CHAPITRE III – Ce chemin était un fleuve et cette forêt une jungle - Partie 2

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

En fait, c’était probablement grâce à lui qu’ils étaient encore vivants, en train d’humer l’air du port de Saïgon, avec le sourire aux lèvres après une énième bêtise sortie par Alessandre - dont le groupe avait récemment fêté les 17 ans, deux semaines après les 18 ans de Jasper. Aujourd’hui, c’était à leur auberge favorite qu’ils se rendaient, après avoir sécurisé et aidé à réceptionner un arrivage de contrebande dans un petit coin reculé du port plus tôt le matin. À vrai dire, c’était même leur point de chute lorsqu’ils étaient à Saïgon, car en plus d’être situé en plein sur le port, ils connaissaient assez bien les aubergistes pour avoir une ristourne sur les prix. Enfin, les jumeaux métis qui tenaient cet estanquet en savaient un peu sur toutes les cultures qui se croisaient ici, et ils avaient toujours des bons conseils ou des bons boulots à donner. Dans un endroit pareil, les Cinq Francs étaient donc certains de retrouver des contrats avant la fin de la journée, juste en venant s’y attabler.

Et ça ne manqua pas, puisqu’ils n’avaient pas encore commandé leurs boissons lorsqu’un petit trapu de l’âge de Maxime vint s’asseoir à leur table, juste après avoir salué un certain Marco qui sortait de l’auberge, seul, qui ne fit même pas l‘effort de lui répondre.

— Eh bien ! En voilà de fiers compatriotes ! » s’amusa cet inconnu, en s’effondrant presque sur la seule chaise qui restait libre à cette table de six, sans que cette présentation soudaine ne dérange Maxime le moins du monde.

— À votre service, citoyen ! Nous pouvons faire quelque chose pour vous aider ? » répondit le chef des Cinq Francs, pour que leur futur client n’ajoute que ce dont il pourrait avoir besoin pouvait s’avérer plus dangereux que prévu, que c’était presque un voyage vers l’inconnu. « Tout est inconnu dans ce coin-là pour des gens comme nous, ça ne nous fait pas peur, Monsieur … ? »

— Achille, ça suffira. » lui avoua le professeur favori de Maria et William, avec ce même sourire cordial qu’il donna aussi au tenancier lorsqu’il lui lança sa commande : une bière pour lui et chacun de ses nouveaux camarades.

 

Puis, le Français du Conseil se mit aussitôt en chantier d’exposer la mission qu’il souhaitait leur proposer : l’exploration d’un bassin souterrain empli d’un fabuleux liquide dont ils avaient très vaguement entendu parler.

À cette époque, le LM restait encore une affaire de scientifiques ou de souverains bien conseillés, la plupart des gens savaient simplement que la chimie connaissait de grands bouleversements depuis les années 1860 et qu’une molécule presque magique existerait, tout en étant persuadés qu’ils n’en verraient jamais une goutte. Bref, ce n’étaient pas des Maxime ou Jasper qui allaient être au courant de ce qu’était le LM, ni même de ce qu’était une molécule ou une bactérie – sans parler des atomes.

D’ailleurs, aujourd’hui encore, l’Alsacien ne savait toujours pas si Achille avait cherché à leur cacher quelque chose sur ce contrat …

— Bon, je vois la zone où vous voulez vous rendre et j’ai bien compris qu’il fallait impérativement vous protéger, vous, votre collègue et vos trois élèves. Mais c’est quoi votre LM au juste ? » demanda Maxime, sous les regards tout aussi dubitatifs de ses camarades, pendant qu’Achille prenait une profonde inspiration en choisissant ses mots.

— Imaginez une molécule qui se comporterait comme une cellule, qui serait capable de réagir à des stimuli de toutes sortes, de se diviser et potentiellement se dupliquer, d’émettre des ondes comme des radiations, de la lumière ou du son, et d’altérer les corps avec lesquels elle entre en interaction, et … Vous me comprenez jusque-là ? » finit par lâcher Achille en voyant le mercenaire se perdre dans d’intenses réflexions à l’écoute de ses propos, jusqu’à ce qu’il ne demande à Théo un résumé plus simple.

