Chapitre IV : La mine

Par mehdib

     Jordane se réveilla vers dix heures. Un rayon de soleil filtrait entre les rideaux et réchauffait maintenant sa joue. Elle s'assit sur le lit, ses cheveux tombant sur son visage : malgré ses mésaventures au début de la nuit, elle s'était bien reposée - heureusement, car elle avait une longue journée devant elle. Elle regarda son téléphone et pesta en voyant qu'elle était en retard : elle avait donné rendez-vous à neuf heures à Raphaël. Elle se jeta sous la douche, s'habilla en vitesse, replaça péniblement le lit et sortit de sa chambre au galop. Elle se rendit à la cafétéria de l'hôtel et, n'y trouvant personne, remplit deux tasses de café et se dirigea vers la cour arrière.

     L'espace vert de l'hôtel était caché du monde, encerclé par une forêt de bambous. On y trouvait une piscine - recouverte d'une bâche, car l'été n'arriverait que dans quelques mois - quelques chaises longues en bois et plusieurs tables en résine. L'herbe était propre et bien taillée, aussi Jordane se déchaussa de ses bottines et se dirigea vers le fond de la cour à pieds nus pour rejoindre une personne qui se prélassait sur un hamac, un ordinateur portable posé sur le ventre et des écouteurs plantés dans les oreilles.

     Elle passa furtivement derrière sa victime - heureusement pour elle, elle avait juste besoin de ne pas être vue, son gloussement passa inaperçu - et ramassa une feuille morte venant d'un des arbres duquel le hamac pendait. D'un geste minutieux et appliqué qu'on ne pouvait voir que chez les démineurs, elle chatouilla le bout de l'oreille du malheureux. D'un geste fébrile et plutôt comique, il se fouetta l'oreille, poussant un cri de charabia qui ressemblait à un cantique italien, et manqua de tomber à la renverse. Raphaël se retourna vers Jordane qui contenait son explosion de rire avec les deux mains :

     — Que le grand cric me croque, lança Raphaël avec un sourire, si ce n'est pas Jo la belle au bois dormant !

— Bonjour à toi aussi, Rafiki, répondit-elle en lui tendant une tasse.

— Impeccable, c'est exactement ce qu'il me fallait. Jo, prends une chaise, tu vas adorer, lui dit-il en pointant son ordinateur portable.

     Elle fit l'aller-retour vers les chaises pliantes et prit la première venue. Elle retourna s'asseoir et Raphaël lui tendit l’ordinateur : dessus, on pouvait y lire un article intitulé « La grande ouverture du Palais de l'Étrange pour Halloween ». Occupant un bon quart de la page, on pouvait voir la photo de deux hommes se serrant la main. À gauche, le maire de Duli, mais plus jeune qu'aujourd'hui. Peut-être une bonne dizaine d'années de moins - et définitivement dix kilos de moins. Il avait le sourire faussement rayonnant d'un politicien en campagne. À droite, à l'autre bout de la main, un homme d'une cinquantaine d'années, le regard perçant même sur une coupure de journal, les cheveux légèrement gominés. Son visage, plutôt en mauvais état, lançait un sourire forcé qui le rendait sinistre et mystérieux. Pas de doute, il s'agissait bien de l'homme qu'ils avaient rencontré à la taverne hier. Sauf qu'en dix ans, il n'avait pas pris une ride de plus. Étrange.

     Jordane lut l'article en diagonale : le palais de l'étrange se situait en retrait de la ville, à environ vingt minutes de route, et la construction avait duré six mois en tout. Visant un public familial, le parc allait proposer des attractions, des musées, expositions et spectacles. Le propriétaire, un certain Oswald W. Lucas, avait hâte d'accueillir les habitants de Duli pour la grande ouverture du trente-et-un octobre. L'article indiquait qu'il avait bâti sa fortune dans l'export de fourrures, dans une contrée bien à l'est, mais qu'il avait toujours été fasciné par les bizarreries en tout genre. Il allait souvent au cirque, à la foire et voir des spectacles de magie avec ses parents étant enfant : ayant maintenant pris sa retraite, il s'était installé à Duli un an avant le lancer la construction de sa fête foraine.

     — Intéressant, fit Jordane. Ce mec a l'air sorti de nulle part…

— J'ai retrouvé un Oswald W. Lucas, répondit Raphaël comme s'il attendait la question. Un magnat des fourrures de luxe, si on peut l'appeler comme ça.

— Je crois qu'on appelle ça les furry, de nos jours, coupa Jordane.

— Ne me mets pas d'images pareil dans la tête, rit-il. Quoi qu'il en soit, j'ai retrouvé des photos de lui quand il était jeune, ça a l'air de concorder. Je pense qu'il est clean, enfin, sur ses origines en tout cas. Regarde le fichier suivant.

Jordane cliqua sur le PDF suivant et tomba sur un autre article : celui-ci, minuscule et à peine un titre et une description, n'avait même pas de photo. Il s'agissait d'un article de bordure comblant l'espace vide à côté d'un pavé sur la soi-disant dangerosité des antennes 4G et ondes Wi-Fi.

— Palais de l'Étrange, lu-elle à voix haute, fermeture temporaire due à un incident faisant de nombreux blessés. L’enquête en cours.

— On dirait que notre bon vieux propriétaire du parc a arrosé monsieur le maire et messieurs de la presse pour étouffer l'affaire, reprit Jordane. Monsieur Oswald, je commence à vous trouver très intéressant.

 

***

 

     Ils rejoignirent Ed dans un petit parking en bordure de la forêt : entourée de grands pins, la zone était délimitée par des troncs posés au sol et recouverts d'aiguilles aux couleurs ternes. Ils garèrent la Mercedes à côté du vieux 4x4 aussi décoloré que le tapis de végétation au sol, le coffre rempli de vieux outils en tous genres. Après avoir coupé le moteur, Jordane sortit la première et leva les yeux au ciel pour contempler le seul carré de ciel bleu s'offrant à eux : ils se trouvaient au pied du versant de la colline qui abritait la fameuse forêt de Duli, dont seules les racines de ses arbres connaissaient encore les sombres secrets de sa mine. Il semblait qu'au premier pas dans le sentier tortueux entre les bois, les feuillages des arbres iraient les envelopper de leur présence majestueuse et intimidante, leur caressant l'épaule ou leur attrapant les chevilles de temps à autre.

     — Oh, mais qu'est-ce que tu fais là toi ? Entendit-elle s'exclamer sur sa droite.

Elle contourna la voiture pour découvrir Raphaël accroupi à côté de sa porte, caressant énergiquement un chien : l’Husky remuait frénétiquement la queue, bavant à profusion et léchant les doigts de son nouvel ami pour l'encourager à continuer ses tendresses.

— T'es beau toi ! le complimenta-t-il en fourrant sa tête contre son museau.

Le chien aboya fièrement en retour, comme pour lui répondre « je sais bien ! » et s'entreprit de renifler les pneus de la voiture.

— Viens le caresser Jo, il est tellement doux ! s'exclama-t-il.

— Non merci, rétorqua-t-elle avec méfiance, tu sais que je n'aime pas les cabots, et encore moins les démonstrations d'amour avec des sacs à puces plein de microbes…

La pauvre bête, semblant blessée, se jeta dans les bras de Raphaël pour se faire consoler, mais quelques secondes plus tard, il se leva brusquement, les oreilles droites, à l'affût d'un bruit qu'il fût le seul à entendre.

     « TOGO, AU PIED !! »

La voix éraillée retentit de l'orée des bois : les deux compagnons se levèrent et suivirent du regard Togo trottinant nonchalamment en direction du sentier pour rejoindre une silhouette se dessinant progressivement à mesure qu'elle sortait de l'ombre de la forêt.

Ed se présenta à eux : un homme à la cinquantaine, usé par le travail ou l'alcool, ou même probablement les deux en même temps. Il portait une salopette de travail verte, des bottes de chasseur et un bonnet en laine à moitié effiloché.

     « Mon chien ne mord pas, mais il peut être très collant, même envers les étrangers, tu parles d'un chien de garde, » lança-t-il en guise de salutations.

Il se traina jusqu'à eux, son chien orbitant joyeusement autour de lui, puis fouilla dans ses poches pour en sortir une cigarette à moitié terminée qu'il s'appliqua à rallumer.

     — J'espère qu’on n’est pas en retard, se risqua Jordane pour briser la glace, le chemin était un peu plus compliqué à trouver que ce qu'on pensait.

— Vous avez l'argent ? demanda-t-il en ignorant totalement ses propos.

Jordane et Raphaël échangèrent un regard furtif, et elle sortit de sa poche une liasse de billets correspondant à la somme sur laquelle ils s'étaient mis d'accord au téléphone trois jours plus tôt. Ed la toisa du regard, et lorsqu'il prit dans sa main l'argent et se rendit compte de son authenticité, il se détendit d'un cran :

— Désolé, lança-t-il en baladant sa cigarette de l'autre côté de sa bouche d'un coup de langue, j'étais persuadé que tout ça n’était qu’une mauvaise farce ou je sais pas quoi… Que quelqu'un veuille visiter cet endroit… c'est bien la première fois que j'entends parler de ça, et je suis né dans ce trou à rat !

Il rangea son dû dans une autre de ses poches et leur tourna le dos pour retourner en direction du sentier : Jordane et Raphaël se lancèrent un autre regard, il haussa les épaules, et ils conclurent par télépathie qu'il fallait qu'ils le suivent, et que leur journée d'exploration avait commencé.

     — Vous m'avez dit que vous étiez journaliste ? demanda-t-il sans se retourner.

— Oui c'est ça, j'ai un appareil photo et même un vrai calepin, répondit-elle tandis qu'elle prenait le portrait de leur guide s'enfonçant entre les branches des pins avec son Nikon.

— Vous ne noterez pas mon nom, hein ? reprit-il, et pas de photos de moi. C'est pas bien vu par la population de traîner de ce côté-là de Duli, c'est plutôt quelque chose que les gens d'ici veulent oublier.

Togo aboya solennellement en guise d'approbation. Et ainsi, ils quittèrent la lumière du jour pour s'enfoncer eux aussi dans la forêt : sous leurs pieds, cinquante corps reposaient dans leur tombe commune depuis des décennies.

« Mais n'y avait-il que ça dans les entrailles de cette mine ? » se demandait Jordane. 

 

***

 

     Ils marchaient depuis cinq minutes en silence : Ed a une dizaine de mètres en avance - malgré son âge et les apparences, il avait un excellent rythme - et Togo gambadant joyeusement une fois à ses pieds, une fois autour de Raphaël. Avec la pénombre ambiante, on croirait facilement que la nuit allait bientôt tomber et pas que la matinée était à peine entamée : le sentier zigzaguait entre les arbres pour palier à la pente plutôt raide qu'ils montaient, et on pouvait à peine en distinguer le début ou la fin, fondant dans la noirceur de la forêt.

     — L’arsenic… cria Ed à leur intention en désignant du bras quelque chose sur leur gauche.

Lorsqu'ils arrivèrent à son niveau, haletants, ils découvrirent un arbre, ou plutôt son fantôme : le spectre blanc et sans feuilles du pin mort se dressait, vestige du passage du poison mortel sur les terres de la ville.

— Vous en verrez de plus en plus au fur et à mesure qu'on se rapprochera de notre destination, reprit-il.

Jordane décrocha une photo de la carcasse.

     — Toute cette foutue forêt est morte… se lamenta-t-il.

— Et les animaux ? demanda Jordane, ils sont morts aussi de l'empoisonnement ?

— Non, ça non, répondit-il. Ils sont morts à cause de la brume.

— Quelle brume ? fit-elle, interloquée.

— Vous ne connaissez pas cette histoire ? reprit-il, ma foi, ce n'est pas étonnant. Au début personne ne me croyait, mais il a fallu qu'une tête d’ampoule diplômée de je ne sais où vienne pour apporter la réponse, beaucoup plus tard. Et déjà là, on ne voulait plus entendre parler de cette catastrophe à Duli, alors ça n'est même pas apparu dans les journaux. Mais j'étais bien là. J'étais là le jour de l'accident, quand la brume a tué ma sœur.

 

***

 

     Ed ouvrit sa gourde et s'en versa dans le creux de la main pour que Togo se désaltère. Le chien lapa allègrement puis le gratifia d'un aboiement jovial. Il avait connu ce cabot quand il n'était encore qu'un chiot et l'avait depuis bientôt cinq ans. Il l'avait baptisé Togo, comme le chien de traîneau qui avait participé à la course au sérum de 1925 en Alaska. L'histoire se souvient de Balto car il fit partie des chiens qui parcoururent les cinquante derniers kilomètres pour arriver au village et qu'il avait le nom le plus vendeur pour un article de presse. Mais Togo avait lui parcouru presque quatre-cent kilomètres avant de se retirer, ignorant le relais des autres chiens tous les cinquante kilomètres : il n'avait juste pas la chance d'avoir été présent pour recevoir la médaille. Le chien d'Ed était assez vieux pour qu'il ait pu parfaire son éducation et qu'il ne lui pose pas de problème, mais pas assez pour savoir profiter d'une bonne sieste en début de soirée sur le porche de la maison ; aussi, il lui faisait faire de l'exercice avant de rentrer pour à peu près avoir la paix le soir.

     Les gamins lui avaient demandé ce qui s'était passé ce jour-là pendant l'accident de la mine. Ça l'avait hanté toute sa vie, et encore aujourd'hui, il lui arrivait de se réveiller la nuit en hurlant le nom de sa sœur, le cœur trempé de sueur et l'âme emplie de culpabilité.

À chaque fois, Togo était présent à son chevet pour le réconforter.

     Il n'avait que lui : après sa sœur, puis ses parents, et enfin sa femme, il avait tout perdu.

« Duli m'a tout pris » pensa-t-il amèrement.

Il ne voulait pas revenir sur cette journée là, mais les gamins lui avaient offert une belle somme pour les balader dans la forêt. Tout ça pour suivre le sentier, puis bifurquer et s'enfoncer dans les bois pour trouver une des entrées condamnées.

Il pouvait bien leur accorder ça.

     Il regarda autour de lui : dans sa jeunesse, cette forêt regorgeait de vie, de bruissement de feuilles lorsque les écureuils faisaient la course, de chants d'oiseau ; et maintenant, seul le silence accablant, ou un lointain craquement d'une branche morte s'effondrant les accompagnaient dans ce cimetière.

     « J'étais enfant quand c'est arrivé, commença-t-il… »

 

***

 

     Ed avait douze ans lorsqu'il perdit sa sœur. Ils s'étaient aventurés dans la forêt, comme à leur habitude : Ed pour y trouver des bâtons qu'il rajouterait à sa collection, et Yvette, sa cadette, pour ramasser des pommes de pin. Leurs parents habitaient à l'orée de la forêt, leur père étant garde-pêche dans le lac siégeant de l’autre côté de la colline. Une rivière descendait le relief et contournait Duli pour se perdre dans un plus grand fleuve, à des kilomètres de la ville - le bout du monde, pour eux. Tous les dimanches, Ed allait pêcher avec son père, mais le samedi, il avait la charge de s'occuper de sa petite sœur, alors il l'emmenait avec lui en forêt, où elle pouvait jouer toute seule sans l'embêter.

     — On va à la cabane ? demanda Yvette à son grand frère.

— Non, maman a dit qu'on n'avait pas le droit d'y aller, mentit-il.

En vérité, il n'avait pas envie d'y aller : la « cabane » était en fait un abri de chasseur, un peu plus profond dans la forêt - les adultes s'en servaient pour chasser le cerf, mais ce n'était pas la saison - et à part ça, il n'y avait rien d'intéressant à voir.

— Alleeeez, j'ai envie d'y aller, implora-t-elle.

— Non, répéta-t-il tandis qu'il donnait des coups de pieds dans un tas de feuilles mortes.

Au bout d'un moment, Ed trouva un bâton bien droit qu'il jugea satisfaisant pour rejoindre sa collection : dans son imagination, il s'agissait d'un glaive de gladiateur en bronze, assez tranchant et puissant pour tuer les lions du Colisée.

     — On peut aller à la cabane maintenant ? renchérit Yvette

Ed soupira :

— Bon d'accord…

— Youpi !! s’extasia sa sœur.

Maintenant qu'il avait trouvé son arme, Ed se sentait capable d'aller plus loin dans la forêt : s'ils croisaient un cerf, Ed pourra l'occire d'un seul coup de sabre - son bâton était maintenant un gros sabre de pirate, assez solide pour ouvrir un coffre au trésor d'un seul coup de poignet. Ils marchèrent donc en direction de l'abri de chasseur, Ed restant en retrait pour garder un œil sur sa sœur. Ils s'éloignèrent du sentier et parcoururent quelques centaines de mètres pour rejoindre l'abri : il s'agissait d'une simple estrade de bois s'élevant à deux mètres de haut, une échelle rudimentaire permettant d'accéder en son haut. Une nuée de vieilles canettes de bière et de cartouches de fusils de chasse jonchaient le sol.

Il frappa une des canettes avec sa batte de baseball - il était maintenant un joueur populaire en ligue mineure - qui s'envola dans un bruit métallique ; pendant ce temps, sa sœur montait maladroitement l'échelle pour atteindre le haut de l'abri.

     — Ne tombe pas, lui lança-t-il.

— Non, fit-elle avec assurance, comme si elle se demandait pourquoi quelqu'un choisirait de tomber.

Elle s'assit sur le rebord de la structure, ses jambes pendant de chaque côté de la barre verticale du garde-fou rudimentaire.

— On voit rien d'ici ! cria-t-elle, même pas notre maison !

— Bah oui banane, rétorqua-t-il, tu croyais dépasser la cime des arbres ?

Ils passèrent un long moment à s'occuper chacun de leur côté : Ed feignait d'épiques batailles au sabre avec son nouveau jouet, et Yvette chantait des comptines en balançant ses pieds dans le vide, jusqu'à ce qu'elle brise le silence :

     — J'en ai marre, déclara-t-elle soudainement. Et si on allait au lac ?

— Non, rétorqua Ed, j'ai pas envie de monter jusque-là bas. Et il va bientôt faire nuit, mentit-il.

— D'accord, d'accord, se résigna sa sœur, on a qu'à rentrer.

Elle entreprit de descendre l'échelle à reculons, assurant chacun de ses pas, tandis qu'à quelques kilomètres de là, une poche de méthane souterraine explosait.

     Ils sentirent tout d'abord la terre trembler sous leurs pieds, une première secousse vive et courte, tandis que l'onde de choc traversait la forêt : les arbres frissonnèrent, des corbeaux hurlèrent en s'envolant de leurs branches, et une pluie de pommes de pin et d'aiguilles s'abattit sur eux. Yvette, qui était encore sur la dernière marche, tomba sur les fesses et poussa un cri de surprise :

     — Ça va ? s'inquiéta Ed.

— Oui, répondit-elle en se relevant, je suis tomb…

Un deuxième grondement s'éleva sous eux, celui-ci beaucoup plus long et diffus que le premier. Il n'était pas assez fort pour faire pleuvoir d'autres pommes de pins, mais la forêt semblait trembler de tout son être, secouée jusqu'au tréfonds de son corps.

Puis plus rien.

Les deux enfants s'étaient entrelacés sans s'en rendre compte.

     — Tu crois que c'est le monstre du lac qui s'est réveillé ? demanda Yvette en désignant un point invisible, en haut de la colline que l'armée de pins cachait de leurs troncs épais.

— Non, se consterna-t-il, regrettant d'avoir inventé cette excuse il y a longtemps pour ne pas avoir à gravir la longue pente avec elle qui les emmèneraient jusqu'au bord du lac. Il n'y a pas de monstre là-bas.

— Alors c'est quoi ?

— Juste un petit tremblement de terre, la rassura-t-il, c'est terminé maintenant.

Ed la vit se détendre et desserrer son étreinte, mais il se dit qu'il était probablement temps de rentrer : il sentait que quelque chose n'était pas normal, mais il ne se doutait pas que ce deuxième tremblement avait scellé le sort des mineurs, maintenant livrés à eux-mêmes dans les artères bouchées de la forêt, juste sous leurs pieds.

« Allez, on rentre, déclara-t-il. »

La forêt était totalement silencieuse : pas d'oiseaux chantant ou s'envolant, pas de craquement de branche ni de bruissement de feuilles. L'atmosphère pesait sur lui, et il se sentait claustrophobe, écrasé par cette tension qui montait sans vouloir se rompre. Il commença à faire demi-tour lorsqu'un crépitement se fit entendre derrière lui : « Oh, un lapin ! » eut le temps de s'exclamer sa sœur, puis Ed vit du coin de l'œil l'animal courant à toute vitesse et dévaler la pente en direction de l'orée de la forêt. Il fixa son regard sur la colline : il fût d'abord alerté par de petits bruits aigus, des sons de branches secouées s'approchant d'eux à grande vitesse, puis des points colorés se détachèrent de l'obscurité, dans les hautes branches. Une nuée d'écureuils paniqués foncèrent de branches en branches, fuyant en direction de la ville. Ils firent tomber des aiguilles et brindilles sur leur passage, arrachant un cri d'extase d'Yvette.

« Qu'est-ce que c'est que ça, pensa Ed. Est-ce qu'ils fuient quelque chose ? »

     — T'as vu ça, s'exclama sa sœur, ils partent tous de la forêt !

— Il faut qu'on rentr…

Il fût coupé dans sa phrase par une ombre gigantesque qui le rasa à une vitesse surprenante : c'était comme être frôlé par un train, un bruit de sabot lui claquant dans les oreilles. Il tomba à la renverse sous le choc et eut à peine le temps de se retourner pour voir le cerf disparaître dans les ténèbres, rejoignant les autres animaux.

     — C'était chaud ! s'exclama-t-il en se relevant, tremblant.

Yvette commençait à avoir peur, et elle se cachait derrière un arbre, le regard fixé en direction de la butte, ou du lac.

Et s'il y avait vraiment un monstre là-bas ?

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » paniqua-t-elle, pointant du doigt quelque chose dans l'obscurité.

Ed se mit à observer à son tour, puis il vit quelque chose avancer lentement parmi les ténèbres. Il avança d'un pas en direction de l'abri, faisant craquer une branche sous ses pieds, ce qui le fit sursauter.

     — Qu'est-ce que tu fais ? implora sa sœur cachée derrière son arbre.

— Bouge pas, rassura-t-il, je verrai mieux du haut de la cabane.

