Assise sur le rebord, sa fenêtre grande ouverte, Lyana grelottait. Le vent et la pluie n'avaient pas cessé, bien au contraire. Le ciel déversait à présent une véritable tempête sur Tiliinhamé. Les canaux et le lac, autrefois d'un bleu cristallin, avaient viré au gris sombre, reflétant le ciel orageux. La température avait chuté de plusieurs degrés et l’air devenu froid et mordant. Même la luminosité avait diminué. Toute la nature ressemblait s'être mise d'accord sur l'idée de donner l'image la moins ensoleillée possible.
Même si elle claquait des dents, Lyana ne voulait pas rentrer à l'intérieur. Ressentir le froid la pénétrer jusqu'aux os la faisait se sentir vivante. Les gouttes de pluie s’écrasant sur son corps aussi, l’eau ruisselant de ses cheveux trempés, ses vêtements lui collant à la peau. Tout cela lui faisait sentir des choses et la réalité des sensations lui rappelait sa propre réalité. Le fait qu'elle était assez concrète, assez ancrée dans le présent de ce monde pour pouvoir sentir ce genre de choses simples.
Ce que Kalea avait dit, l’avait profondement perturbé. Il existait donc des aventuriers dans ce monde. Des gens qui étaient comme elle, ou tout du moins comme celle qu'elle avait été. Et là, était toute la question.
Depuis le début de cette aventure un peu particulière, le ciel avait été son confident. Quelqu'un à qui elle pouvait faire confiance, qui resterait toujours vrai et pur dans toutes les situations. Quelqu'un qui voyait tout et qui savait tout. Quand même son esprit la trahissait et défaillait, sautait des passages entiers de sa vie, que sa mémoire était incomplète et incertaine, à qui pouvait-elle faire confiance?
Elle ne croyait pas que Lilia ou Ellie, aient prévue de la trahir. Au contraire. Mais comme tous les êtres humains, elle resendait des sentiments, des impulsions, des envies. Elle pensait et agissait en fonction de ce qui se passait dans leur tête. C’étaient des êtres compliqués et imprévisibles. Et à chaque seconde, il fallait se montrer prudent. Un seul mot mal placé pour tourner au désastre.
Lyana aimait les gens. Mais elle déplorait souvent la vulnérabilité de la nature humaine et comment cela compliquait les relations et interactions. Apparemment, elle n'était pas très douée pour communiquer et sûrement encore moins pour exprimer ses sentiments.
Au fond, elle savait que si elle avait du mal à comprendre toutes les micro-interactions qui s'opéraient en permanence entre les gens, c'est qu'elle-même les enviait un peu. Elle voulait avoir ce genre de relations, pouvoir comprendre implicitement ce qu’un imperceptible mouvement de la main, la direction d'un regard, un petit geste révélait sur ce que ressentaient les autres.
Quand Kalea lui avait parlé de la Guilde des Aventuriers, elle avait d'abord ressenti une poussée d'adrénaline. Elle savait à présent où orienter ses recherches pour découvrir celle qu'elle avait été. Lyana avait failli se précipiter directement à Nechssek, où se situait le siège de l'organisation.
Mais après réflexion, d'autres pensées avaient surgi: devait-elle continuer à poursuivre un fantôme ou simplement laisser cela derrière elle et se reconstruire en tant qu'une nouvelle personne dans cette nouvelle réalité ? Etait-il vraiment indispensable de savoir qui elle avait été ? D'un autre côté, ne serait-elle pas démangée par la curiosité ? Ne passerait-elle pas son temps à se demander ce que l'autre Lyana aurait fait ? Pourrait-elle construire quoi que ce soit avec une aussi grosse lacune dans son existence ?
Lyana n'avait toujours pas trouvé de réponses à ses questions. C'était troublant. Depuis deux jours, elle sentait ses questionnements aussi piquants que des aiguilles dans sa tête. Elle ne parvenait pas à y répondre. Poursuivre une ombre qu'elle n'avait tant qu'entre-aperçue ne serait pas facile et elle ne voulait pas passer toute sa vie à misérablement chercher partout quelqu'un qui n'existait pas, ne vivant qu'à travers un vague souvenir effacé. Pourtant, elle savait que ne pas chercher à savoir, serait encore plus difficile, qu'elle finirait par vivre hantée par cette ombre, par sa propre ignorance. Etait-ce ce qu'elle voulait? Non, clairement pas.
