Interlude : Qui a faim rêve de pain.

Par mehdib

     Richard contemplait son reflet dans le rétroviseur, assis seul dans son pick-up en cette fraîche journée d'hiver. Dans vingt minutes, il allait passer la porte de la salle des fêtes de la ville pour récupérer son trophée : il avait été élu citoyen de l'année pour son ascension fulgurante dans la société, les services rendus à la commune et l'exemple qu'il incarnait pour tous les jeunes hommes de cette ville. C'était la plus haute distinction et le plus grand honneur qu'on pouvait gagner dans les environs. Il avait travaillé d'arrache-pied toute l'année pour mériter son titre, préparé un discours simple, humble mais brillant. Il avait mis son plus beau costume, et sa famille l'attendait à la table d'honneur de la salle de réception. Tous les yeux seraient rivés sur lui. Mais lorsque Richard se voyait dans le petit reflet rectangulaire lui informant que « Les objets en miroir sont plus proches qu'ils ne paraissent », il ne voyait qu'une ombre portant un masque : depuis qu'il se souvienne, il avait toujours été un être vide.

     Il n'avait jamais éprouvé la moindre émotion et n'avait jamais pu se connecter à un autre être humain : quand il était enfant, il ne savait pas quand il fallait rire et se retrouvait tout seul dans le groupe à avoir un visage impassible devant une bonne blague. Dans la cour de recrée, il ne savait pas quoi faire quand un enfant pleurait devant lui. Il ne savait pas pourquoi des fois les gens pleuraient, ce que cela voulait dire, ou ce qu'était être triste. La plupart du temps, il passait son chemin ; un jour, Eunice, une fillette de sa classe, s'était écorché le genou en jouant à la balançoire avec les garçons. Tandis qu'un élève était parti chercher la maîtresse en courant, Richard s'était approché de la jeune fille qui pleurait à chaudes larmes, plus parce qu'elle avait déchiré un bout de ses collants qu'à cause de la blessure en elle-même, et eut une illumination : les gens pleurent lorsqu'ils vivent une expérience désagréable. Il ne pouvait pas se projeter en elle, il ne ressentait rien pour elle ; il n'avait jamais rien vécu de désagréable, mais il avait lu le mot dans le dictionnaire, et il en saisissait le sens.

     Ce qu'il savait aussi, c'était que les gens aimaient bien rire et que le sourire exprimait la joie. Il n'avait jamais ri de sa vie, et n'avait jamais éprouvé ce sentiment-là. Mais il savait que, pour une raison qui lui échappait, le rire était contagieux. Alors, croyant bien faire, croyant savoir ce qu'il faisait, il se mit à éclater de rire pour redonner de la joie à la petite fille. Il essaya de rire de toutes ses forces, mais au lieu de voir des visages illuminés par le bonheur, il ne vit que des figures horrifiées. Eunice pleura de plus belle, et Richard fut puni pour la semaine.

     Après cette expérience, il se fit plus discret : il apprit à mimer les autres. Il apprit à sonder une pièce, reconnaître les tics et les rictus de visage. Il écoutait, regardait. Puis il s'osa progressivement à répondre, à parler. Plus il s'exerçait, plus ses réparties tombaient juste : lorsqu'il atteignit les onze ans, il eut même son premier ami.

     L'enfant en question s'appelait Véro, et Richard ne l'aimait pas particulièrement. Il ne le détestait pas non plus, mais il ne pensait tout simplement rien de lui : le père de Véro avait sa propre entreprise de maçonnerie et vivait dans la plus belle maison du quartier. Richard avait gravité autour de Véro car il s'était rendu compte que son attitude et sa confiance en lui facilitaient énormément ses relations avec autrui. Il passait donc du temps avec lui, l'écoutait et le regardait parler, et s'exerçait à mimer ses répliques devant le miroir le soir en se brossant les dents.

     Richard fut invité plusieurs fois dans la maison de ses parents et fut impressionné par sa taille et le nombre d'objets magnifiques qu'il n'avait jamais vu auparavant. Le père de Véro était rarement à la maison, mais lorsqu'il passait, il savait se faire remarquer, et tout le monde lui obéissait au doigt et à l'œil, même les autres adultes : le père de Richard, un ivrogne au chômage, baissait la tête lorsqu'il parlait aux autres.

