Chapitre III : Nuit mouvementée

Par mehdib

     Jordane et Raphaël réussirent à trouver une taverne au centre-ville qui avait l'air présentable. En entrant, ils se mirent à une table et prirent la spécialité du cuisinier.

     — Tu crois que t'as assez de substance pour ton article ? demanda Raphaël.

— Mmmh blurf mmmh blurg, répondit Jordane en pleine bouchée de son hamburger.

— Pardon ?

Elle avala son steak-bacon et lui répéta sa réponse en se concentrant sur le pliage de sa serviette, Raphaël sachant que c'était signe qu'elle voulait cacher ses problèmes :

— T'inquiète, même si cette lettre est bidon, on a quand-même de belles photos, et je broderai un peu sur la mine. Ça va le faire.

     Ils passèrent l'heure suivante à discuter de tout et de rien, comme ils en avaient l'habitude. Tandis que la taverne se vidait à petit feu, ils décidèrent de migrer vers le bar pour un dernier verre. Il était bientôt l'heure de la fermeture, aussi le patron refusa d'un geste de la main le portefeuille de Jordane et offrit la dernière tournée. Il ouvrit un placard sous le comptoir et sortit une bouteille sans étiquette au contenu incolore : il leur expliqua qu'il s'agissait d'une liqueur de prune faite maison qu'il réservait aux derniers retardataires avant fermeture. Il servit quatre verres : le sien, deux pour les chasseurs de fantômes, et un pour le dernier autre client, avachi à l'autre bout du comptoir en solitaire.

     Ils levèrent tous leur coupe comme le voulait la tradition des pochetrons et firent cul sec, grognant de douleur en parfaite synchronisation. Le téléphone de l'arrière-boutique sonna, et le barman s'éclipsa en s'excusant.

     — Vous n'êtes pas d'ici vous ?

Le dernier client, un homme d'une cinquantaine d'années qui semblait avoir perdu une longue et dure bataille contre l'alcoolisme, les dévisageait comme s'il s'agissait d'une nouvelle espèce d'humains inconnue jusqu'à maintenant. Il portait un costume trois pièces qui avait dû être mauve ou bleu il y a plusieurs décennies, mais qui maintenant était effiloché à plusieurs endroits. Ses cheveux étaient légèrement gominés mais pendaient paresseusement sur un côté de son visage. Comme il avait l'air à peu près sobre, Raphaël prit la peine de lui répondre.

— Comment vous avez deviné ?

— On n’a pas l'habitude de voir de nouveaux visages, surtout de votre âge. Vous êtes de passage ? Travail ou plaisir ? il ricana amèrement, avant de reprendre : Non, ce n’est pas possible, personne ne viendrait dans ce trou perdu pour le plaisir.

— Je travaille dans le journalisme, répondit Jordane d'un ton se voulant désinvolte.

En effet, son radar à potin s'activa dans sa tête : si cet énergumène était un vieux de la vieille, ce qui en avait bien l'air, il pouvait avoir plusieurs informations croustillantes.

— Ah, vous devez être là pour le Palais de l'Étrange alors, répondit-il d'un air faussement innocent.

— Le palais de l'étrange ? répondit immédiatement Jordane, interloquée.

Un sourire carnassier se dessina sur le visage de l'homme, mais les deux jeunes furent trop loin pour l'avoir vu.

— Oui, reprit-il, le Palais de l'Étrange était une espèce de fête foraine, construite il y a des années, du temps où Duli était encore une ville pleine d'opportunités…

Il s'embrassa le bout des doigts et les porta au ciel d'un air grotesque, pour mimer un « paix à son âme ».

— Malheureusement, reprit-il, il ferma le jour même de son ouverture, à cause d'un terrible accident… Oui, c'était quelque chose… On a attendu une autorisation de réouverture depuis des années, pendant que le parc se mourrait et tombait lentement aux oubliettes, mais des récentes rumeurs indiquaient que le maire venait de prendre la décision de le démanteler… Quelle triste nouvelle… Un monument historique pareil…

     Le radar de Jordane lui criait maintenant de se renseigner sur le sujet. Comment se faisait-il qu'elle n'avait jamais entendu parler de ça ? Peut-être que les habitants avaient honte de ce secret… Quoiqu'un accident à l'ouverture d'une fête foraine, ça aurait dû faire les premières pages. Son instinct lui dictait qu'il fallait qu'elle questionne cet homme. Peut-être même qu'il avait des informations qui pouvaient l'aider.