Ce qui la renvoyait à la case départ et le cycle se répétait encore et encore comme un maelström interne qui engloutissait tout le reste, ne laissant que ces questions en épais caractère d'imprimerie noirs.
Cette fois, même le ciel ne pouvait pas l’aider. Elle devait prendre cette décision seule et en assumer ensuite les conséquences. Et cela la terrifiait. Elle avait peur de se rater, de faire le mauvais choix, de se retrouver ensuite bloquée dans une vie dont elle ne voulait pas et de laquelle elle ne pouvait rien espérer. Elle avait peur que, en cherchant à connaître cette partie de sa vie, elle n’ait plus rien d'autre à quoi s'accrocher à la fin.
Toute cette angoisse la paralysait et l'empêchait d'agir, l'empêchait de bouger. Et la seule chose qui lui venait à l'esprit face à cela était qu'est-ce que l'autre Lyana aurait fait? Est-ce qu'elle se serait laissée vaincre par ses émotions? Est-ce qu'elle serait partie à sa propre recherche ou est-ce qu'elle aurait construit quelque chose de neuf? Il n'y avait assez d'espace pour aucune conclusion, et Lyana continuait d'errer dans les profondeurs abyssales de sa propre ignorance.
Elle soupira et se frotta les yeux. Ce va-et-vient mental ne l'aidait absolument pas.
Il commençait à faire un peu trop froid pour rester dehors, alors Lyana décidait de rentrer avant d'attraper quelques maladies qui la cloueraient au lit pendant deux semaines. Elle repassa les pieds à l'intérieur et referma la fenêtre derrière elle. La pluie était toujours aussi forte et l'eau qui ruisselait sur le toit en pente de tuiles bleues tombait directement dans la rue pavée. C'était alors qu'on remarquait l'ingéniosité des architectes qui avaient conçu la ville. L'eau tombait dans la rue et se faufilait entre les gros pavés avant d’être ramenée dans les petits canaux qui iraient la rejetter directement dans le lac. C'était le système anti-inondation le mieux conçu qu'elle connaisse, même si elle n'en connaissait pas beaucoup à vrai dire.
Elle s'empressa de se sécher avec une serviette déposée sur le lit une heure plus tôt afin de ne pas tremper le parquet ciré de la chambre. Comme elle grelotait toujours, elle décida de prendre une douche chaude avant de descendre pour le souper. Peut-être un bon repas apporterait des réponses?... Elle n'y croyait pas trop, mais elle avait faim.
Quinze minutes plus tard, elle plantait sa fourchette dans une quiche aux légumes parfaitement cuite, et en savourait la saveur incroyable. Roberta était vraiment douée pour la cuisine. Elle avait trouvé sa voie, pour ainsi dire.
L'aubergiste vint justement vers elle à ce moment-là. Elle semblait préoccupée.
– Bonjour Roberta, tout va bien?
– Euh, oui oui, mais je me demandais si ça vous dérangerait de partager votre table avec quelqu'un. Il n'y a plus de place, mais toujours des clients.
– Ah, oui, bien sûr, faites-les venir, ça ne dérange absolument pas. C'est toujours agréable d'avoir un peu de compagnie.
– Vraiment? Vous êtes sûre?
– Oui, c'est bon. J'en serais ravie si ça peut vous soulager.
Intérieurement, Lyana se disait surtout que de la compagnie l'aiderait à changer les idées de son maëlstrom de compagnie. Mais c'était avant qu'elle aperçoive celle qui lui tiendrait compagnie.
Une jeune femme, à peu près son âge, une imposante chevelure flamboyante et bouclée, ramenée en une queue de cheval indisciplinée. Les joues couvertes de taches de rousseur et des yeux marrons clair profonds. Une tenue de voyage, un carquois de flèche dont la sangle était passée en travers de son torse, un sac jeté sur l'épaule, un sourire en coin qui attirait le regard. Des cernes soulignant ses yeux et lui donnant un air fatigué et adorable.
– Bonsoir, déclara la belle inconnue en lui tendant une main par-dessus la table.
– Euh, salut, balbutia Lyana en serrant maladroitement sa main. Assiez-toi, je t'en prie, se reprit-elle.
Un large sourire se peignit sur le visage de la rouquine alors qu'elle tirait une chaise et prenait place en face de Lyana. Roberta s'approcha pour prendre sa commande et à l'occasion leur demanda.
