Chapitre IV

Les premiers rayons de l'aube caressèrent mon visage et me réveillèrent. Il était six heures et demie et mon premier cours ne commençait qu'à dix heures. Néanmoins, je me redressai et jetai un œil par la fenêtre. Depuis ma nouvelle chambre à Mag Mor College, je voyais la coupole de la Baudléienne et les tours d'All Soul à la perfection.

Je balayai la petite pièce qui me servait maintenant de chambre. Je m'attendais à la partager avec quelqu'un d'autre, mais il se trouvait qu'il y avait assez de chambres pour que chaque étudiant eût la sienne. Un confort dont je ne me plaignais pas.

Ce matin, j'aurais pu ranger ma valise à peine ouverte, mais l'appel de l'exploration me dévorait. À la place, j'enfilai mon pantalon de sport, un T-shirt et une bonne polaire pour faire de la course à pied avant le petit déjeuner. C'était une habitude que je cultivais depuis le début de mes études à Rennes et il n'y avait aucune raison pour que cela changeât.

Pendant un court instant, j'hésitai à enfiler l'uniforme de sport offert par Sheperd & Woodward. La qualité du tissu rendait ces vêtements plus confortables que les miens et je rêvais de courir avec, mais je me ravisai. Pour ce premier jour à Oxford, je voulais explorer les rues et les parcs tranquillement, sans attirer les regards.

J'enfilai mes vieilles chaussures de sport et sortis de ma chambre en veillant à ne pas claquer la porte. Les murs du couloir et du grand escalier étaient recouverts de bois comme dans le hall du château de Balmoral. Mes pas feutrèrent sur les immenses tapis qui recouvraient les sols et je pris mon temps pour contempler certaines peintures qui ornaient les murs. La plupart représentaient des scènes de chasse, ou bien des tournois de chevalerie, ce qui attira bien entendu mon instinct de jeune médiéviste.

Une fois en bas de l'escalier, j'arrivai dans le grand hall de l'aile est. À ma gauche, une ouverture donnait sur le réfectoire, là où nous prendrions nos repas.

Je tirai la chevillette de la porte d'entrée et me retrouvai dehors, dans la grande cour du cloître. La rosée recouvrait les fleurs étranges du jardin, preuve que les nuits devenaient de plus en plus froides. Je le traversai pour rejoindre le porche par lequel nous étions tous rentrés la veille. La porte aux mille clés était à présent grande ouverte et un gardien surveillait les allers et venues. Je lui présentai ma carte d'étudiante de l'Ordre et il hocha la tête. Une fois rangé dans mon blouson, je m'engageai sur High Street en trottinant.

Le soleil qui m'avait réveillée une demi-heure plus tôt avait disparu. Des nuages voilaient de plus en plus son éclat et une brume épaisse s'installait dans la grande avenue.

Je trottinai jusqu'à Magdalen collège et découvrit que le portail était ouvert. Quand je présentai ma carte étudiante au gardien, il me laissa entrer sans problème en m'indiquant le chemin du parc. Le privilège d'avoir une carte étudiante oxfordienne

Avant de m'engager dans les chemins, je fis quelques gammes pour terminer mon échauffement et réglai ma montre de course à cent soixante-quinze battements par minute. En ce moment, je travaillais ma foulée pour préserver mes muscles et mes articulations, ce qui m'amenait à courir plus lentement que d'habitude.

Avant de partir, je contemplais les tours de Magdalen college. Il s'agissait probablement du bâtiment le plus connu d'Oxford, car on retrouvait sa pelouse et ses fenêtres gothiques au cinéma et à la télévision. Il s'agissait de la première vision que j'avais eue d'Oxford quand j'en avais entendu parler pour la première fois. Je souris. Jamais je n'aurais cru me trouver là pour de vrai. Il me faudrait encore du temps pour m'y habituer.