Il grimpa agilement l'échelle et se retrouva en hauteur, appuyé contre le garde-fou. D'ici, il voyait un peu mieux ce qui arrivait plus haut du lac : une brume épaisse et blanchâtre descendait lentement la colline, longeant le sol, pour venir à leur rencontre. Le brouillard compact vomissait depuis le plan d’eau, léchant le sol et embrassant les arbres sur son passage, avançant droit vers eux. Ils restèrent sans réaction tandis que le hâle blanc, semblant être à hauteur de hanches, était maintenant à quelques dizaines de mètre d'eux. Ils entendirent une plainte lugubre, résonnant parmi les arbres, puis une ombre sortit de la brume : une biche boitait, essayant de devancer la masse épaisse qui avalait tout sur son passage. Elle laissait derrière elle un filet de sang, coulant d'une imposante trace de morsure à son flanc. Elle continua à galoper, mais s'effondra à leur hauteur en lâchant un râle d'agonie à réveiller les morts : Yvette la contemplait les yeux exorbités, ne pouvant pas se détourner de cette horreur. Ed, lui, avait les yeux fixés à l'endroit où la chair avait été attachée : une morsure de cette taille ne pouvait avoir été faite que par un ours, et il n'y en avait pas dans cette forêt.

« À moins qu'il s'agisse du monstre du lac » continua son esprit affolé.

     La biche fixait Yvette de ses grands yeux noirs, haletant lourdement, tandis que la brume immaculée les enveloppa lentement : seulement la tête de l'animal et le haut du corps de sa sœur en sortaient; le reste englouti sous la rivière laiteuse. Autour de lui, Ed ne vit que cette étendue de brume avançant lentement entre les arbres telle une coulée de lave. Seuls leur respiration saccadée brisait le silence onirique. Il n'osait pas bouger, debout sur son perchoir, condamné à regarder impuissant la mer blanche infinie traverser sa sœur et le pauvre animal blessé. Puis, quelques instants plus tard, la bête poussa un dernier râle et s'effondra sur place, disparaissant dans le tapis de brume.

     — Ed, j'ai peur… sanglota Yvette.

— Viens me rejoindre ! lui implora-t-il en retour : il était mort de peur, son instinct lui interdisant de s'approcher du brouillard.

— Je peux pas… je me sens pas bien, ça pique… furent ses derniers mots.

— Tout va bien se passer, sanglota-t-il à son tour, les mains collées sur la rambarde de l'abri.

     Ce qu'ils ne savaient pas, et qui sera découvert bien des années plus tard, c'est que l'explosion de la poche de méthane qui s'était produite ce jour-là dans la mine avait causé un glissement de terrain derrière la colline. Le petit lac, à moins de trois kilomètres d'eux, reposait sur une couche de terre volcanique : depuis des siècles, du dioxyde de carbone s'était accumulé au fond du lac, piégé sous la pression du grand corps d'eau. Ce glissement de terrain, d'une force phénoménale, avait retourné les couches d'eau et libéré tout le gaz piégé depuis tout ce temps. Ce gaz avait dû sortir de l'eau sous forme d'une immense colonne, puis, le dioxyde de carbone étant plus lourd que l'air, il était redescendu au sol et s'était déversé sous forme d’une épaisse brume blanche. Le fléau avait recouvert toute la forêt en contrebas, asphyxiant tous les animaux trop lents pour s'échapper.

     Yvette s'adossa à l'arbre, ne laissant paraître que son visage sortant du bain mortel, les yeux mi-clos : elle toussa une dernière fois, puis arrêta simplement de respirer.

 

***

 

     Bien des années plus tard, Ed s'arrêtera à ce moment lorsqu'il racontera cette histoire à deux jeunes inconnus ; il gardera la fin pour lui, parce qu'il n'aura pas décidé ce qu'il avait vu était réel ou le fruit de son imagination. Parce qu'ensuite, il s’était mis à pleurer de manière incontrôlable : Yvette ne bougeait plus, les yeux ouverts en regardant loin devant elle, alors que lui, en haut de sa cachette, il ne pouvait qu’attendre que la mer blanche disparaisse. Pourquoi n’est-il pas descendu pour la rejoindre ? Pourquoi ne l’avait-il pas faite monter avec lui pour la sauver ? Pourquoi était-il resté impuissant en sécurité, alors qu’il avait la charge de surveiller sa sœur ? Était-il un trouillard ? Qu’allait-il faire maintenant ? Attendre que ça passe, et rentrer chez lui ?

« Coucou papa, coucou maman  ! Vous pouvez m’aider à ramener Yvette ? Comme ça on ira tous les trois chercher un cercueil à sa taille ! Et vous inquiétez pas : moi je vais super bien  ! »

     Il avait frappé sur la rambarde d’un poing rageur : il avait envie de sauter. D’aller rejoindre sa sœur, s’endormir à jamais avec elle et qu’on ne le traite pas de couard. Mais il avait trop peur. Trop peur pour bouger ne serait-ce qu’un orteil. Tandis qu’il se lamentait sur son sort, l’ombre était passée dans le nuage opaque devant lui : une silhouette sombre semblait glisser dans la brume, avançant d’un pas agile de prédateur. La repérant, son cœur s’était contracté dans sa poitrine : la chose semblait de taille imposante, mais évoluait avec aise cachée dans le tapis mortel. La chose s’était dirigée vers sa sœur.

« Fiche le camp de là ! Sauve toi vilaine bête ! Laisse ma sœur tranquille ! » avait-il pensé, mais sa bouche était paralysée, comme le reste de son corps. L’ombre s’était posée au pied d’Yvette, et Ed avait contemplé avec horreur sa tête disparaître lentement dans la brume tandis que le monstre la tirait par le pied. Et ainsi, en un instant, il se retrouva tout seul dans la forêt à pleurer et implorer qu’on vienne le chercher.

 

***

 

     « Incroyable… » souffla Jordane pour conclure le récit : elle commençait à sentir l’adrénaline monter en elle, pensant au nouveau paragraphe qu’elle allait pouvoir ajouter à son article.

« Votre sœur… elle n’a jamais été retrouvée ? poursuivit-elle. »

Ed s’arrêta en la fixant dans les yeux, l’air grave, puis il désigna de la tête quelque chose derrière eux : « C’est ici qu’on sort du sentier, déclara-t-il, on va traverser cette petite butte pour retrouver du plat et suivre la ligne de chemin de fer. » Puis il leur passa à travers, comme pour terminer la discussion.

« Ça ne pouvait pas être réel… » pensait-il, tandis que la dernière image de sa sœur restait bloquée dans sa tête : sa dernière apparition, tandis que la brume s’était complètement évaporée, peu après la tombée de la nuit, et que les dernières larmes avaient séchées sur ses joues, remplacées par un hoquet misérable. Il était redescendu lentement de son échelle, les jambes tremblantes, arrivant à peine à mettre un pas devant l’autre. Puis avant de repartir, il avait jeté un dernier regard en direction du lac : dans l’obscurité de la nuit, au loin entre les arbres, il observait sa sœur qui semblait lui faire des signes de main. L’énorme monstre aux yeux d’un jaune brillant comme des ampoules la tenait dans la gueule, et en la secouant comme une poupée de chiffon, ses bras inertes s’agitaient comme pour lui dire au revoir.

 

***

 

     Ils avaient quitté le sentier depuis quelques minutes, Raphaël haletant bruyamment et Jordane papillonnant pour prendre des photos ici et là - surtout d’arbres morts semblait-il ; Ed, lui, semblait avancer à la même allure depuis le début, comme s’il s’agissait d’une promenade de santé. Ils rattrapèrent une voie de chemin de fer, d’abord complètement cachée sous les feuillages, puis ressortant petit à petit de l’humus. Il y a des dizaines d’années, des wagons remplis de charbon devaient faire des aller-retour incessant, au rythme des coups de pioche, ou à celui des habitants gourmands qui se chauffaient toujours plus tôt dans l’année depuis l’arrivée de la mine.

     Ils atteignirent un pont en bois massif traversant le gouffre entre deux collines, aussi en profitèrent-ils pour prendre une pause. Ils étaient sortis de l’étreinte étouffante des pins géants, et cette bouffée d’air frais et la vision d’un soleil radieux leur fit le plus grand bien. En contrebas, en dessous du pont, Jordane aperçut une unique route barricadée d’un grand grillage : d’aussi loin, elle fut incapable de distinguer quoique ce soit sur les panneaux jaunes qui barraient les grillages, mais elle savait qu’ils parlaient de route interdite, risque d’effondrement et mineurs morts. Ed sortit du pain, du saucisson et du fromage, comme s’il avait prévu - à raison - que les deux citadins qui l’accompagnaient n’auraient pas pensé marcher aussi longtemps, et Jordane et Raphaël en prirent volontiers. Il donna les croûtes à Togo, ainsi qu’un quignon de pain, puis mangea en silence, assis sur un rocher.

     — Vous connaissez l’histoire d’Inès ? lança Jordane en brisant le silence religieux qui régnait.

Ed acquiesça simplement, sans ajouter mot, perdu dans la contemplation de son sandwich.

— J’imagine que vous avez entendu ce qui lui est arrivé dans le tunnel… Vous pensez que ce seraient des mineurs ont pu survivre autant de temps là-dessous ? demanda-t-elle.

— Les gens inventent tout le temps des histoires pour expliquer des phénomènes traumatisants, répliqua-t-il avec irritation, cette satanée ville a fait tellement de morts que ça rassure les gens de penser qu’il y a une raison à leur malheur. Mais c’est que des racontars de bonne femmes, rien de plus.

Jordane se tut, renonçant à l’envie de lui demander pourquoi il avait pris la mouche, et qu’est ce qui se cachait de personnel là-dessous - Qu’est ce qui t’es vraiment arrivé ce jour-là dans cette forêt, pensa-t-elle - mais elle n’avait pas envie de le pousser à bout et qu’il les abandonne si près de la mine.

« Allez, on est bientôt arrivés, » fit-il en se levant : Togo sauta sur place et aboya joyeusement, visiblement aux anges que la ballade puisse enfin reprendre.

     Ils traversèrent le pont, Ed d’un pas assuré, Jordane et Raphaël en mesurant chacun de leur geste avec soin : les poutres antiques avaient l’air tout ce qu’il y a de solide - heureusement, un train passait par là - mais chaque vision du vide à des dizaines de mètres en dessous entre chaque planche leur donnait le vertige.

« Fiche le camp sale cabot ! siffla Jordane lorsque Togo, voulant simplement l’encourager, sautilla autour d’elle. »

     Ils continuèrent leur randonnée encore quelques centaines de mètres, jusqu’à ce que :

« Ouah... » fut le seul mot qui put sortir de la bouche de Jordane lorsque le sentier déboucha sur l’entrée de la mine : la falaise qui abritait l'ouverture était noircie et effrayante, comme si elle avait été touchée par le feu lui-même. Des graffitis arboraient divers messages sur la plaque de roche écaillée, tels que « les gens honnêtes paient toujours le prix de l’avidité des riches », « ici gisent les cannibales des souterrains », ou encore le classique « un bon flic est un flic mort ». D’imposantes barrières de sécurité rouillées et tordues bloquaient l'entrée, empêchant toute intrusion dans les profondeurs obscures de l’antre. La végétation avait lentement commencé à envahir les alentours de l'entrée, mais même les plantes semblaient ne pas vouloir s'approcher trop près de cet endroit – était-ce l’arsenic, ou savaient-elles quelles atrocités se cachaient sous ces entrailles de roche ? Un silence inquiétant régnait, brisé uniquement par le bruit des branches qui craquaient sous le poids du vent. Jordane sentit une vague de frissons parcourir son corps alors qu'elle se tenait là, fixant l'entrée de la mine abandonnée : elle avait l'impression que quelque chose la regardait depuis l'obscurité qui régnait à l'intérieur, quelque chose de malveillant et de menaçant.

     Elle savait que la mine avait été condamnée pour de bonnes raisons, mais une curiosité malsaine l'envahissait. Elle avait envie de franchir les barrières et d'explorer l'obscurité : mais que trouverait-elle à l’intérieur ? Tomberait-elle simplement sur un mur de caillasses infranchissable ? Ou verrait-elle un passage étroit que seule elle pourrait emprunter, et tomberai dans le piège de monstres avides de chair humaine ? Elle sortit son appareil photo, ignorant le petit soufflement de nez sarcastique d’Ed, et essaya de capturer l’ambiance interdite de ce lieu du mieux qu’elle put.

     — Vous savez si quelqu’un a déjà réussi à rentrer ? demanda-t-elle à son guide.

— Personne n’est jamais entré là-dedans, grogna-t-il, presque indigné.

Elle s’approcha des barrières de fonte recouvertes de mousse, rejointe par Raphaël. Il empoigna les barreaux – ne réussissant par à réprimer un premier mouvement de recul – puis les secoua pour la bonne mesure : non, personne ne pouvait espérer les faire bouger.

— Il n’y a pas d’autre entrée ? fit-elle.

— Non, tout a été bouché, répliqua Ed de manière catégorique. C’est le plus proche de la mine que vous ne pourrez jamais trouver, croyez-moi.

Il se gratta nerveusement le menton avant de reprendre :

— Vous avez vu ce que vous vouliez voir, il n’y aura rien de plus. J’ai d’autres chats à fouetter en ville, je vous conseille de rentrer avec moi, j’ai pas envie de ressortir cette nuit dans la forêt pour faire une battue parce que vous vous seriez perdus.

Raphaël interrogea Jordane du regard, qui haussa discrètement les épaules : Ed était déjà en train de repartir dans le sens opposé, visiblement pressé de s’éloigner le plus possible de cet endroit maudit – pouvait-elle le blâmer ? – probablement sur le point de les abandonner au pied de l’entrée de fer forgé. Son chien le rejoignit d’un pas léger, ne semblant pas spécialement intéressé par l’antre abandonnée.

 « Mais pourquoi était-il si pressé de partir ? pensa-elle. Pour quelqu’un qui ne croit pas à tous ces « racontars de bonne-femme », pour être nerveux, tu l’es. Cache-tu quelque chose ? Quelqu’un qui passe autant de temps dans la forêt, aurais-tu vu quelque chose ? Aurais-tu pu trouver une autre entrée par mégarde, pendant que tu promenais son chien ? Celui-ci se serait enfoncé dans un terrier de lapin avant d’en ressortir avec un crâne humain dans la gueule. »

     Elle sentit qu’elle devait le secouer un peu, qu’il pourrait avoir des informations qui lui seraient utiles pour retrouver Inès, ou même trouver ce qui se cachait d’étrange dans cette ville : parce que oui, des apparitions de monstres après l’effondrement d’une mine, une hystérie collective dans une prison qui tua presque tout le monde, et aussi ce mystérieux incident le jour de l’ouverture de la fête foraine…

Quelque chose se passait forcément ici, que ce soit paranormal, naturel ou criminel. Cette fille l’avait appelée à l’aide, depuis qu’elle était arrivée dans cette ville, elle avait tout de suite senti que quelque chose ne tournait pas rond.

« Je comprends, finit-elle par dire, on a vu ce qu’on avait à voir, mais j’ai l’impression que cet endroit vous fait peur, Ed. »

La remarque lui fit l’effet d’une gifle, et il ne put réprimer un sursaut : il remonta la lèvre dans un accès de colère, et fut vite imité par son chien Togo. Jordane aperçut du coin de l’œil Raphaël reculer d’un pas, et elle se mit à regretter son manque de tact – il semblait qu’elle avait le don pour piquer les gens à vif...

« Couché Togo ! ordonna Ed, et il s’essuya la bouche pour essayer de reprendre son calme. Qu’est-ce que vous allez raconter là ? »

     — Inès, ou Inès la Folle comme on l’appelle par ici m’a envoyé une lettre, parlant de phénomènes étranges et demandant de l’aide. Vous devez avouer que l’histoire de cette ville est quelque peu troublante, et je peux lire sur votre visage que vous avez vu des choses vous aussi. 

Ed partit d’un éclat de rire féroce et secoua la tête comme si cette idée était risible :

— Inès n’a jamais existée, et j’ai bien l’impression qu’on vous a joué un tour ma petite dame. Cette ville a connu des tragédies, comme toutes les villes, et ses habitants ont choisi pour la plupart de passer à autre chose. Les accidents ça arrive, et on n’y peut rien à part relever la tête et reconstruire. Certains ont choisi de s’inventer des histoires pour se réconforter, ou se tenir éveiller la nuit, grand bien leur fasse. Mais n’allez pas insulter les braves gens qui font ce qu’ils peuvent pour avancer. Quant à cet endroit, il ferait de l’effet à n’importe qui y ayant connu la perte d’un être cher, alors ayez la décence de ne plus jamais évoquer ce sujet devant moi !

Ed était maintenant à bout de souffle, le visage rouge de colère : même son chien se faisait tout petit, la queue entre les jambes et la tête rasant le sol. Raphaël se tourna vers Jordane, l’air affolé, mais celle-ci avait gardé un visage parfaitement impassible, presque froid.

     Lorsqu’il avait rencontré Jordane, Raphaël s’était trouvé quelque peu mal à l’aise au début, car il avait du mal à évaluer ses sentiments : elle ne montrait jamais ses peurs et ses faiblesses, parlait toujours de ses problèmes de manière dérisoire ou changeait de sujet avec humour, mais il avait appris à la connaître, l’aimer pour son dévouement, son intégrité et sa passion et accepter sa maladresse ou son manque de tact. Elle avait toujours été à l’écoute pour lui, de très bon conseil même, mais il était impossible de lui rendre la pareille : elle savait se rendre indéchiffrable pour ne pas montrer ses sentiments. Et en cet instant, Raphaël se retrouva quelques années en arrière, lorsqu’il se sentait perdu face à elle, lisant que quelque chose la tracassait sur son visage, mais sachant qu’une question ne le mènerait qu’à une blague, ou un geste de la main agacé comme s’il s’agissait d’une broutille. C’est vrai qu’elle s’était beaucoup investie dans cette histoire, et ce depuis le début : Raphaël soupçonnait que d’une manière ou d’une autre, l’enjeu était assez important pour sa carrière, voire pour son poste. S’il devait creuser plus loin, sortir de sa zone d’expertise et de virer psychologue et tritureur de cerveau, il sentait qu’il était possible que quelque chose dans cette histoire avec Inès faisait écho en elle, d’un point de vue personnel ; mais l’heure n’était pas aux divagations, spéculations en tout genre. Ce soir, il se poserait devant son ordinateur et pourrait pousser sa réflexion plus loin à l’aide d’un ou deux graphiques, quelques flèches sur son application de tableau numérique – depuis qu’il avait découvert la programmation informatique, son cerveau c’était lentement mais sûrement recâblé pour qu’aujourd’hui il ne puisse plus penser que de manière structurée, avec des liens de causes à effet, une introduction, hypothèse, preuve, conclusion, notes de fin de page, merci au revoir – mais maintenant, il devait surtout éviter de trop fâcher Ed et de devoir rentrer à pied. Ou pire, finir sur son tableau de chasse.

D’un nouveau regard furtif vers Jordane, il y vit maintenant quelque chose qui ne lui plaisait pas : l’obstination.

     « Désolé monsieur, finit-il par dire d’un ton concilient, si nous vous avons offusqué. Ce n’était pas notre intention : nous avons peu dormi ces derniers jours et la fatigue a pris le meilleur de nous. Nous vous remercions infiniment de nous avoir emmené jusqu’ici, et nous allons redescendre avec vous en ville, la première tournée sera la mienne. Hein Jordane ? »

Il lui lança un regard suppliant et cru voir les rouages s’activer dans sa tête, prenant conscience peut-être qu’elle était allée trop loin, et que la partie était finie pour aujourd’hui. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais sa voix fut couverte par un aboiement tonitruant, faisant sursauter tout le monde.

« Qu’est ce qui te prend Togo ! » cria Ed.

Le chien se mit à grogner, dévoilant ses canines jaunes imprégnées de salive, les oreilles baissées et la queue hérissée.

« Il regarde Jordane droit dans les yeux, se dit Raphaël, il a pris la mouche lui aussi et il va lui sauter dessus et la déchiqueter. »

Il aboya de plus belle, trois grondements secs et agressifs. Un filet de salive fut éjecté à ses pattes.

« Couché Togo !! » répliquait Ed, maintenant inquiet. 

« Non rectifia Raphaël, pas Jordane, mais derrière elle. »

Et il voulut se retourner, mais son regard fut attiré par une ombre minuscule fusant entre ses jambes à la vitesse de l’éclair, lâchant un petit bruit aigu de ressort de vieux matelas. L’apparition disparu aussi vite qu’elle était arrivée, et Togo ne lui avait visiblement accordé aucune attention, le regard toujours fixé derrière eux.

« Ouais c’est ça, se dit Raphaël, il regarde cette foutue grotte et tu le sais très bien. »

Il fit volteface et tomba nez à nez avec une autre ombre qui lui fonça dans la jambe : la chose vrilla sur elle-même, battant des pattes dans le vide, fouettant l’air avec sa grosse queue rose. Le rat couinait de panique, et lorsqu’il put enfin se remettre à quatre pattes, il fila sans demander son reste en s’enfonçant dans la forêt. C’est à ce moment qu’ils se retournèrent tous vers l’entrée de la mine et se mirent à regarder au même endroit que le chien : ils entendirent d’autres couinements beaucoup plus puissant résonnant entre les pierres depuis longtemps à l’équilibre, et trois autres rats apparurent soudain, dans leur course effrénée et paniquée. Deux d’entre eux filèrent en ligne droite entre les trois individus, arrachant un cri de dégout à Jordane au passage, mais le troisième serpentait de manière erratique, aspergeant l’herbe d’un liquide noir et épais. La bête s’approcha du trio en zigzags désespérés, puis finit par se poser au milieu du chemin, haletant à un rythme effréné, une tache de sang s’agrandissant sous son flanc béant au rythme de ses expirations. Raphaël entendit Jordane hurler vers sa gauche, et les deux jeunes reportèrent un regard paniqué et suppliant vers Ed, mais celui-ci ne les voyait pas : il secouait la tête, les yeux exorbités et la bouche ouverte, un léger filet de bave coulant sur sa veste. Il avait les yeux rivés sur un point en hauteur, derrière eux, du côté de l’entrée de la grotte.

« Non, non, non, c’est pas possible... » marmonnait-il.

Togo se mit à hurler de plus belle, les yeux fous, presque apeurés. C’est à ce moment-là que Jordane et Raphaël se retournèrent, et virent descendre lentement et délicatement de la paroi de la falaise une brume blanche et épaisse.

 

***

 

     « COURREZ !!! avait hurlé Ed, COURREZ POUR VOS VIES !!! »

Et ils ne le firent pas, du moins pas tout de suite : il s’était lancé dans le chemin à sens inverse, laissant le duo d’enquêteur ainsi même que son propre chien. Ils étaient tous les deux hypnotisés par ce nuage épais et compact qui se déversait maintenant paresseusement sur le sol en bouchant l’entrée de la mine comme une cascade de coton.