– Ça vous va comme ça? Je suis désolée pour le dérangement, on n'a pas autant de clients que d'habitude.
– Oh, euh... Non, non, ça ne me dérange pas, répondit Lyana.
– C'est même mieux comme ça, je trouve, ajouta la routine avec un sourire en direction du menu. Je vais prendre...
Elle acheva de commander son dîner pour se tourner vers son interlocutrice.
– Encore merci d'avoir accepté que je m'assoie avec toi, hein, commença-t-elle.
– Aucun problème, je t'assure.
Il y eut un bref silence pendant lequel elles regardaient autour d’elles, puis Lyana décida d’entamer une conversation qui devrait bien arriver:
– Sinon, tu fais quoi dans la ville?
– Oh! Je suis aventurière.
Lyana faillit s'étouffer avec la gorge d'eau qu'elle venait d'avaler.
– Attends, tu travailles à la Guilde des Aventuriers?
– Euh, oui. Où sinon? – demanda-t-elle, étonnée, sans pour autant la juger.
– Nulle part, tu as raison, conclut Lyanaaprès réflexion.
Elle voulait passer un moment sans que les circonstances étranges de son réveil et de son existence même n'accapent la conversation. Elle était jeune, elle voulait vivre, elle voulait un moment d'insouciance. Elle voulait que la rouquine la voie comme une adolescente normale et pas comme une anomalie de la nature. Et quelque part elle craignait un peu que de telles singularités ne la fassent fuir.
– D’accord… - reprit la roquine avec un petit rire. Mais j’aime aussi beaucoup peindre.
– Oh c'est trop bien! – s'exclama Lyanaavec un peu trop d'enthousiasme. Qu'est-ce que tu peins en général?
Son interlocutrice fit basculer sa chaise sur ses pieds arrière et en se poussant à l'aide de la table, désinvolte, le regard perdu quelque part dans les poutres en réfléchissant.
– Alors, des paysages surtout, je pense, oui. Parfois juste ce qui se passe dans ma tête. N'importe quoi. Je n'ai pas vraiment essayé avec des figures humaines. Enfin, si, mais pas comme élément central de l'image. Oh, désolée de t'ennuyer avec ces détails.
Elle ramenait une mèche rebelle derrière son oreille et tira nerveusement sur le globe. Puis, une seconde plus tard, elle remit ses mains sur ses genoux, anxieuse.
– Non, non, ça ne m'ennuie pas du tout, la rassurante Lyana, que la pensée que ses petits gestes étaient adorables obnubilait. Vas-y, continue. Tu n'as pas envie d'essayer les corps humains?
Le regard de la belle inconnue s'illumina et cachant bête son enthousiasme, elle se lança dans un discours enflammé sur le fait de prendre le temps de trouver le bon modèle, le bon moment, la bonne position et le temps lui-même. En tant qu'aventurière, elle était très occupée par ses missions. Il lui faudrait au moins dix bonnes heures pour terminer le portrait et elle n'avait pas le temps.
Pendant qu'elle s'étonnait du fait que la peinture était très chronophage, Lyana se surprit à contempler le pli des lèvres de la rouquine pendant qu'elle parlait et à se dire qu'elle adorerait lui servir de modèle.
La belle inconnue avait une voix un peu rauque, très agréable, et Lyana savait qu'elle aurait pu l'écouter parler de peinture des heures durant, en partie à cause de son sourire de pure joie, lorsqu'elle évoquait sa passion.
– Je pourrais voir tes tableaux? – se lança Lyana.
– Oh, euh... peut-être un jour, balbutia-t-elle.
– Ce n'est pas obligé si tu n'en as pas envie, hein. – lui fit remarquer Lyana, percevant sa gêne.
– Non, non, ce n'est pas ça, c'est que... La peinture a toujours été quelque chose à moi, tu vois? Je ne la montre qu'à mon grand frère, parce que nous sommes toujours ensemble, et encore. Mais j'adorerais te montrer un jour, bien sûr.
– Tu as un grand frère? – demanda Lyana pour détourner un peu le sujet.
La routine, mal-à-l’aise à l'idée de montrer son travail, regagna son assurance.
– Oui, il a deux ans de plus que moi. D'habitude on est toujours ensemble mais cette fois nous avons eu des missions séparées.
– Vous avez grandi ensemble?
