Chapitre V

Si j'aimais davantage le Nerriah depuis que je connaissais son histoire, les conditions de travail à son bord me rendaient maussade.

Quand je vivais dehors, j’aurais tout donné pour trouver un abri mais, maintenant, en permanence enfermée dans la coque d’un navire pirate, je n’avais qu’un seul désir : ressentir de nouveau le vent me mordre le visage. Il faut dire que ça ne sentait pas la rose là-dessous, entre les odeurs de poissons et la sueur des hommes. Le balancement régulier de la coque était devenu pour moi monotone : j'en avais presque oublié la stabilité terrestre.

Isiah, au milieu de notre cinquième journée en mer, s’est aperçu de ma mauvaise humeur. Il m’a donc envoyée lessiver le pont, en m’ordonnant de ne surtout pas déranger les autres.

« La mer est agitée et le vent ne cesse de changer de direction. Nos gars doivent rester concentrés pour garder le cap ! »

Armée d’un seau et d’une serpillière à l’odeur plus que douteuse, je suis montée sur le pont d’artillerie. Prête à m’engager sur le pont, une brise de verre m’a écorché les joues, tout comme une odeur de sel m’avait chatouillé le nez auparavant. Une fois au sommet des escaliers, un marin qui courait pour rejoindre le mât d’artimon m’a percuté de plein fouet.

« Hors de mon chemin, morveux ! » a-t-il aboyé.

Le pirate ne s’est pas attardé : il a rejoint son poste sans m’accorder davantage d’attention. Cela ne l’a pas empêché de me lancer un regard agressif. Mais moi, j’étais davantage effrayée par son visage que par ses menaces. Ses traits se révélaient complètement déformés, comme s’il avait reçu une ancre de plusieurs tonnes en pleine figure. Il avait perdu toutes ses dents, et sa bouche fendait la partie inférieure de sa face. Un bonnet miteux recouvrait son crâne dégarni et il portait un œil de verre. Il ressemblait exactement à un loup de mer, ses drôles de poissons à grande bouche qu’on exposait sur les étals de Portsmouth, les yeux complètement vitreux.

Les pirates grognaient et trottaient dans tous les sens. Après plusieurs jours sans sortir des cuisines, j’ai eu le sentiment d’être emportée par un tourbillon. Tout allait soudain très vite : les voiles se déployaient, la coque tanguait, le bois craquelait. Le vent gonflait les quelques voiles déployées et rendait la houle violente. Nous étions seuls face aux éléments. L'Atlantique avait décidé de ne pas nous faire de cadeau.

Le Nerriah piaffait tellement que j’avais du mal à garder mon équilibre pendant mon travail. Mon seau s’est renversé plusieurs fois, m’obligeant à le remplir à maintes reprises. Mais tout ça n’était rien comparé au plaisir que je ressentais à me trouver là, sur le pont, au cœur de l’action, à observer les pirates s’affairer dans tous les sens pour maintenir le cap.

Le capitaine Forbes était à la barre, le regard rivé sur l’horizon malgré le remous agité des vagues. Le temps n’était pas au beau fixe : s’il ne pleuvait pas, le ciel et la mer martelaient le navire de vent et de grisaille. Déterminé, Ferguson gueulait des ordres depuis son poste, prenant en main la totalité de la navigation. Et moi, une fois mon travail terminé, je me suis accrochée au bastingage pour assister au spectacle, une étincelle d’excitation s’embrasant au plus profond de moi. Le vent, la mer, les hommes, les voiles… c’était tout un univers qui s’ouvrait à moi, un monde que je n’aurais encore jamais cru connaître quelques jours auparavant. Hier enfant des rues, aujourd’hui matelot sur un navire pirate, et demain l’inconnu.

« Impressionnant, hein ? »

Surprise, j’ai fait volte-face pour découvrir La Guigne, adossée juste à la rambarde, une flasque à la main. Il a porté le goulot à sa bouche, cul sec ! Il a ensuite rangé son eau-de-vie dans son veston puis s’est approché de moi. Son apparence me répugnait toujours autant, si bien que j’ai reculé d’un pas, instinctivement. Mais le second n’y a prêté aucune attention.

« Je connais bien ce regard, j’avais le même la première fois que j’ai embarqué. Voir des marins manœuvrer, c’est toujours impressionnant. Mais si tu veux mon avis, le spectacle est encore plus incroyable avec un équipage pirate. Dans la marine et à bord des navires marchands, les équipages ont tous le même style : ils manœuvrent les voiles avec précision, ils répètent toujours les mêmes gestes, au millimètre près… Une vraie partition musicale ! Mais sur un vaisseau de forbans, chaque marin se laisse emporter par sa propre inspiration. Il y a des ordres précis à suivre, bien sûr, sinon naviguer serait impossible. Mais ils apportent tous leurs petites touches personnelles, comme le feraient des peintres sur un même tableau. La mer, c’est de l’art, Adrian ! »

Tandis qu’il parlait, ma peur s’est transformée en curiosité. Ce gars-là, il ne parlait pas comme les autres. Les membres de l’équipage, s’ils étaient pour la plupart attachants, gardaient la plupart du temps une attitude bourrue, propre à leur profession. Mais le bossu, une fois que l’on avait passé outre son étrange apparence, avait des manières extrêmement raffinées.

