Quiconque avait suivi les sentiers boisés menant à l'institut avait d'abord été imprégné par ses airs de forteresse ; une épaisse muraille en pierres rongées posait les limites de la propriété, au-dessus d'elle s'élevaient des rangées d'arbres dont le tronc massif barrait la vue même à la saison morte. Passant enfant à côté des demeures de cette mode faisait immanquablement germer dans mon esprit des fantaisies de jardin secret, mieux encore si celles-ci —l'institut n'y a pas manqué — dressaient devant leur entrée principale le portail d'un Versailles antique. Quoi d'autre ? Une sortie à la dérobée, une fontaine dans la cour ? Je l'avais remarquée en traversant le pont dans la précipitation : ornant le bassin, un corps de statue gelé, une créature, un monstre ? Des pattes puissantes qui de loin auraient pu appartenir à un lion comme à un cheval. Il y avait aussi un torse d'homme dénué de tête. Même si Saint-Daniel dans la fosse aux fauves avait échappé au supplice de finir déchiqueté grâce à la force de sa foi, j'avais du mal à croire qu'on ait laissé un lion dévorant un homme à la vue d'un moine qui travaillerait à sa fenêtre.
La seule porte qui m’eut donné l’impression de pouvoir être poussée en toutes circonstances était celle de la basilique de K… Là où, le crâne ouvert, j’ai failli me laisser partir, et là où j’avais rencontré pour la première fois Père Jara. Si l’appartement du Dr. Herschel était son lieu de culte, j’avais toujours davantage associé Père Jara à son église, car c’était là où, en réalité, il se sentait le plus chez lui.
Une petite porte de bois verni en arc brisé se présentait à nous. Nous n'étions pas passés par l'entrée officielle, nous ne l'avions pas voulu, ou peut-être n'avions-nous pas fait attention. L'institut s'en souviendrait ; il se souvenait toujours de ses visiteurs. Une petite visière s’ouvrit derrière la grille et la clef avait fait un tour dans le verrou. De qui scrutait-on donc l'arrivée ? Il y avait de l’inquiétude, vue la précipitation de la manœuvre. Nous enlevions nos chapeaux en jetant des remerciements à l'aveuglette, et c’est en regardant en-dessous que nous trouvions le garçonnet qui nous avait ouvert. Lui-même ne faisait pas attention à nous, s'étant glissé dans notre dos il appela :
«Michelle ? Michelle, tu es là ?» Le silence qui lui répondit le glaça plus que la bourrasque. Il se tourna vers nous :
«Excusez-moi messieurs, vous êtes des visiteurs ? Vous n'auriez pas vu une fille de mon âge vers la rivière ? J'ai peur qu'elle ne soit allée sur l'autre rive, c'est interdit mais vous savez...» Le petit pâlissait un peu plus à chaque mot quand des pas se rapprochèrent dans le régulier «floc, floc» des flaques de neige fondue.
«Michelle !
— Ivan, viens rentrons.» La petite avait un air mortifère et les yeux rouges mais le dénommé Ivan ne sembla pas s'en apercevoir ; me revint la vitrine du docteur, ma première visite dans l'écume du sang, les oreilles d'un lapin, les gémissements agressifs de ma mère... «Les papillons ne sont pas des vrais.» Il ne mentait pas sur les choses qui faisaient de la peine.
Étions-nous tous coupables, ou bien tous innocents ? Cette tournure aurait pu être évitée par une simple intervention de notre part, pourtant nous décidions de ne pas revenir sur le méfait de notre propre retranchement. Ce n’était qu’une vision…
En empruntant le même passage que les enfants que nous avions vu au bord de la rivière nous nous attendions peut-être à déboucher sur un corridor, un hall d'entrée, mais non pas une petite réserve comme celle-ci où semblaient avoir été entreposés des vestiges de meubles ; des chaises en liège trouées, des pieds de tables dévissés, un bureau d'ébène exhibé de ses tiroirs soigneusement empilés sur son plateau, un globe terrestre en croissant de lune ainsi qu'une pendule dont le mécanisme couinait sans relâche dans un bruit de ressort.
«Nous devons être du côté de l'atelier,» remarqua pertinemment Père Jara «il me semble qu'ils forment aussi pas mal d'artisans et de restaurateurs.
— Ah, vous étiez déjà venu alors ?» s'enquit le docteur. Père Jara fut lui aussi pris de court par le vouvoiement inexpliqué. À quoi jouait donc Herschel ?... Il se ressaisit :
«Oui une fois, il y a assez longtemps. Je prévoyais de refaire une visite, à la demande du directeur (qui est un ami à moi), quand je reçus ta lettre.»