Je m'engageai dans le parc au daim, à l'ouest de la propriété. Je courus une demi-heure au rythme de mon métronome, à la recherche d'une foulée bondissante et confortable. Quand j'y parvins, mon esprit se perdit dans les feuillages. C'était ce que j'appréciais le plus dans la course à pied : la possibilité de s'échapper assez longtemps pour faire le vide.

Satisfaite, je m'arrêtai pour augmenter le métronome de ma montre à cent quatre-vingts battements par minute. Je levai la tête, puis me figeai. À quelques mètres, dissimulé dans la brume, un daim me regardait. Ses yeux en amande, alertes, ne pouvaient se détacher de ma personne, comme si c'était la première fois qu'ils voyaient un humain. Ses grands bois plats encore recouverts de velours se dressaient majestueusement derrière ses oreilles. Son court pelage fauve se hérissa, puis la bête fit volte-face et s'enfuit dans la brume.

Je pensai soudain à l'épreuve d'hier et au cerf blanc qui mène vers un autre monde. Instinctivement, je le poursuivis. Plein de daims habitaient ce parc, bien sûr, et tous ne devaient pas amener à une porte merveilleuse, mais le fait qu'il m'avait regardé comme s'il cherchait à me parler m'incita à y croire.

Je suivis ses traces comme le ferait une pisteuse pendant un kilomètre, jusqu'à apercevoir un troupeau tout entier qui paissait sous un vieux chêne. Cinq mâles se mélangeaient à une petite dizaine de femelles. Impossible de reconnaître mon cervidé parmi les autres.

Peu importait. Il n'y avait pas de porte ici.

Je m'apprêtais à me détourner du troupeau quand je m'aperçus qu'un homme se tenait au milieu d'eux, un sac rempli de glands encore verts. Je mis peu de temps à le reconnaître.

Prospero.

J'allai à sa rencontre, pressé de l'interroger pour calmer certaines de mes incertitudes. Quand il me remarqua, il posa son index sur ses lèvres, signe qu'il ne fallait pas effrayer les animaux. Je m’exécutai et me frayai un chemin parmi les daims dans la plus grande discrétion. Quand je parvins à sa hauteur, il me sourit et me tendit une poignée de glands. J'en mis un au creux de ma paume et le présentait bien à plat à un daim qui le mangea sans timidité. Je lui caressai le museau, attendrie.

« Comment allez-vous ce matin, Miss Kerleroux ? me demanda le psychologue. Avez-vous apprécié votre première nuit au château ?

— J'ai dormi sur mes deux oreilles. Il ne pouvait pas en être autrement, je suis ravie d'être là. Merci, Sir, c'est à vous que je le dois.

— Ne me remerciez pas trop vite. L'admission reposait sur certains critères, bien sûr, mais aussi sur la chance. Si vous n'aviez pas été sélectionnée au tirage au sort, vous serez encore en France à étudier la Littérature. Mais il vous faudra plus que de la chance pour réussir ici, soyez-en assuré. »

Il caressa le daim qui se trouvait devant lui. Il m'expliqua alors qu'il venait ici trois fois par semaine pour nourrir les daims, avec l'autorisation du college, bien entendu. Il appréciait énormément la compagnie des cervidés, qu'il trouvait parfois plus intelligents que les humains. Je hochai la tête en guise d'approbation. Maintenant que je les voyais d'aussi près, je comprenais ce qu'il entendait.

Je me mordis la lèvre et me risquai à lui poser la question qui me travaillait depuis des jours :

« Sir, pourriez-vous m'expliquer ce qui vous a décidé à me donner ma lettre d'admission ?