     Mais ce fut grâce à lui qu'il put découvrir un outil incroyablement efficace pour la survie dans le monde extérieur : le mensonge.

« Qu'est-ce qu'il fait comme métier ton daron ? » lui avait un jour demandé Véro.

     Richard allait répondre, mais une alarme sonna dans sa tête : il avait bien compris que son père à lui était ce que les enfants de sa classe appelaient un « loser ». Il ne faisait clairement pas partie du même monde que le père de Véro, qui avait trente-cinq employés, une maison de vacances dans une station de ski et deux voitures de collection - leur voiture à eux aurait pu être de collection aussi, tellement elle était vieille, si seulement elle n'était pas aussi rouillée, si elle avait des jantes et que le pot d'échappement ne tombait pas de la calandre tous les quatre matins. Il eut le terrible pressentiment que s'il répondait honnêtement, Véro se rendrait compte qu'ils n'appartiennent pas au même monde, et qu'il serait exclu à jamais.

« Mon père est mort, répondit Richard, il est mort dans un incendie en sauvant deux enfants des flammes. »

Véro avait dit qu'il était désolé, posa une main amicale et réconfortante sur son épaule, et Richard se pinça la cuisse de toutes ses forces pour qu'une larme apparaisse au coin de son œil : c'était presque trop facile.

     Cependant, son amitié avec Véro allait vite se terminer : Richard continuait à passer son temps avec lui, à l'étudier et l'imiter. Il profitait aussi de lui en partant en vacance faire du ski dans leur maison secondaire, ou en jouant aux toutes dernières consoles de jeu : s'il devait qualifier son meilleur ami d'un adjectif, ce serait « pratique ». Mais un jour, après que Véro ait atteint les douze ans, il lui parla d'un tout nouveau concept : il lui confia qu'il était amoureux de Rebecca, une fille de leur classe. Richard avait fait des recherches, s'était documenté sur ce qu'était « l'amour », et en conclut deux choses : qu'il n'en avait absolument pas besoin, mais que c'était un sujet vital chez les autres garçons. Alors il fit ce qu'il savait faire le mieux : il observa et imita Véro. Son ami testait ses charmes sur d'autres filles pour prendre confiance en lui, Richard testa ses charmes sur d'autres filles. Véro courtisait Rebecca à la récréation, Richard courtisa Rebecca. Il apprit tellement vite - bien plus vite que Véro - que ce fut lui qui sortit avec elle. Son meilleur ami, en apprenant la chose, lui avait décroché un coup de poing en pleine face devant toute la classe. Il fut expulsé de l'école, et Richard ne le revit plus jamais : mais ça n'avait aucune importance, puisqu'il avait appris tout ce qu'il y avait à apprendre de lui.

     Après cela, il continua son quotidien, devenant de plus en plus sociable et construisant petit à petit une fausse image de lui basée sur ses mensonges et ses faux-semblants. Il rompit avec Rebecca au bout de deux semaines car il commençait à la trouver pénible et ennuyante, mais il se rendit compte que même s'il ne comprenait et ne partageait absolument pas ses émotions, il aimait jouer avec. Il avait pris du plaisir à lui sortir des mensonges, et il sentait une petite chaleur dans son estomac lorsqu'il la voyait pleurer à cause de lui - il draguait sa meilleure amie exprès devant elle, ou faisait passer des mots doux en classe en s'assurant qu'elle mette la main dessus et qu'elle lise discrètement le message avant de le faire passer au voisin. Mais quelques soient les rares opportunités qu'il avait de faire ce qu'il aimait - mentir et manipuler - la réalité le rattrapait tous les soirs à chaque fois qu'il se posait dans son lit la lumière éteint : il était vide.