– Oui, chez nos grands-parents dans la région Sud.
Lyana décida de ne pas poser de questions sur leurs parents qui étaient, selon le cas le plus probable au vu de la situation, au fond d'une tombe, pour ne pas alourdir l'atmosphère. Elles ne savaient pas vraiment comment réagirait la rouquine vis-à-vis de cela.
– Lui aussi est aventurier,
– Oui, acquiesça-t-elle en prenant une bouchée de son plat arrivé quelques minutes plus tôt.
Il y eut un instant de silence pendant que les deux jeunes femmes mangeaient un peu. La conversation les avait tellement absorbées qu'elles avaient oublié de goûter au délicieux plat fumant posé devant elles. Roberta passa à leur table pour remplacer la bougie, presque complètement fondue par une nouvelle et sourit en remarquant qu'elle s'entendaient bien, heureuse d'être parvenue à arranger une amitié le temps d'une soirée.
– Et toi? – lui demanda la rouquine en reposant ses couverts pour se servir un verre d'eau.
– Moi, quoi? – répondit Lyana un peu étonnée.
– Parle-moi de toi! – expliqua-t-elle en portant sa fourchette à sa bouche sans la lâcher du regard. Cette attention toute nouvelle prit Lyana par surprise. Elle n'avait pas vraiment réfléchi à quoi faire à ce moment de la conversation. Devait-elle lui mentir? Non, ce serait malhonnête. Mais dire la vérité, perdre l'insouciance qu'elle recherchait, n'était pas exactement ce qu'elle souhaitait le plus.
– Je t'ai raconté ma vie, tu ne croyais quand même pas que je te laisserais t'en tirer comme ça, si? s’insurgea-t-elle faussement, avec son éternel sourire en coin.
Lyana décida de ne pas dire toute la vérité. Elle pouvait lui faire part de ses doutes sans pour autant lui révéler l'étrangeté de l’histoire. Mais une fois de plus, son maelström deviendrait central et elle ne voulait vraiment pas déranger la routine avec ses complications personnelles.
– J'hésite à travailler à la Guilde, lança-t-elle pour masquer son hésitation et se lancer sur un sujet où elle serait en sécurité.
– Oh, ce serait génial! – s'exclama la belle inconnue, tout sourire. On ferait peut-être des missions ensemble!
Lyana s'amusa intérieurement de son excitation si pure et décida de continuer sur la même lancée.
– J'hésite un peu. Je ne suis pas sûre que ce soit une si bonne idée.
– Oh que si! On t'assigne régulièrement des missions avec des coéquipiers, qui sont en général tes amis. Ça te permet de voir le monde, de faire de nouvelles rencontres, de vivre la vie comme tu l'entends. Et puis tout est pris en charge de ce que tu es en mission. Le logement, l'équipement, la nourriture, les frais postaux. Et tu perçois un salaire.
– Oui, mais et si c'était le mauvais choix? Et si finalement je détestais le métier? Et si je me retrouvais coincée à faire quelque chose que je déteste et que j'en oubliais de vivre? Et si... Et…
– Calme-toi, dit la rouquine en prenant sa main par-dessus la table.
Lyana se demanda si elle n'avait jamais autant aimé avoir des mains qu'à cet instant. Elle était étrangement consciente du contact des mains caleuses de l'aventurière. Elle sentit ses joues s'enflammer et baissa le regard lorsqu'elle sentit le pouce de la roquine qui carressait doucement le dos de sa main.
– Je ne connais pas en ce monde un métier plus difficile à détester que celui d'aventurière. Mais si c'est le cas, ce ne sera pas grave. Tu es jeune. Tu pourras toujours changer d'avis, même quand tu seras moins jeune. T'auras toujours le choix.
Ses paroles résonnaient en elle profondément. Elle pouvait toujours revenir en arrière si ça ne lui plaisait pas. Elle était la maîtresse de son propre destin. Elle pouvait faire ce qu'elle voulait. Bizarrement, les mots de la rouquine trouvèrent un écho bien plus lointain qu'un simple choix de carrière. Lyana releva les yeux et la belle inconnue planta son regard dans le sien.
– Ça va? – murmura-t-elle.
Elle sentit une larme rouler sur sa joue et serra un peu plus fort la main de son amie dans la sienne. Elle réalisa que personne ne lui avait encore demandé si ça allait. Lyana avait la sensation que, même si elle ne connaissait pas toute l’étendue de ses problèmes ni l’histoire complète, cette inconnue avait fait beaucoup pour elle. Personne ne s’était jamais inquiétée pour elle, et ça, c’était précieux.
