À Vézelay, Alexandre passa une merveilleuse nuit, la meilleure depuis des lustres. Régénéré, il se leva tôt, avant même le jour. Il quitta le centre Sainte-Madeleine discrètement, sans bruit, alors que tout le monde dormait encore. Il se sentait bien, prêt à attaquer la suite. Durant la journée, pourtant, il avait accumulé tellement d’énergie négative que son corps en avait tremblé. Après l’agression du prêtre par le vagabond, il s’était isolé et avait cherché, par tous les moyens, à expulser les mauvais esprits qui l’assaillaient ; et puis Loïc était opportunément réapparu, comme toujours. Il ne lui avait fallu que quelques messages pour apaiser Alexandre. Ils avaient ensuite discuté de la suite du voyage. Ils avaient convenu que Le Puy-en-Velay serait la prochaine cible. Ce choix occasionnerait un détour, les monts du Morvan et d’Auvergne offriraient des conditions de marche difficiles, mais Loïc estimait que la cathédrale de cette ville était un objectif vital. Alexandre avait ensuite médité dans les bois, puis était allé se blottir, serein, dans le lit qui l’attendait au centre d’hébergement. Martin et ses amis dormaient déjà.
Quand Martin se réveilla, il remarqua tout de suite l’absence d’Alexandre. La veille, dans un demi-sommeil, il l’avait vu rentrer très tard ; maintenant, il découvrait qu’il était le seul à avoir déjà quitté le centre.
Il remarqua aussi très vite l’agitation et la détresse qui emplissaient le dortoir. Antoine était presque prêt. Il devait être debout depuis un moment. Il savait peut-être ce qu’il se passait. Sans parler, simplement en haussant les épaules et en tournant les paumes de main vers le ciel, Martin le questionna. « Ils ont trouvé un corps dans la crypte », lui répondit-il simplement. Martin se précipita à l’extérieur. Les gendarmes étaient partout, empêchant quiconque d’entrer dans la basilique, interrogeant puis discutant entre eux, réinterrogeant, rediscutant... Presque tous ceux qui avaient assisté aux événements de la veille voulaient donner leur version des faits.
« Ils n’auraient jamais dû laisser passer ça ! Bon sang ! un des leurs se fait agresser, en pleine journée, devant des tas de témoins, et eux, qu’est-ce qu’ils font ? Rien ! Ils laissent le gars disparaître et ne signalent même pas l’agression aux gendarmes. Résultat : il est revenu finir le boulot. »
Attablés en terrasse, deux vieux du village débattaient de la découverte macabre faite dans la crypte.
« On sait ce qu’il s’est passé exactement ? leur demanda Martin.
— Oui, le type qui a agressé un prêtre, hier, a massacré un pauvre moine, le soir, dans la crypte.
— On est sûr que c’est lui ? Ils l’ont arrêté ?
— On n’est sûr de rien. Ils n’ont encore arrêté personne.
— Qui veux-tu que ce soit ? Le coupable est plutôt évident, non ?
— Oui, peut-être un peu trop. »
Martin laissa les deux hommes retourner à leur débat et se mit à observer le défilé des témoins. Il constata que tous rejouaient l’agression du prêtre qui avait voulu ramener le calme dans la basilique ; lui, cependant, mourait d’envie de parler aux gendarmes de ce pèlerin lillois étrange, Alexandre, de leur parler de son allure de marginal, de son parcours émaillé d’incidents plus ou moins graves, de leur dire aussi qu’il était absent lorsque le dortoir s’était endormi et qu’il était déjà parti quand il s’était réveillé.
Soudain, Martin reconnut un des témoins. C’était l’un des radiesthésistes de la veille, celui qu’il avait saisi puis violemment poussé. Ce témoin-là ne jouait pas la même scène que les autres : Martin reconnut les gestes de leur altercation. Ne voulant pas s’expliquer sur son coup de sang, il retourna au centre. Antoine et Louis étaient prêts à partir. Alors il se prépara rapidement puis ils quittèrent Vézelay. À la sortie du village, des gendarmes contrôlaient et relevaient les identités. Martin ne put s’empêcher de penser que le départ furtif d’Alexandre avait dû lui permettre d’échapper à ce contrôle.