« Jordane... » chuchota Raphaël, reculant lentement. Mais celle-ci était paralysée, les bras tendus et les épaules crispées. Il essaya de l’appeler de nouveau, mais il remarqua que ses lèvres bougeaient en silence : elle répétait la même chose encore et encore, mais aucun son ne voulait sortir de sa bouche.

« Jordane ! Cria-t-il. » 

Il fut capable de la sortir de sa torpeur. Elle tendit le doigt devant elle et réussit enfin à articuler sa pensée :

« C’est quoi ça… » 

Raphaël suivit la direction de son index, et sa bouche s’ouvrit d’horreur : de la brume s’était dessinée une ombre noire, aussi haute que l’entrée de la mine. On distinguait une forme canine, avec deux grandes pattes et un corps massif. La lueur d’un œil jaune traversait le voile de mort, les toisant d’un regard oblique. L’ombre ne bougeait pas, enveloppée dans son voile blanc dont elle semblait être immunisée. Ce fut le contact doux et caressant de la brume avec ses jambes qui fit reprendre ses esprits à Raphaël : il attrapa la main de Jordane et s’élança sur le sentier pour s’enfuir, ignorant le chien d’Ed qui grognait sur l’apparition. Jordane, toujours sous le choc, se laissa d’abord traîner, puis lâcha la main de Raphaël pour se mettre à courir de toutes ses forces en haletant de panique.

« Cours, merde ! » lâcha-t-elle entre deux plaintes de terreur.

D’instinct, ils suivirent la pente, déboulant entre les arbres comme deux rochers incapables de stopper leur élan. Ils évitèrent les racines tant bien que mal en slalomant entre les branches, certaines les fouettant au visage, les mortes craquant avec un bruit sinistre.

     — Le chemin ! cria Jordane derrière lui.

— Quoi ? répondit-il à la volée, sans même se retourner.

— Le chemin ! On l’a perdu ! haleta-t-elle. 

Et en effet, Raphaël regarda autour de lui, tout en continuant de courir, et il ne vit aucune trace du sentier ; juste des pins à perte de vue. Il trouva un arbre assez gros pour stopper sa course et se jeta dessus pour s’arrêter. Une douleur explosive lui irradia l’épaule au contact du mur de bois, mais il essaya de ne pas y penser. Il se retourna et vit qu’il avait pris de l’avance sur Jordane qui essayait de le rejoindre tant bien que mal. Puis, il regarda au loin derrière eux, en hauteur, et ne vit aucune trace de la brume, ni de la chose qui était dedans. Il tenta de reprendre son souffle, de se rééquilibrer, et il posa son pied d’appui un peu plus bas : il le sentit immédiatement s’enfoncer dans le coussin d’aiguilles mortes comme des sables mouvant. Il paniqua, voulant se raccrocher à une branche, et vit Jordane qui déboulait directement sur lui.

« Non, Jordane !! » eut-il à peine le temps de hurler, mais prise dans son élan, elle n’eut d’autre choix que de se jeter sur lui, et elle ajouta son propre poids sur le tas de humus pourri : c’est à ce moment-là que le sol s’effondra sous eux, et que le monde devint noir.

 

***

 

     Ed haletait comme un animal à l’article de la mort, toussant et crachant ses poumons. Son sang battait dans ses tempes au point de l’empêcher de s’entendre penser, et ses jambes tremblaient, lui faisant l’effet de deux tiges de coton. Sa vue était brouillée, et il se demandait s’il n’allait pas vomir son sandwich à ses pieds : il n’était décidément trop vieux pour courir autant.

Il se redressa tant bien que mal, à bout de souffle, essayant de faire le bilan : ce qui venait de se passer était tout bonnement impossible. Tout allait bien durant cette randonnée matinale, jusqu’à ce que cette fille pète les plombs, et voilà que…

Non, il ne voulait pas y penser. Ça ne s’était pas produit. Il n’était pas retourné à l’état de simple gosse de douze ans, sur le point de passer la journée la plus sombre de sa vie en perdant sa sœur. Il n’avait pas vu ce truc dégouliner des parois rocheuses. Pas encore.

     «  C’est pas ma faute, c’était automatique, c’est mon corps qui a décidé de courir, pas moi, » s’entendait il dire à voix haute.

« C’est pas ma faute s’ils ne m’ont pas suivi, pensa-t-il, trop fatigué pour continuer à parler. Je les ai pas laissé là-bas et… »

« TOGO !! » hurla-t-il lorsqu’il se rappela de son chien.

Il regarda autour de lui, paniqué : il avait suivi un des embranchements de l’ancienne voie ferrée, et il était arrivé devant les vieux hangars désaffectés servant autrefois de stations de stockage et réparation. Trois bâtiments au toits triangulaires s’élevaient tristement entre les arbres, les tôles rongées par la rouille, les fenêtres noires de crasse ou éclatées au sol. Du toit éventré d’un des bâtiments sortait un pin, comme une flèche plantée dans le torse d’un guerrier déchu. Il appela encore une fois son chien, mais l’écho de sa voix fut sa seule réponse : les lieux étaient morts.

 « Fait chier, maudit clébard… » pensa-t-il, et il entreprit de rebrousser chemin : bien sûr, il avait eu la berlue. Rien de tout ça ne s’était passé, il n’y a pas eu de brouillard. Tout le monde était sain et sauf, et il a juste eu une crise de panique. Un… quoi déjà ? TSPT ?

     Il rassembla ses forces et se mis en route pour retrouver le sentier : il voulait avant tout retrouver son chien, mais il n’allait pas laisser les gamins dans la forêt. Mais une seconde plus tard, il s’immobilisa.

Au début, il crut qu'il rêvait ; mais il tendit l'oreille et entendit le son une seconde fois. Une voix. Il retint son souffle, ferma les yeux, et se concentra du mieux qu'il pouvait. Encore la voix, il en était maintenant sûr. Une voix féminine. Il rouvrit les yeux et situa le bruit venant du premier bâtiment, celui dans lequel se jetait la voie ferrée, avalée dans l’obscurité de la carcasse.

« À l'aide… fit la voix féminine. »

Ed se figea.

Il scruta les hangars, mais ne vit aucun mouvement : tout paraissait complètement mort, mis à part cette voix qui résonnait faiblement contre l’acier rouillé.

« Aidez-moi, s'il vous plaît, » fit la voix, plus fort.

Ed réalisa : oui, c’était bien la voix de la fille. Comment était-elle arrivée là ? Elle avait réussi à le dépasser, sans qu’il l’ait vue ? Probable, il avait tellement les chocottes qu’un train aurait pu arriver droit devant lui et l’écraser sans qu’il s’en rende compte…

     — Où êtes-vous ?

Sa voix sortit bien plus aiguë que ce qu'il avait voulu. Pas de réponse, le silence.

— Qui est là ? Il y a quelqu'un ? fit la voix d'un air misérable.

Pas de doute, c’était bien elle. Mais où était son ami ?

     Il sortit de sa torpeur et s’approcha prudemment du bâtiment. Il marcha sur la ligne jusqu’à arriver devant l’entrée, face à une obscurité totale. Il laissa ses yeux s’habituer jusqu’à distinguer quelques wagons stationnés au fond du bâtiment. Il vit ensuite plusieurs machines lourdes, certaines envahies par la végétation. Un buisson avait poussé à l’intérieur et s’étendait dehors par une fenêtre brisée. De l’autre côté, un petit arbuste avait grandi dans une servante renversée et avait enrobé une clé à molette dans son tronc. Il l’avait fait remonter mi-hauteur, les deux extrémités de l’outil sortant de chaque côté.

« Ohé !! » lança-t-il à la pièce vide, et l’écho qu’elle lui renvoya le fit sursauter.

Il entra enfin dans le hangar, ayant rassemblé toutes ses forces, lorsqu'il entendit un halètement. Ce bruit était animal, mais ça ne ressemblait pas à un son que son chien ferait. C'était plus sauvage, plus primal.

« À l’aide ! Je vous en supplie ! » reprit la voix de la jeune fille.

Cette fois-ci, elle était tout près : elle semblait venir de derrière un des wagons, debout sur trois roues. Ed s'approcha encore plus prudemment, en direction du fond du hangar. Il entendait maintenant un souffle rauque venant de derrière le chariot, puis un bruit liquide. Comme un animal qui buvait de la soupe.

« Quelque chose ne va pas. Quelque chose ne va vraiment pas, pensa-t-il. »

Il avança d'un pas et marcha sur quelque chose : il se baissa lentement et ramassa un collier blanc avec un petit médaillon. Sur le médaillon d'or était gravé « Togo ».

Le collier était tâché d'un liquide rouge sombre et visqueux.

Sa main se mit à trembler et il lâcha le collier comme s'il l’avait brûlé. Il essuya fébrilement ses mains contre son jean, les larmes commençant à lui monter aux yeux.

     — Togo… sa voix se brisa.

— J'ai peur, aidez-moi… Je vous en supplie ! gémissait la voix de la fille juste de l'autre côté.

Puis, un bruit de mastication.

Ed s'avança jusqu'à la limite de l'angle de la machine et laissa dépasser sa tête avec précaution pour jeter un regard. La première chose qu'il vit fut son chien : il gisait par terre, éventré. Ses organes et des touffes de poils argentées étaient éparpillés autour de lui. Sa langue pendait de sa mâchoire entrouverte et ses yeux révulsés fixaient le vide. Au-dessus de lui se tenait un grand loup noir. Enfin, ça ressemblait à un loup, mais l'animal était beaucoup trop grand : il devait faire deux bons mètres de haut et avait de fines pattes d'une longueur démesurée. Il avait une gueule puissante, avec de long crocs semblant acérés. Ses yeux étaient jaunes et brillants. Il se tenait à une demi-douzaine de mètres d'Ed, au fond de la grande pièce et dévorait les entrailles de Togo avec un bruit obscène.

« C’est lui putain. C’est cette chose qui a dévoré ma sœur. » pensa-t-il.

La créature loup releva la tête et ouvrit la gueule comme s'il allait parler :

« Je vous en prie, faites vite ! » dit-il avec la voix de la fille.

Le sang d'Ed se glaça dans ses veines, et il dut se plaquer la main contre la bouche pour ne pas hurler. Il tenta de reculer mais se prit les pieds dans une vieille trousse à outils vide et tomba à la renverse. Il poussa un faible grognement puis se figea, tendant l'oreille, horrifié : il entendit le monstre se mettre à marcher dans sa direction. Il voulut se relever mais son corps refusa de bouger : il ne pouvait qu'observer, tremblant et pleurant, la tête de loup sortir lentement de l'impasse, puis marchant jusqu'à lui avec ses longues, terriblement longues pattes. Il se posa devant lui, intimidant dans sa hauteur anormale, salivant un mélange de bave gluante et de sang frais, ses yeux jaunes et brillants fixés sur lui.

« À table ! À table les enfants ! dit le monstre avec la voix de la mère d'Ed. »

Ce fut à ce moment-là que l'adrénaline donna un coup de fouet à son organisme : il se leva d'un bond et courut de toutes ses forces pour sauver sa peau. Il entendit derrière lui le monstre se mettre à courir après lui, aboyant comme Togo et ricanant comme une hyène. Comme Ed était perdu et en pleine panique, il s'élançait au hasard dans les premières allées qu'il trouvait. Déboussolé et hors d'haleine, il entendait le loup gagner du terrain sur lui : il longea des bureaux aux portes fermées, tourna juste avant un gros tas de charbon et se jeta dans la première porte ouverte qu'il trouva. Une fois dedans, il se cacha sous ce qui semblait être un bureau et se figea, ne faisant plus aucun bruit. Il entendit la bête passer juste à côté de lui, de l'autre côté de la porte. Il marchait et semblait le chercher.

 

Promenons-nous dans les bois,

pendant que le loup n'y est pas

 

chanta-t-il avec une voix d'enfant. Il sembla partir mais revint près du tas de charbon, continuant sa comptine :

 

— Si le loup y était

Il nous mangerait,

Mais comme il y est pas,

Il nous mangera pas.

 

Il se mit à renifler bruyamment, comme s'il traquait l'odeur de son gibier. Il continua de humer, frottant son museau contre le sol, s'approchant de l'entrée de la pièce.

 

Loup, y es-tu ?

Que fais-tu ?

M'entends-tu ?

 

chanta-t-il.

Ed se mordait le poing pour ne pas faire de bruit. Les larmes ruisselaient sur son visage. Il tremblait comme une feuille, caché sous son bureau, dans le noir presque complet : la pièce avait beau être grande, il savait qu’il serait vite découvert. Et quelque chose n’allait pas dans cette pièce : tous ses sens étaient affolés et mélangés, les informations se bousculant dans sa tête, mais un de ses sens lui criait l’information, que son cerveau ne put calculer sur le moment. Le monstre renifla la porte, passa la tête dedans, et dit d'une voix grave et tonitruante, résonnant dans toute la pièce :

« JE METS MA CHEMISE !! »

Il passa lentement l'entrée, se relevant pour presque toucher le plafond : à ce moment-là, il poussa légèrement la porte et fit entrer un peu de lumière, et Ed regarda autour de lui : il vit que la pièce dans laquelle il était devait être une salle de maintenance. Il y vit plusieurs outils imposants rangés sur le mur, et en face de lui, un chariot rempli de cadavres d’animaux en décomposition.

C’était ça qui n’allait pas, et maintenant qu'il l’avait vu, l'odeur de la chair en putréfaction commença à envahir ses narines. Le monstre tourna dans la pièce, collant son museau et reniflant un peu partout. Pendant qu'il fit le tour, il renversa quelque chose avec sa queue : Ed, dans un effort surhumain, en profita pour changer de cachette et se mettre dans un coin de la pièce, entre deux grands établis - il avait compris que la puanteur écœurante et presque insoutenable de la chair pourrie cachait sa propre odeur. Dans l'obscurité presque totale, à peine éclaircie par l’entrebâillement de la porte, Ed vit le loup fouiller là où il se tenait quelques secondes plus tôt, se tapant la tête contre la table. Il grogna, visiblement irrité, puis releva la tête, se figeant sur place.

« Eddie… Oh Eddie… J'ai si peur… »

Ed eut l'impression de faire une chute de dix étages lorsqu'il entendit la voix de sa sœur.

« Eddie, tu m'as menti ! Tu m'as dit que tout allait bien se passer, que j'allais m'en sortir ! Tu m'as menti Eddie ! » pleurait le loup avec la voix torturée de sa petite sœur.

Ed se plaqua les mains contre les oreilles, à deux doigts de devenir fou.

« Tu m'as laissé mourir ! reprit-il, ses yeux jaunes brillant dans le noir. Tu es resté dans ta cabane, bien en sécurité, sans venir me chercher, et maintenant je suis en enfer ! Je vais souffrir jusqu'à la fin des temps ! Par ta faute ! »

Le monstre se mit à japper et ricaner férocement, puis reprenait avec la voix de la sœur d'Ed :

« Au secours, Eddie, ils me torturent ! Ils me mangent ! Au secours !! »

Puis encore des jappements, encore des ricanements, entremêlés de pleurs. Ed devenait fou, il se mordait la main jusqu'au sang et ses yeux étaient complètement révulsés.

     — Eddie ! Eddie ! Ils me tourmentent !

— Non !! hurla Ed. Pitié, arrêtez !! Stop !!

Puis les deux lumières jaunes s'approchèrent d'Ed jusqu'à se poser juste devant lui. Il sentit l'haleine horrifiante du monstre lui souffler dessus, une haleine de mort et de pourriture.

« JE PRENDS MON FUSIL ! J'ARRIVE ! ME VOILÀ ! » chanta-t-il avec sa voix éclatante et fracassante, celle d'un dieu.

Ed se pissa dessus.

Le monstre se jeta sur lui avec un rugissement féroce, le déchirant en deux d'un seul coup de mâchoire. Du sang fut projeté dans toute la pièce, et il concassa sa tête entre ses crocs.

     Une fois son festin terminé, la bête sortit du hangar, ricanant sous le soleil haut de midi.

 

***

     — Aïe, tu me marche sur le bras ! lança Jordane.

— Attends… répondit Raphaël.

Jordane le sentit bouger dans tous les sens, l’écrasant le pied à un moment et lui rentrant le coude dans les côtes à l’autre. Il faisait complètement noir et elle avait de la terre plein la bouche. Elle tâtonna dans le vide, accroupie dans les ténèbres tout en sentant Raphaël gesticuler, mais il ne semblait rien y avoir autour d’elle. En levant la tête, elle put distinguer une faible lueur, probablement la lumière du jour. Le trou était loin mais pas au-dessus d’eux, elle en déduisît qu’ils avaient glissé le long d’une pente souterraine.

« Mais attends, souterraine, ça veut dire que… »

« Attention les yeux, » entendit-elle : elle aperçut d’abord une petite lueur blanchâtre et rectangulaire, éclairant faiblement le visage fantomatique de Raphaël, puis un flash aveuglant lui vrilla le cerveau.

« Oups, désolé Jo, » dit Raphaël lorsqu’elle poussa un cri de surprise en se protégeant le visage. Il se mit debout et leva le téléphone à sa hauteur. Jordane toussa les derniers morceaux de terre qu’elle avait sur la langue, et quand ses yeux se furent habitués à cette lumière crue, elle découvrit qu’ils se trouvaient dans un long couloir de roche noircie et irrégulière. Le sol était jonché de cailloux et tapissé de poussière. S’ils entendaient de temps à autre de la terre fine glisser du trou qu’ils avaient ouvert, aucun son ne venait du couloir qui leur faisait face, les ténèbres stoppant même la lumière du flash de Raphaël. Posés sur la terre, deux lignées de rails émergeaient de la pénombre jusqu’à leurs pieds avant de se perdre sous le tas de terre qu’ils venaient de faire effondrer.

     — Jo, tu crois que c’est ça ? On y est vraiment ?

— Oui, pas de doute, répondit-elle. 

— Merde, qu’est-ce qu’on va faire, se lamenta-t-il en regardant la faible lueur loin en dessus d’eux.

Jordane entreprit de remonter la pente abrupte qui les avaient déposés là : elle posa un pied sur le tas qui s’enfonça directement dans la terre fine jusqu’à la cheville. Elle sentit sa chaussure se remplir et grimaça sans rien dire. Puis elle tenta de trouver une prise en hauteur avec ses mains, mais la paroi se désagrégea instantanément sous la pression de ses doigts, lui arrosant le visage de terre. Elle retenta de l’autre main, mais un caillou se décrocha et la frappa au visage en lui égratignant la tempe au passage.

« Merde !! » pesta-t-elle intérieurement. 

     — Ça va ? s’inquiéta Raphaël.

— Oui, rassura-t-elle en cachant sa peur, mais on ne va pas pouvoir sortir par ici, il faut qu’on trouve une autre issue.

— Tu veux dire nous aventurer là-dedans ? paniqua-t-il en montrant le couloir souterrain d’un geste de son téléphone.

— Si tu as une autre idée, je suis preneuse.

Raphaël soupira, visiblement en train de réfléchir à une solution en regardant autour de lui. Il testa la roche friable de la paroi d’une main hésitante, mais la terre se désagrégea comme du sable entre ses doigts. Il tenta d’appeler les secours encore une fois avec son portable, mais même le signal de l’opérateur ne semblait pas vouloir s’aventurer dans cet enfer. Il balança un coup de pied rageur contre le mur, ne faisant que lui arracher un cri de douleur, avant d’abandonner.

— Non, répondit-il enfin à contrecœur, je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre.

— Bien, conclut Jordane, retrouvant son sang-froid elle aussi. Alors il va falloir qu’on soit courageux et qu’on entre là-dedans. On trouvera bien de quoi nous aider.

— En plus, ajouta-t-elle d’un ton qu’elle voulait léger, ça fera un super paragraphe à mon article si on s’en sort vivant. 

Raphaël partit d’un ricanement, puis s’engagea dans le tunnel en éclairant tantôt ses pieds pour ne pas se prendre les rails qui leur montraient la voix en serpentant dans la galerie, tantôt le plafond pour ne pas se taper la tête – il ne devait pas aller jusqu’à se baisser, mais une poutre pourrait bien lui embrasser le crâne et l’envoyer au tapis s’il ne faisait pas attention.

« Alors allons-y, » dit-il tandis que Jordane lui emboitait le pas, se mordant la lèvre dans l’obscurité.

     L’air à peu près frais qu’ils avaient respiré jusqu’à maintenant devenait plus lourd à chacun de leur pas : il faisait plus chaud et ils commençaient à avoir de la peine à respirer. Un goût terreux envahissait leur bouche à chaque inhalation. Le couloir semblait s’étendre en ligne droite à l’infini, et seules les quelques structures en bois supportant le poids de la forêt qu’ils croisaient sporadiquement leur indiquait qu’ils avançaient bien quelque part. La lampe torche du téléphone n’éclairait que le premier mètre devant eux, braqué sur les pieds de Raphaël pour ne pas risquer de chute, mais un coup de lumière occasionnel en face au loin n’avait montré à présent que la même scène du couloir longitudinal sur les vingt premiers mètres devant eux avant que la lumière perde la bataille contre le noir absolu qui les entourait. Jordane avait demandé à son ami combien de batterie il lui restait, en quoi il avait répondu qu’ils en avaient assez pour se prendre un dernier selfie ensemble avant de mourir de soif, et elle hocha la tête en silence, même si personne ne pouvait le voir. Elle choisit de ne pas lui dire qu’elle avait oublié de recharger son téléphone et que la batterie se rapprochait dangereusement du rouge.

     — Tiens donc, lança Raphaël devant elle, éclairant droit devant lui.

Elle leva les yeux et essaya de distinguer quelque chose, mais elle ne vit rien que le néant. Il balaya la lumière en arc de cercle, et cette fois-ci elle aperçût, très furtivement, les ténèbres lui renvoyer un léger reflet.

— Il y a quelque chose là-bas, reprit-il.

Jordane était d’accord : c’était presque imperceptible, mais quelque chose avait brillé loin devant eux.

— Tu veux y aller ? chuchota-t-il, priant pour une réponse négative, en vain : 

— Devine ?