« Vous connaissez l'histoire d’Inès ? demanda-t-elle de but en blanc. »

Le regard de l'homme sembla scintiller. Il se leva et s'approcha lentement du duo : sa démarche était lourde et légèrement boitant, comme un sinistre croque-mort. Il prit le tabouret à côté de Jordane et s'assit, passant la main dans ses cheveux pour les déplacer de l'autre côté de sa tête. Jordane remarqua que ses yeux étaient gris et perçants, ceux d'un prédateur. Un profond malaise l'envahit, et quelque chose en elle lui grondait soudainement de s'éloigner de cet homme. Prendre ses jambes à son coup et ne jamais revenir.

     — Inès la Folle ? Bien sûr, elle a travaillé pour moi. Une fille charmante. C'était il y a quoi… Huit ans… Neuf ans.

Le cœur de Jordane se serra dans sa poitrine : est-ce que cet homme était en train de dire qu’Inès avait existé ?

— Vous l'avez connue ? Est-ce qu'on parle bien de la même personne ? Sa mère…

— La fille d’Olivia, elle aussi folle, l'interrompit-il. Oui, celui-là même. Tout le monde connaît l'histoire.

     Jordane déglutit et son regard s'illumina: son instinct de survie commençait à perdre de sa force, étouffé lentement par sa curiosité.

— Elle vit encore ici aujourd'hui ? D'où vient cette légende ? lui demanda-t-elle, excitée.

— Je ne saurai pas vous dire où elle est aujourd'hui, même si elle est encore en vie ou non. Ce que je sais, c'est que j'ai embauché cette jeune fille quelque temps pour m’aider avec le parc. C’était il y a longtemps. Charmante, comme je le disais, et elle mettait du cœur à l'ouvrage. Oui, oui, c'était une employée exemplaire… Quant aux rumeurs qui circulaient sur elle, je suis certain qu’elles étaient infondées. Sa mère était vraiment malade, mais aujourd’hui on sait que ce n’est pas le genre de mal qui est contagieux. Mais je ne l'ai jamais questionné à ce sujet. C'est personnel, voyez-vous. Et c'était une employée. Mais je peux vous assurer que ça n'avait rien d'aussi sordide que ce que la légende raconte… Ce ne sont que divagations grotesques de villageois las et avides de distractions. Pourquoi vous intéressez-vous à elle, si je puis me permettre ?

— J'étudie la légende d’Inès, répondit Jordane, presque hypnotisée par ce récit, et je commençais à croire que même elle était inventée de toute pièce.

— Et bien je peux vous assurer qu'elle a bien existé, je dois avoir plusieurs documents avec son nom dessus : contrat de travail, évaluation physique, lettre de motivation, et tutti quanti. En ce qui concerne sa « mésaventure », personne d’autre qu’elle ne pourra vous éclairer. Mais s'il y a bien une chose que j'ai appris, mademoiselle, c'est que la réalité est souvent plus étrange que la fiction.

— Incroyable. Et que faisiez-vous comme métier ?

Jordane sentit une lueur d'espoir remonter dans le creux de sa poitrine. Sa peur avait complètement disparu, remplacée par de la fascination. Son interlocuteur rechangea de côté ses mèches de cheveux d'un geste désinvolte de la main et répondit, s'approchant d'elle comme pour lui faire une confidence :

— J'étais le propriétaire du Palais de l'Étrange.

 

***

 

     — Ça pue cette histoire… commenta Raphaël tandis qu'ils roulaient en silence depuis une dizaine de minutes.

Jordane ne l'entendit pas, perdue dans ses pensées, le regard suivant la ligne blanche fantomatique séparant la route en deux : leur étrange interlocuteur avait dit connaître Inès. Mieux que ça, il disait avoir des documents officiels en sa possession. Avec ces documents, ils seraient peut-être même capables de le retrouver, et elle lui demanderait ce que signifiait la lettre qu’elle avait envoyée... Et la cerise sur le gâteau… Le Palais de l'Étrange. Une fête foraine abandonnée qui avait fermé le jour de son ouverture à cause d'un mystérieux accident. C'était trop beau pour être vrai, certes. Mais même s'il se moquait d'eux, cette nouvelle intrigue allait alimenter son article et peut-être sauver sa peau.

