Chapitre IV – Amour aveugle

« Tu lapes cette eau croupie comme un goret… Bonjour le saturnisme ! Qu’est‑ce que tu fiches là, Val ? »

Ainsi parle Céleste Sceau, sa tante maternelle et tutrice. Peu ou prou tout ce qui reste à Valère de famille depuis le décès de sa mère, il y a huit ans… Mais dans le milieu des mages, on l’appelle par son titre : la Sélénite.

Surgie de la noirceur même de cette demeure, elle ferait peur à n’importe qui. D’interminables mèches effilochées cascadent sur ses épaules encombrées de moires, d’un châle et d’une résille, empilés les uns sur les autres. Valère a hérité de son nez aquilin, presque tordu. Et de sa magie, aussi. Mais on aurait peine à l’imaginer adolescente : l’opium a gravé les années sur sa carnation brunâtre, son regard dur, les tendons proéminents de son cou.

Les mains de Valère, ramenées derrière lui, pincent le rebord de l’évier ; l’eau coule toujours. Doucement… Il ne doit pas se laisser impressionner : Céleste croirait qu’il lui cache quelque chose. Et pour une fois, c’est le cas.

« C’est jour de chôme, s’excuse‑t‑il en fermant le robinet avant qu’elle ne l’exige. Tu m’as surpris, Tantine !

— Surpris ?!!! Je suis là tout le temps, le fustige‑t‑elle. Tu ne te sens pas à l’aise dans ta propre maison, peut‑être ? Et je le sais bien, que tu chômes ! Tu me crois sénile ? »

Voilà, elle est lancée… Changer de sujet… Vite…

« J’ai fait Carat entier à vélo, aujourd’hui. Vanné… Si tu avais vu…

— Ah, tu palabres, pire que ça, tu me mens ! Une petite balade ? Tout seul ? MON ŒIL ! Non mais regarde‑moi quand je te parle ! Tu traînassais avec cette andouille fienteuse de Savinien ! Je le sais, je le sens ! Qu’est‑ce qu’il te trouve de si intéressant pour sécher les cours, celui‑là… Sans ambitions, sans valeurs, sans amour‑propre… C’est sûr qu’il doit se sentir valorisé, à côté de toi !

— Bon, c’est vrai, j’étais avec… lui, s’interdit‑il par honte de le nommer. Mais c’est son problème s’il veut perdre son temps, et puis, je ne le vois plus si souvent que ça, depuis que j’ai un travail… »

Oui, bonne tactique, d’encaisser ses insultes : lorsque Céleste se met à cracher sur tout et tout le monde, elle en oublie souvent de le punir.

« Un TRAVAIL ? Un passe‑temps, oui ! Quoi, tu vas gâcher ta vie à ratiboiser ces insectes qui devraient trembler devant toi ? »

Valère vient d’aborder précisément le sujet à esquiver… Quel crétin fini, il lui donne raison ! Le gros des reproches dont elle le couvre depuis un an, c’est à son métier qu’il le doit : barbier. Non pas que les Sceau roulent sur l’or ; Valère a commencé sa scolarité sur les bancs de la communale, avec les enfants des bouchers, mercières, fonctionnaires anonymes… puis, à la mort de sa mère, Céleste l’a emmené avec ses bagages à l’autre bout du monde, en Diamisse, où il n’a plus mis les pieds à l’école avant le lycée. Tout ça pour commencer sa formation cabalistique… Lui inoculer sa magie, dans l’espoir qu’il réussisse l’Éveil et lui succède. Il était moins risqué de lui enseigner la magie ici qu’en métropole, car les services secrets y sont moins bien implantés.

Il baisse la tête.

« Un an que tu gagnes ta vie à la perdre, gémit‑elle ou rit‑elle. Et j’attends comme une idiote que tu regardes la vérité en face, je me dis que tu ne peux pas être totalement abruti… Mais c’est moi que tu prends pour une idiote ! Et tu as RAISON, bon sang ! »

Ce trémolo glauque, sifflant, a hanté l’enfance de Valère.