Elle essuya sa larme et sourit timidement à son interlocutrice, émue.
– Oui, ça va. C’est gentil de s’inquiéter.
La rouquine lâcha sa main et reprit ses couverts. Immédiatement, Lyana regretta à moitié de repas de ne pas avoir éclaté en sanglots. Peut-être l’aurait-elle prit dans ses bras?
Elle chassa ses étranges pensées de son esprit et se reconcentra pendant un moment sur sa quiche aux légumes.
– Bon, en gros, le choix t'appartient, mais sans vouloir t’influencer, je te conseille vivement de venir, conclut-elle discrètement avec un petit sourire.
Lyana, éclata de rire, suivie aussitôt par la rouquine, dans un concert d'hilarité.
Elle discutèrent encore pendant un moment et Lyana ne put s'empêcher de remarquer les efforts que faisait son amie pour lui remonter le moral. Elle se sentait appréciée et le fait que quelqu'un fasse des pieds et des mains pour la faire sourire la faisait sourire. De toutes ses dents, à contempler cette belle inconnue qui ponctuait la conversation de petites blagues ici et là et d’éclats de rire.
– Bon, déclara-t-elle, en posant ses deux paumes à plat sur la table. Passons aux choses sérieuses.
– Ah, ce n'était pas encore assez sérieux jusque là ? – demanda Lyana, grisée par toute cette bonne humeur.
La rouquine ouvrit la bouche, mais elle ne trouva rien à répliquer alors elle laissa échapper un éclat de rire.
– Bonne tentative de déstabilisation, se reprit-elle. Mais ça ne marchera pas, haha. Non, sérieusement. Il y a quelqu'un dans ta vie ?
La question prit Lyana au dépourvu. C'était donc ça les choses sérieuses. Elle se sentit rougir un peu et pria pour que la rouquinene l'aie pas remarqué. Son esprit dériva complètement et elle se mit à imaginer comment serait la belle inconnue avec les joues en feu et ses cheveux roux.
– Oh, tu rougis! – s’écria son amie.
Lyana faillit se donner une énorme tape en plein front.
– Alors c'est qui ?
Elle hésita encore une seconde sans trop savoir pourquoi.
– Personne.
– Allez, dis-moi. Je ne le répéterai à personne, promis. – dit-elle en riant.
– Non, c'est qu'il n'y a personne. Sérieusement.
– Sérieux ?
– Sérieux. Et toi ?
– Non plus.
La rouquine mima de la déception.
– Bon, c'était pas intéressant.
Cette déclaration se suivit de nouveau rire. Elle continuèrent à discuter bien longtemps encore sans remarquer que la salle se vidait, jusqu'à ce que Roberta ne vienne leur annoncer la fermeture du restaurant. Surprises, mais tout de même fatiguées, les deux amies montèrent les marches jusqu'au premier étage, où se situaient leurs chambres.
– Bonne nuit, déclara Lyana en arrivant devant sa porte. (2:01) Je te vois demain matin ?
– Euh, en fait, non, répondit la rouquine. Je dois partir avant de lever du soleil, si je veux respecter les délais. J'ai une mission d'un quelques jours au point central, je ne peux pas être retard.
– Ah, d'accord. Bon, alors... au revoir ? – demanda-t-elle, pleine d’espérance.
Elle adorerait revoir son amie, mais ce concours de circonstance n'était pas vraiment idéal.
– Si tu viens de travailler à la guilde, on se croisera peut-être, dit-elle avec un clin d’œil. Au revoir.
Elle se séparèrent. L’une rentra dans sa chambre, et l'autre continua vers la fin du couloir pour aller se coucher.
En refermant la porte derrière elle, Lyana sourit. Cette rencontre était on ne peut plus magique. Ça avait été incroyable, la première fois où elle s'était sentie aussi bien depuis longtemps. Depuis très longtemps.
Elle d ses démêla ses cheveux avec la brosse à cheveux, qu'elle maîtrisait mieux à présent, son esprit ne quittant pas la belle inconnue, qui faisait peut-être la même chose quelques mètres plus loin. Son sourire en coin, sa chevelure rousse, ses yeux rieurs. Tout chez elle était magnifique.
yiana se dit que ce serait incroyable si elles pouvaient se revoir. Faire proprement connaissance, passer du temps ensemble, devenir amies. Et pour cela, elle n'avait qu'une chose à faire.