Il lâcha un long soupir. Il allait se mettre en route, mais il se rendit compte que ses jambes avaient commencé à trembler, et une sorte de claustrophobie le gagnait lentement. Il fut pris d’une impulsion presque incontrôlable lui intimant de s’enfuir. De courir jusqu’à l’endroit où ils étaient tombés, et griffer, marteler et s'agripper au mur jusqu’à réussir à remonter. Il avait envie de dire « merde » à toute cette situation, de rentrer chez lui, se cacher sous une couette et y rester jusqu’au lendemain. Une onde glacée lui parcouru la colonne, et il crut un instant que le plafond était descendu, les murs s’étaient rapprochés : il sentait presque la roche friable lui gratter les cheveux et il dut se tenir à la paroi rocheuse de sa main libre pour ne pas basculer. Dans quoi il s’était embarqué ?

     Sa respiration commençant à devenir saccadée, il commença à déverrouiller de nouveau son téléphone portable : y avait-il une chance que le réseau soit revenu ? Il fixa l’icône d’antenne barré, espérant voir des traits apparaitre dessous, même un seul ferait l’affaire ; mais rien n’y faisait, ils étaient piégés sous des mètres de terre, au milieu d’une forêt, aucune onde ne pourrait les trouver, personne ne pourrait les sauver. 

« Dis donc, entendit-il derrière lui, tu ne serais pas en train de flipper j’espère ? Je t’ai connu plus courageux ! »

Puis Jordane lui prit le téléphone des mains pour s’engager la première vers l’étrange reflet. Raphaël ne put que la laisser prendre de l’avance, essayant de réguler sa respiration : quand-est ce qu’il a eu aussi peur pour la dernière fois ? Ils avaient vécu de nombreuses aventures ensemble, et pouvaient se vanter d’avoir expérimenté plusieurs explorations urbaines, mêmes les plus déconseillées. Il avait l’habitude de se mouvoir dans des lieux abandonnés, de naviguer dans des couloirs désaffectés, d’attendre en silence des intrus, scrutant chaque bruit avec la plus grande attention, où chaque bruissement de feuille, chaque soupir du vent ou grincement de latte prenait une clarté et une proximité étonnante, presque dangereuse. Mais aujourd’hui, oui, il flippait. Cette ville avait déjà de quoi foutre les chocottes rien qu’en lisant les articles, mais avec ce qu’ils avaient vu devant l’entrée… Était-il possible que cette brume se déverse dans les couloirs de la mine ? Est-ce qu’ils allaient errer sans but, leur lumière morte depuis des heures, jusqu’à sentir un souffle leur caresser les chevilles ? Ils ne se rendraient compte de rien jusqu’à ce que, subitement, leurs corps comprendraient qu’ils respiraient du gaz mortel, et la douleur, la panique s’inviteraient avidement en arrachant tout sur leur passage. Ou alors, est-ce qu’ils s’effondreraient l’un, puis l’autre, sans bruit ni signe quelconque, respectant le silence interdit qui régnait ici depuis des décennies ?

« Attention ou tu mets les pieds. »

Jordane le tira de ses rêves éveillés, maintenant à plusieurs pas devant lui, et la panique de se retrouver seul dans l’obscurité gagna sur sa paralysie. Alors il la rattrapa tant bien que mal, essayant de ne pas trébucher sur les planches de bois.

« On se rapproche du bidule qui brille, chuchota-t-elle. »

Il finit par la rattraper, la collant d'un peu trop près à son gout, lorsqu'il vit une nouvelle fois l'éclat lui attirer l'œil : la chose était minuscule, au niveau du sol, et leur renvoyait un flash légèrement doré. Ils n'étaient plus très loin, mais trop pour que la lumière traverse le rideau noir leur bouchant la vue. Ils continuèrent toujours tour droit, sans indication quelconque qu'ils se rapprochaient d'une éventuelle sortie. Jordane éclairait maintenant leurs pieds, quelques cailloux leur rendant le passage difficile.

     Ce fut elle qui sursauta la première, la forme grise entrant dans leur champ de vision d'un seul coup : elle crut que la chose allait lui sauter dessus, mais l'objet inanimé qu'elle avait trouvé avait simplement contrasté avec le tapis de cailloux éparpillés. Raphaël l'imita, n'ayant probablement même pas vu le vieux casque de mineur couvert de poussière gisant à l'envers sur le sol, et il lui rentra dedans.

     — Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il d'une voix aigüe. Ça va ?

— Oui ça va, répondit-elle, mais son cœur était toujours en train de battre la chamade dans sa cage thoracique.

Elle s'accroupit et pris lentement la relique dans ses mains : un filet de poussière glissa de la surface comme du sable. Il s'agissait bien d'un casque de mineur en métal rayé et rouillé, ressemblant à un vieux chapeau d'explorateur colonial. À l'intérieur serpentaient des lanières de cuir entremêlées, et il ne restait quasiment plus rien de la lampe fixée à l'avant, le verre brisé et le câble arraché.

— Ça c'est cool, dit-elle, se réfrénant l'envie de sortir son appareil et prendre une photo.

— Super, un casque de quelqu'un de probablement mort, renchérit Raphaël derrière elle, je crois que tu voulais plutôt dire « glauque ».

— Mais non voyons, il ne faut pas être négatif, cet article s'écrit tout seul, finalement...

Elle l'entendit parler dans sa barbe, marmonnant quelque chose comme « ...son putain d'article », mais elle ne releva pas : elle ne pensait qu'à sauver son poste en venant dans cette ville, mais la situation dans laquelle ils étaient pouvait effectivement leur couter plus cher que de pointer au chômage...

« Tu as raison, dit-elle en se relevant, allons-nous-en d'ici et rentrons chez nous. »

Elle redirigea la lumière du téléphone devant elle, et ce qui apparut à peine deux mètre en face d'eux lui arracha un cri.

 

***

 

     Il y a quelques décennies, la mine qui avait permis la naissance et l'expansion fulgurante de Duli devint son plus grand cauchemar lorsqu'elle s'effondra. Plus que ses ressources naturelles, elle avait enfoui une cinquantaine d’âmes qui s'essoufflèrent dans des conditions que personne ne pouvait appréhender, leur refusant même de reposer auprès de leur proches, les gardant jalousement avec elle pour l'éternité. Les victimes tombèrent dans l'oubli, jugées condamnées et inaccessibles au monde de la surface : les entrées scellées, aucun être humain n'avait pu connaître le sort qui leur avait été réservé.

Jusqu'à ce jour, ou Jordane et Raphaël furent les premiers à découvrir la dépouille d'un malheureux ouvrier.

     De sa carcasse, il ne restait pas grand-chose : réduit à l'état de squelette, allongé sur le ventre, ses vêtements avaient pourri et étaient quasiment réduits en lambeaux. Il avait les bras – maintenant de fin os à peine visibles sous la poussière et les cailloux – au-dessus de la tête, comme si sa dernière chose qu'il avait essayé de faire était de ramper.

     Jordane s'approcha, bouche bée, Raphaël feignant un geste pour la retenir, mais lui aussi trop abasourdi pour faire autre chose que regarder : c'était la première fois qu'elle voyait un cadavre – du moins pour de vrai, contrairement aux nombreuses photos de scènes de crime qu'elle avait pu voir pour ses recherches, entre autre – et l'effet que cela lui produisait était le même que lorsqu'elle regardait les images sur internet. Ce qui faisait qu'on pouvait instantanément différencier une scène de film et la réalité : la banalité.

     Dans un film, lorsqu'un étudiant se fait éventrer par un tueur en série, la scène d'après nous montre un cadavre au sang très rouge, mis en valeur et éclatant par rapport au sol immaculé. Une pose trop parfaite, parfois symétrique, des blessures beaucoup trop propres et nettes. Alors que lorsque le corps est réel, qu'il soit vu en photo ou ici en réalité, l'impression qu'il donne est qu'il fait partie du décor. Rien de parfait, rien d'exceptionnel, juste un squelette à la pose inconfortable, noirci et à moitié enfoui dans la poussière, les habits eux aussi en putréfaction, aplatis et de la même couleur sombre, terne et morte des environs. Maintenant qu'elle se trouvait en face, elle découvrit enfin l'objet qui les avait attirés à lui avec ses reflets : le crâne du malheureux était défoncé, un gros trou découvrant la cavité maintenant vide qui contenait son cerveau. Et accroché à l'os, la petite chose qui brillait maintenant d'une lueur éclatante sous la lumière du flash, attendant patiemment depuis des dizaines d'années, fut enfin décrochée du crane fracturé. Jordane peina à la retirer, utilisant ses deux mains, tant elle était solidement encastrée, et la fit miroiter devant ses yeux, fascinée.

     — C'est bien ce que je pense, Jo ? s'inquiéta Raphaël derrière elle.

— Oui, fit-elle, pas de doute.

— J'y crois pas, rétorqua-t-il, alarmé. Une dent ! Une putain de dent en or, dans son crâne !

« Effectivement, se dit Jordane. Visiblement, ils n'étaient pas tous morts de faim, de soif ou étouffés là-dessous. Certains avaient bel et bien été mangés. »

 

***

 

     La tension avait quelque peu monté à la suite de cette macabre découverte : Raphaël avait exprimé qu'il ne voulait pas avancer d’un pas de plus dans cette galerie. Cette mise en garde lui avait bien suffit, et il désirait retourner là où il pouvait voir un minimum de soleil, à l'endroit où ils étaient tombés. Il disait qu'il allait s'époumoner toute la journée s'il fallait, qu'il allait surveiller son téléphone, et qu'il finirait bien par capter un peu de réseau, ou attirer l'attention d'Ed, ou de son chien. Ils seraient secourus, et finiraient même par faire une apparition dans le journal local pour avoir découvert une entrée secrète, deux pauvres touristes tombant par hasard sur une triste grotte préhistorique. Jordane l'écoutait en silence, hochant la tête, droite comme un i dans l'obscurité totale ; mais son esprit était bien ailleurs, enchaînant les questions sans réponses et les mystères toujours plus nébuleux.

Qu'était-il vraiment arrivé dans cette grotte ?

     Cette dent si profondément incrustée à l'arrière de ce crâne n'avait pu être laissée qu'à la suite d'une morsure. Se seraient-ils entretués ? Peut-être que la tension avait monté, une fois les mineurs piégés sous des tonnes de gravats. Ils ont pu être pris de folie passagère, se massacrant à l'aveugle dans le noir. Ou alors, peut-être qu'ils ont survécu plus longtemps que prévu, et qu’ils ont commencé à se dévorer. Peut-être que celui-là n'était déjà même plus vivant lorsque quelqu'un avait plongé ses crocs à l'arrière de sa tête. Ça s'était déjà vu, des survivants bloqués en montagne ou en mer, choisissant à la courte paille qui devait servir de repas aux autres, ou les mourants sentant leur dernier souffle arriver, autorisant dans une dernière parole leurs compagnons à se rassasier de leur chair.

« Ceci est mon sang, ceci est ma chair, n'oubliez pas la mayonnaise, bon appétit. »

     Jordane frissonna : non pas à cause de ces idées morbides qui lui trottaient dans la tête, mais parce que cette référence biblique lui était apparu sans crier garde, et la prit au dépourvu. Elle pensait avoir mis certaines choses sous scellé, mais les mauvaises pensées pouvaient visiblement rester silencieuses autant de temps qu'il fallait pour ressortir au moments les plus déstabilisants. Elle laissa néanmoins cette image de côté : même si leur situation n'était pas idéale – même plutôt désespérée, elle ne voulait pas se l'avouer – elle restait surtout intriguée par cette histoire. Inès avait parlé d'un monstre-mineur essayant de la dévorer, et ils venaient de trouver une preuve de cannibalisme ici-bas en ayant exploré à peine quelque mètres de ces infinies galeries. Il y avait surement plus à découvrir ici, elle le sentait : son instinct d'enquêtrice lui intimait de continuer à chercher, d'en savoir plus sur cet endroit. Peut-être qu'ils avaient bel et bien mis le doigt sur quelque chose, c'est ce que son esprit lui insufflait.

     — Jo, tu m'écoute ?

Elle sortir de ses réflexions, ayant oublié un moment qu'elle avait quasiment les pieds dans la cage thoracique d'un pauvre bougre.

— Quoi ?

— Qu'est-ce que tu penses de mon idée ?

— Il faut qu'on continue dans cette direction, répondit-elle brutalement. Personne ne viendra nous trouver. On est livrés à nous même, et on va devoir sortir par nos propres moyens.

— Mais on va se perdre ! implora-t-il presque, si les mineurs n'ont pas réussi à sortir, comment on va faire, nous, alors qu'on connait même pas les lieux ?

— On va suivre les rails, et on trouvera quelque chose. Il doit y avoir une solution. Si tu veux, on se sépare, tu restes près du trou à appeler et moi je suis les rails, pour augmenter nos chances.

Elle ne se sentait absolument pas de se balader toute seule dans ce cauchemar de labyrinthe, et elle avait besoin de lui pour l'épauler, et lui donner de la force, mais il était plus facile pour elle de jouer le bluff.

— Non, je ne vais pas te laisser toute seule, dit-il après avoir pesé le pour et le contre, tu serais capable de te perdre dans une ligne droite.

— Bien, conclu-t-elle, recouvrant sa maîtrise d'elle. Alors on y va, tant qu'on a de la lumière.

Elle ralluma l'écran, posant les yeux sur le 54% affiché en haut à droite, pensant à son propre portable qui ne durerait aussi qu’un temps et son appareil photo professionnel qui lui permettrait de voir par intermittence, au rythme du flash des photos qu'elle prendrait toutes les cinq secondes. On retrouverait leurs corps dans cent ans avec comme dernière image dans la carte mémoire de l'appareil un monstre aux yeux atrophiés et avec une dent en moins sautant sur l'objectif, toutes griffes dehors.

     Ils enjambèrent le cadavre tant bien que mal, puis marchèrent en silence pendant cinq bonnes minutes, ne faisant aucune autre mauvaise rencontre – seulement deux longs virages en courbe. De temps à autre, Raphaël lui rappelait de vérifier le réseau, et à chaque fois, elle ne voyait que cette fichue icone d'antenne barrée d'un gros trait. « On serait surement prévenus bien assez tôt d'avoir retrouvé le réseau en étant submergés de notifications de demandes de messages sur ton application de rencontre » lui avait-elle rétorqué à un moment.

     Ils en étaient venus à parler de leurs situations amoureuses : depuis la dernière fois, Raphaël avait fait deux rencontres qui n'avaient pas abouti, et Jordane avait simplement dit que c'était le calme plat en ce qui la concernait. Puis, elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait pensé au type dans lequel elle était rentré la veille, le grand blond.

     — Tu sens ça ? dit Raphaël.

Au début, elle se mit à renifler avec insistance: « Pas ça, triple buse » lui avait-il dit. « Tes mains. »

Puis, elle leva ses mains, d'abord méfiante : au bout de quelques secondes, elle sentit quelque chose au bout des doigts, comme un chatouillis. Elle leva doucement la main au-dessus de la tête, vers le plafond, et elle le sentit mieux : comme une caresse douce et rafraichissante, à peine perceptible.

— De l'air frais ! s'émerveilla-t-elle. Puis, sans plus de cérémonie, elle s'élança d'un pas rapide pour trouver la source de ce miracle, laissant Raphaël sans lumière, essayant de la suivre sans tomber.

     Le filet d'air se fit de plus en plus présent, et chaque goulée qu'elle respirait lui faisait l'effet d'une douche rafraichissante en été : avec un nuage d'espoir, c'était là une sensation délicieuse ; mais plus que ça, elle avait maintenant l'impression de voir plus loin qu’avant.

« Attends, » dit-elle en s'arrêtant.

Elle éteignit le flash et resta silencieuse dans la pénombre malgré les protestations de Raphaël ; mais progressivement, les contours du couloir se dessinaient devant eux. Elle aperçut ses mains, puis ses pieds. Elle se retourna et commença même à voir son ami, les sourcils froncés et la bouche rendu en une simple ligne sous l'effet de la méfiance.

     — Merde, je te vois, lâcha-t-il.

— Oui, je crois qu'il y a de la lumière quelque part devant.

Comme pris d'un second souffle, ils s'empressèrent de suivre les rails, maintenant arrivant à distinguer chaque caillou sur leur passage. Ils dépassèrent un chariot antique, vide si ce n’était la couche de poussière qui s’était accumulée dedans, mais toujours posé sur son jeu de rails. Ils y voyaient de plus en plus clair, le couloir prenant maintenant presque une couleur bleuie. Jordane courait presque, puis elle s'arrêta brusquement lorsque les parois s'écartèrent et qu'ils débouchèrent sur un précipice. Cette partie, bien que toujours dans la pénombre, était un peu plus lumineuse. On ne pouvait pas aller jusqu'à lire un livre ou distinguer les couleurs, mais le spectacle devant eux était bien visible : on aurait dit qu'une montagne entière s'était effondré sur la mine.

     Un chaos de rochers blancs allant jusqu'à deux mètres de circonférence s'était déversé en travers de la galerie, écrasant la terre et l'enfonçant jusqu'à trois mètres sous eux. En face, le précipice s'étendait sur une dizaine de mètres, puis la galerie reprenait, partiellement bloquée par d'autres éboulis. On pouvait peut-être faire passer un petit enfant dans les interstices des cailloux, mais guère plus. À leur droite, la déchirure s'enfonçait dans les ténèbres, jonchée de gravats qui créaient un sol accidenté mais tassé. En haut à gauche, les gros rochers étaient restés en équilibre entre eux, offrant des espaces un peu plus grands pour éventuellement passer. Et puis, il semblait que la source de lumière émanait de cet endroit.

     — On dirait que l'effondrement est parti de là, énonça Jordane en pointant la source fragile de lumière en haut à gauche, puis il a tout écrasé pour terminer là-dessous.

Elle termina son exposé en suivant du bras l'axe de la déchirure, en direction d'en bas à droite d'eux.

— Je ne crois pas qu'on va pouvoir continuer par-là, poursuivit Raphaël en pointant l'autre bout de la galerie en face d'eux.

— Tu as raison, répondit-elle, mais regarde, la lumière vient de là-haut, et je suis sûre de pouvoir grimper.

Sans plus attendre, elle entreprit de longer le vide en passant par la gauche, s'accrochant partiellement aux blocs de granit en équilibre. Elle réussit à atteindre une corniche plate et sécurisante sans tomber ; bien qu'à un moment donné, son pied décrocha un caillou qui alla se renverser plus bas en libérant un amas de poussière et terre fine. Le fracas qu'il fit en tapant le fond aurait pu réveiller les morts. Elle fut ensuite rejointe par Raphaël, et ils se retrouvèrent tous les deux juste sous les énormes rochers en équilibre et la source de lumière fantomatique, sur le côté du trou à mi-chemin entre les deux extrémités de la galerie. La surface du granit était lisse et difficile à escalader, mais il lui semblait que si Raphaël l'aidait en lui faisant l'échelle, elle pouvait atteindre une partie plus praticable, et grimper jusqu'à - peut-être – la surface.

     — Mon Rafiki, dit-elle, tu vas me donner un coup de main avec tes muscles puissants, et je vais aller explorer par là-haut.

— Tu es sûre, répondit-il, ça à l'air dangereux...

— Je sais, mais il n'y a pas d'autre solution. La sortie est par là, je le sens.

Elle tendit son sac à Raphaël :

— Garde le moi, je prends ton téléphone pour m'éclairer.

— Allez, j'imagine qu'on y va, répliqua-t-il.

Il prit place dos à la roche et propulsa Jordane à l'aide de ses bras. Elle réussit à atteindre une prise avec les deux mains et pu se hisser jusqu'à trouver une position d'équilibre en reposant sur ses pieds. Elle jeta un regard en bas, d'abord sur Raphaël qui se trouvait à deux mètres en dessous d'elle, puis dans la fosse de cailloux un peu plus loin : c'est sûr que si elle tombait, c'était bel et bien fini. Elle réussit à détourner le regard du précipice et étudia ses possibilités pour continuer : au-dessus d'elle se trouvaient surtout de grosses roches bien calées qui offrait des espaces pour qu'elle puisse se faufiler, mais quelqu'un du gabarit de Raphaël ne pouvait pas passer. S'il ne pouvait pas la rejoindre, il allait falloir qu'elle aille chercher du secours, puis qu'elle réussisse à retrouver le trou par lequel ils étaient entrés, ou celui par lequel elle sortirait. En attendant, il fallait déjà qu'elle arrive à grimper, et elle redoutait de prendre appui sur un rocher, le déloger et faire tomber plusieurs tonnes de cailloux sur eux, les écrasant comme des crêpes. Elle remarqua un trou assez grand pour elle et relativement facile à atteindre. Elle s'agrippa à ce qu'elle put pour gagner de la hauteur. Ses chaussures glissèrent plusieurs fois sur la surface lisse du calcaire. À un moment, elle décrocha un caillou de la taille de sa tête qui dégringola jusqu'au fond avec les autres en manquant d'emporter Raphaël dans sa chute. Elle avait serré les dents durant le grondement sourd venant de quelque part au-dessus d'elle, puis elle avait poursuivi son ascension pendant qu’il s'était décalé dans un endroit plus sûr, vers l'entrée du reste de la galerie bouchée par un amas de roche.

 

***

 

     Raphaël l'avait regardé ramper et serpenter le long des obstacles massifs, puis l'avait vu disparaitre pour de bon, le laissant seul dans cette cavité qui risquait de s'effondrer à n'importe quel moment. Il avait alors continué à apercevoir la lueur du jour danser faiblement, des filets de terre et de poussière dégringoler par saccades, puis plus rien.

« Jordane ! » se risqua-t-il à appeler, se demandant si le seul son de sa voix pouvait faire s'effondrer ce que la montagne avait commencé à vomir lors de l'accident de la mine, comme avec les avalanches. D'où il était, il ne pouvait deviner ce qui se cachait au-dessus d'eux : un autre tunnel ? La surface ? Rien du tout ? Il crut entendre une réponse, un son très faible, mais il ne savait dire si son imagination lui jouait des tours. Il appela Jordane une nouvelle fois, un peu plus fort, et il pensait bel et bien entendre quelque chose en retour, un écho presque imperceptible. Il attendit quelques secondes, mais la mine était maintenant parfaitement silencieuse. C'était bon signe si Jordane n'était pas encore revenue : au moins il y avait quelque chose à explorer de l'autre côté.

« Ou alors, elle s'est coincée dans un passage étroit, et vous êtes tous les deux condamnés » fit une autre voix dans sa tête, mais il se força à ne pas l'écouter. Au lieu de ça, il s'assit par terre, contre le tas de roche qui obstruait la partie de la galerie qu'ils n'avaient pas encore exploré.

« Raphaël !! » fit une voix juste derrière lui.

Il hurla et se retourna d'un bond, reculant d'un pas du mur de cailloux. Il y avait un trou, à peine plus grand que sa main, qui donnait sur les ténèbres insondables du reste de la mine.