     Il s'était créé un personnage de scène, c'était un acteur très populaire dans sa classe, mais sous le masque, sous le maquillage, il n'y avait rien. Un vide infini lui torturait l'estomac : c'était comme si son intérieur était un cimetière désolé rempli de vieilles stèles effacées devant des tombes ouvertes et désertées. Chaque soir, chaque matin, lorsqu’il repensait à sa condition, il sentait que de l'acide le rongeait lentement et douloureusement, emplissant les tombes de son liquide bouillonnant comme une marée d’horreur. Il ne savait pas ce qu'était l'amour, ni l'amitié, mais il se rendait compte qu’il savait ce qu'était la souffrance : impuissant face à sa tourmente, il trouvait injuste qu'il soit le seul à subir ce calvaire. Le soir dans son lit, après avoir passé plusieurs heures à écouter ses entrailles se liquéfier, sa propre tombe se creuser à cause de sa souffrance et sa solitude, il s'endormait en concluant ses pensées toujours de la même manière : « Je veux que tout le monde souffre comme j'ai souffert. »

     La montre de Richard sonna : il était l'heure de faire son apparition dans la salle des fêtes - treize heures - et se faire applaudir par une centaine de personnes. Il nota qu'il était plongé dans son monde depuis plus de vingt minutes : depuis quelques semaines, il passait vraiment beaucoup de temps dans ses pensées, et s'il voulait que ça s'arrête, il allait devoir se lancer dans un nouveau projet.

     Il sortit de sa voiture, arbora son plus beau et faux sourire, et s'élança vers la double porte en métal recouverte de posters « Gala annuel » avec son nom en bas de page. Lorsqu'il entra, il croisa l'assistante du maire posée à une table, visiblement chargée de corvée d'accueil des invités. Lorsqu'elle croisa les yeux de Richard, son regard s'illumina :

     — Richard ! s'exclama-t-elle avec excitation. L'homme de la soirée en chair et en os !

     Elle se leva, contourna la table à petits pas avec ses talons hauts et l'embrassa sur les joues d'une façon qui ferait sûrement rougir sa femme.

— Comment va l'entrepreneur le plus en succès du moment et le plus grand donateur pour la cause des enfants malades ?

— Beaucoup mieux maintenant que je te vois avec une si jolie robe, répondit-il avec un clin d'œil qui la fit glousser.

« La prochaine fois que tu refuses un de mes permis de construire, je t'arrache le soutif et je t'étrangle avec, espèce de pute, » pensa-t-il en souriant.

     Il s'avança davantage et entra dans la salle de bal bondée de personnalités de la ville. Il fut accueilli avec une acclamation générale et certaines personnes se levèrent de leur chaise, les assiettes toujours remplies de salade ou de homard et les verres encore plein de champagne : le temps qu'il atteigne la table de sa famille, devant l'estrade, il avait repéré tous les visages et savait mettre un nom et une profession sur chacun d’eux.

     Il déposa un baiser théâtral sur la joue de sa femme, - « elle a l'air particulièrement fatiguée et ridée ce soir » pensa-t-il - puis monta les marches devant lui pour serrer la main du maire.

« Si je devais le qualifier d'un adjectif, ce serait pratique » se dit-il.

Le maire entama son discours à l'aide du micro, se concentrant sur le petit papier rédigé la veille par son assistante :

     — Ce soir, nous sommes tous réunis d'une part pour déguster un excellent champagne local à notre communauté…

On entendit quelqu'un mimer le cri d'un coq dans sa salle, suivi de quelques rires.

—... Mais aussi pour, comme chaque année, reconnaître le travail et rayonnement d'un de nos concitoyens, participant à l'épanouissement et au respect des valeurs de notre chère ville. L'homme que je vais vous présenter ce soir s'est élevé parmi les meilleurs en partant de rien : Richard, à qui nous avons tous dû avoir à faire un jour ou l'autre, a grandi d'une famille très modeste, a été diplômé de notre cher lycée avec mention - cette fois-ci, on entendit un « Allez les Cougars ! » et toute la salle poussa un cri de guerre - et lança sa propre entreprise de construction à vingt-trois ans. Depuis, il dirige une douzaine de personnes et a construit la moitié de la ville, dont la maison de votre serviteur ! En plus de sa réussite professionnelle, son don inspirant de persévérance nous rappelant à tous que nous sommes plus que nos parents, Richard participe activement au comité de la ville, aux œuvres de charité et au développement culturel de notre ville. Mesdames et messieurs, je vous demande d'applaudir Richard Dagard !

