Interlude : Il y a un monstre sous le lit.

Par mehdib

     Richard respirait placidement dans le placard où il était caché. Il était assis là depuis plus d'une heure, immobile et silencieux dans l'obscurité de son antre. La maison était vide et muette, ce qui l'avait permis de vagabonder dans ses pensées sans interruption : et ce soir, les idées se bousculaient dans sa tête comme des corbeaux enragés.

     Il fût aveuglé par un flash de lumière jaune à travers les persiennes de la porte du placard, puis la lueur crue laissa place au bruit d'un moteur de voiture longeant le bâtiment. Richard écouta attentivement le vieux diesel se garer dans l'allée, ronronner durant quelques secondes supplémentaires avant que le contact se coupe. Une portière qui s'ouvre. Des talons qui claquent. Le cœur de Richard accéléra dans sa poitrine lorsqu'il entendit la clé s'insérer dans la porte : il fût maintenant totalement tiré de son monde de songes et de rêves et l'excitation commença à le gagner.

     Cette douce dose d'adrénaline qui calmait temporairement ses mauvaises pensées.

La porte s'ouvrit quelque part sur sa droite, et la femme alluma la lumière. De là où il était, il ne voyait que le carrelage blanc du couloir, zébré par les persiennes ; mais son oreille était aiguisée. Un long soupir se fit entendre – « oh, ne soupire pas encore ma chérie, pensa Richard, la nuit ne fait que commencer » - puis elle ôta ses talons. D'après ce que Richard avait pu voir dans son dressing une heure plus tôt, il devait s'agir de ses escarpins noirs haut-de-gamme, la seule paire qu'il manquait.

« Alors, on a une réunion importante aujourd'hui ? » avait-il pensé, tout seul dans la pénombre de la maison censée être vide.

     La jeune avocate désactiva d’abord l’alarme que Richard avait déjà neutralisé quelques heures plus tôt – après tout, c’était lui qui l’avait installée… - puis elle traversa son salon d'un pas lourd pour se rendre dans la cuisine : il savait qu'après une longue journée comme celle-ci, elle irait se servir un verre de vin avant de se réchauffer un plat au micro-ondes. Il trouvait qu'une femme qui ne cuisinait pas manquait cruellement d'éducation, mais il savait qu'il ne tarderai pas à l'éduquer à sa façon.

Le faible son d'un bouchon qu'on tire, puis celui strident d'un micro-ondes qu'on programme.

Puis, pendant trois minutes et trente secondes, seul le bourdonnement d'un plat préparé qui cuit. Pendant ce temps, Richard s'amusait à imaginer ce que faisait sa dulcinée en attendant sa gamelle : lisait-elle le journal ? Fixait-elle le plafond en sirotant son verre de vin, se demandant pourquoi toutes ses journées étaient si ennuyeuses et vides de sens, se répétant chaque semaine ? Tandis qu'il rêvassait, ses doigts habiles exécutaient la même figure en boucle, un exercice qu'il faisait sans même regarder.

     Une fois que le son de cloche électronique se fit entendre, il l'entendit se lever comme un bon toutou de Pavlov pour aller chercher sa pâtée. Elle lâcha un « merde » sonore, probablement brûlée par le plat, puis Richard n'entendit plus rien si ce n'était le son métallique régulier de couverts sur une assiette. L'avocate mangeait silencieusement son repas, persuadée d'être seule dans sa maison : pourquoi ne le serait-elle pas ? Elle y vivait seule une semaine sur deux depuis qu'elle avait divorcé de son mari, un joueur de poker alcoolique et un petit con mythomane. Sa fille n’était là que les semaines paires, et la moitié des vacances.

     Richard observait l'aspirateur parmi le bric-à-brac d'appareils ménagers en face de lui : tantôt il en distinguait à peine la silhouette dans l'obscurité, tantôt il était zébré de lumière à travers les lattes régulières de la porte. Occasionnellement, une ombre passait dans le couloir. Toujours, ses doigts faisaient et défaisaient des nœuds complexes avec sa corde fine.

Il sentait son couteau peser dans la poche du côté de son pantalon.

Il resta encore vingt minutes immobile, absorbé dans les jeux de lumière et le sons divers et variés de la maison, lorsqu'il entendit l'eau d'une douche couler : la dernière étape avant que sa chérie aille se coucher.

     Lentement, sans aucun bruit, il ouvrit la porte du placard de ses mains gantées. Ses bottes ne firent aucun bruit lorsqu'il traversa la maison, les doigts posés sur son couteau. Il s’approcha de la salle de bain : il sentait l'humidité et la chaleur de la pièce à travers la porte. Il lui semblait qu'il pouvait même sentir le parfum de son savon, le goût de l'eau qui ruisselait le long de son corps encore jeune et ferme.

Elle chantait.

Il continua son chemin et entra dans la chambre de la maîtresse de maison : la pièce était dans un bazar complet. Une pile de vêtements posée négligemment sur une chaise menaçait de s'effondrer à tout moment, le petit bureau posé dans l'alcôve était jonché de papiers et de classeurs, et sa penderie était entrouverte, laissant apercevoir des vestes traînant par terre. Outre le désordre catastrophique, la pièce comportait une tapisserie vert pomme, un pan du mur complet recouvert de photos : dessus, des photos de Kya avec ses amis, Kya avec son ex-mari, Kya avec sa fille, Kya avec son chien. Kya en vacances à Rome. Kya en vacances en Corée.

« Kya, Kya, Kya… pensa-t-il. Tu crois que le monde t'appartient, que tu es le centre de ta vie. Mais ta vie, elle ne tient qu'à un cheveu. C'est moi qui décide si tu verras le soleil se lever sur ta pitoyable existence chaque matin. »

Sur sa table de chevet, trois livres sur le droit pénal étaient posés, non achevés et prenant la poussière depuis plusieurs mois. Son lit, lui, était assez imposant, avec son cadre en bois et sa tête sculptée. Sa couette était épaisse et comportait des motifs japonais couleurs rouge et blanc, assortie aux deux coussins à mémoire de forme. Richard posa un pied sur la moquette blanche épaisse et douce, avança sans un bruit, se coucha sur le sol et se traina sous le lit de Kya. Il allait passer la nuit à écouter le doux son de sa respiration, profiter de chaque petit ronflement, entendre les ressorts du matelas grincer à chaque mouvement : la perspective d'être aussi proche d'elle, de faire partie de sa vie sans qu'elle le soupçonne l'excitait intensément. Assez intensément pour faire taire les voix dans sa tête, mais pas pour longtemps : Richard savait que quand il allait aussi loin, le moment de passer à l'action suivait bientôt.

« Oh douce Kya, pensa-t-il, vas-tu te battre, vas-tu m'implorer ? Quel goût ont tes larmes ? »

Il pensa à sa douce peau, blanche et ferme. Il se l'imagina couverte de bleus. Puis maculée de sang.

« Quel bruit fera ta voix quand elle se cassera ? Tes beaux yeux, à quoi ressembleront ils quand ils seront vides, fixant le plafond ? »

     La pièce s'illumina lorsque la porte s'ouvrit. Il vit les pieds nus de sa poupée s'approcher - elle avait du vernis rouge, d'une profondeur délicieuse - puis le lit s'affaisser légèrement lorsqu'elle se posa dedans. Elle saisit un de ses livres, soupira puis le reposa. Elle éteignit la lumière, et le silence regagna la pièce, si ce n'est le son léger et monotone de sa respiration.

Pour Richard, la nuit ne faisait que commencer.

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