     — Raphaël, viens voir ! fit la voix juste derrière le trou.

— Jordane ? balbutia-t-il simplement, toujours en train d'essayer de comprendre ce qui arrivait.

— Oui, qui veux-tu que ce soit d'autre ?

Oui, évidemment, se dit-il, c'était bien sa voix, mais il venait à peine de la voir s'engouffrer de l'autre côté, il était même presque sûr de l'avoir entendue il y a à peine quelques secondes, alors comment était-elle déjà arrivée de ce côté ? Ce n’était pas possible.

— Comment t'es arrivée là si vite ? demanda-t-il en s'approchant prudemment à quatre pattes.

— Comment ça ? répondit-elle, toujours invisible. Tout communique ensemble dans cette mine.

Raphaël se rapprocha prudemment du trou, mais il ne vit absolument rien, comme si les ténèbres avaient tout avalé.

— Qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté ? fit-il.

— Je ne sais pas, dit-elle. Puis, lorsque Raphaël pensa qu'elle n'allait rien ajouter d'autre : « Mais j'ai du réseau. »

Son cœur fit un bond dans sa poitrine : s'ils avaient du réseau, ils étaient sauvés ! Ils n'avaient qu'à appeler les secours et rester assis à attendre qu'on vienne les chercher. Raphaël se promit qu'il irait brûler un cierge à l'église le lendemain, juste après avoir pris une douche et manger un hamburger avec triple supplément de steak.

— Je n'arrive pas à le déverrouiller, fit la voix sans émotion.

— Donne le moi alors ! s'empressa-t-il en plaquant sa tête contre la roche pour tenter de la distinguer.

Rien.

Il allait se répéter lorsqu'elle poursuivit :

— J'ai le bras trop court, aide moi.

Raphaël s'exécuta et plongea la main dans le noir. Il passait tout juste le bras, grattant la terre avec ses manches et cognant ses phalanges, mais il passait. Il tendit le bras autant qu'il put, mais il ne sentit rien.

— Encore, t'y es presque, fit-elle.

Il changea de position et se plaqua complètement contre le mur, envoyant son bras sur toute sa longueur et essayant d'attraper quelque chose avec ses doigts, mais ne frôlant que l'air.

— Encore un peu...

Il poussa son corps jusqu'à avoir mal pour gagner quelques centimètres. Il agitait le bout de ses doigts, en vain.

— Oui c'est ça, tu y es presque.

Mais toujours rien.

— Allez, encore, encore, donne-moi ton bras.

Non, pas rien, un souffle chaud. Chaud et humide.

— Ton bras, donne ton bras.

« Ce n'est pas Jordane… » fit une voix dans sa tête. « Non, c'est ridicule. »

Il ne sentait plus son oreille, et son épaule le faisait souffrir.

— Approche, n'ai pas peur !

Puis il sentit une goutte tomber au creux de sa main.

Une chair de poule parcouru tout son corps. Ses poils se hérissèrent jusqu'à la nuque et il retira sa main d'un seul coup, tombant à la renverse.

— Qu'est-ce que tu fais ? lança la voix de l'autre côté, toujours invisible.

Le cœur de Raphaël battait à tout rompre : c'était la voix de Jordane, mais il ne la reconnaissait pas. Quelque chose n'allait pas.

— Allez, tu y étais presque ! Il faut qu'on sorte de là.

Suivant son instinct, il ramassa le sac que Jordane lui avait laissé. Il en retira son appareil photo, tellement dérouté qu’il prit le temps de mettre la dragonne autour du cou d’un geste automatique. Il se rapprocha du trou tout en l'allumant et le cala à hauteur de visage tout en gardant juste un œil par-dessus.

— Alors, ça vient ?

Il arma le flash.

— J'ai tellement faim... fit la voix suppliante.

Le clic fut accompagné d'une lumière aveuglante qui ne dura qu'un court instant, mais l'énorme forme noire aux yeux jaunes s'imprima dans sa rétine. Il lâcha l'appareil, et au même moment une voix tonitruante s'éleva de derrière l'éboulis :

— MES YEUX !!

Puis il entendit un rugissement tellement fort que de la poussière tomba du plafond à plusieurs endroits.

— TU M'AS AVEUGLÉ PETITE MERDE, JE VAIS TE BOUFFER TOUT CRU !!

Il ne put tout d'abord rien faire, puis un hurlement sourd s'éleva, et la chose d'une masse formidable vint s'abattre avec fracas contre le mur en envoyant valser plusieurs cailloux autour de lui. Il l’entendit gratter et donner des coups comme une furie tout en poussant un mélange de rugissements et de rires déments. Il reçut une décharge dans tout le corps, et son cerveau se remit enfin en route : fuir. Il lança des regards paniqués autour de lui, et ne vit qu'une solution : suivre Jordane. Il bondit et alla rejoindre la corniche qu'un énorme rocher avait créé. Il sauta, les bras en l'air, mais ne réussit pas à atteindre de prise. Il se retourna vers le vacarme derrière lui, horrifié : déjà il voyait des pierres se décrocher et rouler jusqu’au précipice. Il posa ses yeux sur un des rochers à proximité et entreprit de le tirer pour en faire un marchepied. L'adrénaline lui avait donné des forces, et il déploya tout ce qu'il put pour déplacer l'objet en priant pour être assez rapide avant que la chose arrive. Il réussit à la placer là où il le voulait, mais maintenant il entendait les vociférations beaucoup moins étouffées, et plus de cailloux dégringoler.

« ARRÊTE DE TE DEBATTRE ET ACCEPTE TON SORT, TU VAS GACHER LE GOÛT DE LA VIANDE !! hurlait le monstre derrière lui. »

Il monta sur l'escabeau de fortune et déploya toute ses forces pour sauter : il attrapa un rebord du bout des doigts, mais la terre posée dessus le fit glisser et il retomba aussi sec. Il lança un regard derrière lui, terrifié, et c'est là qu'il aperçut la bête à moitié sortie des gravats : un loup énorme au poil noir, les yeux fous, de la bave dégoulinant entre ses crocs. La monstruosité attrapait les cailloux à pleine dents pour les envoyer valser et se frayer un chemin. Raphaël retenta sa chance, sûr et certain que si ça ne marchait pas, tout était perdu.

Cette fois-ci, sa prise tint bon, et il se hissa d'une seule traite grâce à l'adrénaline qui lui donnait des ailes. Une fois en hauteur, il se permit un regard en bas : le monstre était maintenant dans la cave, s'approchant déjà de lui. Sans prendre le temps de réfléchir davantage, il s'élança en avant pour gagner du terrain. Il passa par le même endroit que Jordane, se griffant les mains sur les prises acérées et les pieds glissant sur les parois lisses. Il s'engagea dans un interstice serré et rampa avec désespoir pour sauver sa peau. À mi-chemin dans la cheminée, haletant et crachant ses poumons, il remarqua qu'il n'entendait plus le monstre.

     Il se risqua un regard en arrière : il était maintenant à au moins cinq mètres de hauteur, dans un tunnel étroit, et il ne voyait presque plus le plancher des vaches. Son pied pendait de l'ouverture de quelques dizaines de centimètres seulement, et il ne voyait plus aucun mouvement. Le silence était revenu. Il en profita pour faire une pause, écoutant dans l'obscurité : il essayait de reprendre sa respiration, mais il était tellement compressé qu'il ne pouvait pas remplir ses poumons et se sentait suffoquer.

« Raphaël, ne t'en va pas... » implora la voix de son père en dessous de lui, et son sang se glaça dans ses veines.

 

***

 

     « Heureusement que j'ai arrêté le chocolat quand j'étais ado » pensait Jordane tandis qu'elle se faufilait avec difficulté le long du chemin sinueux entre les rochers : elle avait beau être fine, elle sentait son corps un peu raide la ralentir dans ses mouvements. Elle réussit néanmoins à se sortir de l'éboulis et sentit tout de suite qu'elle était arrivée dans une grande pièce en entendant sa respiration saccadée, qui était restée collée dans ses oreilles durant son ascension, maintenant se perdre autour d'elle. Ensuite, son regard s'éleva sur l'immense cage d'ascenseur faisant partie du système de chevalement de la mine : ce qui restait toujours debout de la cage était complètement obstruée de rochers, certains de la taille d'une voiture. La partie basse avait été complètement balayée, le pied étant maintenant un carnage de cailloux et de tiges de métaux pliés et déchirés. Des morceaux de grillage éventrés gisaient de part et d'autre de la salle creusée dans le sol, les rails qui longeaient la structure qui autrefois permettait aux mineurs de descendre gagner leur vie avaient même été tordus. Un chariot reposait sur le côté un peu plus loin. De la gorge verticale obstruée traversait un fin rayon de lumière, celui-là même qui les avaient interpellés d'en bas. Quelque part au-dessus de sa tête, la surface ; mais c'était impossible de se frayer un quelconque chemin, seul un rat pouvait éventuellement y passer. Au vu de la masse formidable de roche qui restait en suspension dans cette cage, pas étonnant que les sauveteurs se trouvèrent sans solution pour sortir les mineurs de cet enfer.

« C’est l’entrée qu’on a vue tout à l’heure, pensa-t-elle. On était juste de l’autre côté avec Ed il y a quelques instants. »

     Elle se tenait devant l'édifice torturé d'un mélange de calcaire effrité et d'acier rouillé avec un sentiment d'impuissance extrême, étant à la fois si proche de la sortie mais l'obstacle qui les séparait tellement important : elle était tellement absorbée qu'elle ne vit que trop tard l'homme s'avancer vers elle sans un bruit. Lorsqu'elle se retourna, elle vit simplement une ombre fondre sur elle. Elle voulut hurler, mais une main squelettique se plaqua sur sa bouche : seul un simple son étouffé pu en sortir. Elle attrapa les poignets de son agresseur par reflexe et fut surprise de s'agripper à des avant-bras tellement fins que ses doigts purent l'enrouler sans problème. Mais néanmoins, l'homme tint bon et ne flancha pas.

« Chut, fit-il, vous allez finir par le réveiller en parlant aussi fort ! »

Les yeux de Jordane s'écarquillèrent. Elle reprit sa respiration avec son nez et une odeur nauséabonde envahit sa tête : ce fut assez pour qu'elle se reconcentre, alors son regard se reporta sur l'individu.

     On aurait pu croire qu’elle faisait face à un squelette réanimé, comme si celui qu’ils avaient croisé tout à l’heure s’était relevé et était venu s’occuper d’elle : l’homme n’avait que la peau sur les os, avec des bras fins et une cage thoracique enfoncée. Son visage était caché par une longue barbe blanche et une couche de crasse noire, mais faisant ressortir ses pommettes saillantes et ses yeux fous. Il devait avoir soixante-dix ou quatre-vingt ans : son corps était strié de rides, sa posture courbée avec sa tête rentrée dans les épaules, et ses mains squelettiques tremblaient légèrement.

Jordane tenta de nouveau de se libérer, mais sa prise bien que tremblante, se resserra davantage :

     — Si je retire ma main, tu ne vas pas crier ? chuchota-t-il.

Jordane secoua la tête comme toute réponse, n’ayant le choix que de se plier pour le moment.

— Tu es sure ? répéta-t-il.

Le même geste de la tête, une petite larme brillant au coin de l’œil. Puis, au bout d’un moment qui paraissait interminable, il hocha la tête et retira sa main. Jordane aspira une goulée d’air, libérée de l’odeur de putréfaction qu’il dégageait : il portait un simple pantalon qui avait presque complètement pourri sur son corps. Elle se demanda si l’enlever ferait venir la peau avec. Son dos bossu lui donnait un air bourru qui contrastait avec ses bras maigres qui tombaient jusqu’à ses genoux. Il portait aussi une antique sacoche en cuir en bandoulière. Il la toisait avec méfiance, comme un chat qui croise un animal inconnu sur son territoire. Elle ouvrit la bouche – ne sachant même pas ce qu’elle allait dire – mais il la coupa :

     — Toi… Je t’ai déjà vue…

     Elle ne savait pas quoi répondre. Elle était sûre de n’avoir jamais vu cet homme ; mais en même temps, l’état dans lequel il était… C’aurait pu être son propre grand père qu’elle ne l’aurai même pas reconnu.

— C’était quand ? chuchota-t-il plus pour lui-même. L’année dernière ? Non, je m’en souviens encore très bien. La lumière… Plutôt… La nuit dernière ?

Son cœur sombra dans sa poitrine lorsqu’elle comprit : « Le grattement que j’ai entendu ce soir-là, pensa-t-elle, ce n’était pas mon imagination. »

— Le tunnel, chuchota-t-elle à son tour.

Il eut un mouvement de recul, comme si elle venait de blasphémer. Ou qu’elle avait dit quelque chose d’insensé. Il la toisait maintenant avec méfiance. Elle entendit Raphaël l’appeler d’en bas, le son de sa voix résonnant comme une cloche fantomatique, mais elle ne bougea pas : elle sentait que si elle lui tournait le dos ne serait-ce qu’une seconde, il lui bondirait dessus ; mais déjà il se recroquevillait en se tenant les oreilles, une grimace de douleur peinte sur le visage :

     — Non, non, non, supplia-t-il imperceptiblement, vous allez l’attirer si vous faites trop de bruit !

— Attirer quoi ? s’interjecta Jordane malgré elle.

Mais elle parla visiblement trop fort car l’homme s’accroupissait maintenant en se protégeant la tête d’une menace invisible.

— Le monstre... chuchota-t-il si faiblement, dans un soupir, que Jordane faillit le répéter à voix haute mais se retint au dernier moment.

Elle recula d’un pas en direction de Raphaël, mais il en faisait déjà deux dans sa direction : elle se figea, ne sachant pas trop si elle devait courir ou rester ici.

« Courir où, bécassine ? pensa-t-elle ».

 

***

 

     « Raphaël, se plaignait une voix qu'il ne pensait jamais réentendre de sa vie, c'est pas parce que je suis parti que tu dois faire pareil maintenant. »

Ses yeux s'agrandirent, et sa respiration s'accéléra davantage : d'abord la voix de Jordane, et maintenant ça. Il se rendit compte que les parois de roches commençaient à le serrer de plus en plus fort. Maintenant, il avait du mal à seulement respirer.

« Fiston, reprit la voix, reviens voir ton père. C'est fini maintenant, j'ai tout arrêté. Je le jure, cette fois-ci c'est pour de vrai. C'est derrière nous tout ça... »

Raphaël lâcha une plainte qui résonna dans la grotte. Ce n'était pas possible, il allait devenir fou ! Il essaya d'avancer, mais maintenant il était complètement bloqué, les murs de pierre lui compressant l'abdomen.

« Fils ! Revient par ici tout de suite ! vociféra la voix de son père. TOUT DE SUITE !! »

Puis, il sentit le monstre se jeter contre la roche, faisant se décrocher de la terre d'un peu partout qui vint recouvrir ses cheveux, entrant dans son nez et sa bouche. Les coups continuèrent, et le tremblement s'intensifia : il entendait maintenant des cailloux de plus grosse taille rouler autour de lui. Il commença à paniquer, et l'étaux dans lequel il était l'écrasait complètement. Chaque respiration devenait un supplice, il ne pouvait plus prendre de grandes goulées, et il avait l'impression qu'il allait mourir étouffé. Il ne pouvait plus bouger d'un pouce, le corps bloqué, des fourmis dans les mains et les pieds ; il ne pouvait que fixer la faible lueur en dessus de lui, jusqu'à ce que tout s'éteigne.

« Allez viens fils, je regrette ! Je vais tout arranger, ce sera comme avant ! Descend d'ici et tu pourras retrouver maman, elle t'attend et moi aussi. On sera réunis tous les trois, pour toujours. »

Raphaël se mordit la langue pour ne pas hurler, et il essaya de reprendre ses esprits : se concentrer sur ses respirations, et faire le vide dans sa tête. L'effort que cela lui demandait était surhumain, mais il se força à ne penser qu'à ses poumons, comment ils se gonflaient et se dégonflaient. Il ne pensait pas au manque d'air à chaque respiration, à la poussière qui tombait autour de lui, les rugissements et rires résonnant de partout, le monde tremblant au rythme des à-coups. Juste son souffle, aussi simple qu'une inspiration, une expiration ; pas la voix de son père, suppliant qu'on l'aide. Il se ralentissait progressivement, et le tombeau de roche autour de lui semblait relâcher son étreinte mortelle au même rythme.

     La sensation au bout des doigts lui revint petit à petit, et il fut même capable de bouger les épaules. Tout en restant concentré sur le vide qu'il avait fait dans son esprit, il fut capable de ramper, et cette fois-ci son corps passait la zone d'étranglement. Il poussa sur sa jambe pour grimper, mais il sentit quelque chose l’étrangler : ce fichu appareil photo. Il tenta de forcer, mais la dragonne resserra son étau sur son cou. En dessous, il entendit un autre coup qui sembla déchirer la forêt, suivit d’un rire dément. Il se contorsionna : l’appareil était coincé quelque part au niveau de son dos et ne voulait pas se déloger. Il passa une main le long de son corps et réussit à attraper le cordon du bout des doigts. Il tira dessus tant bien que mal et arriva à le décaler après ce qui lui sembla durer une éternité. La pression autour de son cou disparu instantanément, et il put repartir : ça y est, il était en train de sortir. Il continua, la terre vibrant autour de lui et le monstre hurlant sa frustration, et il put enfin s’extraire de la cheminée pour arriver là où Jordane avait mis les pieds avant lui.

 

***

 

     — Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda-t-elle pour gagner du temps, mais elle connaissait déjà la réponse à cette question.

— Je ne sais pas, répondit-il, quelques jours, un an, ou cent ans, je n'ai plus la notion du temps, depuis l'effondrement.

— Vous êtes un des mineurs qui a été piégé pendant l'accident ? Comment est-ce...

— Chut ! coupa-t-il, tout à coup alarmé. Vous entendez ?

Elle tendit l'oreille mais elle n'entendait que les battements de son cœur qui tambourinaient contre ses tempes.

— Quoi donc ? demanda-t-elle.

— Les voix ! couina-t-il, elles sont de retour ! Vous les avez attirées ! Il faut qu'on se cache !

— Quelles voix ?

Il commençait à paniquer, s'agitant sur place et lançant des regards frénétiques dans tous les coins, et Jordane devenait de plus en plus nerveuse, ne sachant que faire devant cet inconnu qui avait l'air plus sauvage qu'humain.

— Quoi ? Tu ne le sais pas ? Tu as forcément dû les entendre toi aussi si tu es ici !

Il commença à s'approcher d'elle, s'aidant de ses mains pour avancer, comme un primate. Avant qu'elle n'ait put tenter quoi que ce soit pour se défendre, ils furent interrompus par un bruit sourd et un léger tremblement, et avant qu'elle n'ait pu réagir, une main lui saisit le poignet et elle fut tirée avec une force incroyable : elle n'eut d'autre choix que de se mettre à courir derrière l'homme qui l'emmenait dans les profondeurs de la mine. Ils longèrent les rails sur plusieurs dizaines de mètres, lui agile malgré ses pieds nus et ses jambes arquées, elle faisant son possible pour ne pas tomber, un pied tapant douloureusement contre l'acier de temps à autre. Elle entendait la sacoche battre contre ses hanches osseuses en rythme. Sans prévenir, il la poussa sur la gauche et la força à grimper sur un rocher.

« Vite, ici ! cracha-t-il. »

Elle s'engouffra du mieux qu'elle put dans l'espèce de renfoncement, la tête et les bras cognant contre les parois pointues.

« En haut à gauche, siffla-t-il en dessous d'elle. »

En panique et à l'aveugle, elle grimpa tant bien que mal sur un bon mètre. Elle sentit quelque chose lui pousser les fesses et elle roula tête la première pour se retrouver dans une petite alcôve de terre, une simple cachette naturelle pas plus grande qu'une cellule de prison et pas plus éclairée qu'une nuit sans lune. Elle réussit à s'asseoir, puis l'homme la rejoint en trombe, s'accroupissant à côté d'elle. Il se tenait entre elle et la sortie, et son instinct de survie lui chuchotait danger de plus en plus fort.

     — Qu'est-ce que c'était que ça ? chuchota-t-elle, ne sachant plus de quoi il fallait le plus s'inquiéter entre cette secousse ou lui qui la gardait captive dans un renfoncement caché de la mine.

Il resta simplement là sans bouger, semblant écouter aux aguets. Jordane continua d'entendre, de très loin, la voix gronder, et son cœur tomba dans la poitrine lorsqu'elle pensa à Raphaël : allait-il bien ? Quelque chose lui était arrivé ? Elle se remit à genoux sur cette pensée et se dirigea vers la sortie pour se secourir – qu'allait-elle faire ? Qu'allait-elle seulement trouver ? - mais le vieillard lui barra le passage de son bras osseux :

— C'est le monstre, dit-il, vous l'avez attiré par ici ! Vous n'avez pas entendu les voix ?

Il se replaça face à elle, et Jordane comprit qu'elle allait devoir faire très attention si elle voulait sortir d'ici vivante, car l'homme n'avait pas l'air d'avoir toute sa tête. Elle essaya de se calmer et désescalader la situation :

— C'est ça qu'on entend, chuchota-t-elle, la voix ?

— Non, répondit-il comme s'il expliquait quelque chose d'évident, les voix vous chuchotent à l'oreille, ce sont celles de vos proches, mêmes défunts. Elles appellent, se moquent, mais quand elles sont là, le monstre n'est pas loin. Mais surtout, comment tu peux être ici ? C’était toi, l’autre soir derrière la grille ? J’allai approcher, mais quelque chose m’a aveuglé !

Elle repensa au flash de son appareil photo, les grattements qui semblaient venir du fond du conduit… Elle repensa maintenant à la légende d’Inès, comment elle s’était faite attraper par un monstre à travers la grille, il y a très longtemps, sous ce même tunnel :

— Vous n'êtes jamais ressorti depuis l'accident de la mine ? demanda-t-elle, interloquée.

— L'accident ? souffla-t-il d'un ton amer. C'est comme ça qu'ils l'ont appelé ? Ils nous ont laissé là dessous, et décrété que c'était un terrible et imprévisible accident, et ils sont tous passés à autre chose...

— Pourquoi, ce n'était pas un accident ?

Le radar de Jordane s'activa encore une fois, et pendant un moment elle en oublia presque tout le reste.

— Alors sortons d'ici tous ensemble, reprit-elle, et vous pourrez raconter au monde entier ce qui s'est vraiment passé. Et puis, vous devez avoir de la famille, imaginez à quel point ils seraient heureux de vous revoir !

