Chapitre III – Chant de bataille

Valère pédale, haletant, dans les rues de Carat. L’hymne national de la Pluvède résonne dans sa cervelle :

« C’est au temps des faux Dieux / et de leurs illusions,

qu’en notre vert pays / commença le carnage !

Des sept Rois‑Sorciers / soumis aux décisions,

nous rampions sous leur joug, triste pèlerinage… »

Pas moyen de penser à autre chose. Pas même à la poussière qui érafle ses jambes, à la résistance du vent dans sa fuite effrénée…

« Un mage avait fait don / de la parole aux rats

pour peupler les armées / de sa secte païenne,

car les ensorceleurs / d'alors, on le saura,

dévoraient et riaient / avec des crocs de hyènes. »

Ces refrains révolutionnaires, Valère les a ânonnés sur les bancs de l’école communale avant même d'apprendre à lire. La plus ancienne trace écrite du Grand Soulèvement, du début de la révolte des Pluves contre les Rois‑Sorciers. L’An 1.

« Mille ans de sang plus tard, hagards, de guerre lasse,

ils n’eurent bientôt plus / la Terre à conquérir :

ils pouvaient la détruire / ou la couvrir de glace,

la réduire en désert / ou bien la refleurir. »

Tel est l'héritage dans lequel Valère vient de s'inscrire en pratiquant la magie. Celui des Rois‑Sorciers qui comptaient leurs esclaves par millions, et bâtissaient leurs opulents palais dans le sang, davantage de sang que toutes les guerres depuis lors… Celui d'hommes qui s'étaient proclamés dieux, pour mieux subjuguer le reste de l'Humanité.

« Des corps meurtris sortit / la grande pourriture :

la peste ignominieuse / aux rongeurs fratricides

les détourna d’un coup / des saintes écritures,

et à leur sort honteux / les rendit plus lucides. »

Les derniers enchanteurs font encore l'objet d'une traque acharnée dans tous les pays. Au Grand Soulèvement a succédé la Grande Boucherie.

« La révolte grouillait. La peste plus encore

menaçait de briser / la tyrannie immonde.

Les devins décampaient / tous d’un commun accord ;

mais ils ne pouvaient fuir / ce charnier, ni ce monde. »

Même en Diamisse, la sorcellerie a un prix ; son étiquette pend au bout d’une corde.

« Ainsi mourut l’emprise / et l’orgueil de ces êtres,

réduits en leur retraite / à l’état de fantômes,

qui se croyaient nos Dieux / lorsqu’ils étaient nos maîtres…

Par ce soulèvement, les rats s’étaient fait Hommes. »

Valère doit s’arrêter. En étouffant un haut‑le‑cœur, il cale son vélo contre un mur et crache ses poumons ; puis il s’y appuie, main sur la poitrine. Les passants s’écartent, révulsés par ses cheveux en bataille, ses yeux erratiques et sa sueur.

L’adolescent se demande si quelqu’un l’épie du coin de la rue. Pas impossible. Savinien l’a peut‑être dénoncé à la police secrète. Si les agents du Comité de Salut Public se sont lancés à sa poursuite… il lui faut fuir la ville, passer la frontière pour quitter le territoire du Sublime Empire Protectoral jusqu’aux colonies du Royaume d’Orgélie… Mais comment ? Valère reste un garçon de quinze ans, sans le moindre recours… Il ne dispose que d’un pécule dérisoire, amassé après de longs mois de travail au salon de coiffure. Une fois rattrapé et rapatrié en Pluvède par les services secrets, Valère écopera de la peine capitale : les juges n’auront ensuite qu’à décider de la durée, douleur et hygiène de l’exécution.

Ceci dit, Savinien risque peut‑être plus gros que lui. Accuser quelqu’un de sorcellerie n’a rien de sorcier ; prouver de telles allégations, en revanche… On châtie le faux‑témoignage et la diffamation avec sévérité, dans cette chère petite République de Pluvède, tout comme dans ses Protectorats coloniaux ; sans quoi la moitié du peuple pluve traînerait l’autre moitié au gibet… Non, la Sûreté Riveraine croira à une blague de potache : on reprochera à Savinien de faire l’intéressant, et l’affaire s’arrêtera là. Qui comparerait à la barre, d’ailleurs ? Une poignée d’ouvriers diamisses en état de choc ? Les autorités ne se soucient guère de l’opinion des autochtones…

Non, vraiment, Valère s’inquiète pour rien. Qu’attend‑il pour reprendre son souffle ?

Un malheur n’arrivant jamais seul, Valère découvre soudain un pépin plus immédiat à régler : quoi… mais ce n’est pas son vélo ! Celui qu’il tient en main, c’est le bleu, qui appartient à Savinien. Pas le sien, tout blanc. Excellent. Au moins, la maréchaussée pourra l’incarcérer pour vol à l’arrachée.