Alexandre avait apprécié son expérience au centre Sainte-Madeleine. Grâce à elle, la dimension collective du pèlerinage ne l’intimidait désormais plus. Elle n’avait pourtant comporté aucun instant de vie significatif partagé avec les autres pèlerins ; néanmoins, malgré son apparente insignifiance, cette expérience contrastait si fortement avec les semaines qu’Alexandre venait de vivre en ermite qu’elle avait occasionné en lui un véritable déclic. Il était dorénavant résolu à ne plus hésiter dès lors que l’occasion se présenterait de partager un bout de chemin ou un hébergement avec d’autres pèlerins.
Il avait bien sûr conscience de détoner un peu avec son allure de marginal et savait aussi qu’il passerait pour un original chaque fois qu’il exposerait ses croyances, sa façon d’envisager la foi et sa pratique de la méditation. Et puis il y avait les accusations de Martin ; cependant, après y avoir longuement réfléchi, il ne les percevait maintenant plus que comme une plaisanterie dont sa susceptibilité exacerbée lui avait fait exagérer l’importance. Quelqu’un pouvait-il sérieusement penser qu’il avait commis des actes de vandalisme et des agressions ?
Martin ruminait. Plus il s’éloignait de Vézelay, plus il avait la désagréable impression d’avoir loupé une occasion, celle de signaler aux gendarmes un suspect potentiel dans le meurtre du moine. Alexandre occupait toutes ses pensées.
Malgré une intelligence remarquable, Martin n’était pas capable de penser en dehors des dogmes, le dogme de l’Église, le dogme de son éducation, le dogme des apparences. Il était, en tous points, l’exact opposé d’Alexandre. Ce qui aurait pu être un point commun, leur éducation religieuse, était leur plus flagrante différence : l'un s'était laissé accaparer par elle, l'autre s'en était emparé. Pour Martin, bien qu’il s’en serait sans doute défendu, la religion était avant tout un fait social qui lui imposait un ensemble de rites, de pratiques et de règles dénué de réflexion et de toute véritable spiritualité, mais dont la stricte observance lui fournissait un rassurant carcan identitaire ; quant à Alexandre, très tôt, sa passion pour l’Histoire lui avait fait envisager la religion comme un fait historique interrogeable, questionnable et susceptible d’être soumis à comparaison. Beaucoup de religions avaient été passées au crible de son esprit critique. Il en avait tiré une conviction : toutes ne sont que des tentatives maladroites et désespérées de l’Homme de rendre intelligible une présence supérieure dont la véritable nature est en réalité située hors du champ de sa compréhension. Cette amère certitude acquise, il aurait pu perdre la foi, mais au contraire cela l’avait incité à regarder au-delà des dogmes et des prétendues révélations, afin de simplement chercher à ressentir cette présence au lieu d’essayer de la comprendre, afin de la percevoir par les sens plutôt que par l’esprit. Voilà où en étaient ces deux hommes au commencement de leurs pèlerinages, voilà où ils en étaient encore maintenant qu’ils s’éloignaient de Vézelay.
Martin, Antoine et Louis avait choisi un autre itinéraire qu’Alexandre. Ils étaient sur le chemin de Bourges, une voie très empruntée. Aussi furent-ils rapidement entourés d’autres pèlerins et de randonneurs. Parmi eux se trouvait un homme couvert de tatouages. Très vite, le meurtre du moine occupa toutes les discussions. À de nombreuses reprises, Martin fit part de ses soupçons envers Alexandre et de ses hésitations sur la conduite à tenir.
En début d’après-midi, Alexandre avait déjà avalé beaucoup de kilomètres et le soleil tapait fort. Alors, il décida de faire une pause. La vue d’un clocher lui signala la présence probable d’un village à peu de distance. Il partit dans sa direction avec l’idée d’y trouver un bar, un restaurant ou n’importe quel autre lieu susceptible de lui fournir boissons fraîches, ombre et tranquillité.
Une demi-heure plus tard, il était sur place et comprit après quelques pas qu’il saurait très vite si ses attentes pouvaient être satisfaites ou non : le village s’organisait autour d’une rue unique. Lorsqu’il aperçut un bar et sa terrasse avec parasols, sur une petite place où se trouvait aussi l’église, il n’eut plus aucun doute à propos des boissons et de l’ombre ; en revanche, il en eut de sérieux quant à la tranquillité.
Un groupe de jeunes hommes, ivres pour la plupart, se vautrait sur la terrasse et s’amusait aux dépens du curé. Jusqu’à ce qu’il fût à l’abri dans son église, le pauvre homme essuya moqueries, insultes et dut même esquiver quelques projectiles. Sitôt sa victime échappée, le groupe remarqua Alexandre puis se tut, immobile et tendu comme un chat prêt à bondir sur sa proie.