« T'es sûre qu'on peut faire confiance à ce type ? répéta Raphaël. »

Cette fois-ci, Jordane sortit de sa torpeur. Effectivement, ce type était louche. Ils galéraient depuis des jours sur cette histoire, et lui se pointait comme une fleur et il s'avérait que c'était peut-être le seul homme de la ville qui avait les réponses à leur question ?

« Les documents sont encore sur place, leur avait-il dit. Ils sont dans mon ancien bureau. J'ai un rendez-vous avec l'assistant du maire dans deux jours pour ressortir la tenue des comptes et certificats de sécurité. Vous serez les bienvenus pour étudier les documents qui vous seront utiles. » Puis il avait griffonné une adresse et des directions au dos d’un billet de loto vierge pour se rendre sur place.

Ils n'avaient aucune raison de croire cet étranger, mais Jordane était dévorée par la curiosité. Et elle était aussi désespérée de sauver son article.

     — Je n'ai pas confiance en lui, répondit-elle enfin. Demain matin, on se renseigne à fond sur ce mec et le Palais de l'Étrange, voir si son histoire tient la route. Si c'est le cas, on ira faire un tour là-bas.

— Très bien, par contre même si cette histoire est vraie, hors de question qu'on accompagne un type louche qu'on connaît à peine dans une fête foraine abandonnée…

Raphaël avait raison. Ils avaient pris bien des risques pendant leurs aventures, mais ça, c'était un coup à finir découpés en morceaux et enterrés sous un train fantôme. Ou alors, momifiés et transformés en attraction d'horreur.

« Venez me rendre visite après-demain, avait-il dit. Je dirai à l'assistant du maire que vous travaillez pour moi, et vous pourrez visiter à loisir. Mais venez tôt, ajouta-t-il en partant, ne vous retrouvez surtout pas dans le Palais de l'Étrange en pleine nuit, vous pourriez ne jamais retrouver la sortie. » 

Jordane eut un frisson en repensant à ce dernier échange.

— Je sais, répondit-elle. Si on a assez de preuve demain matin, et qu'on le sent bien, alors on ira faire un tour là-bas demain après-midi, par nous-même.

— Toi, moi, dans un palais de l'étrange abandonné depuis presque dix ans ? demanda Raphaël en souriant.

— Sauf si t'as trop peur, lança Jordane.

Raphaël se mit à rire :

— Qu'est-ce qu'il pourrait mal se passer ?

 

***

 

     Ils arrivèrent à l'hôtel un peu après minuit et décidèrent qu'il était préférable qu'ils prennent du repos : une longue journée les attendait le lendemain. Ils se souhaitèrent bonne nuit et regagnèrent leur chambre respective. Tandis que Raphaël s’effondra dans son lit sans plus de cérémonie, Jordane prit place dans le petit bureau de travail posé au coin de la pièce, sortit son ordinateur et pianota plusieurs heures sur son clavier, modelant avec soin sa prose impeccable.

     Si sa journée lui semblait perdue parce qu’ils n’avaient pas réussi à trouver la piste qu’elle espérait, elle se devait de compenser en travaillant davantage avant de s’autoriser à se reposer.

     Lorsque les bâillements commençaient à essayer de lui décrocher la mâchoire, elle déclara la fin de journée : elle se démaquilla et se brossa les dents, l’esprit vide. Ensuite, elle se mit en pyjamas et plongea dans son lit. Elle vérifia ses messages sur son téléphone - rien du tout- puis resta immobile, semblant hésiter : « Ce n’est pas bien de faire ça » se dit-elle, puis elle faillit renoncer, éteindre son portable. Son doigt resta sur l'icône de l’application.

« Et merde, siffla-t-elle… »

     Elle ouvrit l’application de messagerie d’un air coupable, mais ce ne fut pas son nom qui était inscrit dans l’adresse ; celle de sa collègue Mélodie. Elle avait eu son mot de passe grâce à Raphaël - MotDePasse2002 - et s’était jurée de ne pas s’en servir à outrance, seulement en cas de force majeur. Mais la peur la dévorait : elle était convaincue que si son futur article n’était pas exceptionnel, elle se ferait jeter et remplacer en un clin d’œil. Aussi, elle avait besoin de se rassurer, rien qu’un peu, en espérant qu’elle ne verrait pas de mail de son patron proposant à Mélodie de prendre sa rubrique. Elle ne vit rien de la sorte, que des e-mails sans importance, et elle allait arrêter la lorsqu’elle tomba sur un échange d’email entre Mélodie et Bastien, un autre collègue :

     — Tu viens ce soir au pot après le boulot ? demandait Bastien.

