Interlude : Il faut se méfier de l'eau qui dort

Par mehdib

     « Chéri, tu pourras emmener Alizé à son cours de chant ce soir à dix-huit heures ? Je dois remplacer une collègue ce soir. »

Christine s'habillait dans le dressing pendant que ses enfants prenaient leur petit déjeuner, et s'adressait à son mari, Richard, qui se rasait dans la salle de bain de la chambre parentale. Elle entendit comme toute réponse un soupir irrité, mais elle décida qu'elle n'allait pas se contenter de cette réponse aujourd'hui :

     — Rich, répéta-elle un peu plus fort, est ce que tu peux…

— Non, Christine, répliqua-t-il sèchement. Ce soir je suis occupé, j'ai un chantier à suivre.

Elle enfila sa dernière chaussure et s'avança près du cadre d'entrée de la chambre d'un pas incertain : elle voulut se confronter à lui, puisqu'il avait dit qu'il était disponible cette soirée là et que le boulot était en « autopilote », comme il s'en était vanté, mais son courage avait ses limites et elle savait qu'elle perdrait tous ses moyens si elle lui parlait droit dans la caméra. De là où elle était, elle pouvait voir l'entrée de la salle de bain depuis la réflexion de son miroir, observant l'ombre de son mari bouger lentement devant le lavabo.

— Tu m'avais dit que tu étais libre ce soir ? Que tu n'avais pas besoin de travailler et que tes employés se débrouillaient tous seuls…

— Enzo m'a appelé, j'ai une urgence que je dois régler, répliqua-t-il avec calme.

 « Menteur », pensa-t-elle : elle ne l'avait pas vu prendre d'appel ni hier soir ni ce matin. La vérité était qu'il avait son propre emploi du temps et se dédouanait de toute responsabilité en lui laissant assumer toutes les obligations et corvées. Mais se trompait-elle ? Elle n'avait pas été à ses côtés toute la soirée ; elle avait aidé Alizé avec ses devoirs pendant qu'il buvait une bière devant la télé. Il avait pu s'absenter quelques minutes sans qu'elle le remarque.

« Mais attends, se dit-elle, Enzo n'est pas censé être en congé paternité ? »

Il avait appelé la maison il y a une semaine pour annoncer la nouvelle à Richard car il ne répondait pas sur son téléphone portable, et c'était elle qui avait décroché et l'avait félicité pour cette heureuse annonce.

Elle se mordit la lèvre, hésitant à le confronter à un mensonge qui allait le mettre en colère ; mais cette fois, elle avait vraiment besoin qu'il assume ses responsabilités puisqu'elle devait faire la fermeture du salon : sa collègue avait des problèmes avec son beau-fils, et elle avait rendez-vous au commissariat pour une histoire de vol d'identité sur internet.

— Enzo n'est pas en congé paternité ? demanda-t-elle timidement en reculant inconsciemment d'un pas.

Elle vit l'ombre se figer un instant dans la salle de bain, et son cœur accéléra d'un cran.

— Qu'est-ce que tu racontes ? fit la voix dans l’autre pièce. Enzo travaille bien cette semaine, qu'est-ce que tu inventes là ?

Christine fronça les sourcils. Est-ce qu'il mentait ? Elle avait pourtant bien reçu son coup de fil la semaine dernière. Ou était-ce il y a deux semaines ? Une pique d'angoisse monta en elle : est-ce qu'elle s'était trompée ? Elle était plutôt fatiguée en ce moment, peut-être s'était-elle emmêlé les pinceaux et qu'il avait appelé plus tôt ? Était-ce même bien Enzo qu'elle avait eu ? Elle perdit confiance en son propre jugement et se résigna à abandonner la bataille : peut-être qu'elle avait confondu…

« Bon, très bien, répondit-elle, j'appellerai sa tante pour qu'elle vienne la chercher. »

Elle entendit Richard poser son rasoir et vit son ombre dans le miroir sortir de la salle de bain pour s'avancer vers elle d'un pas furieux. Ses yeux s'écarquillèrent de peur et elle se plaqua contre le mur du dressing, horrifiée : les colères de Richard pouvaient se déclencher au quart de tour, et ça finissait toujours mal pour elle. Il se plaça en face d'elle, à une proximité menaçante : ses lèvres encore pleines de mousse à raser étaient retroussées, montrant ses dents de façon bestiale.

     — Ta sœur ?! cria-t-il. Pourquoi impliquer cette mégère lorsque tu ne peux pas assumer tes responsabilités ? Tout ce qu'elle va faire c'est raconter à tout le monde qu'on est pas capables d'élever les enfants et qu'on a besoin de l'aide des autres ! C'est toi qui a voulu des enfants, alors occupes-t’en !! Et je n'ai pas à subir ton incompétence, ou tes problèmes d'emploi du temps !

Une colère monta en elle, et elle serra ses poings à en avoir mal ; mais elle avait trop peur pour le regarder en face. Elle regardait fixement une paire de chaussure rangée par terre, mais elle réussit à lui répondre, sans quitter des yeux ses escarpins :

— Je dois remplacer une collègue… Je te demande de rendre service juste une fois, je n'ai fait que courir pour le boulot et les enfants cette semaine…

Elle sentit la respiration de Richard s'accélérer, et elle devinait sans oser lever les yeux que la veine sur son front palpitait. Il s'approcha encore d'elle, la touchant presque, et elle regretta subitement d'avoir déclenché cette dispute.

— Ton boulot, fit-il… Combien de fois t'ai-je demandé de le quitter ? Avec deux enfants, tu dois t'occuper d'eux à plein temps !

— Mais j'aime ce travail, répondit-elle les larmes aux yeux et la voix tremblante, voir mes clients et collègues c'est ce qui me fait me lever le matin, et ce sont les seules personnes que je vois en dehors de cette famille…

— Tu appelles ça un travail ? répondit-il d'un ton méprisant. Je gagne quatre fois ton salaire, on n'en a pas besoin ! Tout ce que tu fais c'est coiffer les mêmes gens encore et encore ! À quoi ça rime ? Et si t'étais un peu douée à la limite, tu aurais pu te retrouver avec son propre salon, mais non ! Tu es juste employée, à faire un travail de merde, payée comme de la merde, et t'es même pas capable de t'occuper de ta famille ! C'est de l'orgueil et de l'égoïsme pur et dur de ta part. Tu es une mauvaise mère qui se place avant ses enfants. Et tu as le culot de lâcher tes responsabilités sur moi !

— Tu es injuste, j'ai besoin de ce travail, répondit-elle.

Sa voix n'était plus qu'un murmure. Les larmes brouillaient sa vision.

Richard se redressa, recula d'un pas et la jaugea de haut en bas. Puis, il paracheva la dispute avec une mise à mort :

— Pourquoi tu mets une robe pour aller travailler ? Tu crois que quelqu'un va te regarder ? À ton âge ? Tu es mère de famille, ressaisis-toi bon sang.

Puis il repartit finir de se raser dans la salle de bain. Christine se laissa glisser par terre et se mit à pleurer en silence, la tête entre ses mains tremblantes.

 

 

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