— C’est de la chimie. » lâcha-t-il platement, pour que le jeune Jasper ne tente de prendre la parole.

— Et c’est tout ? L’alchimie, ça peut nous faire du mal même si on la boit pas ? » demanda-t-il, sans que son collègue ne puisse lui donner de réponse certaine.— Ah ! Merci, l’intellectuel ! » s’amusa Alessandre avant que Maxime ne reprenne la parole pour éviter d’avoir à s’attarder sur les commentaires stupides du cadet de la bande.

— Ça nous suffit à comprendre que c’est important et qu’il doit y avoir de l’argent à se faire, la prospection des sous-sols, ça paye bien et c’est tranquille pour nous. Nous n’aurons même pas besoin de descendre dans votre tunnel si j’ai bien compris. » reprit-il, pour qu’Achille ajoute que le voyage jusqu’à celui-ci ne devait durer qu’une journée de marche dans la forêt, de Nha Trang jusqu’à un grand massif montagneux nommé la Mère et l’Enfant. Alors sans perdre plus de temps, les Cinq Francs de Saïgon purent aborder la question qui fâchait souvent : la paye.

— 20 000 francs pour chacun d’entre vous, cela ira, non ? » proposa le Pionnier Français, d’un air détaché que Jasper aurait bien exploité si Maxime n’avait pas aussitôt sauté sur l’occasion d’accepter cette bonne affaire. Mais déjà à cette époque, et s’il se gardait bien de s’en vanter devant Henri, l’Alsacien avait un certain sens de la logique et de la perspicacité.

— Si c’est une mission tranquille, pourquoi la paye est-elle si haute ? C’est curieux, non ? » s’étonna Jasper avant qu’Alessandre et Tyr ne se dépêchent de corriger sa bêtise.

— Des mecs déterminés avec des gros flingues, ça se paye plus cher qu’une baguette Jasper. » lança immédiatement le Provençal avant que son camarade normand n’ajoute que c’était une histoire d’alchimie après tout, ça pouvait être dangereux. « En plus, 20 000 c’est le minimum en vérité.

— Et nous sommes les Cinq Francs de Saïgon aussi, nos services n’ont jamais été donnés. C’est l’aubergiste qui vous a conseillé nos services ? » reprit Maxime pour qu’Achille opine du chef, en demandant si c’était un mal. « Non, au contraire. Nous lui serons redevables. » lui sourit-il, tandis qu’Alessandre se balançait légèrement en arrière sur sa chaise pour tendre un pouce levé au tenancier, visiblement aussi amusé que le savant qui reprenait.

— Dans ce cas, vous le remercierez de ma part, moi aussi je lui suis redevable. » répondit-il, avant d’en revenir à un ton plus sérieux. « Vous avez raison sur les motivations qui m’ont poussé à vous choisir, mais j’aimerais vous rappeler un détail sur votre réputation. J’ai entendu dire que les Cinq Francs de Saïgon accomplissaient leurs missions jusqu’au bout, tout en tenant leur langue, et c’est précisément cette dernière chose que nous attendons : des alliés sérieux et discrets. Cette nappe a une immense valeur pour le monde, et nous osons pouvoir compter sur votre discrétion tout autant que sur vos talents de mercenaires. Ce secret n’a donc rien d’immoral, mais il est très important, d’autres pourraient chercher à en connaître l’emplacement. » se justifia le Pionnier Français pour que Maxime ne lui avoue qu’il comprenait bien, et que pour 20 000 francs par tête, le secret professionnel est offert.

 

Le contrat fut ainsi réglé dans la foulée, Achille les invita même à venir les rejoindre sur leur bateau amarré au port. Pourtant, en y repensant des années plus tard, Jasper ne pouvait que s’en vouloir de ne pas avoir posé une question anodine, peut-être déplacée : qu’est-il arrivé aux gens qui ont travaillé pour vous ?