À présent, elle penchait plutôt en faveur de la Guilde des Aventuriers. Même si cette conversation lui avait beaucoup apporté, tous ses doutes n'étaient pas effacées. Elle avait moins peur de prendre une décision, certes, mais elle n'avait pas pris de décision. Pas encore. Lyana devait y réfléchir un peu, mais, rassurée, elle savait qu'elle avait droit à l'erreur. Tout cela pouvait toujours attendre le lendemain, et pour le moment, elle voulait dormir.
En s'asseyant sur son matelas, elle réalisa que quelque chose lui avait échappé. Elle ne savait pas si c'était volontaire de la part de la roquine, mais elles ne s'étaient jamais présentées. Ainsi, elle restait deux anonymes, qui s'étaient rencontrées par le fruit du hasard dans une auberge, qui avaient partagé un agréable repas et qui se séparaient pour ne plus se revoir. Cette rencontre resterait secrète. Elle pourrait lui appartenir pleinement. Elle n'avait pas de conditions, pas de complications. Elle était simple et ephémère. Et peut-être pourrait-elle évoluer vers quelque chose de moins ephémère avec un coup de pouce au destin.
***
La cathédrale de Tiliinhamé dominait tous les autres bâtiments et de haut. La gigantesque façade avait toute la place du monde pour accueillir des vitraux colorés et des bas-reliefs taillés dans la pierre avec finesse. Faisons de cette majestueuse devanture une véritable oeuvre d'art. Devant les portes, à une distance suffisamment grande cependant pour ne pas faire d’ombre au bâtiment, une gigantesque statue avec des airs de titan architectural. Toute de marbre blanc, une femme au traits bienveillant, gracieuse, était penchée vers l'avant, ses cheveux cascadant sur son épaule. Entre ses mains, un vase de pierre, penché lui aussi, laissant couler un filet d'eau moyen de manière constante. Autour de la statur, un petit lac d'environ 12 mètres avec une dizaine de centimètres de profondeur alimentait tout le réseau de canaux de la ville d'une eau cristalline et pure, qui emplissait tout Tiliinhamé d’un ruissèlement apaisant.
Le tout était construit sur une plateforme élevée par rapport au reste de la ville probablement suivant la géographie du terrain. On y a accédait en montant des escaliers, d'abord jusqu'à la statue puis quelques marches encore pour se rendre à la cathédrale. Malgré la montée la vue valait la peine de s'y rendre. Des jardins avaient été aménagés autour de la statue, et de là, si on s'approchait de la rambarde, on pouvait admirer les territoires avoisinants jusqu'à ce que l'oeil se pertde dans l’horizon. Les rivières qui lézardaient les plaines marécageuses de la sous-région de Tiliinhamé. Le ciel bleu gris, nuageux, après les quatre jours de pluie. La ville, qui fourmillait calmement, sereine; il n'y avait pas eu d'attaque des factions depuis la déclaration de guerre. La main de fer posée sur Tiliinhamé semblait desserrer un peu sa poigne, laissant respirer les habitants, et Lyana aussi, concernée par cette affaire malgré tout.
Assise sur un petit carré d'herbe, Lyana contemplait le ciel au-dessus de sa tête, immense, et les oiseaux qui le traversaient en battant des ailes en tirant des profits des courants d'air. C'était eux les véritables maîtres des cieux, sans aucun doute.
Cela faisait deux jours que la belle inconnue était entrée dans sa vie et deux jours qu'elle en était sortie. Si elle avait eu la certitude de revoir la rouquine en se mettant au service de la Guilde, elle s’y serait rendue sans demander son reste. Mais rien n'était moins sûr et il était plus prudent et raisonnable de prendre une décision réfléchie plutôt que de se jeter à la veuglette en espérant tomber dans les bras d'une parfaite inconnue qui avait titillé son cœur.
C'est donc pourquoi elle était toujours à Tiliinhamé, toujours indécise et toujours aux prises avec son maëlstrom. Même si elle savait qu'elle devait le confronter et que le plus tôt serait le mieux, Lyana avait passé les deux dernières jours enterrée dans la bibliothèque de l'Ordre de Nautilus, cherchant mine de rien toutes les informations qu'elle pouvait trouver sur la Guilde des Aventuriers.