— Bien sûr, ce n'est pas vraiment un secret. Déjà, je ne peux pas nier que le fait que vous ayez déjà franchi une porte par hasard a joué en votre faveur. Ce n'est pas forcément un critère d'admission, mais cela nous prouve que vous avez déjà assez de curiosité et d'instinct pour en traverser une. Votre passion pour la littérature médiévale m'a aussi intéressé. Vous l'apprendrez bientôt, mais c'est pendant la période médiévale que l'on a pu recenser les premières portes merveilleuses apparues dans notre monde. Rien n'est encore sûr et les preuves nous manquent, mais nous pensons que ce n'est pas pour rien que les écrivains de cette époque ont évoqué les passages vers d'autres mondes dans leurs histoires. Je me suis dit que vos connaissances pourraient vous rendre utile pour l'Ordre, si jamais vous réussissez. Mais il vous reste un long chemin à parcourir.

— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec ce qui s'est passé au Val sans retour lors de notre rencontre ?

— Hum... Vous voulez parler de ce que vous auriez dû entendre, n'est-ce pas ?

— Oui. De quoi s'agissait-il ?

— Vous le découvrirez pendant vos cours. »

Prospero marqua une pause, ses yeux noirs perdus dans le vague. Puis il reprit :

« Vous savez, Vivianne, le fait que vous n'ayez rien entendu ce soir-là est inquiétant, très inquiétant même. Je pense que vous devriez venir me vois à mon bureau. »

Il sortit de sa poche une carte de visite qu'il me tendit. Quand je la saisis, le terme de « consultation psychologique », écrit en italique, me raidit.

« Je ne suis pas certaine de comprendre. En quoi le fait de ne pas avoir entendu quelque chose justifierait-il de venir vous voir ? »

Le professeur fronça les sourcils, mécontent. Il avait compris que je faisais partie de ces sceptiques qui ne croyaient pas en sa thérapie.

« Parce que je pense que vous souffrez, Vivianne. Vous souffrez depuis le jour où vous êtes tombée dans cet étang. Vous souffrez parce que vous avez perdu quelque chose au plus profond de vous et vous ignorez ce que c'est. Je peux vous aider à le retrouver. Laissez-moi vous aider. »

Ce fut à mon tour de plisser les yeux. Je n'aimais pas que l'on me perçât à jour de cette manière. Je fis quelques pas en arrière pour m'éloigner de lui.

« Merci, Sir, mais je ne pense pas que vous en parler résoudra quoi que ce soit. Je dois retourner courir, si je veux être à l'heure pour le petit déjeuner. Bonne journée. »

Prospero sembla ne pas comprendre pourquoi je me braquais autant. La vérité, c'est que je m'étais toujours méfié des psychologues. J'en avais vu un après ma chute dans le miroir aux fées et j'avais été blessé par son manque d'écoute. Quand je lui avais raconté que j'avais l'impression d'avoir oublié ce qui s'était passé entre le moment où j'ai coulé et le moment où je suis revenue à la surface, elle a prétendu que je mentais : « Les petites filles comme vous ont trop d'imagination ».

Je remis mon métronome en route et commençai à courir. Quand je repris le chemin, la voix de Prospero s'éleva :

« Ma porte vous sera toujours ouverte. J'espère que vous changerez d'avis ! »

Sur le chemin du retour, je ne pus m'empêcher de me répéter les propos du professeur. Ils se gravèrent dans ma mémoire comme une parole désagréable que l'on arrive plus à oublier.

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Raza
Posté le 13/10/2024
Hello! C'est vraiment chouettement écrit, merci <3
Notre héroïne refuse l'aide de son professeur, la vilaine! Plus sérieusement le chapitre coule tout seul, c'est top. Un seul point que je trouve étrange est le refus, parce que moi si mon prof me dit venez dans mon bureau, ben je viens dans son bureau. Il faudrait peut être que la possibilité de refus soit plus claire?

Une coquille:
"venir me vois à"

Merci pour le partage, à bientôt
M. de Mont-Tombe
Posté le 18/10/2024
Hello ! Merci de ton commentaire. L'idée, c'est que Prospero est un psy, et que Vivianne ne veut pas aller voir un psy parce qu'elle a des préjugés sur les psy. Je mettrai ça davantage en avant à la réécriture, si ce n'est pas clair. À bientôt !
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