Mais son visage se crispa instantanément : ses yeux se plissère sous ses gros sourcils broussailleux, et il découvrit ses quelques dents jaunies et cassantes – deux d'entre elles étaient en or, et Jordane le remarqua immédiatement.

— La famille ! s'indigna-t-il. Plus personne ne voulait descendre dans cette mine, mais tout le monde s'en fichait ! Il fallait que je renfile mon casque tous les matins pour nourrir ma « famille ». Alors que les normes de sécurité étaient juste une mauvaise blague, et que les dernières semaines, les autres commençaient à parler de voix qu'ils entendaient, juste de l'autre côté d'un mur ou au fond d'un trou. Cette mine est hantée, mais personne ne nous croyait. « La porte est juste ici, si vous n'êtes pas d'accord » disait simplement le contremaître.

— Purée, reprit-il, toute cette foutue ville est hantée, même du côté de la prison des choses commençaient à sortir, on parlait d'apparition, de quelqu'un qui vous regarde dans votre cellule. Eh bien, oui, moi je l'ai vu le monstre, de mes yeux. Il apparait quand les voix viennent. Mais les voix, je ne les ai pas entendues depuis des lustres, mais vous êtes arrivés tous les deux et vous avez fait tellement de bruit que vous les avez réveillées ! J'étais en sécurité, je restais silencieux, mais maintenant, par votre faute, on va tous mourir !

Jordane resta bouche bée : il avait beau avoir parlé le plus bas possible, il haletait et transpirait après son discours, et son corps entier s'était raidit. Elle se demanda ce qu'il voulait dire pour les voix et le monstre : ce malheureux avait passé tellement de temps ici qu'il entendait et voyait des choses ? C'était possible, il vivait là-dessous depuis... Non, impossible, plus de trente ans ? Ça ne pouvait pas être vrai, pourtant, l'accident...

     — Qu'est-ce que vous voulez dire par « la mine a sauté » ? demanda-t-elle promptement.

Il sembla lutter pour reprendre son calme, et lorsque ce fut fait, il se rassit devant elle – toujours devant la sortie, malheureusement. Elle ne voyait maintenant plus que ses yeux fusant dans tous les sens et le reflet de ses gouttes de transpiration ruisselant sur son crâne.

— Ils ont dit que c'était un accident, c'est ça ?

— Oui.

— Et combien de temps avant qu'ils nous aient oubliés ?

— Deux mois, un peu moins.

Il siffla, visiblement impressionné ou rassuré de pouvoir mettre une échelle de temps sur son calvaire, lui qui n'avait pas vu la lumière du jour depuis bien avant que Jordane soit née.

— De toute façon, ils n'auraient retrouvé que des cadavres, fit-il. Sauf moi, je suis le dernier.

Il prit une grande inspiration, et il raconta ce qui s'était passé ce fameux jour :

     « C'est Jeremy qui a fait sauter la mine.

Depuis plusieurs mois, les gens commençaient à dire que la mine était hantée. Quelqu'un creusait à la pioche, il est tombé sur une cavité, et du petit trou il a entendu sa tante décédée lui dire qu'il avait toujours été son neveu préféré, et qu'elle lui avait fait un gâteau, et qu'il avait juste à tendre le bras pour le récupérer. Un autre, c'était pendant qu'il poussait un chariot plein de charbon. Il était arrivé au niveau d'une intersection, et sur sa droite y'avait un couloir en cul de sac. Il le voyait parce qu'en tournant la tête son casque avait éclairé devant lui, mais il n'y avait rien à part un une grosse pile de poutres. Pourtant, il écoutait son ami d'enfance qu'il avait perdu de vue depuis qu'il était en primaire lui demander de venir voir sa collection de cartes. Il est parti en courant quand il a vu une ombre bouger derrière le tas de poutres, mais il n'était plus sûr après coup. Le lendemain, il était allé se renseigné à l'état civil, juste comme ça, et il avait appris que son ami avait changé d'école puis était mort d'une tumeur deux ans plus tard. Lui, il a pris sa dernière paie et il est reparti sans rien dire. C'était le plus malin d'entre nous.

     De plus en plus de gens ont dit avoir entendu des voix, c'est même remonté aux oreilles de la direction tellement les ouvriers avaient la frousse, mais ils ont dû croire qu'on inventait des histoires pour remettre l'installation aux normes de sécurité, alors ils nous ont envoyé balader. Et puis, il y a eu ce mec, Jeremy. Lui il entendait sa fille. Nous, on essayait de faire comme si on n’entendait pas les voix quand elles venaient, mais lui il leur répondait. On l'avait même surpris discuter avec. C'était sa fille qui lui parlait, sa voix étouffée sortait de derrière le mur. Elle disait qu'elle était piégée dans une veine de charbon, et elle demandait à son père de venir la chercher, de la libérer. Bien sûr, sa fille était morte de la tuberculose l'an passé, mais ça n’empêchait pas Jeremy de parler avec le mur, des heures durant. On a essayé de le faire arrêter, quelqu'un lui a même proposé un travail dans la ferme de son cousin, parce qu'on pensait qu'il encourageait les voix à parler en leur répondant, mais il n'a rien voulu savoir. Au lieu de ça, il ne nous a plus adressé la parole, et il passait ses journées agenouillé contre ce mur, à parler et écouter.

Certains d'entre nous ont commencé à encaisser leur chèque et disparaitre dans la nuit eux aussi, mais maintenant je ne suis plus sûr qu'ils soient vraiment partis d'ici. Qu'ils aient réussi à quitter la forêt.

     Quoi qu'il en soit, un jour, Jeremy a pris les devants et il a voulu libérer sa fille. Avec une caisse entière de dynamite. Moi, j'étais à l'autre bout avec mon équipe, mais on a senti la détonation, ça oui ! On a cru mourir sur le coup – et ça aurait été tellement mieux, crois-moi ! mais une fois la poussière retombée, on s'est mis à chercher les issues pour se rendre compte qu'il n'y en avait plus. »

     Il posa sa main sur le bras de Jordane, visiblement ému d'avoir raconté pour la première fois son histoire à quelqu'un, et même peut-être de croiser un autre être humain depuis des décennies, mais elle frissonna de dégout au contact de sa peau moite et tannée comme du cuir, alors elle retira la main de son bras. Le ventre de l'homme gargouilla avec un bruit sinistre et guttural, mais il ne réagit pas.

     — Comment avez-vous survécu ? demanda-t-elle.

— L'eau de pluie arrive à couler jusqu'ici, et je trouve toujours de quoi manger, fit-il en détournant les yeux.

— Et vous n'avez pas trouvé de sortie depuis tout ce temps ?

Il haussa les épaules. Elle entendit le ventre de l'homme produire un autre gargouillis qu'il essaya de réfréner, puis il se rapprocha de Jordane :

— Non, et puis même s'il y en avait une, je ne peux plus sortir d'ici maintenant, je suis resté trop longtemps. J'appartiens à cette mine, jusqu'au bout.

Il chercha la main de Jordane, mais elle essaya de l'enfouir discrètement entre ses cuisses, comme si elle n'avait rien vu : par la même occasion, elle essaya de se décaler pour s'approcher de la sortie.

— S'il y a un monstre ici, reprit-elle, alors mon ami est en danger, il faut aller le chercher, et qu'on trouve un moyen de sortir d'ici. Vous connaissez cet endroit, il y a forcément une issue.

Il balaya cette idée de la main, prenant un air contrarié :

— Tu ne l'as pas entendu ? Il est ici, et ton ami est déjà mort, crois-moi. Ce monstre a mangé tous mes amis, il le mangera aussi.

Puis, il posa la main sur son épaule à elle, mais lorsqu'elle voulut se libérer, les doigts de l'homme se transformèrent en serres : Jordane sentit un accès de colère monter en elle, et arracha sa main de son épaule d'un geste sec.

— Un monstre, mon œil ! cria-t-elle dans l'espace confiné, j'ai vu un de vos « amis » tout à l'heure, ce n’était pas un croc qu'il avait dans le crâne, mais une dent en or bien à vous !

Il recula sous le choc, trop abasourdi pour même lui intimer de ne pas hurler. Sur son visage se lisait la honte, et Jordane profita de la brèche qu'elle venait de créer pour essayer de le déstabiliser et s'enfuir :

— Je suis sûre que vous n'avez même pas attendu qu'ils meurent d'eux-mêmes, et vous avez pris les choses en main ! ajouta-t-elle.

— NON ! S'indigna-t-il, puis : « ...pas au début. »

Il avait maintenant la tête baissée, et il tremblait de rage, ou de culpabilité. Jordane en profita pour se décaler prudemment.

— Tu ne sais pas ce que ça fait... se lamenta-t-il. Quand tu meurs de faim, ton corps se mange lui-même... Tu sens ta peau craqueler, tes dents se déchausser, tes muscles se faire grignoter et tes organes rétrécir... La douleur est atroce ! Le monstre a dévoré la plupart des survivants, mais j’étais avec un groupe, et on a réussi à trouver des cachettes, à rester invisible. Malheureusement, on avait rarement de quoi se mettre quelque chose sous la dent, et les camarades de mon groupe ont commencé à s’effondrer. Au début, personne n'osait, mais une fois qu'on a essayé...

Son estomac cria famine encore une fois, comme pour illustrer son propos. Cette fois-ci, il attrapa le pantalon de Jordane au niveau du genou d'une main, et sa manche de l'autre, la dominant maintenant de toute sa hauteur.

— Je leur ai rendu service, poursuivit-il l'écume aux lèvres et les yeux vides, et je vais te rendre service à toi aussi.

Jordane hurla et le griffa au visage, lui lacérant la joue. Il grogna de douleur, la bave lui coulant le long du menton se mélangeant au sang, mais il lui envoya une gifle du revers de la main qui lui fit sonner l'oreille et voir des étoiles. Il la prit ensuite par les cheveux et lui envoya la tête contre le mur avec une telle force que le choc lui fit oublier la gifle : l'onde de douleur lui traversa tout le crâne, et pendant quelques secondes elle ne sentit plus le reste de son corps.

     Tandis qu'il avançait sur elle, Jordane pu reprendre tout juste assez de contrôle sur ses jambes pour lui envoyer un coup de pied dans les côtes et le renverser sur le côté. Il grogna de douleur, l'insulta, mais elle concentra toute ses forces pour essayer de se relever : ses jambes s'effondrèrent une première fois sous elle, puis au second essai, sa tête endolorie tourna tellement qu'elle tomba en avant, dégringolant le long de la fissure pour atterrir sur les rails.

     L'homme redescendait déjà lui aussi, maintenant fou de rage. Elle essaya de se défendre d'un autre coup de pied, mais il fut cette fois beaucoup trop faible et il le parât simplement de la main. Il se jeta sur elle, mais elle fut capable de saisir un caillou au hasard à côté d'elle et de l'abattre sur la tête de son assaillant. Un mélange de sang et de bave lui fouetta le visage, et elle entendit une dent tomber sur un des rails avec un bruit de sonnette. Elle en profita pour se relever et s'enfuir en suivant les rails, rebroussant chemin vers l'ascenseur hors d'usage. La douleur pulsait dans sa tête, et elle ne faisait même plus attention aux poutres et cailloux la faisant trébucher et manqua de peu de l'étaler par terre à plusieurs reprises. Elle arriva dans la grande salle et se demanda s'il fallait qu'elle redescende pour rejoindre Raphaël ou qu'elle trouve une autre issue.

« Jordane ! » entendit-elle chuchoter à sa droite. Elle se retourna et vit la silhouette de Raphaël lui faire signe, presque invisible derrière un énorme rocher. Elle s'élança pour le rejoindre et il l'attrapa pour la mettre à l'abri dans sa cachette de fortune.

     — Jordane il faut qu'on se barre d'ici, il y a un putain de monstre dans cette mine ! fit-il le plus bas possible.

— Ce n’est pas un monstre, c'est un mineur, répondit-elle. Il est resté coincé ici depuis tout ce temps.

— De quoi tu parles ? demanda-t-il, visiblement confus. C'est un loup énorme, il avait ta voix Jo, il avait pris ta voix !

Elle ne comprenait rien à ce qu'il racontait : est-ce qu'elle s'était tapé la tête si fort que ça ? Elle avait du mal à réfléchir, et plus elle essayait, plus la douleur s'intensifiait. Elle se sentit même commencer à partir, lorsqu'ils entendirent un pas trainant se diriger vers eux.

     — Désolé pour tout à l'heure... lança le mineur d'une voix chevrotante à la pièce visiblement vide.

Ils se risquèrent un coup d'œil furtif et ils le virent fureter parmi les débris, laissant des gouttes de sang sur son passage : Jordane ne l'avait pas manqué.

— Reviens et discutons... Je te promets de bien me tenir.

Il avait la voix faussement amicale, mais son visage était déformé par la rage, la faim, et une bosse qui enflait tout le côté gauche de sa tête.

— Devenons ami tous les trois...

     La salive coulait à flot de sa bouche, et son ventre hurlait famine en résonnant dans toute la grotte. Ils se remirent à couvert tandis que l'homme arrivait maintenant dans leur direction après avoir fouillé le reste de l'endroit. Il ramassa un rocher pointu sans un bruit, approchant le plus discrètement possible leur cachette. Arrivé maintenant à seulement quelques pas d'eux, il brandissait son arme en l'air, attendant que seulement l'un des deux osa sortir ne serait-ce qu'un œil. Ils entendaient sa respiration saccadée juste de l'autre côté, l'un contre l'autre attendant l'inévitable ; mais le mineur, lui n'entendit pas le pas souple de l'énorme chose se glisser derrière lui, et les yeux jaunes brillant juste derrière ses épaules.

Ils sursautèrent alors tous les trois lorsqu'une voix terrible et puissante secoua toute la mine :

     — J'AI TOUJOURS CRU QUE TU N'ETAIS QU'UN VULGAIRE RONGEUR, AVEC TON ODEUR QUI EMPESTE LE RAT CREVÉ. MOI QUI PENSAIS AVOIR TOUT MANGÉ, IL ME RESTAIT UN EN-CAS.

L'homme se retourna et fit face pour la première fois à ce dont il s'était caché depuis tant d'années : une bête énorme, le poil d'un noir sans reflet, et les yeux sondant son âme, prêt à se nourrir. Il le dominait d'une bonne tête, et de sa bouche entrouverte il laissait lui aussi s'échapper un filet de salive. Le mineur lâcha son arme et ne se rendit même pas compte qu'elle alla écraser son pied avant de rouler sur le côté. Sa bouche tremblait, ses bras ballotant se baissèrent.

— REGARDE MOI CA... dit le monstre d'une voix faussement déçue, À PEINE PLUS QUE LA PEAU SUR LES OS... MAIS TU SAIS CE QUE C'EST TOI AUSSI, PAS VRAI ?

L'homme se ressaisit : peut-être pour avoir été jugé une seconde fois pour avoir commis un acte que seuls les psychopathes ou les cadavres ambulants coincés sans vivres pendant plusieurs semaines pouvaient seulement oser imaginer, ou peut-être n'était-ce que son instinct de survie qui lui fila une dernière décharge de stimulant chimique. Quoi qu'il en soit, il put retrouver momentanément l'usage de ses mains et de sa langue :

— Toi... fit-il, toi et les voix... Vous êtes la cause de tout mon malheur !

Le loup ricana.

— Tout ce temps à se cacher, poursuivit-il les yeux écarquillés de rage et le sourire fou, à manger tes restes, toi qui as dévoré la plupart de mes compagnons ! Et pourtant je suis tellement heureux de t'avoir enfin en face de moi !

Il enfourna sa main dans sa sacoche et en retira un objet long et cylindrique d'une couleur rouge délavée ainsi qu'un vieux briquet :

— Ça fait plus de trente ans que j'attends de te donner ça !

Il brandit le bâton de dynamite au-dessus de sa tête d’une main et approchait le briquet contre la mèche de l’autre. Il tremblait comme une feuille.

— Je vais le faire ! beugla-t-il. J’ai juste à allumer cette mèche et le feu d’artifice va nous envoyer sur la lune !

Le loup dévoila ses dents lorsqu’il se fendit d’un énorme sourire, mais le mineur ne se dégonfla pas :

— Je vais l’allumer ! J’en suis capable ! reprit-il d’une voix cassante. Ta seule chance de t’en sortir c’est de partir d’ici et de ne jamais revenir ! Sinon je te ferai sauter le caisson, je ne plaisante pas !

— ALLONS, ALLONS ! ricana la bête féroce, TU SAIS BIEN QUE C’EST CHEZ MOI ICI. ALORS VAS-Y, FAIS LE ! GRATTE DONC TON BRIQUET !

Le mineur resta d’abord sans rien faire, puis le loup avança d’un pas vers lui. Jordane et Raphaël entendirent une série de cliquetis résonner dans la salle lorsque l’homme essaya d’allumer la mèche. Mais des larmes montait en même temps que la panique lorsque l’étincelle n’arriva pas à produire de flamme.

— J’EN ETAIS SUR ! s’exclama le loup, TU BLUFFES, N’EST-CE PAS ? POURQUOI TU NE T’ES TOUJOURS PAS SERVI DE CE PETIT BATON DE PACOTILLE POUR SORTIR ? PARCE QUE TON BRIQUET N’A PLUS D’ESSENCE, PAS VRAI ? TU AS TOUT GASPILLÉ POUR T’ECLAIRER AU DÉBUT JE PARIE ! LUTTER CONTRE LES TENEBRES AU LIEU DE LES EMBRASSER… QUELLE TRISTESSE…

— Va au diable ! pleura le mineur.

     Plus rapide que l'éclair, le loup claqua la mâchoire avec une force phénoménale : l'avant-bras de l'homme disparut, et sa main tenant le bâton de dynamite s'envola en direction de Jordane et Raphaël. Il alla s'écraser par terre, dans le champ de vision de Jordane, tout simplement pétrifiée de terreur. Le mineur, n'ayant maintenant plus qu'un bras, se mit à hurler de douleur et tenta de s'enfuir tandis que la bête mastiquait l'os qu'elle venait d'attraper. Le temps d'avaler son amuse-gueule, puis de bondir avec célérité, il avait déjà rattrapé le malheureux à l'autre bout de la pièce : en un coup de griffe, il lui taillada le dos, lui coupant net la colonne vertébrale. Celui-ci s'effondra avec un cri et tomba sur le dos, le loup maintenant sur lui. Une tache de sang commença à se former lentement sous son dos et irrigua la terre sèche, tandis qu'une autre se forma sous son entrejambe, un mélange d'autres fluides.

     Il voulut se relever, mais le bas de son corps ne répondait plus. Il essaya alors de se tirer en arrière, mais il oublia qu'il venait de perdre un membre et l'os de son bras vint racler la roche, lui envoyant une explosion de douleur insoutenable. Le hurlement qu'il poussa ne sembla qu'attiser l'appétit du loup : il attrapa sa jambe avec la gueule et mastiqua son tibia, arrachant la chair et rongeant l'os. L'homme attrapait sa tête avec son unique main, pleurant et gémissant devant le spectacle effroyable d'être dévoré vivant, ne pouvant rien faire de plus. La bête arracha maintenant son autre jambe, croquant les os comme des biscuits secs, accompagné d'un effroyable son de branche qu'on brise à coup de genoux.

     Jordane était horrifiée, écoutant malgré elle la symphonie de bruits de mastication et de plaintes suppliantes. Elle observa Raphaël tendre prudemment la jambe sur sa droite : il était en train d'essayer tant bien que mal d'attraper l'objet qui gisait par terre, toujours fermement tenu par la main sans propriétaire.

« Un bâton de dynamite... » pensa-t-elle, incrédule.

Son compagnon réussit à saisir l'objet du bout du pied. Il put le tirer à lui mais la main tenait sa prise en laissant un sillon ensanglanté. De l'autre côté, le mineur s'était fait engloutir les deux jambes. Il restait maintenant sans un bruit, paralysé par la peur, regardant simplement le plafond en tremblant pendant que le loup s'attaquait à son entrejambe.

     Raphaël ramassa l'explosif et essaya d'en détacher le membre mort : il n'osa pas le toucher, alors il secoua le bâton, puis tenta de le frotter contre le mur, mais rien n'y fit.

« Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais dépêche toi mon vieux... » supplia Jordane du regard.

Il dut comprendre le message, car il prit la main, d'abord du bout des doigts, et tira dessus avec une grimace de dégout. Soudain, les hurlements reprirent de plus belle derrière eux, résonnant jusque dans leurs veines : le bruit liquide et divers gargouillis obscènes indiquait que le monstre se délectait des boyaux de sa victime. Raphaël essayait maintenant de défaire la prise des serres à pleine main, mais malgré l'énergie qu'il y mit, essayant de ne pas penser au contact rugueux avec la peau morte et les gouttes de sang qui perlaient sur ses propres doigts, cela ne marchait pas. Il prit le bâton par le bout, se recroquevilla et balança un coup de talon sur la main, l'envoyant voltiger pour s'écraser contre le mur en face d'eux. Elle s'écroula ensuite au sol avec un bruit flasque, les doigts en l'air comme une grosse araignée morte.

« Et maintenant ? » pensait Jordane.

Ce fut aussi la pensée de Raphaël, car il se mit à chercher du regard quelque chose pour allumer la mèche : mais rien. Les cris moururent lentement, en même temps que celui qui les poussait, tandis que le loup s'attaquait à la cage thoracique, secouant le reste de la carcasse avec ses mâchoires puissantes pour décrocher les os : le cadavre dansait d'une main, la tête se balançant au rythme des secousses.

     Raphaël se décala silencieusement pour regarder de l'autre côté de leur cachette. Il ne vit rien qui pouvait l’intéresser – c'était plutôt difficile dans une telle obscurité - mais son regard s'attarda malgré lui sur la bête féroce qui faisait craquer la tête du pauvre homme entre ses crocs. Il se retourna vers sa partenaire: « Je ne vois pas comment l’allumer... »

Celle-ci se pinça la lèvre : elle jeta elle aussi un regard circulaire et appliqué derrière elle, mais rien ne lui apparut non plus. Elle tenta de trouver une solution – c'était bien ça le plan de Raphaël ? Se servir de cette arme contre la chose ? - pour allumer la mèche. Taper deux pierres l'une contre l'autre ? Non, il fallait des silex pour ça, pas de la vulgaire roche. Même le charbon minéral comme celui-ci ne fera pas l'affaire. Frotter un bout de bois pour le faire s'enflammer ? Non, on est cachés derrière un cailloux en attendant de se faire bouffer par un loup géant, pas à un pic-nic de scout...

« J'ai une idée, » fit soudain Raphaël. Le visage de Jordane s'éclaira momentanément d'espoir: « mais ça va faire du bruit » ajouta-t-il ensuite.