     La foule s'exécuta dans un tonnerre d'acclamations, des femmes félicitant et embrassant Christine. Richard s'avança, remerciant chaleureusement tout d'abord le maire puis l'assistance. Il sortit un papier de sa poche et le posa sur le pupitre : il avait préparé un discours qui se voulait personnel et intime, mais qui était en fait un tissu de mensonges et d'hypocrisie. S'il avait dû dire la vérité ce soir, s'il devait se mettre à nu, il prendrait le micro et dirait :

     « Mesdames et messieurs, tout d'abord je ne tiens absolument pas à remercier ma femme pour son soutien. Pour dire la vérité, je ne l'aime pas et ne l'ai jamais aimé. Je ne la déteste pas, je n'ai juste aucun intérêt pour elle. Je l'ai épousé pour me fondre dans la masse, pour que vous me regardiez tous avec un air confiant et rassuré. Bien sûr, je prends plaisir à la manipuler et la torturer. C'est un petit jeu auquel j'aime jouer : combien d'années suis-je capable de vivre, tout partager avec une personne sans jamais me faire démasquer ? Combien de temps puis-je mener ma vie secrète sous ses yeux ? J'ai le contrôle sur cet être humain, et ça me rassure.

     Pour être honnête, elle ne m'a jamais soutenu : plus je suis entouré, plus je me sens seul et loin de tout. Le démon qui me consume et dévore ma chair réclame une connexion, la rencontre de l'être qui va fusionner avec moi ; mais en vérité je n'aime personne. Je vous regarde de haut, vous qui êtes si faibles et insignifiants. Je suis tellement plus intelligent que vous tous. Vous mériteriez d'être mes esclaves, de souffrir à ma place. Surtout les femmes, je hais les femmes.

     Vous voulez un discours ? Que je vous parle de moi ? Je n'existe pas. Je suis invisible. Je ne suis rien. Je n'ai que mes pensées. Je me réfugie dans mon monde toute la journée. Je me suis créé un royaume, et là-bas je suis le roi : je ne souffre pas.

     J'ai créé mon premier royaume quand j'avais sept ans. Déjà à l'époque, je détestais les femmes sans le savoir. Je possédais une maison, une grange et un puits. Au début, j'imaginais avoir piégé un être dans ce puits : c'était plus une forme blanche indéfinie et presque fantomatique, assise au fond des ténèbres. Au début, je ne faisais que la regarder. Puis, vers mes huit ans, j'y passais de plus en plus de temps : ma vie était de plus en plus morne, et je souffrais de plus en plus. Alors je retournais au bord du puits : déjà, je ne suivais plus en classe, et je passais toute la récréation caché seul derrière un mur. Je dessinais des cercles sur le sol avec un bâton, ou dans mes cahiers au stylo. Mais mon esprit était ailleurs : je ne savais pas pourquoi, mais je détestais l'ombre blanche au fond du puits et je voulais qu'elle souffre comme moi, alors je lui jetais des cailloux. Je versais de l'eau. Vers mes neufs ans, mes résultats scolaires commençaient à sérieusement chuter, et je laissais traîner tous mes dessins : déjà, les formes étaient vaguement féminines et des gribouillis rouges sortaient de leur bouche. Mes parents furent mis au courant, mais comme ils n'avaient pas les moyens de m'envoyer chez un psy, mon père s'est contenté de me foutre des roustes.

     Mais j'étais intelligent, plus intelligent que tout le monde, et j'ai vite compris qu'on me laisserait tranquille si je cachais complètement cette partie de moi. Alors j'ai suivi les cours, je suis passé premier de ma classe, et me suis mélangé aux autres, faisant semblant d'avoir des amis. Alors, on me laissa tranquille ; mais je passais de plus en plus de temps dans mon royaume : à quatorze ans, les ombres avaient des visages - des visages que je connaissais, des filles de ma classe, des institutrices, la fille de la météo - et le puits avait été remplacé par une salle secrète dans un garage : à quatorze ans, je savais déjà ce que je voulais.

Mais à force de vivre dans mon royaume, de le cacher aux yeux du monde, il a fini par me consumer : la pensée s'est transformée en fantaisie, puis en désir, puis en besoin, jusqu'à devenir une pulsion insatiable. Plus mon pouvoir augmentait dans mon univers, plus je semblais perdre le contrôle dans ma vie réelle.

     À dix-sept ans, j'avais toujours la même fantaisie en tête : je revivais le même scénario en boucle, cent fois, mille fois, dix-mille fois. Je revisitais la scène, étudiant chaque variation, chaque imprévu, pour tout contrôler de A à Z. Pendant les soirées films familiaux, mes parents ne me voyaient même pas m'exercer à faire et défaire encore et encore les mêmes nœuds sur une ficelle ; ou alors, ils faisaient semblant de ne pas le voir.