Vois-tu, Gamine, je m’interroge toujours beaucoup sur le passé de cet homme. Même quand les années ont passé, je n’ai jamais rien su sur lui. Pourtant, quelque chose me dit que ce type-là cachait bien son jeu. Je ne pouvais m’empêcher de l’imaginer à la Cour de Versailles, ramassant sans cesse le pactole au jeu de la roulette ou lisant l’avenir dans les mains des comtesses.

Car après tout, si Sawney Bean incarnait les monstres des contes, La Guigne, lui, était un sorcier. Il connaissait si bien la mer qu’il pouvait prédire les tempêtes et les accalmies des jours à l’avance. Est-ce sa bosse qui lui procurait de tel pouvoir ? Je ne peux pas te l’affirmer, mais c’est ce que murmuraient les hommes.

À cet instant, en tout cas, je me suis surprise à boire ses paroles. J’adhérais complètement à son discours, pour sûr ! Après tout, jamais la vie dehors ne m’avait paru aussi palpitante que sur le pont du Nerriah.

Il est difficile de naviguer, n’importe quel imbécile pouvait s’en rendre compte. Mais derrière l’effort se trouvait un rêve qui illuminait le regard de tous les pirates. Ce rêve, c’était la liberté d’aller et venir, indépendant, sans dépendre d’aucune couronne. Cet équipage n’était ni Anglais ni esclave, mais un ensemble d’apatrides libres avec pour seul foyer cette coquille de noix qui dansait sur les flots.

Je commençais à trouver de l'intérêt à ma situation. Je voulais devenir plus forte, oui, mais je pouvais le faire tout en pratiquant des activités nouvelles.

« Vous croyez que je pourrais apprendre ? »

J’ai lâché ça subitement, sans réfléchir, emportée par l’énergie qui circulait autour de nous. Les lèvres pincées, je n’ai pu retenir un autre mouvement de recul quand le bossu s’est mis à scruter mon visage. Sa tête difforme était si proche de la mienne que j’ai eu la liberté de constater toute la monstruosité que lui procurait sa balafre, qui traversait tout son côté gauche. Il a froncé les sourcils, laissant apparaître un creux au milieu de son front.

« Ça dépend. Tu n’es pas bien épais, je ne sais pas si tu supporterais ce travail. Enfin… je suppose que je ne risque pas grand-chose à t’expliquer comment ça marche. »

Le marin m’a prise par le bras pour m’entraîner à l’arrière du navire. Nous avons grimpé sur la dunette où se trouvait le capitaine Forbes à la barre. De là, nous avions une vue d’ensemble sur le pont. Nous nous sommes postés juste à côté du capitaine, qui ne faisait pas attention à nous, trop occupé à maintenir le cap.

« Une frégate possède trois mâts, a commencé La Guigne. Celui qui est juste derrière nous, c’est le mât d’artimon, au centre, le grand mât, et à l’avant, le mât de misaine. C’est eux qui portent les voiles, ils sont donc indispensables. Quand on en perd un dans une tempête, il est très difficile de continuer à naviguer. Devant, tu as le beaupré, qui permet d’avoir trois voiles supplémentaires : le foc, le petit foc et la trinquette. Ce sont des voiles triangulaires très utiles lorsque le vent vient sur le côté. Sur les autres mâts, comme tu peux le voir, ce sont des voiles carrées. Elles ne sont pas très maniables avec l’orientation du vent d’aujourd’hui, c’est pour ça qu’on peine à maintenir notre direction. Mais dans d’autres circonstances, elles nous apportent beaucoup de vitesse, notamment quand le vent vient de l’arrière. Tu me suis ? »

Le bossu faisait des mouvements d’arrière en avant avec ses bras pour imiter le sens du vent, de manière à ce que je puisse imaginer ce que cela donnerait sur les grandes voiles carrées des trois-mâts.

« Qu’est-ce qui se passe si le vent vient de l’avant, vraiment de face ?

— Le navire n’avance plus. Dans ce cas, il faut rentrer les voiles, sinon elles risquent de se déchirer. Comme tu le vois, des cordes permettent de les manœuvrer, ainsi que les armatures des mâts. Chaque grande voile carrée est maintenue par une sorte de poutre horizontale qu’on appelle la bôme. On peut changer leur orientation selon la direction du vent. Comme tu vois, les ris du grand mât sont de travers, pour prendre le vent. Des marins sont chargés de monter sur la bôme pour replier les voiles avec des bouts solides si besoin. Ce sont eux aussi qui s’occupent de leurs manipulations et de leurs entretiens. On les appelle des gabiers.

— Et les autres marins, ils servent à quoi ?

