ACTE I : Fin de siècle
«Gloire à Dieu pour les choses bariolées,
Pour les cieux de tons jumelés comme les vaches tavelées,
Pour les roses grains de beauté mouchetant la truite qui nage ;
Les ailes des pinsons ; les frais charbons ardents des marrons chus ; les paysages
Morcelés, marquetés – friches, labours, pacages ;
Et les métiers : leur attirail, leur appareil, leur fourniment.
Toute chose insolite, hybride, rare, étrange,
Ou moirée, madrurée (mais qui dira comment ?)
De lent-rapide, d’ombreux-clair, de doux-amer,
Tout jaillit de Celui dont la beauté ne change :
Louange au Père !»
—Gerard Manley Hopkins.
Quel était donc l'homme auquel nous devions dire au revoir. Il vint m'ouvrir : je ne l'avais pas reconnu.
Que faisait-il dans sa robe de chambre vert bouteille nouée au dessus de sa chemise blanche, avec des petites lunettes rondes à la monture métallique, —le Dr. Herschel n’en avait pas des pareilles— pourquoi affectait-il cette béatitude bienheureuse de fumeur de pipe ? Son visage s’illumina lorsqu’il m’aperçut à sa porte, comme s’il venait de se remémorer un souvenir agréable.
«Eh bien Milan, ça par exemple, je ne t’attendais pas à cette heure, qu’est-ce qui t’amènes ?» Je n’avais pas remarqué à quel point il était tard ; on oubliait presque que les deux appartements n’étaient pas liés par un passage secret, mais je ne me souciais guère d’être impoli tant le sujet de ma visite me paraissait urgent.
«Rien, j’ai pressenti que je devais prendre de vos nouvelles, il y a trop souvent des adieux qui se perdent. Et puis, il y a deux ou trois affaires au sujet desquelles j’aimerais vous entretenir seul à seul. Je peux ?
— Bien sûr.» Il s'écarta pour m'ouvrir le chemin et referma la porte derrière moi en notant l'absence du Père, surpris du ton professionnel que je prenais envers lui : je devais lui imposer le respect si je voulais avoir une conversation d'égal à égal, peut-être l'avais-je compris trop tard ?
Nous nous installions dans le salon face à face, une tasse de thé fumante posée sur la table basse qui finirait froide et oubliée.
«Vous avez changé de lunettes, remarquai-je.
— C'est juste la monture. Le croiras-tu, j'ai tordu l'une des branches en marchant dessus l'autre matin, elles étaient tombées de la table de nuit lorsque j'avais tout renversé...» sentant qu'il en avait déjà trop dit il s'obligea à continuer. «J'ai eu un sommeil très agité la semaine dernière. Une fièvre comme je n'en avais pas eu depuis que j'étais enfant, je t'ai déjà raconté qu'enfant j'étais tout le temps malade ?
— À vrai dire docteur, j'espère ne pas vous offenser en vous disant cela mais je ne sais pas grand-chose de vous, et je dirais même que plus le temps passe plus vous devenez un inconnu pour moi tandis que je ressemble toujours plus à mon gardien.
Est-ce que cela vous irrite ? J'ai l'impression que cela vous irrite. Mais je ne veux pas être tout à fait comme Père Jara détrompez-vous, en venant ici je voulais vous dire que je voulais aussi être comme vous car vous m'avez toujours eu l'air d'un homme capable d’anéantir tous mes faibles penchants. Si seulement j'avais été plus comme vous peut-être que ma mère ne m'aurait pas cassé cette louche sur le crâne.
Maintenant cependant, je vous vois et je change d'avis car je vous trouve l'air heureux, et je soupçonne que la cause de votre bonheur soudain est quelque-chose de dangereux, dès lors vous êtes dangereux pour vous-même —et c'est pour cela que vous devenez dangereux pour les autres. Pensez-vous que ma mère m'ait frappé parce-que j'étais méchant comme vous ? Je regrette que vous ne l'ayez pas rencontré avant sa folie, je crois que vous, vous auriez su dire.
