Carat n’est pas une belle ville, mais elle a de belles couleurs. L’aube et le crépuscule semblent y durer plus longtemps ; on y baigne presque toute la journée dans une lumière à mi‑chemin du rose et de l’ocre. Aussi les Diamisses carrellent intégralement les façades de leurs maisons, et laissent le soleil les habiller de mille feux. Les dalles de faïence blanche s’irisent de jolis reflets… mais à mesure qu’approche midi, elles finissent aussi par éblouir les passants. Tandis qu’il traverse les rues, Valère ne se plaint donc pas d’être à moitié aveugle.
Il a dormi dix‑huit heures d’affilée, tout habillé par‑dessus l’édredon ; le cri de son coucou l’a réveillé en un sursaut, et il en a lu l’heure le nez collé au cadran. Bouche cotonneuse, articulations endolories, Valère a titubé dans l’escalier. Son crâne a vibré à chaque pas comme un bol d’eau bouillante, sa cervelle cuite à l’intérieur. La faute au sortilège de Céleste, qui lui cause encore quelques nausées et vertiges.
Bien entendu il est en retard ; à toute berzingue, son vélo… non, le vélo de Savinien file à l’autre bout de Carat. Depuis le temps, Valère connaît le chemin par cœur… Malgré sa vue basse, il n’emboutit ni passant ni panneau ; mais un dos‑d’âne manque de l’éjecter sous les roues d’un pousse‑pousse.
Le sort de cécité ne s’est pas encore dissipé ; mais il peut discerner avec certitude les teintes des objets, à défaut de leurs contours. Chaque fois qu’il passe d’un district autochtone à un quartier pluve, les façades d’émail immaculé laissent place aux briques rouges et à la pierre taillée. Un rectangle violet se détache au coin d’un boulevard ; c’est La Parpelège, barberie et salon de coiffure. Près de la devanture, un grand échalas aux traits floutés balaye. C’est Borée, son collègue et aîné, qui invective Valère :
« Qu’est‑ce que tu fichais, βλάξ [1] ? On bosse, nous. La patronne t’a mis d’office de corvée de siphonnage, ça t’apprendra ! »
D’ordinaire, un Diamisse ne se serait jamais permis de lui parler sur ce ton. L’adolescent avance la maladie de sa tante comme excuse de son retard, puis entre.
Le salon, déjà bien rempli, bourdonne de ragots. Valère accroche sa veste froissée à une patère, salue ses confrères et se saisit immédiatement d'un balai. Mahaut, la gérante, ne lui adresse pas un regard. Nettoyer la boutique ne le dérange guère : puisqu'il n'y voit pas à deux mètres, autant éviter de manier des objets coupants.
Ici on n’est jamais trop de dix personnes pour raser les joues, traiter les cheveux, voire arracher les dents des plus fauchés… Valère, de loin le benjamin de l'équipe, œuvre depuis moins d’un an. Le travail est fatiguant, les clients désagréables, les savons de Mahaut incessants, mais Valère pense s'y plaire : tout a un sens, ici, un objectif palpable ! L’envers du lycée. Les barbiers viennent là pour couper des barbes, et les clients se les faire couper. Ces tâches répétitives ont quelque chose de rassurant.
Le temps passe vite ici. Il faut shampouiner, mettre les tabliers au sale, re‑balayer. Et Valère de récurer, préparer les teintures, affûter les ciseaux… Deux mois plus tôt, Mahaut a consenti à le laisser raser quelques visages. Un de ses collègues partirait tôt au tard ; on lui apprendrait alors tout le reste. Difficile, cependant, d'oublier les Manufactures Morveau‑Bachelard, puisqu’elles occupent toutes les conversations… Les pompiers, retardés, ont circonscrit l’incendie à l’usine. Aucun mort, dit‑on. Mais, horreur, plusieurs tonnes de phlogiston raffiné se sont délitées… avec la pénurie de carburant, le prix des billets de train va s’envoler.