 

***

 

     « Ne bouge pas d'ici, dit Raphaël à Jordane. »

Elle avait acquiescé, ne sachant pas trop ce qu'il avait en tête, puis il s'était levé sans bruit, le bâton dans une main et l’appareil photo toujours autour du torse. Le monstre leur tournait le dos, rongeant avidement et bruyamment les derniers restes d'os de sa carcasse. Il jeta un regard à l'énorme cage d'ascenseur : bien que bouchée par les rochers, il lui semblait possible d'escalader la face extérieure assez simplement et atteindre une grosse poutre perchée en hauteur. Là-dessus, le loup ne pourrait pas l'atteindre, et il aurait un peu de temps pour allumer cette fichue mèche. Et après ? Il s'imaginerait que la bête se mettrait à aboyer sous son arbre, et là il lui lâcherait la bombe en plein gosier : facile, non ?

« Il faut vraiment que tu sois complètement timbré pour tenter ça » se dit-il à lui-même tandis qu'il rangeait délicatement l’explosif dans la poche arrière de son jeans.

Un dernier coup d'œil au loup qui bâfrait toujours, un à Jordane qui le regardait d'un air interdit, et il s'approcha silencieusement de la grille. Même s'il n'en montra rien, au premier pas de Raphaël, l'oreille du loup frémit, mais il continua à manger : « Bien sûr que tu m'as entendu... pensa-t-il. »

     Il atteint la cage : le grillage, bien que très ancien et très rouillé, avait l'air plutôt solide et il ne paraissait pas impossible à escalader. Il attrapa ses premières prises, et s'apprêta à poser le pied pour grimper, lorsque derrière lui, comme il s'y attendait :

« Fiston... Papa a perdu son portemonnaie, donne-moi ta tirelire, celle en forme de cochon, je te promets que je te rendrai l'argent... Je te jure, cette fois-ci je vais te rendre l'argent, promis... »

Ce flashback réussit quand-même à le prendre de court, à lui faire l'effet d'un mur de brique qui lui tombe dessus. Mais il résista à la tentation de prendre ses jambes à son cou, et il se mit à grimper. Au même moment, le monstre fonça comme une locomotive, lâchant des rugissements bestiaux. Il eut beau être rapide, Raphaël était déjà monté hors de portée. Il alla s'écraser de tout son poids contre la structure, réussissant à la faire trembler. Raphaël lâcha un cri d'angoisse, secoué comme une noix mure à la saison des récoltes, essayant d’employer toutes ses forces pour ne pas tomber. Jordane regarda avec horreur le loup se jeter encore et encore contre la cage, menaçant de faire tomber Raphaël ou même tout faire s'effondrer.

« ALORS COMME ÇA TU VEUX JOUER À CHAT PERCHÉ ? MAIS JE PRÉFÈRE JOUER AU LOUP, VIENS QUE JE TE TOUCHE ! »

Sa voix était assourdissante, et Jordane se demandait si ce qu'elle voyait, là maintenant, était réel. Et en plus n'avait-il pas pris une autre voix, ou avait-elle rêvé ? Elle repensa à la fameuse phrase d’Inès, « les monstres, ça n'existe pas » et pourtant, il semblait qu'elle en avait un sous le nez. Mais pas le temps de cogiter : la bête ne laissait pas de répit, sautant, ricanant et hurlant des insanités, et Raphaël n'allait pas tarder à tomber si elle ne faisait rien. La cachette lui revint soudain en mémoire, la petite fissure dans le mur que l'autre fou lui avait fait traverser pour se mettre dans le petit abri. Si elle se mettait à courir, peut-être qu'elle pourrait arriver à détourner son attention sur elle, et peut-être qu'elle pourrait arriver à l'atteindre avant que lui ne le fasse. Ça faisait beaucoup de peut-être, mais dans quelques secondes, son ami allait tomber. Puis se faire manger. Ensuite elle servirait de dessert.

     Elle sortit la tête de derrière le rocher et se figea : le monstre ne bougeait plus, et ses deux yeux étaient fixés sur quelque chose en l’air. Il avait l’air presque satisfait. Elle essaya de suivre son regard et aperçut son ami s’accrocher tant bien que mal à la poutre. Puis elle leva encore la tête, et elle la vit enfin :

— Raphaël !! hurla-t-elle en pointant du doigt le haut de la cage d’ascenseur.

Celui-ci n’eut pas le temps de regarder en l’air : déjà la brume blanche qui avait infiltré la grotte coulait autour de lui comme une cascade de lait mousseux. Le nuage de mort se répandait lentement sur le sol, mais le loup avait trouvé quelque chose de plus intéressant :

« Et ben alors ! s'exclama-t-il d’une voix rayonnante et pleine d'entrain, qui nous a envoyé une fille toute grognon ? Ici on est entre amis, et il n'y a que des enfants heureux ! Alors sèche ces vilaines larmes et montres-moi ton plus beau sourire ! »

Le cœur de Jordane s’arrêta dans sa poitrine.

Elle ne comprit pas ce qui venait de se passer, mais elle fut renvoyée instantanément plus de dix ans en arrière. Ensuite, il va dire : « Ecoute, tout ça n'est pas de ta faute, c'est le diable qui te contrôle... » pensa-t-elle simplement.

— ... et tes parents t'ont envoyé ici pour te libérer, te réparer. Et tes parents ne veulent que ton bonheur, n'est-ce pas ? termina le monstre.

     Elle se tourna vers lui, toutes ses forces l'ayant quitté tout à coup : il était juste devant elle, les crocs plein de sang et l'haleine de mort brulante lui emplissant le nez. Alors elle tomba par terre. La brume vint lui lécher les chaussures, puis lui caresser les jambes. Le monde tourna autour d'elle. Elle vit son école, tous les élèves la regardant, puis elle vit l'autre école, le traumatisme qu'elle s'était donné tant de mal à laisser derrière elle. Mais tout ça n'avait plus d'importance, elle allait mourir ici et maintenant. D'un coup de dents aiguisées comme des rasoirs, ou d'un coup de griffes longues comme des couteaux. Elle aperçut du coin de l’œil des rats se faufiler entre eux pour tenter d’échapper au brouillard toxique, mais c’était peine perdue, ils étaient déjà tous à l’intérieur du piège.

« ENCORE UNE MAIGRICHONNE, QUEL DOMMAGE... »

Le souffle de la bête était affreux, mais l'aura qu'elle dégageait était insoutenable. On sentait l'esprit de toutes ses victimes flotter autour de lui, tout le décharnement de violence et le carnage picoter la peau comme des aiguilles glacées, donnant la chair de poule. Il renifla avidement Jordane, comme s'il se nourrissait de l'odeur de sa terreur :

« QUELLE ODEUR DIVINE ! LE MAÎTRE T’A BIEN CHOISIE ! TON ÂME EST TELLEMENT TORTUREE, TU SERAS UN VRAI FESTIN POUR NOUS TOUS !

AH, MES AÏEUX ! ILS VEULENT QU'ON ATTENDE, OUI, UNE VIANDE COMME TOI MERITE QU'ON PATIENTE ! TOUS CES DÉMONS QUI TE HANTENT, JE LES VOIS... ILS ATTENDENT AVEC IMPATIENCE DE POUVOIR SORTIR... LES VOIS-TU DU COIN DE L'OEIL ? LES VOIS-TU PARFOIS GUETTER L'OCCASION, JUSTE AVANT DE TOURNER LA TÊTE ? OH, MA BELLE, UNE VIANDE COMME ÇA, IL FAUDRAIT OUVRIR CETTE PORTE, LAISSER TES DÉMONS TE TORTURER UN PEU, QU'ILS TE CUISENT À PETIT FEU, TE RENDANT FOLLE, ET TON ÂME SERA TELLEMENT DÉLICIEUSE... UN REPAS D'UN SIÈCLE. »

Jordane tremblait comme une feuille, incapable de bouger, ni de penser.

« MAIS JE NE PEUX PAS ATTENDRE, reprit-il soudain en se léchant les babines, J'AI TELLEMENT FAIM ! AU DIABLE LES AUTRES, JE TE VEUX POUR MOI TOUT SEUL ! OH, MA BELLE, JE VAIS TE DÉVORER TOUTE CRUE... »

Il ouvrit la gueule en s'approchant d'elle, et Jordane hurla à plein poumons. De la salive lui coula sur le jean. Ils furent interrompus par un bruit sourd suivi d’un grognement : Raphaël venait de redescendre. Il toussait et titubait, comme s’il avait le vertige. La brume montait jusqu’à ses chevilles.

     — Jordane, cracha-t-il en trifouillant entre ses mains, ferme les yeux !

— OH NON, TU NE VAS PAS ME GÂCHER MON REPAS ! JE VAIS ME SERVIR DE TOI POUR ME CURER LES DENTS AVANT LES METS RAFINÉS !!

     Il fonça sur lui, et Jordane eut juste le temps de reconnaitre l’objet qu’il tenait entre les mains avant de fermer les yeux : le flash de l’appareil photo l’éblouit même à travers ses paupières, mais le hurlement de la bête lui donna assez d’adrénaline pour qu’elle se lève d’un bond et qu’elle rejoigne Raphaël en direction de la faille dans le sol. Il s’y engouffra le premier, oubliant toute forme de galanterie pour le moment. Jordane le suivit de près en gardant un œil sur le monstre qui se débattait dans le vide en hurlant et tapant contre les roches. Elle passa la tête juste à temps pour que le coup de mâchoire vienne s’écraser contre le sol.

« ARRETEZ DE COURIR !! ragea-t-il, J’AIME LA VIANDE TENDRE ! N’ALLEZ PAS TROP LOIN, J’ARRIVE TOUT DE SUITE ! »

Ses dernières paroles résonnèrent dans le conduit de roche pendant qu’ils redescendirent dans la première cavité qu’ils avaient trouvée. Lorsque Jordane mit enfin pied à terre, elle vit d’abord Raphaël triturer l’appareil photo dans la faible lumière de la pièce. Puis, son regard fut attiré par le trou béant qui avait été autrefois un tas d’éboulis.

     — Oui, dit Raphaël, c’est par là qu’il est venu tout à l’heure, donc il va bientôt revenir…

Elle poussa un gémissement en s’imaginant deux yeux jaunes sortir de l’obscurité au fond du passage, mais elle fut interrompue par un claquement sourd. Elle se retourna et vit Raphaël taper sur un petit objet gris avec un caillou pointu.

— Qu’est-ce que tu fais ? implora-t-elle en voyant son appareil photo éventré sur le côté.

— J’en ai aucune idée… marmonna-t-il… Mais ça devrait marcher. Ça doit marcher.

Il assena un nouveau coup sur l’objet rectangulaire, qui ne bougea pas : elle reconnut la batterie de son appareil photo. Elle regarda maintenant le bâtonnet rouge qui dépassait de sa poche arrière, et le calcul se fit dans sa tête.

— T’es complètement fou ! s’écria-t-elle.

— T’as une autre idée ? s’énerva-t-il en frappant de nouveau avec la batterie.

Le plastique craqua un peu.

— Alors dépêche-toi ! lança-t-elle, il va arriver d’une minute à l’autre !

     Il ne répondit rien, tapant comme un sourd avec son caillou, mais quelque chose d’autre lui répondit. Quelque part dans le noir, au fond du tunnel. Un rire d’enfant. Jordane se figea, comme hypnotisée. Dans les ténèbres, des voix s’élevèrent petit à petit. La monstruosité approchait lentement, et elle commença à les entendre de plus en plus clairement. Plusieurs voix d'adolescents s'exclamaient en riant :

« Regardez ! C'est quoi cette gothique ? C'est vrai que les gothiques sont des filles faciles, je suis sûr que tu coucherais avec le diable s'il venait à toi ! »

Son estomac se contracta. Puis, une voix rassurante de vieille dame :

« Je sais que tu dois avoir du mal à comprendre ce qu'il se passe, mon grand, mais je veux que tu saches que nous allons tout faire pour te trouver une nouvelle famille aimante et attentionnée. Tu ne seras pas seul... »

Elle nota que Raphaël se stoppa dans son geste un instant, mais il se remit à asséner ses coups de forgeron. Deux petites lumières sortirent de l’obscurité et dansèrent lentement dans le tunnel. Maintenant, elle voyait ses dents blanches apparaitre tranquillement. Elle entendait ses pas. La salive qui gouttait au sol. Il arrivait.

« Raphaël… » chuchota Jordane, mais elle tremblait trop pour être intelligible.

Le loup entrait dans la pièce, et il chantait.

 

« Fais gaffe a Olie la folle

Si tu la croises c'est pas de bol

Si tu répètes son nom trois fois dans un miroir,

Elle s'échappera de l'asile pour venir te voir

Fais gaffe a Olie la folle

Pars en courant si t'as pas les jambes molles

Elle t'emportera dans les bois

Te mettra la tête dans le four et te tueras

Fais gaffe a Olie la folle

Dans le noir elle t'observe et rigole »

 

     « Raphaël, » répéta-t-elle, un peu plus fort.

Elle se retourna vers lui, au moment où il abattait une dernière fois le caillou sur la batterie : elle la vit d’abord s’ouvrir en deux, puis un liquide gicla et se déversa de la cassure par gouttes. Un instant plus tard, elle prit en chaleur et s'enflamma en crachant une flamme impressionnante et des étincelles bleues qui illuminèrent toute la pièce. Il posa la mèche du bâton de dynamite dessus qui s'alluma instantanément. Maintenant, la batterie était devenue un vrai lance flamme, sifflant intensément : il l'envoya valser du revers de la main en direction de la bête. Avant qu'elle put atteindre le sol, elle explosa comme un pétard, claquant dans les oreilles de tous ceux qui se trouvaient dans cette grotte, leur causant des acouphènes. Cela dut déstabiliser le monstre, car il resta un instant sans bouger. Raphaël lâcha l'objet fumant et sifflant qu'il avait en main : il tomba et disparut sous un amas de rochers, pendant qu’ils se mirent à courir dans le sens opposé, puis, plus rien.

Pendant à peine deux secondes.

     L'explosion qui s'en suivit fut formidable : durant une fraction de seconde, un tonnerre d'une puissance monstrueuse monta, puis tout ne fut plus qu'un sifflement suraigu. L'onde de choc les traversa avec une force phénoménale, les projetant au sol comme une main invisible. Ils sentirent une vague de chaleur monter, puis une pluie de débris les frappa. Un nuage de poussière emplit ensuite tout l'espace, tandis que les ondes de chocs revinrent, rebondissant contre les parois. Un tremblement gronda autour d'eux, comme si la montagne elle-même se déplaçait au-dessus de leur tête, puis le vacarme se calma progressivement. Raphaël crachait de la poussière, ses oreilles lui faisaient un mal de chien, il avait mal partout mais il était toujours en vie. Jordane était à côté de lui, recroquevillée en position fœtale, toussant, les mains plaquées sur ses oreilles. Ils restèrent ainsi plusieurs secondes, le temps que la fumée redescende, et qu'ils puissent entendre à nouveau ; mais parmi les acouphènes, Jordane restait hantée par une voix. Une voix qu'elle n'avait pas entendue depuis si longtemps, et pourtant elle l'avait reconnue immédiatement, l'assommant sur place : c'était le Père Donovan.

     Sous son masque souriant et avenant, Jordane avait découvert son vrai visage lorsqu'elle était adolescente. C'était à l'école Donovan. Donner son propre nom à une école dédiée au tout puissant, ça aurait dû mettre la puce à l'oreille de ces fameux « adultes responsables ». Mais si elle avait appris au moins une chose là-bas, c'était qu'il fallait se méfier par-dessus tout de ceux qui s'autoproclamaient de figure d'exemple.

 

***

 

     Ils avaient enfin regagné l'air libre après avoir passé ce qui semblait être une éternité en bas : l’explosion avait fait s’écrouler la pièce qui les séparait du monstre, l’enfermant, avec un peu de chance, à jamais, puis ils avaient poussé le chariot sur les rails en ligne droite jusqu’au trou par lequel ils étaient rentrés. Non seulement la détonation l’avait agrandi, mais ils s’étaient servi de l’antiquité de ferraille pour monter dessus et sortir en attrapant une racine d’arbre. Il n’y avait plus aucune trace de la brume, et la forêt avait retrouvé un calme serein. Ils avaient continué à descendre le versant, cette fois-ci en marchant sur des œufs, puis ils avaient trouvé un sentier au loin en contrebas. Ils le suivirent jusqu'à retrouver la voiture de Raphaël, comme ils l'avaient laissé. Ils remarquèrent que le pick-up d'Ed était toujours au même endroit, et ils décidèrent de l'attendre un peu. Ils avaient discuté pour savoir ce qu'ils allaient faire par la suite, notamment s'ils devaient appeler la police ou pas, évitant consciencieusement d'évoquer quoiqu'ils aient pu rencontrer dans cette mine une demi-heure auparavant.

     Au final, ils n'avaient tout simplement pas le choix, car il semblait que la forêt entière était hors couverture : ils en avaient conclu que la meilleure chose à faire était d'aller se rendre directement au commissariat de police, puisque leur guide n'était toujours pas revenu de leur séparation « accidentelle ». Ils avaient imaginé qu'il pouvait toujours être à leur recherche, fouillant les alentours – la brume s’était dissipée si vite, à se demander si elle était seulement apparue en premier lieu. Ils évitèrent soigneusement de formuler à haute voix l'idée qu'il se soit fait dévorer lui aussi par le monstre, car au gré des minutes, leur précédente expérience semblait de plus en plus irréelle, comme si leur subconscient travaillait ardûment pour effacer cette anomalie de leur mémoire ; néanmoins, c'est ce qu'ils pensaient en silence, ils le sentaient.

     Ils hésitèrent à l'attendre plus longtemps, se disant qu'il serait préférable que les autorités viennent le plus vite possible et qu'ils ratisseraient la zone avec efficacité. Ils ne le dirent pas, mais encore une fois, chacun se posa la question dans sa tête : « Que doit-on raconter ? » Et Jordane décida de rompre le silence la première, un petit peu parce qu'elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas devenue folle, mais surtout car elle ne voulait pas que Raphaël lui pose la question en premier :

     — La voix qu'il a pris à un moment donné, c'était vraiment celle de ton père ?

Raphaël la regarda fixement depuis l'autre bout du toit de la vieille Mercedes bleue où ils s'étaient avachis, la tête entre les bras.

— Oui, fit-il simplement.

Jordane hocha la tête lentement, comme rassurée.

— Et c'était vraiment lui ? reprit-elle, je veux dire, quelque chose qu'il a déjà dit ou aurait pu dire ?

— Je ne sais pas, répondit-il après un silence, disons que j'ai pas beaucoup de souvenirs de lui.

Jordane acquiesça une seconde fois et, ne voulant pas lui laisser le temps de poser sa question à lui, un petit « et toi ? » par exemple, elle enchaîna :

— Il faut qu'on se mette en route, on ne peut pas rester ici les bras croisés plus longtemps.

Raphaël accepta à contrecœur, et ils s'installèrent dans la voiture et prirent la route en silence, laissant derrière eux la voiture d'Ed qui restera à cet endroit encore bien des années.

     D’un regard distrait dans le rétroviseur, Jordane crût distinguer deux lumières jaunes l’observer au loin dans l’ombre des pins. Elle se retourna pour mieux voir à travers la vitre arrière de la voiture, mais Raphaël tourna au même moment et elle n’eut pas le temps de s’assurer de ne pas avoir rêver. Mais au fond d’elle, elle connaissait la réponse.

 

***

 

     Ils arrivèrent en ville et suivirent les panneaux pour se rendre au commissariat : les rues étaient désertes en cet après-midi, et ils ne croisèrent qu'un ou deux piétons qui avaient l'air d'errer sans but le long des allées de bitume. Le téléphone de Jordane, une fois la civilisation retrouvée, se mit à chanter comme un coq au lever du soleil. Elle le consulta par automatisme et fit disparaitre d'un geste du pouce les différentes notifications inutiles ; mais elle s'attarda néanmoins sur la dernière, qui était un e-mail de l'agence capturé par le logiciel espion de Raphaël. S'assurant qu'il avait les yeux bien rivés sur la route – elle savait au fond d'elle qu'elle était sur une pente glissante et qu'elle devrait désinstaller l'application plus tôt que tard – elle parcouru le message en diagonale : un échange du patron et de Mélodie avec plein d'informations qui ne l'intéressait pas, si ce n'est, lui sautant aux yeux dans sa lecture, le passage « prépare ton article plutôt pour demain, tu remplaces celui de Jordane. »

Son cœur se mit à battre la chamade, mais lorsque Raphaël lui indiqua qu'ils étaient arrivés, elle réussit à lui répondre avec un sourire.

     Le commissariat était une petite structure posée au milieu de vieux immeubles et boutiques dont la moitié étaient à louer. Sa façade était recouverte d'affiches de prévention sur la sécurité, le crime et les accidents ainsi qu'un pan – beaucoup trop large – dédié aux photos de personnes disparues – Jordane regretta encore une fois d'avoir perdu son appareil photo. Ils purent se garer directement dans la rue en face du bâtiment, mais Jordane eut un moment d'hésitation en posant la main sur la poignée : quelque chose même comme de la peur, ou de l'appréhension.

« Est ce qu'ils vont nous croire? » dit une voix timide dans sa tête.

Elle balaya immédiatement cette idée : quelque chose d'horrible s'était produit dans cette mine, que ce soit inconcevable ou pas. Il fallait qu'ils fassent ressurgir la vérité. Il le fallait.

     Pour entrer dans le commissariat, on devait sonner pour que l'agent déverrouille la porte : Jordane appuya sur l'interrupteur et entendit un bip strident de l'autre côté de la porte à la vitre teintée. Quelques secondes plus tard, ils entendirent cette fois ci un clic au niveau de la serrure, et entrèrent dans le sas du bâtiment. Une fois la première porte refermée, un nouveau clic retentit devant eux, et ils purent ouvrir la seconde porte, Jordane ayant le cœur qui commençait à battre plus vite. Il n'y avait que deux personnes dans la salle d'attente : un vieil homme en grosse veste et béret qui semblait faire la sieste, et une gamine d'à peine plus de quinze ans qui s'agissait sur son siège, battant frénétiquement la jambe. Elle toisa Jordane du regard, et ce fut elle qui dû baisser les yeux la première.

« C'est pas souvent que tu dois voir des étrangers, pensa-t-elle, surtout dans un état comme le nôtre... »

Ils se dirigèrent vers l'accueil à leur droite pour aller à la rencontre de l'agent qui était plongée dans la lecture d'un manuel.

     — Bonjour, fit Jordane presque sèchement.