— Ce que je crois, Milan, c’est que tu es tout à fait comme Jara pour ce qu’il a de pire en lui. Tu ne peux pas le voir ni tu ne le soupçonnes car il te rassures. Il te dit que tu es bon et tu le crois, mais tu reconnaîtras un jour ce qu’il t’as fait et tu le regretteras. Voilà dix ans qu’il me repète que je suis heureux, je l’attendais aussi de toi mais pas si tôt ; je ne me suis pas trompé.» Il se leva de son siège et quitta sa robe de chambre, le visage perlé de sueur. À mi-voix il pesta : «Mais pour qui vous vous prenez.»
Je remuai en silence ma petite cuillère argentée dans le liquide trouble, j'ajoutai toujours du lait ou du sucre, il ne m'en avait pas proposé. L'infusion laissait un goût âpre sur la langue.
«Tu sais que je vais partir bientôt ? Pour l'Allemagne, il y a des gens que je dois rencontrer là-bas.
— Je vois.
— J'aurais préféré ne pas y remettre les pieds, je déteste ce pays, mon ex-femme y est retournée après notre divorce. C'est elle pourtant qui avait insisté pour que nous nous rapprochions de sa famille.»
… Qui est morte dans des circonstances mystérieuses : la mère, retrouvée étranglée dans son lit. Le père, au fond d’un fossé en forêt, et son frère victime d'un accident sous les sabots d'un cheval. C’était l’un des rares détails que je connaissais sur sa vie, ainsi que le fait que quelqu’un avait tenté de le noyer dans un lac.
«Qui sont donc ces gens qui vaillent à ce point la peine alors ?» Il avait réussi à attiser ma curiosité.
«Quelques collègues en médecine, un étudiant.
— Qu’est-ce qu’il étudie ?» Ma question lui tira un rictus, je retrouvais enfin le docteur que j'avais toujours connu.
«Il fait des arts libéraux.» Qui sait de qui il se moquait.
—
Nous attendions des mois, le Père Jara et moi, pour l’arrivée de nouveau évènements. Notre routine nous étouffait, secrètement, alors je rendais visite à ma soeur, inquiète au sujet de mon frère qui se trouvait toujours impliqué dans de petites guérillas dans des usines. Je me gardais de lui avouer qu’Ilya marchait à mon avis dans les pas de notre père —elle ne voulait plus parler de lui depuis son arrestation—. Si ce dernier était un fier admirateur du Tsar, Ilya quant à lui était indépendantiste, mais c’était du pareil au même ; ils aimaient avoir des ennemis et chantaient d’autant plus fort la mélodie de leur coeur qu’ils étaient mis aux arrêts.
C’était par affection que je la grondais de s'inquiéter d’Ilya. Car comme un enfant, avait peur du noir : il saurait trouver le lit de ses parents et faute de parents, il irait dans la chambre de ses frères et sœurs.
Il arriva enfin un bon matin où Jara m’interrompit dans le compte-rendu que je lui faisais de la presse du jour. Nous nous étions levés tôt, la journée était encore jeune, de sorte qu’il jugea favorable de m’inviter à l’accompagner quelque-part. J’avais l’habitude de le suivre dans ses excursions, que ce soit dans le village d’à côté ou dans toute la paroisse, mais il semblait cette fois qu’il avait d’autres projets à l’esprit.
«J'espère que cela ne te dérangerait pas de revoir Herschel,» commença-t-il, conscient de l’effet qu’un tel nom avait sur moi.
«Il t'a écrit ?
— Oui, c'était prévu, je t'expliquerais ce point-là en temps voulu, mais il a tenu à nous inviter formellement à une rencontre.
— Ah, il a ramené l'étudiant alors.
— Je vois que tu en savais davantage que moi.
— On peut dire ça. Où allons-nous ?
— Nous partons oui, c'est de l'autre côté de la frontière. Je ne t’ai jamais parlé de l'institut de la Donskaïa, si ? Pas mal de choses vont changer d’ici quelques mois. Tu es grand, maintenant, libre à toi de décider si tu veux me suivre ou si tu préfères rester auprès de ton frère et de ta soeur. Je vais intégrer l'enseignement là-bas à la demande d’un vieil ami, qui est l’actuel directeur, d’ailleurs.