Elle avait réussi, par on ne sait quel miracle, à se transformer en encyclopédie ambulante sur tout ce qui touchait à la Guilde. Mais ce qui était vraiment intéressant tenait en quelques mots: une organisation non-gouvernementale fondée il y a 300 ans dans l'objectif d'aider ceux qui en ont besoin. Basée à Nechssek, elle organisait chaque jour des centaines de missions avec des aventuriers membres dans le monde entier. Et bien sûr, elle s'était renseignée sur comment l'intégrer: il fallait demander l’inscription au Commandant Général, et ça consistait normalement à un examen d'admission.
Finalement, Ellie l’avait chassé de la bibliothèque en lui disant d'aller prendre un peu l'air puisqu'il ne pleuvait plus.
Voilà comment Lyana s'était retrouvée dehors, à nouveau seule avec ses problèmes.
Elle se leva et s’épousseta un peu pour faire tomber les brins d’herbe accrochés à ses vêtements. Elle attrapa la besace qu'elle s'était procurée et qui se portait en bandoulière et se dirigea vers les portes de la cathédrale.
Elle grimpa les marches deux par deux et se faufila vers l'intérieur par la porte continuellement ouverte.
La nef s'étendait sur au moins 200 mètres. Les imposants murs de pierre blanche étaient égayés par d'immenses vitraux colorés, représentant des figures divines. Ces vitraux contaient une histoire, elle le savait, mais une histoire que seul l'œil exercé était capable de lire. L’étendard de Tiliinhamé était accroché un peu partout de façon à ce que les deux moitiés de la cathédrale soient symétriques. Des grandes colonnes corynthiennes soutenaient la voûte peinte avec art. Des bancs en bois s'alignaient sur toute la longueur du bâtiment, laissant dégagé un chemin au milieu, qui filait droit vers l'autel, où, majestueuse, trônait la statue de la même femme qu'à l'extérieur, sauf que de taille réduite et dans une position différente. Cette fois, ses mains de marbre étaient écartées, comme si elles désignaient le monde entier à ses pieds, dont elle faisait par ce geste cadeau à celui qui regardait. Tout était de blanc et de bleu, silencieux, respectant le caractère sacré du bâtiment. Y parler ressemblait à un sacrilège.
– Vous aimez la voûte?
Lyana sursauta. Une voix chuchotante, pourtant, venait de briser le silence cristalin et fragile qui régnait quelques instants plus tôt. Aussitôt, l'endroit semblait plus humain, plus réel et perdait de sa majestuosité et de sa grâce presque divines, comme si une ballerine au pointes de cristal et aux mouvement parfaitement silencieux dont la délicatesse était inégalable cessait brusquement de danser.
Lyana se retourna lentement, essayant de conserver la sensation de calme qui l’avait emplie à son arrivée dans la cathédrale.
– Oui, elle est magnifique, chuchota-t-elle à son tour.
Un moine de très petite taille, les yeux bridés et le crâne chauve et luisant se tenait près d'elle, semblant lui aussi perdu dans la contemplation de la voûte de la cathédrale, qu’il devait pourtant avoir vu des milliers de fois.
– Vous travaillez ici? – demanda Lyana, que cet étrange personnage intriguait.
– Si on veut, oui. Enfin, ce que je fais ici ne rentre pas exactement dans la définition classique d'un travail mais c'est ce qui occupe mes journées.
– Et que faites-vous exactement ?
– Oh, je me balade. J'essaie d'en comprendre plus sur moi-même. J'aide les autres à en comprendre plus sur eux-mêmes à l'occasion. J’en apprends toujours plus sur le monde. Je médite aussi, oui…
Décidément, ce moine sorti de nulle part était encore plus étrange qu'il n'y paraissait. Quelque chose chez lui semblait ailleurs, comme si une partie de son esprit était perdue dans le cosmos à la recherche de l'illumination. Mais il y avait aussi quelque chose qui était intéressant dans cette personnalité à demi-absente. Et surtout cette phrase: “j'aide les autres à en comprendre plus sur eux-mêmes”. Est-ce que cela incluait aussi les questionnements d'orientation ou encore la raison pour laquelle elle était là? Quelque part, Lyana aurait été infiniment reconnaissante que ce moine lui dise simplement ce qu'elle devait faire.