La femme en uniforme leva les yeux et son sourire s'évanouit en les voyant :

— Que vous est-il arrivé ? dit-elle.

     Ce fut elle qui parla. Elle lui expliqua comment ils s'étaient donnés rendez-vous avec Ed, leur randonnée jusqu'au pont puis une des entrées condamnées de la mine. Comment ils avaient vu la brume blanche arriver, qu'ils s'étaient dispersés et qu'ils étaient tombés les deux dans un trou, avant de réussir à retrouver la surface. Elle observa le visage de l'agent passer du scepticisme à la décomposition pendant qu'elle racontait l'histoire du mineur, le monstre, et même la dynamite. La femme l'avait laissé parler sans l'interrompre, mais sa réponse fut sèche et sans équivoque. Elle répliqua simplement :

     — C'est impossible, il n'y a aucun accès à cette mine.

Jordane fut d'abord restée bouche bée, puis se ressaisit, forçant un ton concilient :

— C'est ça qui vous inquiète? Nous sommes tombés dans un trou, il devait y avoir un bout de terrain instable...

— Vous êtes sûr ? fit-elle sèchement. Vous n'êtes pas tombés dans un ravin, ou une petite grotte ? La mine est scellée, le maire a validé.

— Je... peut-être... hésita Jordane.

— De plus, il n'y a eu aucune trace de loup à Duli depuis plus de trente ans. Ils ont commencé à quitter la région lorsque les travaux de construction de la mine ont débuté. Est-ce une sorte de canular? Ce genre de blague peut vous attirer de gros ennuis, jeune fille!

L'incrédulité commençait à laisser place à la frustration, mais Jordane fit un gros effort pour rester contenue.

— Nous pouvons vous amener à l'entrée! Vous verrez par vous-même! Et notre guide, il a disparu. Vous devez au moins prendre ça en compte!

— Son nom ?

— Ed...

— Nom de famille ?

Jordane se retourna vers Raphaël, mais il secoua la tête, l'air impuissant.

— Je ne me souviens plus de son nom, mais j'ai son numéro, dit-elle.

— C'est le nom de famille dont j'ai besoin, rétorqua-t-elle.

— Il... est chasseur, balbutia-t-elle, il vit en dehors de la ville, à l'orée de la forêt... Il a vécu ici toute sa vie.

— Bon, et comment vous êtes-vous séparés ? poursuivit-elle.

— La brume est apparue, s'interjeta Raphaël pour venir au secours de Jordane, visiblement en difficulté. Comme celle lors de l'accident.

— De la brume ? Il faisait mauvais temps et vous vous êtes perdus de vue ?

— Non, ce n'est pas ça...

— Ecoutez, coupa-t-elle, si cet Ed est toujours introuvable dans trois jours, revenez me voir pour signaler une personne disparue. Je ne peux rien faire avant. En attendant, passez à l'infirmerie pour vous faire ausculter. Quant à vos histoires sordides de bêtes féroces et de revenants, je vous fais une fleur en faisant comme si je n'avais rien entendu, mais je vous suggère fortement de remettre vos idées en place avant de faire perdre plus de temps à tout le monde.

     Jordane, commença à fulminer, passant maintenant complètement à la colère : comment était-il possible que les personnes qui étaient censé protéger les habitants de cette ville pouvaient être si peu engagés ? Il se passait des choses ici, c'était clair pour elle, mais les autorités semblaient regarder ailleurs. Qui pouvaient ils avoir pour les défendre ?

     Raphaël repéra son amie qui bouillait intérieurement, et il sentit que s'il la laissait lui répondre, la confrontation allait rapidement escalader. Il la saisit par l'épaule et la retourna pour rompre l'arc électrique qui crépitait entre leurs regards.

« C'est vrai, dit-il, on devrait regarder tes blessures, tu as peut-être quelque chose de grave. »

La femme leur ouvrit le portillon et les invita d'un geste distrait à se rendre à l'arrière. Raphaël grinça des dents lorsque Jordane le fusilla du regard, mais ils suivirent ses pas vers l'infirmerie sans plus de cérémonie, tandis que l'adolescente en salle d'attente les suivait d'un regard intense.

 

***

 

     L'infirmier était un homme jeune mais à la carrure forte qui prenait un soin et un temps infini à effectuer chacune de ses tâches. Ils eurent droit à du paracétamol, du désinfectant et un ou deux pansements. Ils purent aussi se débarbouiller le visage avec un gant, leur donnant moins l'air de vagabonds. Ils répondirent aux questions de l'infirmier, tentèrent de discuter un peu avec lui mais ne purent lui tirer que d'occasionnels « hmm-hmm » et « oh. »

     Ils ressortirent une bonne demi-heure plus tard, jugés en bonne santé et hors de danger pour le reste de la journée. En passant dans les couloirs, ils croisèrent leur chemin avec la jeune et fougueuse adolescente. Elle portait des vêtements larges et de marque de type unisexe, se donnant un style de la rue, et elle portait son bonnet blanc à la main. Elle se donnait du mal pour paraitre fier et hautaine, mais peut-être pouvait-on déceler de la peur dans ses yeux.

« On s'en tient là pour cette fois, fit un policier dans son dos, mais je t'ai à l'œil, crois-moi. Et n'ait pas l'idée de filer, sinon gare à toi ! »

La jeune fille l'ignora et continua jusqu'à la sortie. Jordane et Raphaël lui emboitèrent le pas, passant devant l'agent à l'accueil qui était au téléphone. Une fois repassés par le sas, une fois de plus, ils furent contents de quitter une atmosphère anxiogène pour retrouver l'air frais.

     — Une ville de fous... commenta Raphaël.

— C'est juste, fit simplement Jordane.

Derrière eux, la fille se tenait contre le mur d'un air détaché, attendant visiblement quelqu'un. Jordane baissa le ton :

— C'est vraiment louche, dit-elle. Les gens s'en fichent complètement, mais des habitants meurent ! Regarde !

Elle montra le mur tapissé de photos de personnes disparues. De tout âge, semblant de milieux différents, on ne pouvait pas dire qu'il s'agissait de simples enfants en fugue, des maris quittant leur famille, ou des vagabonds.

— Est ce que c'est cette chose qui a fait tout ça ? Est-ce qu'il y en a d'autres ?

     Raphaël ne savait pas répondre à cette question. Il faillit répliquer que ce qu'il avait envie, c'était de déguerpir d'ici tant qu'ils étaient vivants et tenter d'oublier toute cette histoire, mais il n'en fit rien : il connaissait un minimum Jordane.

« Il faut qu'on aille à la fête foraine, lâcha-elle. »

Raphaël tiqua, mais encore une fois il ne dit rien. Elle ne lâchait tout simplement jamais l'affaire. Ce fut la fille derrière eux qui répondit :

     — Si vous allez là-bas, vous n'en reviendrez pas.

Ils se retournèrent comme un seul homme. Ayant capté leur attention, elle s'approcha d'eux d'un pas nonchalant :

— Je vous ai entendu tout à l'heure, vous êtes vraiment allés dans la mine, pas vrai ? Mais ces crétins de flics, tout ce qu'ils veulent c'est coller des amendes de stationnement et rentrer chez eux à dix-sept heures pour regarder la télé. Ils veulent rien savoir sur ce qui se passe vraiment dans cette ville.

— Et qu'est ce qui se passe dans cette ville, exactement ? demanda prudemment Jordane.

Elle lâcha un petit rire sardonique :

— Des accidents mystérieux qui se produisent, tuant tout un tas de gens, avec toujours des histoires de 'on a entendu des trucs', ou 'on a vu des choses'... Et puis des gens qui disparaissent de temps en temps... On pourrait se dire, oui bien sûr ils se sont réveillés un matin et se sont enfin rendu compte qu'ils vivaient dans une ville de merde, en train de crever à petit feu, et qu'ils se sont barrés en courant. Mais c'est faux, je sais que cette foutue ville est hantée...

     Jordane l'étudia quelques secondes : cette gamine qui se donnait l'air rebelle semblait avoir quelques informations intéressantes sur cette ville. Elle avait aussi l'air de vouloir parler, et Jordane décida qu'elle pouvait lui soutirer des informations sans avoir besoin de montrer ses cartes à elle – réflexe d'enquêtrice.

     — Pourquoi est-ce qu'ils font comme si rien ne se passait autour d'eux ?

— Je sais pas, répondit la fille, peut-être qu'ils sont de mèche, ou peut-être qu'ils sont juste DÉBILES et FAINÉANTS !

Elle avait crié les deux mots en se dressant contre la vitre teintée du commissariat. De l'autre côté, on distinguait vaguement la silhouette de la policière qui ne sembla même pas relever la tête.

— Elle est à vous cette épave ? reprit-elle en désignant la Mercedes d'un geste désinvolte du menton.

— Oui, c'est ma voiture... répondit Raphaël en ne réussissant pas à cacher son outrage dans sa voix.

— Ouais, Mercedes... Plutôt Merde-SS, lâcha-t-elle, faisant pouffer Jordane.

— Ecoutez, reprit-elle, je parie que c'est pour tous ces trucs bizarres que vous être-là. Sinon, pourquoi des étrangers viendraient dans ce trou à rat ? Vous êtes quoi ? Détectives ? Bloggeurs ?

— Je travaille pour une revue, les contes de la Crypte, tu connais ? fit Jordane. J'écris un article.

— Jamais entendu parler. Mais j'ai quelque chose qui pourrait vous intéresser, écoutez ça : avec deux amis à moi, on veut aller faire de l'urbex dans un des lieux hantés de la ville. Vous savez ce que c'est, l'urbex ?

— Oui, ça nous est arrivés d'en faire, répondit Jordane, se sentant soudainement très vieille.

— Super, ben disons qu'hier soir on a mis la main sur un document qui est super pour son histoire, plein de descriptions et de commentaires, comme une visite guidée dans un musée ! Du coup, on veut s'y rendre cet après-midi, aller faire un tour et essayer de croiser des fantômes. Mais le hic, c'est qu’on n’a pas de voiture, et c'est pas en ville. Alors si vous faites notre chauffeur, on veut bien vous laisser nous y accompagner.

     Le cœur de Jordane n'en pouvait plus de palpitations : un lieu hanté ? Des fantômes ? Un document ? Etait-ce la providence qui envoyait cette gamine ?

     — Et c'est quoi, ce lieu hanté ? demanda Jordane.

— La prison.

 

***

 

     Jordane avait pris Raphaël à part pour discuter, visiblement bien plus excitée que lui par cette nouvelle :

     — Raf, dit-elle, pour une fois on a de la chance ! C'est la prison ! L'émeute a fait presque autant de morts que l'accident de la mine !

— Je sais, répondit-il, mais on ne les connaît même pas, est-ce qu'on peut leur faire confiance comme ça ?

— T'inquiète pas, ce ne sont que des ados, tu vas t'en sortir !

— Comment ça, « tu » ? s'alarma-t-il.

— Bah oui, tu as vu l'heure ? Si on va tous les deux se balader du côté de la prison, il sera trop tard pour aller faire un tour au Palais de l'Etrange. Alors tu vas aller avec eux, moi je vais au palais de mon côté, et tu me rejoins quand tu as terminé. Ça te va ?

     Non, ça ne lui allait pas du tout : déjà, ils venaient presque de laisser leur peau dans cette mine. Si ça ne tenait qu'à lui, il serait reparti chez lui et aurait oublié toute cette histoire avec quelques verres de breuvage alcoolisé. Oui, cette fille dans cette lettre avait raison : il y avait bien des monstres dans cette ville, aussi fou que ça puisse paraître, et tout le monde s'en fichait ou avait trop peur pour s'y intéresser. Des gens disparaissaient, il venait d'en voir un mourir sous ses yeux, mais c'était leur problème, ils n'avaient qu'à déménager. Et après ça, Jordane voulait encore qu'ils se séparent, pour peut-être affronter encore un danger, tout ça pour un simple article ?

« Non, ce n'est pas ça, se dit-il. Il y a plus que ça. »

Il la connaissait assez bien pour savoir que, d'une certaine manière, elle se sentait impliquée. La vérité était qu'ils étaient probablement les seuls à s'intéresser à cette histoire – la gamine et ses amis avaient sûrement juste envie d'avoir quelques frissons, peut-être picoler quelques bières en cachette loin des adultes, mais il ne pensait pas qu'ils croyaient vraiment que la ville était hantée – et que c'était tout simplement la chose à faire : agir. Il ne pourrait pas la dissuader, ni l'arrêter : lorsqu'elle avait une idée en tête, lorsqu'elle se sentait responsable, rien ne pouvait l'arrêter. Alors qu'est-ce qu'il allait faire ? Se barrer ? Rentrer tout seul chez lui ? Ça marchait bien pour son père, alors pourquoi pas lui ?

     Il soupira : il allait bien devoir accepter son plan. Il ferait le plus vite qu'il pourrait, irait la rejoindre là-bas, et avec un peu de chance elle l'attendrait devant une grille fermée et infranchissable.

     — Oui, ça me va, fit-il enfin. Et toi, comment tu vas y aller ?

— Et bien, répondit-elle, tu vas me donner quelques billets pour que je prenne un taxi.

 

***

 

     S'étant délesté de toute sa monnaie, il avait laissé monter la fille à l'avant de sa voiture – « Au fait, je m'appelle Émilie » avait-elle dit – et ils avaient quitté Jordane sur le parking du commissariat, au milieu de la rue déserte. Émilie lui indiqua le chemin pour retrouver ses deux amis : ils avaient quitté le centre-ville, qui était déjà dans une forme douteuse avec ses magasins aux pancartes « À VENDRE » et ses parcs sans âme, et s'engageaient maintenant dans des quartiers plus populaires, en direction de l'est.

     La route avait de plus en plus de nids de poule, les magasins aux vitrine placardées avaient laissé place aux vieilles maisons aux fenêtres de contreplaqué. Elle lui demanda de se garer sur le bas-côté, devant un immeuble au porche recouvert de graffitis. Deux adolescents en survêtement attendaient assis sur les marches, des canettes de boisson énergisantes à leurs pieds.

« Dans quoi je me suis encore embarqué... se dit-il. »

Il se gara, et Émilie sortit en lui demandant de l'attendre dans la voiture. Elle alla rejoindre les deux autres jeunes : l'un était petit et gros, sa veste en doudoune matelassée lui donnant l'air d'un bonhomme Michelin. Il portait sa capuche en fourrure sur la tête et ses baskets avaient les lacets défaits. L'autre, aussi grand que fin – il devait être même plus grand que Raphaël -, avait des cheveux bouclés et des piercings à l'oreille. Il fumait une cigarette roulée trop longue pour contenir seulement du tabac, dont les cendres tombaient lentement sur ses affreuses chaussures à bandes multicolores à trois cent billets.

     Elle s'adressa au grand, pointant Raphaël du doigt à travers la vitre. Son interlocuteur le toisa de la même manière qu'Émilie les avaient toisés la première fois, puis sembla rassuré et hocha la tête, la laissant poursuivre. À un moment donné, il lui montra et tâta son sac à dos, puis les deux garçons se levèrent – mon dieu, se dit Raphaël, il est plus grand que moi oui – et se dirigèrent vers sa voiture, sans prendre la peine de ramasser leurs déchets. Michelin et Émilie ouvrirent les portes arrières et s'assirent sur les sièges sans un mot. Le grand fit le tour de la voiture par l'avant, lançant un regard discret à la plaque d'immatriculation comme pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une voiture banalisée, et se plia en deux pour rejoindre Raphaël à l'avant :

     — Salut mec, fit-il en s'asseyant, moi c'est Thomas. Lui, fit-il en désignant Mr. Michelin à l'arrière, c'est Nono. C'est un attardé, il sait pas parler.

— Ta gueule, répondit simplement l'intéressé d'un air renfrogné.

— Et tu connais déjà Mimile, poursuivi-t-il. On peut fumer dans ta voiture ?

— Moi c'est Raphaël, et non je ne préfèrerais pas.

— Et si j'ouvre la fenêtre ?

— J'essaie de la vendre, mentit-il.

— Bon courage mec, répondit Thomas en ouvrant la portière juste assez pour jeter son joint au sol. Du coup, elle t’a branché ? Direction la prison ?

— C'est ça, fit Raphaël, tandis qu’il démarrait et qu'ils quittaient tous sans le savoir la ville pour la dernière fois.

 

***

 

     Ils s'engagèrent sur une route départementale qui se perdait dans les champs, ne croisant que trois ou quatre voitures. Ils laissèrent la forêt derrière eux, au grand soulagement de Raphaël, qui prit le temps d’apprécier le paysage champêtre.  Michelin, qui n'avait pas enlevé sa capuche malgré les vingt degrés à l'intérieur de la voiture, n'avait pas soufflé mot depuis. Mais à chaque fois que Raphaël se risquait à jeter un œil sur lui dans le rétroviseur, il captait instantanément son regard, le forçant par deux fois à faire semblant de devoir re-régler l'instrument d'un coup de main. Thomas discutait un peu avec Émilie, glissant de temps à autre des indications à Raphaël : « Prend à gauche au niveau du bâtiment dégueu » ou « suis cette salope » au moment où une voiture s'engageait sur la droite – soit il savait qu'une femme conduisait, soit la voiture était une salope, pensa Raphaël. Au bout d'une bonne quinzaine de kilomètres, il n'eut pas besoin de voir le panneau « CENTRE PÉNITENCIER » pour savoir quand tourner : ils avaient quitté les dernières traces de civilisation – un entrepôt désaffecté, une grande ferme avec un tracteur ratissant paresseusement sa parcelle – et le bâtiment dominait sinistrement le reste de la colline en friche où il se tenait perché.

     Le centre pénitencier en lui-même ressemblait à un monstre : un bâtiment de briques rouges aux formes carrées, des tours pointues perçant le ciel grisâtre, et un labyrinthe infernal de clôtures grillagées et de fils barbelés rouillés. Émilie était surexcitée à l'arrière de la voiture, tandis que Raphaël roulait au pas dans l'allée : « Putaiiin !! C'est trop génial !! »

     Il traversa un poste de garde vide aux fenêtres brisées, la barrière levante gisant sur le bas-côté, pour arriver sur le parking de la prison. Complètement vide, seule une rangée de poubelles rouillait tranquillement, deux renversées au sol. L'endroit était clôturé avec d'immenses grillages coiffés de boucles de fil barbelé d'un bon mètre de haut, qui n'avait par contre pas bougés d'un pouce. La structure se dressait devant eux, séparée en différents bâtiments isolés par des murs ou des clôtures.

     Il se gara au plus près de l'entrée : malgré toutes les fenêtres armées de barreaux en acier, la porte principale était ouverte. Pour tout dire, il n'y avait même plus de porte. Émilie n'attendit pas qu'il coupe le contact pour sortir, visiblement impatiente de pouvoir explorer les lieux. Ses deux amis l'imitèrent tandis que Raphaël observait en silence la face impassible du bâtiment principal : avec toutes ces fenêtres à barreau qui quadrillaient de manière régulière ce mur de briques rouges, il se demandait s'il n'allait pas distinguer un subtil mouvement du coin de l'œil, un fantôme qui passerait d'un couloir à un autre.

« Commence pas à flipper, se dit-il. »

Il sortit lui aussi de la voiture. Thomas était en train de fouiller dans son sac à dos sous le regard attentif de ses deux compères.

« Je l'ai, dit-il enfin. »

Il sortit ce qui avait l'air d'être un vieux livre, ou un carnet. Sa couverture était de cuir, et des pages jaunes à moitié détachées ou pliées en sortaient.

     — Qu'est-ce que c'est ? demanda Raphaël.

— Ça, répondit Thomas, c'est notre guide, mon pote. C'est pas cette foutue prison qu'on va visiter, mais c'est carrément cette putain d'émeute qu'on va revivre !

— Tu vois, poursuivit Émilie en voyant Raphaël froncer les sourcils, tout le monde n'est pas mort pendant cette émeute : un mec a survécu, un prisonnier. Eustass qu'il s'appelait. Ce mec a été le plus trouillard d'entre tous, il a réussi à se trouver une planque, et les flics l'ont retrouvé pour le foutre dans une nouvelle prison ! Quel con... Mais Eustass, et ça c'était plus une légende qu'autre chose, ben il aurait écrit un journal sur ce qui s'était passé, puis envoyé à sa mère. Juste après, on disait qu'il s'était pendu dans sa nouvelle cellule.

— Tu parles trop, coupa Thomas.

Émilie se tut et baissa les yeux au sol. Il s'approcha de Raphaël, le livre dans la main :

— C'est à peu près l'histoire. Personne savait ce qui s'était passé ce jour-là, il y avait toujours les rumeurs qui circulaient, mais c'était impossible de savoir. Du moins, jusqu'à ce qu'on tombe sur le vé-ri-table journal de ce bon vieux Eustass !

Il l'ouvrit à la première page, et pointa l'entrée sans porte devant eux :

— Je propose qu'on se lise son texte à voix haute et qu'on explore son tracé en même temps ! Ça va être super ! Mais qui va le lire ? Pas toi Nono, parce que tu sais pas lire...

— Va te faire foutre.

— ... pas toi Mimile, parce que tu parles trop, et que t'as une voix de crécelle - elle se renfrogna en croisant les bras - et moi je suis trop stone, je vois les lettres danser sur ce foutu papier. Ce qui reste toi, chef. Tu vas faire notre guide, OK ?

     Il lui tendit ensuite l'ouvrage. Raphaël resta immobile, ne sachant pas trop ce qu'on attendait de lui. Thomas lui secoua le carnet sous le nez, montrant des signes d'impatience. Il le prit entre les mains, et plusieurs feuilles tombèrent à ses pieds. Il se baissa pour les ramasser en vitesse tandis qu'Émilie ricanait bruyamment.

     — Putain, peut-être que c'est toi qui as besoin d'un petit remontant, commenta Thomas.

     Il fit mine de rire avec eux et ouvrit la couverture en cuir craquelée du journal : l'écriture condensée et en patte de mouche à moitié délavée était assez difficile à déchiffrer sur les pages jaunies, mais le titre écrit avec soin en majuscules lisait : « MON HISTOIRE ».

     — Vous voulez que je vous lise le livre à voix haute, c'est ça ? demanda Raphaël.

— Bah oui, fit Émilie, allez, on y va quoi !

     Il lança un regard circulaire à son audience, qui l'attendaient tous avec impatience. Visiblement, c'était bien ce qui allait se passer, alors d'abord avec une voix tremblante et enrouée, puis bientôt avec fascination, il se mit à raconter le récit d'Eustass en commençant par la première phrase: « Je ne crois pas en dieu, mais après avoir survécu à cette nuit-là, je crois maintenant au diable. »

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