En fait, il s’en voulait assez pour se traiter de crétin devant Henri qui cherchait à le consoler, en lui disant qu’on ne peut jamais savoir ce qu’il va arriver dans ce genre de travail. Néanmoins, l’Alsacien savait qu’il aurait dû réagir lorsque leur nouvel employeur leur fit la description du bateau qui allait les conduire à Nha Trang : un vaisseau aux voiles dorées et au pavillon fait de plumes de paons.

— C’est le putain de navire du Seafox, non ? » lâcha-t-il, les yeux pleins d’étoiles à l’idée de rencontrer Cyrus tandis qu’Achille ricanait du fait qu’il n’y a qu’un seul crétin dans ce monde pour réussir à se balader avec autant d’artifices ridicules tout en restant pris au sérieux. Mais ni lui, ni Jasper, ni Tyr n’allaient pouvoir rencontrer cette légende, ni pouvoir intégrer son équipage …

— Seafox est un très bon ami, il n’a fait que nous prêter gracieusement son bateau puisqu’il n’exerce plus. Mais je suis sûr que les Cinq Francs de Saïgon sauront le remplacer ! » en conclut le Pionnier Français tout en se levant avec un grand sourire, alors que sa boisson arrivait tout juste pour qu’il la vide cul-sec, sous le regard amusé des mercenaires comme de l’aubergiste.

— Tu vois bien que le problème, ce sont les clients ! Si on en avait plus des comme lui, tu pourrais acheter plus de matériel ! » plaisanta le tenancier, en regardant son jumeau au comptoir qui ajouta que ce n’était pas banal de voir un si grand scientifique sécher sa consommation comme ça.

— Hm ! Vous seriez surpris de la descente de certains grands esprits de ce monde ! Enfin, à ce soir, et ne prévoyez rien de plus que votre matériel de travail et vos effets personnels. Nous nous occupons du voyage, des vivres et de tout le reste. » conclut Achille, avant de saluer cette petite équipe puis de quitter le bar en jetant quelques regards autour de lui. Mais là encore, Jasper n’avait rien vu, ni rien dit, alors même que le tenancier l’avait regardé partir d’un air circonspect, hésitant et pensif – tout l’inverse de Maxime et ses acolytes en somme.

— Bah voilà, que demande le peuple à part des profits faciles ? » résuma le chef des Cinq Francs, tandis que l’aubergiste faisait un petit signe de la main à son jumeau pour ensuite s’asseoir à leur table avec un air grave.

— Le massif de la Mère et l’Enfant, c’est pas la zone la plus calme du sud, Maxime, c’est un endroit jusqu’où les autorités ne vont pas. » commença à lui résumer le tenancier avec un brin d’inquiétude dans la voix. « Les Français ont avancé bien plus vite qu’ils ne le pensaient pour assujettir l’Annam, mais la réalité est encore très différente des cartes. En plus, ce n’est pas très loin de la frontière avec le Tonkin et le Siam, dans une campagne isolée, typiquement le genre d’endroits où les criminels et les déserteurs de la côte ont dû refluer. C’est possible que ça ne ressemble pas à l’endroit que tu as connu en arrivant ici, la situation a changée en dix ans. » leur confia-t-il, avant que chacun des cinq mercenaires n’y aille de son petit commentaire, arguant qu’ils avaient tous connu bien pire comme contexte pour un contrat – ce qui n’était pas faux non plus.

 

Et le second jumeau eut beau leur dire que le souterrain dont parlait ce scientifique était également nimbé de vieilles légendes, cela n’allait pas décourager les Cinq Francs qui s’en étaient vu promettre vingt milles chacun.

D’autant plus qu’ils ne savaient pas grand-chose sur ces prétendues légendes, si ce n’est qu’elles remontaient à l’époque où les Viêts étaient encore un peuple arriéré et moqué par les Hans, rien qui ne fasse douter la bande. Après tout, que risquions nous de plus qu’une embrouille avec le prêtre du coin, comme Jasper le racontait à Henri, rien, alors ils n’allaient pas reculer sur les avertissements de l’aubergiste qui leur souhaita tout de même bonne chance, tandis qu’ils finissaient leur bière. Ensuite, la petite équipe prit la direction du port afin d’y reconnaître immédiatement la célèbre Golden Owl, dont la proue arborait un grand renard couronné d’une chouette aux ailes dépliées. Évidemment, Jasper, comme Tyr ou Alessandre, ne pouvait déjà plus retenir son excitation de monter à bord de ce vaisseau, c’était comme approcher des coulisses de la scène après avoir rêvé toute sa vie du spectacle.