— Qui est-ce qu’il y aura ?

— À peu près tout le monde, ma mère garde les enfants.

— Même Jordane ? Bonjour l’ambiance lol.

— Heu… J’ai peut-être oublié de lui demander… On va dire que de toute façon elle ne serait pas venue.

— Bon ben je viens ! Je ne la sens pas trop cette fille, tu ne sais jamais ce qu’elle pense, et puis quand on lui fait remarquer qu’elle a tort, bonjour l’angoisse ! Toujours à se justifier !

— Oula, ne me mêle pas à vos histoires ! Ramène-toi juste ce soir, je paie la première tournée tant qu’il n’y a pas grand monde !

Si Jordane fut blessée par cet échange, elle n’en montra presque rien.

« Qu’est ce qui arrive au chat qui est trop curieux ? se dit-elle ? » puis elle se força à plonger dans le sommeil.

     À peine commencée, sa nuit s'annonça agitée : elle fut prise d'un cauchemar comme elle n'en avait pas fait depuis longtemps.

Elle se trouvait toujours dans un lit, mais ce n'était pas sa chambre d'hôtel. Elle avait été réveillée par quelque chose, mais elle ne savait pas quoi : le silence régnait dans la pièce sombre. Elle regarda tout autour : des armoires remplies de jouets, des vêtements d'enfant éparpillés au sol. Pas de doute, elle se trouvait dans son ancienne chambre. Ses yeux se posèrent sur la fenêtre ouverte au-dessus de sa tête de lit : était-ce ça qui l'avait réveillée? Elle se leva et inspecta timidement la rue. Déserte. Elle descendit de son lit et posa ses pieds nus sur la moquette. Tout semblait normal, absolument ordinaire, et pourtant son cœur battait la chamade. Elle avait peur, mais elle ne savait pas pourquoi. Il semblait qu'elle avait oublié quelque chose d'important, peut-être la raison pour laquelle elle s'était réveillée en sursaut. Un reflet du clair de lune attira son œil, quelque part sur son bureau : elle s'en approcha lentement, tandis que derrière elle deux billes blanches brillaient sous son lit.

     Elle se posa devant la table jonchée d'accessoires de poupées et attrapa l'objet étincelant : il s'agissait d'un poudrier ouvert. À côté, une lettre repliée était posée, avec l'inscription « Pour Jordane ». C'était la lettre qu'Inès lui avait écrite. Elle porta la petite boite à maquillage devant son visage et admira le reflet de son visage de petite fille. À sa gauche, les deux balles blanches qui la fixaient sortirent de l'ombre pour révéler un grand lézard. La chose rampa hors de sa cachette et s'enfuit d'un bond par la fenêtre en faisant claquer le carreau dans sa course. Jordane sursauta mais n’eut qu’à peine le temps de voir la fenêtre revenir lentement dans sa position initiale. Lorsque son regard revint vers le petit miroir, elle vit qu'une femme l'observait au fond de la pièce. Elle se retourna d’un bond et scruta le fond de sa chambre, mais elle était seule.

     « Qu'est ce qui m'a réveillé? pensa-t-elle. C'était quelque chose d'important, mais je n'arrive pas à me souvenir... » 

     Était-ce la femme du tunnel qu’elle venait de voir dans le reflet du miroir ? Était-ce Inès ? Son regard revint sur sa lettre : elle était maintenant ouverte, et on pouvait y lire son contenu :

 

« Va-t’en, pars d’ici tant que tu le peux encore ! »

 

     Elle lâcha le bout de papier lorsqu’elle entendit un éclat de voix quelque part dans la maison. Elle s’approcha de la porte pour l’instant fermée, à pas de loup, et elle commença à entendre des chuchotements.

« Quelque chose d’important, pensa-t-elle. Il va se passer quelque chose d’important, mais je ne sais plus quoi. »

Elle posa sa tête contre la paroi de bois lisse. Elle entendait quelqu’un respirer juste derrière. Puis on cogna contre la porte, renversant Jordane sur le coup.

 « C’était ça… se dit-elle. C’est ça qui m’a réveillée… »

Puis la chose tambourina contre la porte comme un forcené. Elle rampait pour tenter de s’éloigner, mais la porte sortait presque de ses gonds sous les coups fracassants. Elle réussit à se relever et courut pour aller se cacher sous ses draps, mais au lieu de ça, elle capta un regard par la fenêtre : quelqu’un observait toute la scène depuis dehors, et elle voyait le sinistre visage éclater de rire, comme un spectateur d’un autre monde.