À midi, Mahaut invite les derniers clients à partir puis baisse les stores pour une petite heure. Cette grande dame potelée arbore un abominable chignon en fontange qui rallonge son visage rond de trente centimètres. La mousseline brodée dont elle s’habille des pieds à la tête dégage une propreté clinique. Avant la pause‑déjeuner, ses employés doivent tout laver à grandes eaux.
« Ne laissez aucun poil, s'égosille leur gérante. C'est inesthétique. »
Un bel euphémisme : en réalité des rumeurs courent sur l'hygiène de La Parpelège, sur les maladies honteuses qu'on y attrape. C’est l’unique salon « mixte » de Carat : ses fenêtres sont régulièrement caillassées. Ce matin encore, Valère a dû nettoyer des coulées d’œufs pourris sur la vitrine. Quelqu’un a profité de la nuit pour la saccager… Pourquoi cet acharnement ? Les Diamisses viennent le matin, les Pluves l’après‑midi, sans se côtoyer. Par cette astuce, Mahaut contourne la ségrégation officieuse et brasse deux fois plus de clients. Seul l’argent l’intéresse. Par ailleurs aucune loi en vigueur n’impose des commerces séparés pour l’une ou l’autre race. Mais à Carat, il suffit de servir les deux peuples au même prix pour se faire honnir. Mahaut recrute pourtant ses employés sans se soucier de leur couleur… c’est plutôt en cela que Valère la respecte. Nombre de barbiers réputés ont refusé une place chez elle, car ils refusaient de travailler avec des gens comme Borée. Sans cette pénurie de main‑d’œuvre, elle n’aurait sans doute jamais embauché Valère, sans expérience ni recommandations.
Le grand savonnage achevé, l’estomac du garçon gargouille : il n’a rien avalé depuis vingt‑quatre heures. Par chance, il lui reste une boîte en ferraille à demi pleine de biscuits secs. Périmés, sans doute, mais tant pis. Tandis qu’il s’empiffre dans le vestiaire, Valère fixe un point sur le mur : d’un seul œil, puis de l’autre. Le sortilège de Céleste commence à s’estomper. Il ne risque plus de se couper les doigts ou d’égorger les clients, mais il reste encore un peu myope… et empeste la cendre chaude, faute de s’être débarbouillé.
L’après‑midi commence, et le même manège reprend avec une clientèle plus riche, plus exigeante. Cependant que Valère laisse à refroidir les fers à friser, Mahaut l’interrompt :
« Ne reste pas là ! On a une personne sans coiffeur, lui reproche Mahaut comme si elle le lui avait déjà dit il y a une heure.
— Alors c’est à Borée de s’en occuper, proteste Valère. Je sais natter, moi, pas couper !
— Elle t’a demandé spécifiquement. Grouille ! »
L’enthousiasme lui fait oublier la sécheresse de sa patronne ; sa première commande ! Assez inhabituel, pour un simple shampouineur… Mais il y a un début à tout. Enfin on va le prendre au sérieux, lui confier plus de responsabilités !
Valère passe au salon et, en découvrant sa cliente, manque de s’étrangler.
Lausanne Lagale.
C’est sa meilleure amie, et par voie de fait celle de Savinien Ducasse. Cette fille tombe aussi bien qu'un nid de frelons dans une pouponnière. Ses bottes d'écuyère noires salissent le plancher et elle a déjà posé ses fesses sur l'un des sièges de lavage. Il lui faudrait un coussin ; Valère la dépasse d'une tête, et il n’est pas grand.
« Bonjour, camarade, minaude‑t‑elle. Je voudrais un shampoing.
— Camarade, tout est réservé cet après‑midi, ment‑il en tentant de s’éloigner. Je vais demander s'il reste des places…
— Savinien m'a dit ce qui s'est passé hier.
— Mais parle à voix basse, bon sang », gémit‑il.
Tout le monde s’est retourné dans le salon. La honte. Il capte un regard outré et sur‑maquillé de Mahaut, occupée à trier des chèques. Lausanne triture ses cheveux ; fort bien ramassés, au demeurant, et preuve supplémentaire qu'elle n’a rien à faire là. Sa bouche se contracte sur un petit « o » surpris qui accentue ses joues généreuses et rosies.