Mais dès qu’ils arrivèrent sur le pont, les mercenaires durent faire vive impression, puisque la petite blonde et la grande brune qui y discutaient partirent aussitôt se retrancher dans les quartiers du bateau, laissant le grand jeune homme conversant avec elles, seul.

— Ah, et voilà notre escorte, j’imagine … » leur lança-t-il d’un air hautain, en approchant d’eux jusqu’à ce que Maxime le salue poliment en ôtant son couvre-chef pour se présenter, sobrement, tout l’inverse de la façon de faire de ce jeune blondinet bien habillé. « Enchanté de même, je suis Arcturus Seafox. Fils de mon père, Cyrus Seafox, avant que vous ne le demandiez.

— Personne n’a rien demandé en fait … » laissa donc échapper Alessandre, au grand amusement de Jasper qui faisait de son mieux pour ne pas rire au nez de cet Anglais prétentieux.

— Hm ! Tous ne font pas le rapprochement, je préfère le dire pour être clair. Pour qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, c’est important que chacun sache qui est qui, afin que l’on ne vous retrouve pas à fouiller ou à voler dans les affaires de n’importe qui. » s’expliqua-t-il en retournant son regard vers Maxime, déjà prêt à clarifier cette situation avec le jeune homme.

— Ah ! Vous avez mal compris, Sir Seafox, nous ne sommes pas ce genre-là. Nous n’avons aucunement l’intention de fouiller dans les affaires de quiconque ici, votre professeur nous paye largement assez pour que ça ne nous vienne même pas à l’esprit. » lui assura-t-il lorsqu’Arcturus insista pour préciser ses propos.

 

À vrai dire, ce n’était pas seulement pour lui que parlait Arcturus, et il n’essayait pas de jouer au dur puisqu’il serait le premier à pardonner un petit errement des mercenaires.

En revanche, ses deux professeurs comme ses deux camarades de tutorat ne seraient pas aussi sympathiques que lui. Alors les Cinq Francs de Saïgon seraient très inspirés de rester à leur place, sans en déborder, tel qu’il le leur dit en partant sous le regard suspicieux de Jasper, et celui plus passionné d’Alessandre, déjà prêt à lui sauter dessus.

— Ce connard, il fait vraiment partie des clients ? » lâcha le Provençal en regrettant déjà la réponse que Théo lui donna, avant que Tyr ne lui répète qu’il le payait 20 000 francs. « C’est un gars en or, j’ai rien dit. » se corrigea-t-il simplement, en ricanant avec ses camarades tandis que leur chef reprenait la parole sur un ton plus sérieux.

— Bon, les gars, essayez de vous tenir à carreau, on ne sait jamais avec des loustics comme ça. Je vais aller voir les deux scientifiques et discuter de la suite des évènements. Vous, vous restez sur le pont et vous évitez de foutre trop le bordel devant le fiston chéri à son papa. Je veux pas qu’on se retrouve avec l’un des pires fou furieux d’Angleterre sur la tronche. Des questions ? » exposa-t-il d’une traite pour que Jasper ne pose sa question, comme souvent.

— Non, c’était clair, mais on a le droit de jouer aux dés et de parler fort ou c’est interdit ici ?

— Les casse-burnes se sont donné rendez-vous dans les cales si j’ai bien compris, contentez-vous de ne pas les faire sortir et tout ira bien. » en conclut-il tout en se retournant vers la cabine du capitaine, d’où Achille sortit pour venir à sa rencontre.

— Ah ! Vous voilà ! Je me disais bien que je n’entendais plus mes élèves piailler sur le pas de la porte ! Allons discuter tous ensemble à la proue. » se contenta de déclarer le Pionnier Français en se dirigeant d’emblée vers la pointe du navire.