— Je vois… Sans offense, mon Père, tu y seras sûrement plus à ta place que dans un confessionnal.
— Les sermons, ça passe de mode, il est temps de rénover l’éducation ! Attends un peu de voir avant de me charier. Oublie ces torchons,» il pointa du doigt les journaux pliés devant moi sur la table, «tu me diras ce que tu en penses.»
—
Ce que je pensais de Jakob Roijakkers ? Mon premier coup d’oeil sur sa personne porta en soi quelque-chose du sacrilège, du tabou divin : moi, l’image d’une idole façonnée par Père Jara et lui, une sorte d’iconoclaste. Immédiatement, j'ai su qu'il serait haï par tous les dieux de l'univers, et un jour par moi… mais pas pour le moment.
—
À notre arrivée après plusieurs heures de train et de voiture, Père Jara et moi recevions l'accueil du Dr. Herschel. Celui-ci n'avait pas changé hormis qu'il se frottait machinalement les épaules à chaque bourrasque de gel que la montagne nous soufflait. En effet l'hiver s'amorçait et il avait fallu quitter les champs de terre nue et dure pour emprunter les routes gelées.
On avait acheminé au sein d'une forêt de pins bleutés, les corneilles faisaient pleuvoir des épines et une fine pellicule blanche venait saupoudrer les sommets et les troncs abattus par les bûcherons. Avec l'altitude, la boue laissait place à des plaques glissantes puis, au moment inattendu où on ne pensait plus au reste du pays, à une route de pierres pavées enfoncées par l'usage profondément dans le sol.
La Donskaïa, qui était officiellement un lieu d'enseignement privé religieux, avait hérité ses bâtiments d'un ancien monastère qui, un peu à l'exemple de l'abbaye de Cluny, a été "ruiné par son succès". Une fois le lieu agrandi avec faste et popularisé par les siècles, les vieux bâtiments furent rachetés par un seigneur quelconque qui se destinait aux voies de Dieu, et celui-ci en fit un lieu de formation important. Néanmoins, ajouta Père Jara qui avait profité de la route pour me cultiver au sujet de l'institut qui nous invitait, la Donskaïa a depuis encore changé de vocation sous ses dirigeants actuels. Il n'est plus seulement question d'enseignement en tant que tel mais d'accueil et d'éducation.
«Les jeunes gens y ont la particularité d'être...
— Des réfugiés ? suggérai-je.
— Pas uniquement, d’autres y sont envoyés par leur famille, comme à un pensionnat, mais ces gens-là n’appartiennent pas à la même société que toi et moi. Ils oublient qu’à la sortie, ils se retrouveront à nouveau seuls dans le monde…
— Un peu plus que des hommes et bien en dessous des anges ?...»
C’est bien ainsi que je décrirais à première vue le «jeune ami» du Dr. Herschel. Nous devions nous retrouver au moment de la réception, mais par chance le docteur l’avait aperçu au loin, et s’était détourné pour nous le présenter. Cela ne paraissait pas nécessaire tant le concerné n’avait pas l’air d’un arrivant. Nous dûmes marcher jusqu’à lui, car il se tenait au milieu d’un pont noir, en pierre volcanique, qui tranchait avec les couches de neige qui recouvraient le paysage environnant. Il était légèrement penché en avant, les bras croisés en appui sur le rebord. Il paraissait plongé dans une contemplation très studieuse de ce qui pouvait se produire au niveau du cours d'eau.
En outre, il ressemblait à une peinture d'histoire.
Nous n’osions l’interpeller, au lieu de quoi nous nous rapprochions avec une humble curiosité pour découvrir des enfants assez légèrement vêtus en vue du temps s'accroupir près de l'eau pour remplir des arrosoirs métalliques. Ils se relevaient ainsi, la mine sérieuse, absorbés par leur travail, en soutenant la hanse à deux mains afin de les transporter jusqu'à ce qui s'apparentait à une serre.