Une tyrannie absolue, cette formation. Des volumes de formules inintelligibles, des heures passées dans la vapeur des chaudrons qui lui piquait les paupières, faisait tomber ses cheveux ! Et ces horreurs qu’elle lui faisait voir, toucher, lorsqu’elle lui démontrait la puissance de sa magie… L’acharnement pédagogique les gardait éveillés jusqu’à quatre heures du matin, les cris montaient avec l’impatience… Long procédé par lequel Céleste déversait goutte à goutte l’Ichor, son sang magique, dans l’âme de son apprenti pour lui permettre de puiser dans ses pouvoirs. « Tu pourras manger quand tu sauras lancer un de mes sorts », beuglait‑elle chaque jour. Valère avait fini par y arriver, mais il n’avait pas développé ses propres pouvoirs. L’emprise s’était quelque peu relâchée après son onzième anniversaire, lorsque Valère avait intégré le lycée Brice Noy. Une façon pour sa tante de l’infiltrer parmi l’élite du Protectorat. Mais cet espoir s’était fait lui aussi moucher suite à son expulsion.

Aujourd’hui sa tante ravive en lui toutes ces humiliations… Valère s’efforce cependant de la regarder dans les yeux ; l’inverse ne ferait qu’augmenter sa colère.

« Essaye deux minuscules secondes de me comprendre, crie‑t‑elle à présent. C’est INSOUTENABLE de te voir rater ta vie comme ça… »

C’est que la honte l’avait suivi au lycée. Dès la rentrée, les questions avaient fusé : « Comment tu t’appelles ? Non, ton nom de famille, idiot. Quoi ? Sceau ? Comme Estelle Sceau, la chanteuse qui s’est fichue en l’air, là ? Ah, c’est ta mère… Mais… C’est donc un matronyme, ça ! Tes parents n’étaient pas mariés ?!!! » En Pluvède, les filles prennent le nom de la mère, les fils, ceux du père. Mais sans père déclaré à l’état‑civil, les choses se compliquent : il faut bien marquer quelque chose sur les papiers d’identité. Détail troublant : leur proviseur avait connu ladite Estelle, quelques années plus tôt, lorsqu’il travaillait au pays. Un admirateur avoué de ses œuvres, qu’il avait suggérées maintes fois à la chorale du lycée. La rumeur avait vite enflé. Quinze jours avaient suffi pour remplir le casier de Valère de lettres anonymes. Les plus polies avaient dit « pistonné », ou « parvenu ». Et pratiquement plus personne ne lui avait adressé la parole. Lorsqu’on l’avait menacé d’exclusion, durant sa troisième il s’était presque senti libéré.

Il aura tenu trois ans et demi à Brice Noy.

Valère chasse ses souvenirs de son esprit ; sa tante doit continuer à croire qu’il l’écoute. Ses paumes tremblent, sa voix s’est enrouée :

« J’en ai assez de me battre contre toi… Ton problème, c’est que tu crois que tu ne mérites pas mieux. Et tu te fais du mal parce que tu sais que je serai toujours là pour t’arrêter. »

C’est comme si Céleste l’empalait sur sa propre colonne vertébrale, rien qu’avec ses mots. Elle est petite, malingre : ses bras décharnés, secoués comme des feuilles mortes sous ses châles fantomatiques, l’attristent toujours.

« Fichue, perdue, lui aboie‑t‑elle dessus. Ta chance, ton unique espoir ! Tu ne l’as pas même fait pour toi. Tu t’es simplement dit que ça me ferait du mal. Je te connais. »

Ça y est, c’est sûr : tôt ou tard, elle va porter la main sur lui. Peu importe ; au moins, elle se soucie de lui.

Estelle, de son vivant, ne lui avait montré que de l’indifférence. La dernière fois que Céleste l’avait frappé, c’était à cause de son renvoi de Brice Noy, et cela lui avait fait plus de mal qu’à lui. Elle avait supplié le proviseur de le reprendre, en vain. Valère ne serait jamais un sorcier, un grand homme de la République non plus.

Il a réussi à trouver un travail depuis, mais sa tante s’est enfoncée dans l’amertume. Elle ne sort plus. Elle ne mange plus. Les volutes d’opium ont envahi leur salon : parfois il la découvre inerte, fascinée par un point sur le mur qu’elle fixe des heures durant. D’autres fois, elle débarque dans sa chambre au milieu de la nuit pour vociférer ses reproches.