     Aujourd'hui, mes fantaisies me contrôlent totalement, et je ne peux les réfréner que temporairement. Je sens que l'heure approche, je suis comme un loup qui sent l'arrivée de la pleine lune, et vous verrez : tout le monde m'entendra hurler. »

     Richard se racla la gorge : il observa la salle devant lui, et récita le discours qu'il avait préparé.

     — Mesdames et messieurs, tout d'abord je tiens absolument à remercier ma femme pour son soutien, et surtout son courage pour supporter toutes mes manies…

Tout le monde adora son discours.

 

***

 

     — Chéri, je pense que ce soir tu vas avoir droit à la Christine intégrale… murmura-t-elle à l'oreille de son mari sur le chemin du retour en fin d'après-midi, visiblement ivre.

Richard lui répondit d'une légère caresse entre les jambes, qu'elle sembla apprécier. Elle portait une robe noire très classe et très courte, et ses joues étaient légèrement rosies par le champagne, ou bien l'excitation.

 « Quelle emmerdeuse » pensa-t-il.

     Ils rentrèrent à la maison vers dix-huit heures : Richard eut à peine le temps de refermer la porte que la robe de Christine glissa par terre. Elle lança un « oups » complice et se rendit dans la chambre parentale -les enfants étaient chez les grands-parents. Richard soupira mais jugea bon de céder à son caprice pour cette fois : il sentait que la corde n'allait pas tarder à se rompre, et une Christine à cran lui mettrait de sérieux bâtons dans les roues s'il voulait se lancer dans un nouveau projet maintenant. Il commença à se déshabiller, fit un détour à la cuisine pour y prendre un objet et entra dans la chambre.

     Christine n'avait pas un esprit très fantaisiste : elle avait plutôt l'esprit terre à terre, et ses goûts en matière de sexe le reflétaient ; si Richard lui expliquait ses fantasmes, elle hurlerait à pleins poumons et dévalerait la rue à toutes jambes. Mais il voulut lui offrir la totale pour être tranquille pour un moment, et il commença par un massage. Il prit soin d'elle, avec les mains, la bouche, puis lui fit tendrement l'amour. Le spectacle dura une bonne demi-heure, durant laquelle une des mains de Richard se trouvait sous l'oreiller.

     — On dirait que kiki reprend du service, souffla Christine, se jetant dans sa partie du lit, en sueur. C'était génial chéri. C'est cette réception qui t'as donné des forces ou ma robe ?

— Un peu des deux, répondit Richard.

Puis, il attendit qu'elle se lève et se rende dans la salle de bain prendre une douche pour retirer l'objet qu'il avait caché sous l'oreiller et qu'il tenait tout au long de leurs ébats pour qu'il réussisse à avoir une érection.

— Il faut que je termine un truc dans le garage ! lança-t-il à sa femme avant de sortir de sa chambre.

Elle répondit quelque chose d'une voix étouffée par le bruit du jet d'eau, mais Richard était déjà sorti : il revint à la cuisine et reposa le couteau à viande dans un tiroir.

 

***

 

     Lorsqu'il entra dans son garage, il prit soin de refermer à clé derrière lui, comme toujours, pour être sûr d'avoir son intimité : lorsqu'il s'était marié, il avait fallu très peu de temps pour qu'il se rende compte qu'il ne pourrait jamais abandonner sa double vie, et qu'il allait devoir se créer un espace personnel pour continuer à travailler sur ses projets à l'abri du regard de sa famille. Depuis quelques semaines, il se sentait impuissant face à ses fantaisies qui prenaient le meilleur de lui : les pulsions étaient tellement fortes, le besoin tellement grand, que les souvenirs qu'il avait accumulés ne lui suffisaient même plus. Il sentait le vide en lui le déchirer plus que jamais, la solitude lui ronger les entrailles, et avait désespérément besoin d'une connexion.