– Vous avez dit que vous aidez les gens à se comprendre? – demanda Lyana, hésitante.
Le moine tourna le regard vers elle, et resta silencieux, ne l'invitant ni à poursuivre ni à se taire. Son regard était de plomb, elle sentait une incroyable pression posée sur elle à présent, comme si l'univers lui conjurait de choisir ses mots avec prudence.
– J'aurais besoin d'aide, lâcha-t-elle, si bas que personne n'aurait dû l'entendre, pas même le moine juste devant.
– Il est bon de l'admettre, parfois.
– Pouvez-vous me dire quoi faire ? – le supplia-t-elle presque, les yeux larmoignants.
– Hélas, non. Tu es la seule en mesure de décider. Certains te dirait de suivre ton coeur, ou que peu importe ton choix, que tout se passera bien. Mais le conseil que j'aurais pu te donner ne franchira pas mes lèvres. Au fond, je pense que tu sais déjà quoi faire. Il suffit que tu te poses la question.
Étrangement, le monde autour d'elle devint flou. Le moine et son air absent disparurent, ainsi que les dorures de la cathédrale. Finalement, Lyana se retrouva dans une pièce blanche.
Dans sa pièce blanche.
Cela faisait un moment qu'elle n'y avait pas mis les pieds. Depuis sa dernière visite, quelques détails avaient changé. Les murs semblaient moins immaculés. Toujours très blancs, mais un peu plus réel. Moins aveuglants, en tout cas.
Dans un coin, une série d'images était accrochées. Des couchers du soleil, une dizaine d'entre eux. Au centre, il y en avait un plus grand que les autres. Le tout premier qu'elle avait contemplé, allongée sur le sable chaud juste après son réveil, épuisée de l'effort qu'elle avait fourni pour s’extirper du trou.
Un peu plus loin, des portraits de tous ceux qu'elle avait rencontrés: Lilia, Ellie, Kalea, Roberta, et, plus récemment, l'inconnue du dîner et ses boucles rousses.
Sa pièce blanche n'était absolumment plus vide. Pas complète, certes, pas débordante, mais pas vide non plus. Elle avait des souvenirs à chérir et une existence matérielle en ce monde à présent.
Mais une question se posait: que faisait-elle là ? Elle n'y était pas arrivée délibérément. Le moine l’y avait envoyée (comment ?), en lui disant qu'elle connaissait déjà la réponse à ses questions. C'était peut-être cela, en effet… Si elle savait quelque chose, quel meilleur endroit que sa propre tête pour l’y chercher?
Elle devait juste comprendre ce qu'elle cherchait exactement.
Lyana s’assit en tailleur sur le sol et inspira profondément. Elle laissa à son regard parcouir sa pièce blanche doucement, s'attardant sur chaque objet, aussi minuscule soit-il, qui formait sa courte mémoire.
Devait-elle rejoindre la Guilde ? Telle était la question. Il suffisait à présent d'en trouver la réponse, et ce n'était pas vraiment faute d'avoir essayé.
Lyana secoua la tête, comme pour chasser cette pensée. C'était exactement ce genre de remarque décourageant qui l’empêchait de se concentrer vraiment.
Elle connaissait les enjeux de cette décision. D'un côté, elle pourrait peut-être connaître les réponses à ces questions, découvrir le monde, qui elle était et qui elle avait été. D'un autre, elle prenait ainsi le risque de courir tout son temps après un fantôme et de perdre une vie qu'elle voulait en vivre. Et peut-être que quelque part, c'était aussi l'espérance de revoir la rouquine qui faisait pencher la balance. Lyana voulait être sûre qu'elle ne sacrifiait pas son futur pour une inconnue.
Voilà les points sur lesquels elle bloquait depuis quatre jours. Enoncés clairement et simplement comme cela, prendre une décision semblait bien moins difficile, même si ce ne serait évidemment pas incroyablement facile non plus.
Prendre une décision...
Elle devait prendre une décision. Lyana se sentait arrivée à un moment décisif de sa courte existence. Décisif et non fatidique, car elle savait que peu importe le chemin qu'elle choisirait, l'avenir lui serait tout autant favorable, peut-être différemment, mais toujours favorable.
C'était comme si le monde autour d'elle retenait son souffle, anxieux. Attendant une réponse, une réponse avec une impatience mêlée d'appréhension.
Lyana ouvrit les yeux.
– J'irai.