Assoiffé, fatigué, Alexandre préféra ignorer tous ces regards idiots et moqueurs posés sur lui et continua à avancer, attiré par les verres de bière dégoulinant de condensation qui trônaient sur les tables. La terrasse était agréable et ombragée, mais il douta que la masse saoule qui l’encombrait le laissât s’y installer sans le lui faire payer chèrement. L’intérieur du bar était un peu vieillot, rustique, pas vraiment à son goût. Néanmoins, hormis la présence de quelques personnes assoupies sur leurs verres et affairées à ne rien faire, l’endroit était désert ; et puis, isolée dans un coin, près d’un ventilateur et d’un frigo rempli de boissons, il y avait cette petite table qui semblait n’attendre que lui. Une oasis ! Quand il se mit en marche pour l’atteindre, un mur de vulgarité se dressa devant lui. Fort de son mépris pour ceux qui l’avaient érigé, ce mur, Alexandre ne le franchit pas, mais le déchira comme une simple cloison de papier.
Arrivé à la porte du bar, certain d’avoir passé l’obstacle avec facilité, il afficha un sourire satisfait et condescendant. Peut-être en réaction à cette méprisante satisfaction, le seul occupant de la terrasse resté jusqu’alors calme et silencieux lui barra le passage en renversant une chaise, déclenchant l’hilarité de ses compagnons. Il planta ensuite son regard dans celui d’Alexandre puis rompit son silence pour lui jeter un cinglant :
« Dégage ! Les pèlerins ne sont pas bienvenus ici. »
Derrière le comptoir, le patron eut enfin une réaction :
« Théo ! ferme-la ! Ici, c’est moi qui décide qui est bienvenu ou non. Entrez, Monsieur. »
Alexandre repoussa la chaise d’un geste du pied, s’installa, puis commanda. Bientôt, lui aussi avait son propre verre de bière dégoulinant de condensation.
Une boisson fraîche au fond de la gorge, un ventilateur en marche près de lui, il était fier, fier de s’être trouvé un petit coin de paradis dans un lieu aussi inhospitalier. Seuls les cerbères postés à l’entrée empêchaient l’instant de frôler la perfection : ils ne quittaient pas Alexandre du regard et débitaient âneries sur âneries au sujet des pèlerins. Au lieu de les ignorer, il se para du même air méprisant qu’à la porte du bar et les salua en levant son verre.
Cette provocation était le prétexte attendu par le chef de meute, le « sympathique » Théo, pour relancer les hostilités :
« Pèlerin, ne t’attarde pas trop parmi nous. Dieu est interdit de séjour dans notre village. Ici, il n’y a que des âmes damnées et fières de l’être. »
Leur philosophe, humoriste et aussi probable gourou venait de parler, alors tous les chiens de la meute lui signifièrent leur admiration en riant de bon cœur à un trait d’esprit qu’ils devaient pourtant avoir entendu un nombre incalculable de fois.
Alexandre soupira. Il hésitait entre son envie de déguster sa bière et celle de batailler avec le penseur des terrasses. Une gorgée bien fraîche lui conseilla de lâcher l’affaire, mais la lueur de satisfaction qu’il décela dans les yeux de son adversaire lui conseilla aussitôt l’inverse. Claquant son verre sur la table, il fit taire la terrasse et réveilla les clients assoupis. Devant cet auditoire hébété, il répliqua :
« Alors quoi ? Tu vois passer des pèlerins, année après année, alors que toi, tu restes le cul collé à ta chaise. Tu crois qu’on est tous de la même espèce. Des oiseaux migrateurs que tu chasses pour tuer l’ennui. Mais qu’est-ce que tu connais de nous ? de nos motivations ? des raisons qui nous ont mis sur la route ? Et puis, rassure-toi, Dieu ne devrait pas vous déranger : je pense qu’Il vous a oubliés.
Alexandre défia l’assistance du regard, mais ne vit que des gens indifférents retourner à leurs inactivités. Tout ne se jouait désormais plus qu’entre lui et Théo. Les yeux du chef de meute avaient perdu leur lueur de satisfaction, sa bouche affichait maintenant un rictus qui révélait ses crocs. Il était prêt à mordre.
— Et toi alors ? Tu vois un village, son bar, des habitants qui prennent un peu de repos et tu penses qu’on s’emmerde, qu’on n'a pas de vrais vies, qu’on est incapable de voir plus loin que notre village et incapable d’en sortir. Dieu nous a oubliés ? Très bien ! Quand je vois de qui il s’est entouré – tous ces prêtres ! –, je suis flatté d’avoir été ignoré ! Tu te crois supérieur à nous parce que tu “souffres” sur les routes ? Mais sais-tu au moins pourquoi tu “souffres” ? Tu vas à Compostelle, n’est-ce-pas ? Compostelle est une mystification ! Connais-tu vraiment l’histoire du pèlerinage que tu mènes ?