Exaspéré, Valère saisit l’arrière du siège des deux mains. Les yeux de Lausanne s’écarquillent lorsqu'il fait rouler sa chaise vers le coin le plus isolé de la pièce. Mahaut est déjà retournée à son tiroir‑caisse. Là, Valère sait tout de même mentir de manière convaincante, non ? Il doit garder le buste droit, les yeux paisibles, et surtout ne pas trop remuer ses pieds … avant de murmurer d’une voix neutre :
« Bravo, Zaza, content que tu t'amuses bien… Vinny te pigeonne, et tu gobes tout avec l’assiette, ça me déçoit. Comme cette fois où il disait que son père bossait pour les services secrets. Ses canulars à la noix vont lui attirer des ennuis, un de ces quatre, il…
— Val ? Merci de l'avoir sauvé. L’important, c’est que vous alliez bien tous les deux. »
Sans prévenir, Lausanne a posé sa main sur la sienne. D’instinct Valère voudrait se débattre, comme pour chasser un moustique… Mais ce n’est pas le genre de geste qu’on peut dégager d'un revers.
Les yeux de Lausanne brillent. Ils restent un certain temps à se dévisager, tous les deux… Un tableau attendrissant, ou plus probablement bête. Puis il faut bien se rendre à l’évidence : elle n’est venue que pour cela, n’attend rien de personne ni même de lui, cherche juste l'assurance d'un regard partagé. Parce qu'elle a décidé de ne rien dénoncer de son crime. Alors seulement Valère s’autorise à respirer. L'endroit s’est refroidi d'un seul coup, et il s’aperçoit seulement maintenant que son cœur bat la chamade.
« Et toi, Zaza ? Tu es sûre que tu iras bien ? »
Question stupide : s’il risque la peine capitale, elle aussi. Mais les doigts de Lausanne se délient avec une douceur inouïe. Elle arrange une de ses mèches, comme pour l’embaumer de l'odeur de Valère, et la replace dans le macaron d’où elle s’est échappée. Puis elle se lève, essuie ses paupières et repart. Il y a des silences qu'il vaut mieux ne pas briser.
« T’es mauvais pour nos affaires, maugrée Borée en le rappelant aux fers à friser. Elle comptait payer, ta παρθένος [2] ? »
Valère n’exige aucun éclaircissement sur ce mot diamarin, qu’il suppose être désobligeant ; la corvée de siphonnage l’attend dans l’arrière‑boutique. Déboucher l’évier où s’agglutinent les amas poilus et putrides de la matinée, c’est une corvée qu’il ne souhaiterait à personne… Pour chasser son dégoût, il tente de se rappeler la chair duveteuse de Lausanne sur la sienne.
De retour au salon, Valère s’étonne de la revoir à travers la vitre ; celle‑ci lit sur un banc. Quelle pitié ! Elle va l’attendre de longues heures… Dire qu’elle fait l’école buissonnière ! Aussi il redouble d’efforts, relayant des messages, accueillant les clients en l’absence de Mahaut, repérant la rouille sur les instruments… L’après‑midi, on ne lui donne que les tâches les moins enviables ; le matin, on l’autorise au moins à crêper les chignons des autochtones, détresser leurs queues de cheval et nouer leurs cadenettes. Lausanne somnole de l’autre côté de la fenêtre. Collègues et clients s’en aperçoivent et échangent quelques ragots sur elle et Valère.
Il examine son reflet dans une glace et prend conscience du piteux état de ses propres cheveux. Militairement raccourcis en haut‑dégradé sur la tempe droite, mi‑longs sur l’autre… et aujourd’hui en bataille. Faute de s’être peigné vers la gauche ce matin, il ressemble à un aliéné échappé de son asile. D’ordinaire sa coupe asymétrique, très à la mode, compense son manque de personnalité : Mahaut l’a choisie pour lui, et la coiffé elle‑même.