Alors aujourd’hui, comme tous les autres jours, Valère se fige et attend la fin de sa crise. Il voudrait courir jusqu’à l’épuisement, gueuler comme un putois, tabasser quelque chose histoire de réduire ses phalanges en miettes…

Mais soudain, Céleste s’avance vers lui.

Avec douceur, elle lui tend la main.

Au fond de ses prunelles, Valère voit la crainte qu’il la rejette. Comment peut‑elle croire une telle obscénité ? L’espace d’un instant, Valère a envie de tout lui avouer : l’incendie de la fabrique, les ouvriers piégés, l’expression livide de Savinien. Elle le gronderait, le frapperait, peut‑être… mais elle l’aiderait, lui dirait quoi faire. Cela fait des mois qu’elle ne l’a pas pris dans ses bras.

Il met sa paume dans la sienne.

Mais il l’a à peine touchée que Céleste s’en saisit au poignet et, d’un coup sec, tire.

De sa senestre, Céleste enfonce deux doigts dans ses yeux. Valère n’a pas le temps de comprendre : déjà une décharge électrique le fait vaciller. Ses nerfs optiques vrillent dans ses orbites, la douleur fissure sa cervelle. Il ne s’entend même pas hurler. Cela s’est passé très vite : soudain Valère est couché sur le sol. Il ne se souvient pas y être tombé…

« Ce n’est pas grave si tu m’en veux », susurre Céleste en s’agenouillant à ses côtés.

Valère, la bouche pleine de poussière, tente d'appuyer ses coudes sur le parquet vermoulu. Pantin disloqué.

« Un jour, tu aimeras quelqu’un, véritablement, susurre‑t‑elle dans son oreille qui bourdonne. Tu voudras son bonheur, encore plus que lui veut le sien. Au point de mieux savoir que lui par quoi ce bonheur doit passer. C’est une responsabilité terrible. Je te ne la souhaite pas : il vaut mieux être aimé qu’aimer. Mais j’ai quand même ce désir égoïste qu’un jour tu me comprennes… »

Ses mots vibrent comme les ridules d’un caillou jeté sur une mare. Valère les sent sur sa peau plus qu’il ne les entend, c’est déplaisant. Il réussit à relever la tête, mais il ne sent plus ses jambes. La douleur tambourine dans son crâne, alors il se force à ouvrir les yeux. Des éclairs multicolores agressent sa rétine. Il se laisse quelques secondes pour se réhabituer à la lumière, le temps que les meubles de la cuisine reprennent leurs contours.

Rien ne se passe.

Valère fronce les sourcils, referme ses paupières, les rouvre. Idem. Devant lui s’étend une bouillie de taches rougeoyantes, bleuies, verdâtres. Des couleurs vives à vous en donner une migraine. D’ailleurs il a la migraine. Ce feu d’artifice refuse de se dissiper. Le reste du monde s’est éteint. Plus de cuisine crasseuse, plus de carrelage rayé. Même son propre corps lui est invisible.

« Ce sortilège devrait se dissiper d’ici quelques heures », le rassure la voix de Céleste, surgie des tréfonds de cet enfer bariolé.

Aveugle !

Elle l’a rendu aveugle.

« Ne me regarde pas avec ces yeux‑là ! Ah, mais que dis‑je, tu ne le peux plus… La magie, vois‑tu, consiste à remplacer l’apparence extérieure par la réalité intérieure. Une bonne correction, en somme. Un homme sans volonté ne marche point, faute de voir devant lui… Tu seras magicien, Valère. Le monde ne sera qu’un reflet où tu projetteras ton désir… Mais, pour cela, tu dois voir la vérité en face. Tu dois m'écouter et m'obéir. Compris ? »

Il tremble. Sa nervosité le pousse à se relever. Valère se cogne la tête contre le rebord de l’évier, ou alors un placard resté ouvert, ou bien un coin de l’établi, comment savoir… Tout lui est devenu inconnu et dangereux.

D’un grognement, il tâte le bleu qui vient de se former sur son cuir chevelu. Puis la chair poudreuse des doigts de sa tante s’enroule, délicate, autour de ses épaules. Lentement, elle l’aide à se hisser et le guide à travers la maison. Impossible de s'extirper de cette étreinte : du bout des doigts, Céleste le manie avec une autorité absolue.

