, c’est une question d’héritage familiale … D’ailleurs, selon notre petit accord, tu devais me raconter comment tes deux amis et toi, vous vous êtes retrouvés au service de ma nièce. » reprit Henri, tandis que l’Alsacien se souvenait dudit marché : une histoire contre une autre. Et ce récit qu’il commença après une gorgée d’eau, c’était aussi celui de la dernière expédition du Premier Conseil, quelques semaines seulement avant la naissance du Second, et quelques semaines après la fin de la guerre franco-allemande de 1871.
Jasper se souvint alors d’une Indochine plus que prospère, et sans presque aucune goutte de LM – encore trop rare et cher à l’époque. Pourtant, tout n’allait pas pour le mieux, loin de là.
Les dégâts de la campagne de Cochinchine dont le pays ressortait tout juste se voyaient encore, en plus d’avoir divisé le Royaume d’Annam, entre le sud désormais français et le Tonkin Viêt toujours souverain au nord. Malgré tout, un incontestable vent de dynamisme soufflait sur tout le pays, et notamment sur le port où Jasper et les siens séjournaient la plupart du temps : Saïgon. Et dans ce contexte très particulier, les petits boulots louches ne manquaient pas pour une fraîche bande de mercenaire français, comme celle qu’il avait rejoint depuis déjà quelques mois – depuis sa désertion lourde de conséquences. D’autant plus qu’ils faisaient presque figure d’anciens grâce à leur chef, Maxime, le seul à bien dépasser la trentaine dans cette équipe de minots, comme il appelait ses quatre compagnons, devenus ses amis en quelques mois. Car ils avaient déjà traversé de nombreuses épreuves tous les cinq, et conclu de sacrées affaires en si peu de temps, au point de ne pas avoir volé leur réputation. En bref, tout le monde le savait en Cochinchine, les Cinq Francs de Saïgon étaient le plan sûr pour réussir un coup, et ils ne refusaient jamais les contrats risqués, seulement les plus immoraux. D’ailleurs, même si Théodose incarnait déjà la voix de la sagesse, Maxime avait mis un point d’honneur à transmettre un code de valeurs aux jeunes qu’étaient Jasper, Alessandre et Tyr.
Bien sûr, Théo faisait aussi le savant du groupe par tous les savoirs que l’école militaire lui avait transmis, en plus d’être l’intermédiaire de la bande avec les autorités – surtout lorsqu’il fallait traiter avec des soldats. Quant à Jasper, il jouait le rôle du diplomate avec les gens peu fréquentables ou les marginaux, l’autre genre de partenaires que pouvait avoir la bande, et avec lesquels il avait de grandes facilités à dialoguer. À côté de ça, il s’occupait également de la serrurerie, de déjouer tous les mécanismes qui se mettaient sur leur chemin, l’un des divers métiers qu’il avait appris dans son enfance, du temps où son frère aîné était encore de ce monde et que l’Alsace était française. Évidemment, Alessandre et sa passion dévorante des armes devint rapidement l’apprenti de Maxime dans le domaine de tout ce qui explose ou s’aiguise, jusqu’à ce que le cadet des Cinq devienne un ingénieur amateur – non sans mal avec une tête de mule comme lui. Enfin, Tyr était tantôt le comique tantôt le beau parleur de la troupe, mais probablement le plus charmeur des cinq, à tel point qu’ils avaient pris l’habitude de l’envoyer engager les discussions lorsqu’il s’agissait des gens de la haute, des riches colons ou de n’importe quelle femme. Et dans ce dernier cas, même si ça se retournait parfois contre ce pauvre Tyr, cela finissait toujours par servir les intérêts du groupe d’une manière ou d’une autre. D’ailleurs, à écouter Jasper, les Francs de Saïgon remplissaient toujours l’intégralité du contrat, jusque dans les situations les plus extraordinaires ou les dénouements les plus improbables, grâce au sang-froid de leur chef. Puisque Maxime ne s’occupait pas seulement de leur dénicher des boulots ou de trancher leur désaccord, il leur prodiguait surtout quinze années de savoir-faire dans le mercenariat, ainsi qu’une liste de contact s’étendant jusqu’au Golfe de Saint-Laurent.
Je suis content d'apprendre que c'est assez fluide, ma première version de cette scène était plus chaotique, et je craignais que les gens s'emmêlent les pinceaux avec les retours au présent qui entrecoupent le récit du passé.
Super enrichissant ce chapitre, on apprend comment la bande à Jasper a été recrutée et plein de petits détails sur leur vie. Cela ne casse même pas le rythme du roman. J'étais pourtant habituée à une scène de chaque "héros" mais je trouve ce chapitre bien fait et bien situé dans le roman.
Vous aurez l'occasion d'en apprendre plus sur Jasper tout au long du livre, c'est un peu le "premier des personnages secondaires" (ce qui ne manquerait pas de le faire rire).