 

Ensuite, Maxime y prit la peine d’exprimer à son client les inquiétudes très relatives de son groupe, à la suite des avertissements de l’aubergiste.

Bien sûr, le professeur balaya leurs craintes d’un revers de main, en leur affirmant que la zone était désormais pacifiée et que l’opération était minutieusement préparée. Et surtout, comme le concéda encore Maxime, il y avait 20 000 par tête au bout du compte. Une fois ces sommes mises bout à bout, le groupe espérait bien s’affirmer dans Saïgon et finir nantis ou rentiers, respectés des coloniaux comme des indigènes, loin des emmerdeurs de Paris ou des tumultes de l’Europe. Mais alors qu’Achille finissait de rassurer les mercenaires, une voix se fit soudainement entendre juste derrière eux, sans que personne n’ait entendu sa source approcher.

— Vous êtes Jasper Pleyelle, n’est-ce pas ? » demanda cette voix, celle d’un homme légèrement plus âgé qu’Achille, tout aussi trapu que lui si ce n’est plus, aux cheveux encore bruns malgré les innombrables mèches blanches qui parsemaient déjà son abondante chevelure frisée pour lui donner cette apparence inoubliable : Marco-Aurelio Alighieri da Spoleto.

 

Et plus original encore, l’Italien du Premier Conseil était drapé des plus beaux vêtements que n’avaient jamais vus les mercenaires, même Théo qui eut le privilège d’apercevoir des grands de ce monde n’en revenait pas.

Il portait alors une ample soutane d’un blanc immaculé qu’il affectionnait tout particulièrement, sur lequel étaient brodées des inscriptions hébreuses en laine argentée, le tout sous une vaste écharpe pourpre, un pélerine flanquée d’une étrange croix chrétienne avec la Tao chinois en son centre, tous deux cousus en fils d’or. Marco-Aurelio avait une tenue si extravagante que seul Jasper semblait remarquer qu’il le fixait avec ses petits yeux bleus grisâtres, que c’était bien à lui qu’il s’adressait.

— Euh – Oui, Jasper Pleyelle. Et voici mes compagnons. » lui répondit-il, gêné par l’arrivée de cet homme étrange, à l’expression si calme et posée qu’elle en devenait perturbante.

— Si c’est bien vous, ça ne peut être qu’eux … » lui sourit-il cordialement, en tournant son regard vers Tyr et Théo, avant de repartir vers la cale sans rien ajouter, sous les regards surpris de tous, sauf celui d’Achille.

— Ne faites pas attention à Marco. Il a des fulgurances comme ça, ça ne s’explique pas. » l’excusa-t-il en passant rapidement à la suite, jusqu’à ce que l’Alsacien ne lui demande comment il avait pu le reconnaître, de nom et de visage.

 

Malheureusement, Achille lui-même n’en avait aucune idée, Marco-Aurelio avait sûrement du tendre l’oreille à une discussion des travailleurs du coin pendant qu’ils parlaient de Jasper, pour une quelconque raison. Et ce n’était pas très important à vrai dire, pas plus que les directives qu’Achille vint leur donner à propos de la conduite à tenir envers ses trois élèves présents à bord, ni plus nécessaire qu’un énième rappel sur le secret de cette mission. Ensuite, il ne perdit pas une seconde pour suivre son collègue dans les cales, laissant la bande à Jasper passer le reste du temps sur le pont.