— Oui, je la connais très bien, mais merci de t’inquiéter pour moi ! »
Effectivement, cette histoire, Alexandre la connaissait parfaitement. Il savait depuis longtemps que ce saint Jacques qu’il s’évertuait à rejoindre était Jacques le Majeur, un des apôtres du Christ. Il savait qu’après sa décapitation sur ordre du roi Hérode Agrippa, sa dépouille, embarquée par ses disciples, avait dérivé sur la Méditerranée avant d’échouer en Espagne, où une sépulture lui avait été offerte. Il savait aussi que c’était la redécouverte de cette sépulture qui avait été à l’origine du pèlerinage. Il savait enfin que cette redécouverte était miraculeusement survenue au moment opportun et sur le lieu adéquat, en plein royaume des Asturies alors que celui-ci luttait pour sa survie contre les Maures.
Alexandre ne croyait pas à toute cette histoire. Comme Théo, il doutait que le corps de saint Jacques se fût un jour échoué en Espagne, mais ce qui était certain, se dit-il en regardant le jeune homme, c’était, qu’en dépit des apparences, ce n’était finalement pas un con qui s’était échoué à la terrasse de ce bar.
« On s’en fout que ce soit un mythe ou une réalité ! ajouta-t-il. Ce qui compte, c’est le symbole que représente cette ligne d’arrivée. Au fond, le tombeau de saint Jacques est un prétexte. Il en fallait un, ils ont trouvé celui-là. Mais chacun peut décider d’aller chercher ce qu’il veut à Compostelle. »
Les yeux de Théo ne brillaient plus de satisfaction, plus aucun rictus ne déformait sa bouche, mais il affichait un air étrange dont Alexandre était bien incapable de comprendre la signification. À vrai dire, Théo lui-même n’était pas certain de savoir quelles émotions déformaient son visage, tant Alexandre ne s’était pas révélé conforme à ce qu’il attendait. Il prit son verre, se leva, en commanda un second pour Alexandre, puis alla s’asseoir face à lui. Les deux hommes se jaugèrent un instant, silencieux, chacun s’attendant à un mot ou un geste de la part de l’autre. Ce fut finalement Théo qui fit le premier pas :
« Tu n’es en fait pas si con que tu en as l’air. Toi et moi, on va discuter un peu. »
Leur débat reprit alors, toujours aussi vif mais à présent moins agressif. Les traits d’esprit s’enchaînèrent, les bières aussi, à en faire perdre la notion du temps à Alexandre. Lorsqu’il réalisa qu’il ne pourrait plus rejoindre l’hébergement prévu, Théo lui proposa une chambre chez lui, une petite maison à l’écart du village. Alexandre s’y écroula de fatigue, abattu par les discussions à bâtons rompus et l’alcool.
Martin parla du meurtre et de ses soupçons toute la sainte journée, même quand cela n’intéressait plus que l’homme couvert de tatouages. Souvent il déclarait vouloir retourner à Vézelay puis se ravisait. À force de tergiversations, il ralentit considérablement sa marche et celle de ses amis. En fin de journée, le trio était seul et encore loin du point de chute prévu. Ils trouvèrent un bout de pâture discret, montèrent leurs tentes, puis s’installèrent pour la nuit. Vers minuit, un bruit de moteur réveilla Martin. Il soupira, persuadé que le propriétaire des lieux venait d’arriver et allait bientôt leur demander de foutre le camp. Il se leva avec la ferme intention de négocier. Il ouvrit sa tente et sortit la tête, tentant de jauger la situation. Il ne vit rien, n’entendit rien, mais sentit une main s’abattre lourdement sur sa nuque et le tirer dehors. Il se retrouva face contre terre. Il voulut se débattre, mais son agresseur le maintenait fermement, une main posée sur le crâne et un genou sur la colonne vertébrale. Une autre personne approcha, le bâillonna, lui enfouit la tête dans un sac serré au niveau du cou par des liens coulissants, puis lui lia les jambes et les mains. Ainsi neutralisé, il fut soulevé et jeté à l’arrière d’un véhicule. Il entendit se refermer une portière coulissante, comme celle d’un van ou d’un fourgon, puis le véhicule démarra.