Dans la pénombre, elle lui fait gravir l’escalier, marche par marche. Valère en est presque soulagé ; elle a fait son sermon, le châtiment n’ira pas plus loin.

D’ailleurs elle le pousse vers une pièce du premier étage. C’est la chambre de Valère ; le second lui est formellement interdit, car c’est là que dort Céleste, dans une saleté lamentable. Quant aux parties communes du rez‑de‑chaussée, il organise ses horaires pour ne jamais l’y croiser. Aujourd’hui, il a relâché sa vigilance.

« Je suis fatiguée de ces chamailleries… Toi aussi, je le vois. Quel temps nous avons perdu, tous les deux ! C’est ma faute. Tu étais trop immature pour tant d’indépendance ! Mais que veux‑tu ? On fait toujours de beaux cadeaux à ceux qu’on chérit, en dépit du bon sens… »

Elle le pivote jusqu’au lit : un îlot de terre ferme dans cet océan déchaîné. Comme une épave, Valère s’y échoue et attend les instructions de sa tante. Curieux, décidément, de ne plus pouvoir s’observer : il s’effraie du peu de place qu’occupe son corps maladroit et fragile dans l’univers.

« S’il t’arrivait la moindre chose… Non, se raisonne‑t‑elle en lui baisant le front. Je t’ai laissé pourrir trop longtemps, trésor. Il me faut reprendre en main ton éducation. Je te promets de trouver une solution, laisse‑moi juste réfléchir quelques jours. En attendant, repose‑toi un peu… Et ne t’inquiète plus : je m’occupe de tout. »

Elle caresse la joue de son neveu ; l’index reste un moment incliné contre sa pommette.

« À ton âge, je n’aurais jamais pensé qu’on puisse aimer autant quelqu’un. »

Il l’entend refermer la porte, et, enfin laissé à son intimité, s’allonge de tout son long. Des teintes acidulées dansent sur ce qui devait être le plafond de sa chambre. Les gouttes colorées, chaque fois qu’il bouge la tête, se complexifient en fractales, en arabesques… puis leurs lignes s’atténuent, jusqu’à changer de teinte. Ce spectacle, c’est un cadeau de Céleste. Il reste des bienfaits jusque dans sa cruauté.

Ainsi elle exige qu’il reprenne, sous son aile, l’étude de la magie. Hier encore, Valère aurait rejeté cette proposition avec force… Et pourtant, il vient, quelques heures plus tôt, de dompter le feu et le vent ! Jamais auparavant il n’a accompli un rituel aussi complexe ! Il a presque envie de le révéler à Céleste ; elle le féliciterait, sûrement… avant de l’étrangler. Ne jamais trahir le secret des sorciers, jamais !

Il obéira à sa tante. En fin de compte, il n’a rien de mieux à faire. Une fois Savinien rayé de sa liste de fréquentations, il lui faudra également cesser de voir Lausanne, leur amie commune. Valère se retrouvera seul. Et cette magie qui le coupe du reste de l’humanité, de qui la tient‑il, sinon de Céleste ?

Il s’est trompé ; sa vie ne dépend pas d’un point perdu sur l’horizon, ou de l’étincelle mort‑née d’un incendie, mais de sa tante.

L’espace d’une seconde, à la cuisine, il a bel et bien cru qu’elle souhaitait le serrer dans ses bras. Elle a porté la main sur lui, par le passé… mais ce n’est que la seconde fois qu’elle lui jette un mauvais sort. Quel âne bâté ! Il aurait dû anticiper son courroux.

Ses yeux perlent ; Valère les essuie rapidement et s’enfouit le visage dans la profondeur moelleuse du traversin. Sa tante, depuis le temps, il la connaît par cœur ; le plus sûr moyen de la mettre hors d’elle, ce n’est ni la désobéissance, ni l’insolence, ni l’échec. Ce sont les larmes. Pourvu qu’elle n’ait pas entendu ce sanglot ! Il lui arrive d’écouter aux portes.

Mais déjà la respiration de Valère reprend son cours normal sur le tissu… Voilà, c’est fini. Tant qu’il sera seul, il restera en sécurité.

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