Mais bien évidemment, une nuit sur un bateau ne pouvait être calme avec les Cinq Francs de Saïgon, même après que leur chef se soit assuré qu’Alessandre, Jasper ou Tyr n’aient embarqué ni alcool, ni chanvre, ni opium. Car au détour d’un bon pli aux cartes, Alessandre ne put s’empêcher d’intriguer ses deux compagnons à propos des deux jeunes femmes qu’ils avaient tout juste pu apercevoir en montant à bord. Après tout, personne ne savait de qui il s’agissait, ni ce qu’elles faisaient là. Achille n’avait pas mentionné qu’il avait des demoiselles aussi charmantes comme élèves. Et tout ce mystère perturbait Jasper, presque autant que Tyr qui finit de le convaincre pour une expédition dans les cales, tandis qu’Alessandre s’occupait de distraire Maxime. De véritables gamins, s’agaça donc leur chef lorsqu’il comprit le stratagème, après qu’ils se furent éclipsés en une fraction de seconde, sous les regards complices de Théo qui ne voulait pas les dénoncer. Néanmoins, Maxime préféra rester sur le pont plutôt que d’aller leur courir après dans les cales, sachant à quel point ils étaient capables de s’y cacher comme des adolescents qui feraient le mur – ce qu’ils étaient au fond. En plus, Achille avait simplement interdit aux mercenaires d’entrer dans les cabines sans autorisation, et c’était bien cette autorisation que ses deux compagnons allaient chercher, alors autant les laisser se faire recaler, rien de grave ne peut se passer.

Ainsi, c’est en toute tranquillité que Jasper et Tyr purent démarrer leur petite mission spéciale : trouver les deux sublimes jeunes femmes du bateau et tenter une approche - car il n’y a que les peureux et les crétins qui n’essaient pas. Cependant, encore fallait-il trouver les bonnes cabines dans le grand vaisseau de plaisance qu’était devenue la Golden Owl.

— Elles sont forcément dans les cabines de ce pont-là, elles sont pas de l’équipage. D’ailleurs, tu penses que ceux sont leurs filles ou leurs élèves ? La brune avait des cheveux qui ressemblent à ceux du gars bizarre qui connait mon nom … » s’inquiétait déjà l’Alsacien, anticipant encore la pire situation possible, pendant que son compagnon ouvrait la marche en tendant l’oreille à chaque porte sur le chemin.

— Ça n’arrangerait pas nos affaires, à moins qu’elle fasse cabine à part … Vaudrait mieux que ça soit une élève, mais on pourra toujours essayer de se consoler avec la blonde, elle avait l’air d’être … énergique …

— Parce que tu crois pouvoir t’en taper une ce soir ?

— Non, mais j’espère pouvoir poser une carte au moins, avant de dérouler ma main tout le long du voyage, il y a sûrement un coup à jouer, c’est toi qui l’as dit. Et c’est aussi toi qui m’as motivé à venir, ici, on ne va pas se laisser abattre, Jasper. Jamais. » lui confia-t-il pour que Jasper lui rappelle sur un ton taquin que piquer les répliques de ses amis, ça ne se fait pas.

 

Seulement sa plaisanterie arracha soudainement un rire à Tyr, assez fort pour que Jasper doive aussitôt le corriger en priant qu’ils ne se soient pas faits repérés, comme s’ils étaient des voleurs.

Pourtant, le Normand répéta à son compagnon le fait qu’ils n’en étaient pas, et qu’ils avaient un bon prétexte pour venir déranger les deux damoiselles, ils devaient discuter de questions afférentes aux légendes concernant leur destination, même si Jasper ne savait pas trop ce qu’était quelque chose d’afférent. Ce dont il était certain en revanche, c’était qu’il ne souhaitait pas recroiser le curé bizarre, celui qui connaissait son nom et qui, surtout, n’avait pas l’air tout seul dans sa tête. En vérité, il était même prêt à l’avouer, l’idée de croiser Marco-Aurelio le mettait mal à l’aise, ce qui ne manqua pas de faire rire Tyr à nouveau, tellement l’Alsacien avait déjà la réputation de psychoter pour tout et rien. Heureusement qu’il avait grandi maintenant, qu’il était devenu plus placide et endurci comme il voulut le faire admettre à Henri, pour que ce dernier ne lui réponde qu’il restait encore un peu de chemin à faire. Mais, d’un côté, Jasper fit remarquer que son intuition peureuse n’avait pas toujours tort, comme ce fut le cas ce soir-là. Car même si le plancher du bateau était encore ferme malgré l’usure de l’océan, même s’ils n’y faisaient pas un seul bruit, Marco-Aurelio les surprit en remontant des cales inférieures – par pure coïncidence très probablement.

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