     Il se rendit vers un pan du mur en briques rouges au fond du garage et tira sur une armoire remplie d'outils en tous genre : face au mur nu, les briques avaient l'air parfaitement uniformes et alignées ; mais il en retira soigneusement un groupe de quatre, dévoilant un petit espace secret dans le mur. Dans la petite cache se trouvait un bac en plastique : il le retira en prenant soin de ne pas toucher les nombreux fils de pêche quasiment invisibles formant une alarme de fortune. Chaque fil était relié à un détonateur positionné juste en dessus du bac, et si une tierce personne arrivait à découvrir sa cache secrète - surtout la police -, elle toucherait un fil, déclenchant le dispositif qui allumerait une barre de thermite récupérée sur un chantier de soudure, pour brûler le contenu du bac avec une flamme de plus de deux milles degrés.

     Richard réussit néanmoins à retirer sa boîte à trésors d'une main habile, sans déclencher son système de sécurité : elle était remplie de différents objets comme une carte d'identité, un collier, une montre, un sous-vêtement, ou des lunettes de soleil. Chaque objet qu'il considérait comme unique et sacré était un souvenir ayant appartenu à l'une de ses chéries.

     Une chérie était une des filles avec qui il avait passé un moment privilégié, et qu'il avait travaillée pour essayer de trouver une connexion : même s'il n'avait jamais vécu la fusion qu'il avait toujours espéré, il avait eu avec ces filles, ses chéries, des presque-connexions qui lui avaient permis de reprendre le contrôle sur sa vie réelle et de soulager le démon qui le torturait. Du moins, pour un certain temps : cette boîte contenait les souvenirs de ses chéries huit à dix-sept, ne découvrant pas l'importance des souvenirs avant sa chérie numéro trois, et ayant dû se débarrasser des souvenirs qu'il avait accumulés avant la huit, sa mère étant tombé dessus sans savoir de quoi il s'agissait.

     Il savait que garder des souvenirs pouvait sembler être la chose la plus stupide à faire, étant une preuve qui l'enverrait directement en prison sans passer par la case départ ; mais ses fantaisies étaient plus fortes que lui, et elles réclamaient des sacrifices tellement souvent qu'il gagnait du temps et se soulageait temporairement en prenant des souvenirs et se remémorant ses presque-connexions favorites.

     Sauf qu'aujourd'hui, même en palpant et manipulant le bracelet de sa chérie numéro treize entre les mains, il n'arrivait pas à faire taire les hurlements des démons qui l'envahissaient : il allait devoir se lancer à la recherche de sa prochaine chérie.

     Il savait qu'allait maintenant commencer un projet de plusieurs mois d'intense travail : il fallait tout d'abord trouver le coup de foudre. Il allait maintenant réserver ses soirées à patrouiller en voiture dans la région, se rendre dans des grandes surfaces, des cinémas ou des bars et observer. Il observerait chaque femme, l'étudierait jusqu'à trouver le coup de foudre qui lui permettrait de connaître enfin une connexion. Cela pouvait prendre des semaines, voire des mois : il y consacrerait néanmoins plusieurs heures chaque soir, un engagement extrêmement sérieux et important. Puis, une fois sa future chérie trouvée, il passera encore plusieurs semaines à la traquer pour noter tous ses faits et gestes, jusqu'à ce qu'il soit assez préparé pour lui rendre une visite.

     Richard rangea sa boîte à souvenirs puis regagna la maison, veillant à ce que tout soit parfaitement remis en place et son garage bien verrouillé. Il trouva sa femme devant la télévision :

     — Christine, annonça Richard, Frank vient de m'appeler, il a appris pour ma récompense et propose une soirée poker : ne m'attends pas ce soir.

— Très bien, chéri, répondit-elle sans le regarder.

Richard fut presque déçu qu'elle ne lui fasse pas une scène, cela aurait ajouté un peu de drame dans sa journée : il lui mentait, évidemment, Frank n'existait même pas. Pour prendre part à son projet tranquillement, il allait devoir lui faire croire qu'il devrait faire des heures supplémentaires, ou qu'il s'inscrirait à une activité. Christine avalait ses bobards avec une crédulité déconcertante : elle était tellement stupide qu'elle ne remarquait pas qu'à chaque période où il était absent et particulièrement distant, une femme disparaissait dans la région. Elle n'avait même pas la présence d'esprit de l'accuser de la tromper : elle était vraiment naïve, mais au final c'était pour cela qu'il l'avait épousée, et ça lui facilitait bien la vie.

Il claqua donc la porte derrière lui : une longue soirée de travail l'attendait.

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