— Ceux que tu vois faire des signes, là-bas, ce sont des timoniers. Leurs signaux permettent de transmettre les informations de navigations. Avec eux, on évite les incohérences de manœuvre. Pour le reste, c’est de la hiérarchie. Au-dessus d’eux, c’est le contremaître. Sur le Nerriah, on en a trois, qui dirigent chacun sept gabiers. Au-dessus d’eux, il y a moi, le second, et au-dessus de moi, il y a le capitaine. Enfin, il y a Isiah, Garnett, notre chirurgien, et toi. Avant, on avait aussi un charpentier, mais il est mort quand on a sauvé le capitaine.

— Et comment ça se passe, lorsque vous attaquez un navire ? »

La Guigne s’est esclaffé. Le rire qui est sorti de sa bouche s’est révélé particulièrement sinistre.

« Ça, mon gars, si tu restes avec nous, tu le sauras bien assez tôt ! Mais ne t’inquiète pas, il n’y aura pas d’abordages pendant ce voyage : le gréement est trop abîmé et nous manquons de poudre à canon. Tout ce que je peux te dire, c’est que le capitaine Forbes et moi sommes les seuls à diriger les opérations lors d’un abordage. Tous les autres doivent suivre nos ordres, sinon c’est le massacre assuré. Ce n’est pas parce que tu sais te battre et naviguer que tu es apte à diriger un abordage. Pour cela, il faut des notions militaires solides, qui ne s’acquièrent qu’avec une expérience particulière. »

J’ai hoché la tête et suis restée muette un moment. De ce que je comprenais, le combat n'était pas seulement une question de force, mais aussi de stratégie. Je devais garder ça en tête, le jour où je combattrai Sawney Bean.

Mais au-delà de ma vengeance, Gamine, je sentais soudain naître en moi une vocation. La mer, la navigation, la vie de pirate, c’était tout ce que je cherchais, tout ce qui me manquait pour quitter l’errance perpétuelle de mes très jeunes années. Plus je réfléchissais à tout cela, plus mon désir de rester à bord du Nerriah persistait. La Guigne, Isiah, Ferguson Forbes… À cet instant, tous ces visages nouveaux me procuraient de nouvelles inspirations.

Le bossu ne m’effrayait plus. De sorcier mystérieux et effrayant, il est devenu dans mon esprit un homme de confiance, presque un guide inattendu. Plus je l’observais, plus sa passion pour la navigation me contaminait. Je me demandais bien comment le capitaine avait pu s’allier à un marin comme lui, qui entretenait avec la mer un lien singulièrement spirituel. J’ignore pourquoi, mais à cet instant, je désirais ardemment me confier à lui.

Je me suis tourné vers Ferguson, pour voir s’il nous regardait. Mais il ne nous prêtait aucune attention, ce qui arrangeait mes affaires. J’ai de nouveau dirigé mon attention vers le bosco et me suis penchée légèrement vers lui.

« Pour que je reste, le capitaine veut que je me rende utile. Mais je doute qu’il entende par là faire la cuisine et lessiver le pont… Que dois-je faire pour qu’il décide de me garder ?

— Si je le savais, crois-moi, je te le dirais ! Mais il ne m’a pas confié ses intentions te concernant. En fait, je ne l’ai jamais vu aussi bien garder son opinion sur quelqu’un ! D’habitude, c’est plutôt le genre à juger très rapidement. Il ne m’a même pas expliqué pourquoi il t’avait embarqué. »

Ferguson, toujours derrière la barre, nous a brusquement interrompu :

« La Guigne !

— Oui, capitaine ?

— Le vent est en train de tourner, cesse tes bavardages et va diriger les hommes, nous passons en petit largue. »

Le bosco s’est exécuté. Il m’a adressé un dernier regard, cette fois sans méfiance ni hostilité. Au contraire, ses prunelles exprimaient de l’encouragement. Il est parti sans un mot, m’abandonnant sur place.

Je suis restée un moment sur la dunette, à regarder les hommes manipuler les voiles. Pas de doute : c'était un travail physique. Mais au vu de mon corps frêle, cela ne pouvait m'être que bénéfique. De toute façon, est-ce que mes bras étaient capables de tenir un mousquet, ou bien une épée ? J'en doutais fort. Mais je ne pouvais pas espérer venger Billy avec ma fronde de fortune. Alors oui, la navigation serait parfaite pour me fortifier.

Je me demandais ce que faisait Sawney Bean à cet instant... Peut-être avait-il déjà arrêté et torturé un autre malheureux qui n'avait rien demandé.

Non, pas le moment de penser à ça. Moi aussi je devais me remettre au travail. Isiah devait se demander ce que je fichais pour rester sur le pont aussi longtemps !

Mais alors que je m’apprêtais à redescendre, la voix du capitaine s’est élevée de nouveau.

« Adrian ! »

Je me suis figée. Il m’a fait signe d’approcher. L’une de ses grandes mains a lâché la barre et est allée s’introduire dans son manteau. Elle en a alors extirpé une petite sacoche, accrochée à une ceinture. Tout de suite, je l’ai reconnu : elle contenait ma fronde et mes dernières munitions. Il me l’a lancé et je l’ai rattrapée en plein vol.

« Tu pourrais avoir besoin de ça. »

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