CHAPITRE V

Par Aramis

Ce qu’il avait aperçu au fond de la cuve avait détruit ses protections. La distance s’évapora en même temps que le déni et seule, la réalité demeura.

Saraphiel éprouva dans son corps comme la crue d’un brasier, compact et froid. Une impression de révolte, un besoin de blâmer. Une colère épaisse et blanche, intense et roide comme le pêcher. C’était la première fois.

Il vit des humiliés, des noyés, des ébouillantés. Il vit des séquestrés, des enfermés au cœur de sarcophages dont le sein était hérissé de lames. Il entendit les cris, vit les suppliques et vit les larmes. Il se cramponna à sa dignité et jugea les démons alors que les règles morales du paradis le lui interdisaient. Il ne put s’en empêcher. Plus il en savait, moins il était facile d’excuser l’indifférence de tous ces travailleurs. Sa bienveillance s’étiolaient dans les exhalaisons de chair et de fumée.

Il invoqua son professionnalisme et toute sa loyauté. Le Paradis l’avait envoyé là pour le bien commun : il sauverait le produit phare d’Après-Vie en rapportant une solution au chaos qui menaçait Paradis. Peu importait la gêne ou le dégoût, peu importait l’antipathie qu’il avait pour Samigina et son armée de tortionnaires. Il était Inspecteur Délégué au Respect des Normes de Sécurité et du Bien-Être des Pénitents, Mandaté par la Haute Administration Archangélique et le Conseil des Anges Administrateurs de Dieu. On requérait son expertise, il irait jusqu’au bout de sa mission. C’était là sa résolution.

Il avait beau s’attacher à la colère cependant, commençait à s’y mêler l’angoisse. Jusqu’ici, il avait été préservé de la vision du sang. Il lui semblait que, tant que les violences demeuraient verbales ou dissimulées, il pouvait résister et poursuivre sa terrible documentation tout en puisait dans la révolte une force paradoxale. Mais l’imminence de cette confrontation, qu’il savait inéluctable, exacerbait une vague encore contenue à son rivage, mais menaçante comme l’arrivée du mauvais temps.

La peur le guettait.

Malgré leur précision, les questions de Saraphiel se faisaient plus laconiques, mais Samigina y pourvoyait avec autant d’amabilité et d’enthousiasme. C’est en discutant des dernières installations qu’ils gagnèrent la première section du dernier département, au sein de laquelle s’alignaient des mètres de rangées de croix, sur lesquelles étaient ficelés des pénitents. Devant chacun d’eux officiait un démon, mais avant que Saraphiel ne saisisse ce qu’ils faisaient, le chef de section les intercepta. Il salua Samigina puis demanda en désignant Saraphiel :

— C’est qui, celui-là ?

— LE GARS DE CHEZ LES ANGES, répondit Samigina.

Il avait croisé ses mains dans son dos et s’était hissé sur la pointe des pieds.

— TU SAIS, POUR LA NOUVELLE SALLE.

— Ha, ouais. Heu...

Il eut un instant d’hésitation. Derrière lui, les ouvriers avaient suspendu leur travail.

— IL EST LÀ POUR VOIR.

— Drôle d’idée.

— ME DEMANDE PAS.

Le responsable esquissa un geste et les démons se mirent en mouvement. De son pas tranquille Samigina s’approcha de l’une des croix, Saraphiel dans son sillage. Statufié, l’ouvrier fixait Samigina avec une timidité d’enfant. Ce dernier lui adressant un hochement de tête encourageant, le démon saisit un bourrelet de peau entre les pinces de sa tenaille et, d’un geste précis, tira.

Le pénitent rugit. Une plainte atroce qui éclata l’espace. Dans les crocs de la tenaille, un lambeau de chair vacillait. Saraphiel mugit. Il demeura là, incapable de détacher le regard du corps à vif, de cette poitrine battante qui se soulevait par spasmes, tremblante de douleur et dont la blessure rougeoyait dans la lumière à la manière d’une trace humide laissée par un pinceau. À cet instant précis le pressentiment de Saraphiel se réalisa. La colère lui échappa, l’angoisse muta en terreur. Il chuta dans l’ouragan.

Le cauchemar prit des allures d’écartèlements, de crânes éclatés sous la pression d’étaux. De forêt de membres brisés liés à des roues, de corps sciés dans la longueur. Emporté par un tourbillon halluciné d’agonisants écarlates et dégorgeant, peaux translucides, un sang vif qui, s’écoulait en rivières, Saraphiel chercha l’esquive, une volonté plus forte que lui le maintint dans son rôle. Il fut deux, terreur et machine, le face écarquillée et pâles, l’écriture ferme et précise.

Lorsqu’il quitta le troisième Département, tout juste capable de prendre des notes, l’ange frôlait la crise de panique.

— ÇA VA ?

Tout en gravissant les escaliers reliés au pont, Samigina s’était penché sur lui avec, dans la voix, une sollicitude sincère. Saraphiel inspira longuement ; s’il montait physiquement les marches, ses émotions, elles, étaient restées en bas.

— Oui... merci, ajouta-t-il après un temps.

—C’EST PAS FACILE, AU DÉBUT. REMARQUE JE DIS ÇA, MAIS ON S’HABITUE JAMAIS COMPLÈTEMENT.

— Et encore, répliqua Saraphiel, c’est dans votre nature. Imaginez ce que j’endure.

— DANS NOTRE NATURE DE QUOI ?

— De réfléchir à la violence et de l’appliquer. Moi, je n’ai pas les barrières naturelles de votre espèce. Mais ça ira, se galvanisa-t-il, c’est pour le mieux.
Samigina ne répondit rien. Pendant un moment, ils marchèrent en silence.

— TU PLAISANTES ? finit-il par demander lentement.

— À quel propos ?

— CE QUE TU VIENS DE DIRE.

Il y avait une telle sincérité dans cette question, une telle évidence d’incertitude, que Saraphiel rétorqua très sérieusement.

— J’ignore ce qui pourrait être propice à rire dans l’exposition d’un fait comme celui-ci. Il réalisa qu’il tremblait.

— J’ai besoin de m’assoir, reprit-il, amenez-moi quelque part où je pourrais calmement vous expliquer le processus à suivre. Votre bureau, si vous en avez un.


Il avait hâte de s’éloigner de l’indécent cauchemar des cercles infernaux, de regagner le Paradis, et d’oublier ce qu’il avait vu.

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