Mais le malaise persiste. C’est surtout sa propre stupidité qu’il maudit. Sauter à pieds joints au cœur d’un incendie ? La belle affaire ! Ces Diamisses se seraient très bien débrouillés tous seuls. En fait d’exploit héroïque, il n’a réussi qu’à mettre Savinien en danger et enfreindre la Loi.

 « De la magie ? Les fumées toxiques du brasier t’ont fait disjoncter, vieux », voilà comment Valère lui rabattra le claquet.

Mais comment soutenir son regard ? Le doute ne le quittera jamais, et Valère ne tiendra pas longtemps. Il devra couper les ponts, l’éloigner de force.

Ses pensées, naturellement, remontent à leur première rencontre. La sixième… Il se souvient : c’était son tour, cette décade‑là, de nettoyer le tableau noir et d’empiler les chaises. La récré avait sonné ; il s’était retrouvé seul dans la salle de classe. Personne pour l’aider … Et Savinien de rester traîner près de la fenêtre entr’ouverte, ce jour‑là, sans lever le petit doigt. Ce garçon‑là était déjà tel qu’il resterait : grand, exubérant, charmeur… Ses cheveux noirs reflétaient le ciel bleu. L’antithèse de Valère, qui ne se teignait pas encore à l’époque. Savinien avait pris tout son temps pour entamer le dialogue :

« Dis‑moi, Sceau, ça fait quoi, de connaître quelqu’un qui s’est suicidé ?

— P… Pardon ?

— La camarade‑professeure Debrac organise un concours de poésie. Le thème, c’est “la tristesse”… Je vais gagner, bien entendu. J’ai même parié cent roseilles dessus avec Florent. Le pauvre. Enfin bref, t’as ressenti quoi, quand ta mère s’est fait sauter le caisson ?

— Elle… Elle s’est pendue. »

Valère ne lui avait répondu que par réflexe. L’indécence de cette conversation avait catapulté sa cervelle dans une autre dimension.

« Balaise, s’était extasié Savinien. Vachement mieux. En plus, ça me débarrasse d’une rime en “olet”. »

Il lui avait agité sous le nez quelques feuillets, entièrement annotés et raturés. Ses premiers jets. Aucune ironie, là‑dedans, pire que de la pure malveillance…

« Tu vois, là ? Avec “pistolet” ? Ne cherche pas, il n’y a rien de bien. Il ne faut pas croire, je versifie avec sérieux. Bon, et sinon, t’avais quel âge ? C’était où ? Tu l’as vue ? Non ? Zut… Sans toi, j’ai aucune chance avec ce thème, lui avait‑il chuchoté en se plaçant beaucoup trop près de lui. Ma famille est nulle. Il ne s’y passe jamais rien. L’inspiration, ça ne vient pas comme ça, il me faut des détails. Des expériences. Est‑ce qu’au moins tu connais les raisons de son acte ?

— Non… mais tu vas lui ressembler bientôt.

— Comment ça ? »

En temps normal, Valère n’aurait jamais provoqué un élève d’une tête de plus que lui… Mais la colère avait fait valoir ses droits :

« Ta bouche, on dirait un gros cul de vache. Y’a de la fiente qui sort, et ça me donne qu’une envie : que tu rejoignes ma mère dans la tombe. Je n’ai pas peur des cadavres. Tu t’approches encore de moi, je te bute, avait‑il promis d’une froide sincérité.

— Soit. À la revoyure, Sceau ! »

Savinien avait griffonné quelques mots sur le bord d’un feuillet ; puis il avait quitté la salle de classe d’un pas tranquille. Quelques jours plus tard, la camarade‑professeure Debrac avait sacré Savinien grand gagnant de ce concours de poésie, et Valère trouvé dans son casier la somme de cent roseilles ainsi que l’original du texte primé. Il l’aurait bien fichu à la poubelle, mais de là à jeter l'argent… Alors il l'avait lu. Nulle part, il n’y était fait mention de suicide. Ça parlait plutôt du remords, de mots qu’on n’aurait pas voulu dire. Valère l'avait jeté quand même, le fric avec. Des vers de pédant.

Beaucoup plus tard, Savinien avait réussi à rattraper cette première impression. Apprivoiser Valère avait nécessité du temps, de la loyauté. Se serait‑il donné cette peine, s’il l’avait soupçonné de cacher un secret pareil ? Certes pas.

En lançant ce sortilège, Valère vient de consumer une amitié de quatre ans. Il se dégoûte. Mais il doit rentrer. Sa folle échappée l’a en effet conduit vers l’extrême nord de Carat : un quartier propret de ressortissants pluves expatriés. D’ici à bicyclette, il faut bien trois quarts d’heure pour rejoindre les manufactures Morveau‑Bachelard, et à toute berzingue ! D’ailleurs la force lui manque ; quelques minutes de marche, le véhicule traîné sur le bord du trottoir, et le voilà « chez lui ». 8 rue des Camphriers.