«Messieurs,» dit-il en Allemand, que je comprenais du reste, «regardez donc faire cette petite. Ici.» D'un geste du regard, l'homme du pont indiqua sur l'autre côté de la rive une fillette d'une huitaine d'année à genoux sur sa jupe bleu marine. Elle s'apprêtait à cueillir un perce-neige de ses mains rougies et potelées.
«C'est bienheureux qu'elle l'ait trouvé. Elle ira ainsi rejoindre ses amis en tenant la fleur au creux de ses paumes, à peine attentive à ne pas être remarquée du concierge qui balaie les feuilles dans la cour. Elle n'aura pas vu, à deux mètres sur sa gauche, le lièvre blanc mort mais encore tiède qu’une fouine a décapité. Si l’on agit, le laisser à l'air libre ou l'enterrer sous terre, attendre que les eaux montent et que le courant l’emporte, le lièvre aurait disparu de notre vue. Pourquoi cueillir le perce-neige, lui bien vivant, qui vient de pointer de sous-terre ? Pourquoi tant d'efforts pour pousser, seulement pour empêcher une petite fille de pleurer ?
— Ce dilemme pourrait porter ton nom, Jakob, fit remarquer le Dr. Herschel, sans considérer sa question pour elle-même.
— Lequel donc ?
— Parler ou se taire, proposais-je doucement, cela ressemble à un cauchemar.
— Oh, c'est très bien.»
Le Père Jara, jusqu'ici sur la réserve, nous regarda tour à tour. Puis, avec l'air d'un homme qui a déjà une bribe d'idée, il demanda : «Avez-vous déjà une réponse à l’esprit ?»
Je crus que Jakob—comme c'était ainsi que le docteur l'avait nommé — allait grimacer, mais au dernier moment il adopta un de ces rares sourires très slaves qui ne connaissaient rien d'anodin.
«Devrions nous parler ou nous taire ? “λεγοιμεν και σιγειμεν;” Connaissez-vous ? C'est tiré de l'Apologie de Socrate, ne pensez-vous pas que quelques soient les conséquences, le silence paraît toujours plus effroyable ? C’est pourquoi il doit boire la “σιγή” (c’est-à-dire silence). À choisir, pour sauver Socrate, préfériez-vous parler pour lui ou vous taire pour lui ?
— En acte, sans offense,» dans mon esprit cela n'avait vraiment rien d'une insulte, «vous m'avez l'air vous-même plus enclin à choisir le silence. Si j'en crois votre anecdote au sujet de la petite fille vous savez que se taire c'est agir et qu'en ne faisant rien vous donnez votre consentement à ce que la fillette ramasse le perce-neige qui venait d'éclore tandis que le lièvre était déjà mort. C'est la configuration dans laquelle vous vous êtes trouvé qui vous a disposé à la cruauté alors que la scène elle-même était tout ce qu'il y avait de plus innocent... toutes les tragédies naissent du même bourgeon.
— Maintenant, y a-t-il quelque-chose que vous n'osez pas dire ?
— ...Comment résister ?
— À la tragédie ? Je n'ai de passion ni pour les perce-neiges ni pour les lièvres, dès lors ils n'ont aucun poids sur mon destin, et je n'ai aucune raison d'aller enterrer le lapin si c'est ce à quoi vous pouvez faire allusion.
— Vous résistez certes à la tragédie mais pas à la cruauté si vous ne respectez pas les morts.
— Je ne respecte pas les morts mais je respecte leur mort nécessaire. Vous, que je ne connais point, vous parleriez certes en défense de Socrate, en revanche je ne sais pas si vous sauriez vous taire.»
Une lueur froide fit étinceler ses yeux noirs sous des lunettes aux verres opaques teintés, comme un double vitrage derrière lequel s'abritait son âme. Ou bien ne croyait-il qu'au souffle ?...
L’humeur du vent mêlé de glace frappa le courant qui nous envoya l'une de ses vagues, subitement habité des tourments de la mer. Les enfants étaient déjà rentrés, nous nous pressâmes loin du pont, loin de la voiture, dans quelque lieu oublié de la Russie sinon de deux Ukrainiens, d'un Autrichien et d'un Allemand. Et nous nous tenions déjà compagnie tel quatre vieux copains.