De l’autre côté, les coups se faisaient plus fort, faisant trembler toute la pièce. La poignée de la porte sautait dans tous les sens, et lorsqu’elle s’ouvrit enfin, elle se réveilla.

     Elle se retrouva maintenant dans sa chambre d'hôtel, assise sur le petit bureau. Sauf qu'elle était toujours dans son rêve : sinon, comment expliquer que son corps immobile était envahi de toiles d'araignée ?

Jordane se libéra de sa prison de soie et vit la porte d'entrée de sa chambre d'hôtel, barrée d'une lourde chaîne. Son regard revint vers ses mains, et elle se rendit compte qu’elle tenait un dictaphone. Son cœur commença à battre dans sa poitrine : ses doigts se serrèrent autour de l’objet et elle fut prise d'un terrible pressentiment. De ses mains tremblantes, elle l'alluma malgré elle.

Un bruit de statique sortit de l'instrument, puis, sa voix se fit entendre :

« Il est maintenant… 20h15. Je me tiens devant le tunnel. L'ambiance est vraiment impressionnante. Il fait sombre, et on est seul. Un silence de mort, personne à des kilomètres. L'endroit rêvé pour une rencontre nocturne. »

Un nœud se forma dans son estomac. Pourquoi elle écoutait ça ?

« On sent une énergie ici. Pas étonnant que des légendes naissent ici, et que plus personne n'ose y mettre les pieds après la tombée de la nuit ».

Non non non non non… Elle ne voulait pas écouter ça…

« Les monstres, ça n'existe pas » s'entendit-elle dire dans l'appareil.

Elle essaya de l'éteindre, mais il ne réagissait pas.

« Les monstres, ça n'existe pas »

Elle lança le dictaphone à travers la pièce, mais sa voix se fit toujours entendre, bien plus fort maintenant.

« Les monstres, ça n'existe pas »

Elle se jeta dans son lit et se cacha sous les couvertures.

« Les monstres, ça… »

Elle commença à se recroqueviller en position fœtale, mettant la tête sous l'oreiller, gémissant lamentablement.

Ça y est, ça allait arriver. Si elle entendait ça, elle savait qu'elle allait devenir folle. Mais pour l'instant, elle n'entendait que le statique. Ce statique qui se faisait de plus en plus fort, comme si une main maligne sortant des ténèbres montait le son du dictaphone. Mais pour l'instant, il n'y avait rien, rien n'allait se passer, non.

« Ne vous approchez pas du trou, il y a un monstre là-dedans »

Et Jordane voulut hurler. Elle essaya de toutes ses forces, mais sa gorge refusait de produire le moindre son. Des larmes coulèrent sur ses joues.

« Je sais, s'entendit-elle de nouveau dans le dictaphone, il y en a un sous mon lit en ce moment même. »

Cette fois, le hurlement sortit, et elle se réveilla d'un bond, en sueur et en larmes.

 

***

 

     Jordane passa l'heure qui suivit à essayer de se distraire pour se rendormir : elle avait utilisé toutes ses forces pour faire glisser le lit contre la porte pour la bloquer, comme elle avait l’habitude de le faire adolescente pour pouvoir s’endormir. Mais ce soir, ça ne semblait pas suffire. Elle regarda plusieurs vidéos sur son téléphone, vérifia compulsivement ses e-mails et ses messages - rien, nada, niet - et écrivit quelques lignes pour son article. Cependant, à chaque bruit qu'elle entendait, que ce soit le parquet qui craque, des pas dans le couloir, ou le mini-frigo de sa chambre qui ronronne, une montée d'adrénaline l'envahissait : son rêve la marquait encore et elle était trop flippée pour s'endormir.

     Mais le pire, ce qui lui faisait vraiment peur, c'était cette pensée qui rôdait dans un tout petit coin de sa tête. Elle faisait tous les efforts du monde pour ne pas la formuler, parce que si elle le faisait, elle ne pourrait plus penser à autre chose. À chaque fois qu'elle sentait qu'elle allait y penser malgré elle, elle enterrait la tête dans son oreiller et se forçait à se rappeler l'âge auquel ses musiciens préférés étaient morts.

     Elle était maintenant en train de rédiger le chapitre de son article qui décrivait son expérience dans le tunnel. Peut-être que si elle l'écrivait pendant que la peur la tenait éveillée toute seule dans sa chambre d'hôtel, il serait meilleur.