Niveau cachette, on pourrait repasser. La camarade Sceau et son neveu ont élu domicile sept ans et demi plus tôt dans cette bâtisse à deux étages. Malgré ses contrevents aux angles arrondis, de style Art Tonneau, et ses corniches décorées de feuilles en marqueterie, la maison, dans un état de délabrement pitoyable, n’a rien de pimpant… Le porche est propre, les plantes, que Valère arrose toujours, rayonnent… Mais la façade se cloque un peu plus chaque mois, et les tuiles commencent à s’envoler. Les voisins s’en sont toujours tenus à bonne distance : avec ses volets rabattus jour et nuit, on la croirait abandonnée, ou pire, occupée par des vagabonds. Nul n’en sort jamais, excepté ce garçon à l’air godiche dont nul ne se soucie…

Valère, d’un soupir, tourne sa clef dans la serrure.

L’intérieur apparaît dans une semi‑pénombre, zébrée de part et d’autre par les rayons étiques d’une imposte sur la porte cochère. Il la claque derrière lui, ferme à double‑tour et cale le vélo de Savinien sous la patère. Sitôt qu’il accroche sa veste, tachée au niveau des aisselles, ses jambes s’effondrent.

Enfin en sécurité ! Accroupi, dos collé au mur, il se donne quelques minutes pour retrouver ses esprits. Dans cette obscurité familière, l’absurdité de son comportement s’impose à lui par à‑coups.

Quelle injustice… Ça ne le concerne pas, lui, toutes ces rengaines de Grand Soulèvement, de chasse aux sorcières et de lutte contre les forces occultes ! S’il a étudié la magie dans son enfance, c’est plus par devoir filial que par choix. Apprendre la sorcellerie n’a rien de plaisant ; agiter une baguette et prononcer une formule ne suffit pas. Il a fallu des mois de conditionnement mental à Valère pour canaliser sa force psychique, des années pour exécuter le moindre sort. Comme tout bon apprenti, il n’a fait qu’emprunter les pouvoirs du maître qui daignait transférer en lui un peu de sa puissance. Le peu de puissance magique qui sommeille en lui ne lui appartient même pas. Il y a un an, la réalité s’est imposée à lui et il s’est juré tout arrêter. Il ne voulait plus atteindre l’Éveil, l’Illumination qui aurait révélé sa force spirituelle…

…et pourtant, avec quelle aisance il s’est remémoré l’incantation nécessaire pour invoquer le vent ! Ce savoir ésotérique est resté glué dans l’intérieur de sa boîte crânienne… têtu comme un chien qui se mord la queue. Valère donnerait cher pour oublier les noms secrets des démons, les recettes de potions et le tracé des pentacles… Mais ça aussi, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.

Le plus miraculeux dans tout cela, c’est encore son yo‑yo. Certes, ce jouet, par ses sifflements, son retour incessant sur lui‑même, constitue un formidable réceptacle pour les énergies merveilleuses qui dominent l’élément éolien. Mais il n’a jamais eu le dessein d’enchanter cet objet. Pourtant le sortilège a fonctionné du premier coup, comme s’il l’avait changé en artefact sans même s’en rendre compte, à force de s’en servir…

Valère a peur : l’Éveil est‑il proche, en fin de compte ? En ce cas il risque bientôt de devenir une source de magie à part entière… un sorcier pour de bon. La crainte sacrée qui a saisi Savinien en voyant son prodige est justifiée. Valère vient de violer toutes les lois de la République, du Protectorat et même de la thermodynamique.

Une immense fatigue abat son corps. Tant de révélations, c’est trop pour une journée… Il souhaite monter jusqu’à sa chambre, s’écrouler sur le lit tout habillé et y dormir environ dix ans. Cela le tirerait peut‑être d’affaire : qui assignerait en justice un homme assoupi ? Mais Valère se découvre une très grande soif. Il y a bien du thé prêt dans le samovar, mais il préférerait quelque chose de froid.

Aussi fait‑il un détour par la pièce attenante. La cuisine est dans un désordre inconcevable. Personne n’a jugé bon d’empiler la douzaine de plats sales éparpillés. Épluchures et emballages jonchent le plan de travail ; Valère se prend les pieds dans un balai qui gît à même le carrelage, comme découragé par l’ampleur du travail qui l’attend. On manque d’espace ; même la poubelle déborde… La fenêtre en encorbellement demeure barrée de l’extérieur et voilée de l’intérieur. Et cette odeur, cette humidité ! Un sac de pommes de terre a déployé en vain ses racines sur une coudée de long. Pourtant Valère a fait le ménage la décade dernière.

Plus de limonade dans la glacière ; dépité, il se contorsionne sous le robinet de l’évier qu’il ouvre à fond. Quel soulagement, tudieu ! Le liquide âcre et glacé fait frissonner ses oreilles.

« Répugnant. »

Valère sursaute et se retourne. Le petit animal reconnaît la voix qui l’a dressé.

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