Cette dernière le laisse quitter la boutique à six heures ; il est le dernier employé à partir, et n’a pas trouvé le temps de rattraper ce désastre capillaire. En l’entendant verrouiller la porte derrière lui, Lausanne s’éveille au quart de tour. Elle aussi est venue en vélo ; la politesse oblige Valère à la raccompagner jusqu’à son domicile, mais ils ne veulent pas reprendre la route. Trop de choses à dire. Il ne sait pas par où commencer, alors il s’assied à côté d’elle et bredouille :
« Tu lisais quoi ?
— “Les Amours du Cygne et du Paon”. Vinny m’a passé ça, c’est un recueil de fables. Je n’y comprends rien, mais je trouve ça beau ! Tout ce dont on y parle symbolise autre chose, ça se sent.
— Sûrement pour détourner la censure… Il est fou de se balader avec ce brulot ! Déjà que tu sèches les cours…
— Bof. Je dirai que j’ai été retenue au cercle d’équitation ! »
En vertu de sa taille poids plume, Lausanne a intégré dès la sixième le nec plus ultra de Brice Noy : son équipe de cavaliers. Elle manie la carabine à cheval encore mieux qu’à terre, et s’est illustrée avec brio au tournoi inter‑lycées.
« Depuis qu’ils t’ont viré, je fais moins le mur qu’à l’époque. Vinny encore plus, mais c’est qu’il étouffe, sans toi comme voisin de table…
— Vous aussi, vous me manquez, la rassure Valère. À propos… Quand est‑ce que Vinny t’a parlé, exactement ?
— Quoi ! Tu as oublié, s’indigne‑t‑elle. Vous étiez censés me rejoindre aux Halles Romilly, hier ! Pour essayer un nouveau vendeur de gaufres, celui qui cuit ces trucs sucrés qui font fureur, là, heu…
— Des picrocholines ?
— Voilà. J’ai fait la queue presqu’une heure sans vous !!! Du coup, j’en ai pris six. Et comme vous n’arriviez pas, ça refroidissait, j’ai dû tout manger !
— SIX ? Et tu es encore vivante ?
— Quand je m’inquiète, j’ai faim, renifle‑t‑elle. Bon, finalement, Vinny est arrivé… Il lui manquait la moitié de sa chemise. T’aurais posé des questions à ma place, non ? Quoique je n’aie pas eu à le faire. Il n’a pas de secrets pour moi. »
C’est le pompon ! Elle tente de le faire culpabiliser !
« Zaza, tu m’excuseras de ne pas le crier sur tous les toits, la rabroue‑t‑il en épiant les alentours du banc. Je peux finir en taule pour ce que j’ai fait…
— Ce que tu es…
— Non. N’importe qui peut maîtriser la magie, à force de travail… Il faut l’apprendre de quelqu’un qui sait l’utiliser, mais ce n’est pas héréditaire. Ça, c’est une superstition qui date du Grand Soulèvement, pour justifier les exécutions d'enfants. Il suffisait d'être apparenté à un enchanteur et tu finissais au bûcher.
— Ils ont tué des familles entières, durant le Grand Soulèvement ? D’où tu tiens ça ? »
Le regard noir de Valère lui fait baisser les yeux. Bien sûr, c’est de sa tante qu’il sait cela, mais il y croit. Les manuels d’Histoire ne sont pas écrits par les martyrs.
« Je ne prétends pas me mettre à ta place, Val. Je découvre tout ça, moi, se défend‑t‑elle sur le point de larmoyer à nouveau. Si tu ne m’expliques rien…
— Tu m’écoutes. Ça m’aide déjà beaucoup. »
Elle frétille, embarrassée et flattée à la fois. Deux jours plus tôt, Valère n’aurait jamais cru pouvoir lui révéler ce pan de sa vie… Et maintenant, les mots sortent tous seuls, geysers fendillant la roche. Il conte son histoire comme si elle avait appartenu à quelqu’un d’autre.
Lausanne, après un moment d’hésitation, pose la tête sur son épaule.
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[1] βλάξ – « Andouille ! »
[2] παρθένος – « Jouvencelle » (au sens de : « Petite amie »)