En tout cas, c'était…

     … Et si…

« Kurt Cobain... 27 ans ! » hurla-t-elle à son esprit pour le faire taire.

… la première fois qu'elle écrivait dans un endroit inconnu : d'habitude, elle écrivait sur son canapé, l'ordinateur dans les mains et une tasse de café fumant à portée. Mais de temps à autre, quand elle avait le courage de sortir, elle prenait une table au Collectivo Café et passait plusieurs heures à écrire, retoucher, effacer, ...

     … Je dois rejouer…

« Amy Winehouse… 27 ans. »

… puisque chaque mot comptait. Parfois, Raphaël la rejoignait - ils habitaient dans le même quartier - et travaillait en face d'elle, lui écrivant des symboles étranges et des formules alambiquées. Elle s'était dit une fois que lui aussi écrivait des petites histoires où chaque mot comptait. Lui pour percer le coffre-fort du serveur d'une entreprise, elle pour percer celui de ses lecteurs. Ils avaient trouvé un jeu pour fêter leurs retrouvailles au café : le premier arrivé donnait un nom bidon au serveur pour son breuvage, et l'autre, en entrant et voyant son comparse à une table, devait trouver le nom du personnage qui complétait son duo. Par exemple, si Raphaël se trouvait à une table avec un gobelet « Mario », Jordane le rejoignait avec son gobelet « Luigi » - les serveurs ne prenaient même plus la peine de lever les yeux au ciel quand ils leur donnaient leur nom.

Batman ? Robin.

Calvin ? Hobbes.

Turner ? Hooch - Jordane avait pouffé de rire en voyant Raphaël arriver avec « Hooch » sur son gobelet.

     Par contre, il lui arrivait rarement de passer du temps au bureau du magazine : d'une part, les locaux étaient petits et bruyants - il y avait toujours quelqu'un au téléphone dans un open space unique, il était impossible de se concentrer - et elle n'était pas dans le même délire que ses collègues ; elle avait participé à une ou deux soirées, mais elle avait passé son temps à écouter en silence, n'arrivant pas à s'incruster dans les conversations.

Seule une des filles était plutôt sympa, s'intéressant à…

     … Je dois …

« Jimi Hendrix… Heu… Merde… »

     … Je dois écouter l'enregistrement.

     Elle jeta un œil à sa veste posée sur la chaise : la dragonne de son dictaphone pendait dans le vide. Elle hésita, mais elle savait qu'elle ne réussirait jamais à s'endormir si elle ne vérifiait pas : aussi, elle saisit l'appareil du bout des doigts et le manipula entre ses mains, pensive.

« De toute façon, je me suis fait un coup de flippe, essayait-elle de se convaincre, mon imagination m'a joué un tour, et il ne s'est rien passé. »

Alors pourquoi n'osait-elle pas appuyer sur le bouton ?

La reine de l'horreur qui avait peur ? Non, elle n'allait pas se dégonfler ! Elle appuya sur le bouton, et écouta.

« Il est maintenant… 20h15. Je me tiens devant le tunnel… »

Tandis que l'enregistrement se jouait lentement, un sentiment de malaise commença à envahir Jordane. Ce qui n'avait été qu'un rêve sembla maintenant prendre de plus en plus de vie. Son pouls commença à s'accélérer, et comme elle l'avait fait déjà plusieurs fois en étant petite, elle se cacha sous sa couverture. Elle prit soin de bien envelopper ses pieds pour être sûre qu'ils ne dépassent pas du lit et que rien ne puisse les saisir. La tête dans l'obscurité, s'étouffant dans sa propre respiration chaude et saccadée, elle continua d'écouter attentivement.

« Les monstres, ça n'existe pas. » 

Elle l'entendit une fois, puis deux, puis trois.

« 27 ans, se dit-elle. Jimi Hendrix, mort à 27 ans. Qu'est-ce qu'ils avaient à mourir à cet âge-là ? À 26 ans, je n’ai pas intérêt à me mettre au rock… »

Puis, elle entendit : « Les monstres, ça… »

Voilà, on y était. Maintenant, on allait entendre une autre voix. Celle d'un fantôme.

Mais elle n'entendit que du statique : il n'y avait rien.

« Jo, ma fille, t'es vraiment qu'une idiote… »

Et après cette frayeur qu'elle s'était faite à elle-même, elle dormit comme un bébé.

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