Je lançais un regard à Jakob mais ce dernier ne paraissait pas le moins décontenancé par cet échange. Percevait-il les différents niveaux de compréhension qui se superposaient, les sous-entendus ? Son attitude générale révélait un homme qui choisissait judicieusement les conversations auxquelles il participait. Ç'aurait été une erreur de ma part toutefois d'imaginer qu'il nous portait peu d'attention : il avait incliné la tête pour mieux voir l'intérieur du globe brisé au niveau du continent eurasien (voilà un signe qui ne trompait pas) mais son attention se recentra sur nous quand le docteur m'interpella, comme si cela eut été son propre nom.
«Milan doit le savoir ; je reviens d'Allemagne avec des collègues de l'université de Heidelberg dont Jakob ici présent a eu l’occasion de faire la connaissance. Ils attendent de faire ta rencontre, mon cher Jaroslav, dans le cadre de la promotion de nos étudiants. J’espère que tu ne les décevras pas, ils sont très impatients de te voir.
— Je regrette de ne pas avoir retenu tant de détails…» répartis-je d'un ton soupçonneux. Le docteur fit une fois de plus l'oreille sourde et nous invita à sa suite dans un couloir dallé longeant une cour intérieure à ciel ouvert.
Il n'y avait qu'un nuage dans un ciel de grisaille fine qui dissimulait le soleil. Un cumulonimbus ; «un nid de dragon» comme les appelaient mon père, car ils ressemblaient à une pelote d'éclairs. La température avait baissé brutalement et nous étions de plus en plus pressés de rejoindre le fameux lieu de réception où nous étions si avidement attendus.
Ivan et Michelle avaient disparu sans nous donner leur destination, sans se préoccuper de nous, dans le complexe que formaient les bâtiments de l'institut. Nous étions rentrés par une aile annexe et le couloir que nous faisait emprunter le docteur paraissait tout logiquement mener vers le centre.
—
Il n'y avait plus à douter que nous avions trouvé l'endroit où était organisée la réception, quoique nous faisions partie des derniers arrivants. Dr. Herschel semblait satisfait, autrement je ne lui connaissais pas tant d'entrain et d'esprit d'initiative.
Encore quelques dizaines de personnes occupaient le hall, montant et descendant des escaliers en marbres tandis que de grandes portes menant à un auditorium avaient été ouvertes. La moyenne d'âge devait se situer autour de quarante ans grâce à une proportion parfaite de jeunes et de vieux au col repassé, brossés les uns comme les autres avec le soucis du détail et les manches trempées dans l’eau de Cologne.
Ici plus de ruines de l’ancien monastère, ni d'enfants en bottes de pluie (où pouvaient-ils donc être passés ?). Les tapis pourpres avaient remplacé les sols boueux et les fenêtres avaient pratiquement disparu, néanmoins l'espace déployé par des murs en pierre claire soutenait un haut plafond couvert de bas-reliefs à la mode de l’Escalier Mollien, illuminé de si bonne heure par des petits lustres, offrant l'illusion d'une lumière naturelle. Les fresques murales d'antan avaient été préservées par le soin de conservateurs formés dans l’institut, à l'exemple typique de celle de la voûte aux teintes chatoyantes des chœurs orthodoxes.
«L’accent placé sur leur société est assez prestigieux, pas étonnant que l’endroit ait pu prospérer aussi longtemps.» C’était Jakob. Se forçait-il à parler ?
«Vous dites cela, répliquai-je, mais que pensez-vous qu'il advienne de ceux qui partent quand on les a contraints à penser si longtemps qu'il valait mieux vivre en communauté restreinte ? Pourquoi partir si c'est pour se réunir finalement avec ses frères et ses sœurs de l’institut ? Comment ne pas s’ennuyer dans un monde ancien lorsqu'on a découvert une nouvelle civilisation ?
— Eh bien, reprit Jakob, que fait-on jamais dans le monde, Mein Herr, ici comme ailleurs ?
— Je fais des questions, ça m’amuse. Est-ce que pas hasard, vous faites des réponses ?
— Hah, je crains que non.» Nous pourrions peut-être jouer, en fin de compte.
—
Une voix s’éleva : «Ah, c’est vous docteur !»
Quelqu'un s'était levé de son siège avec élan. À leur tour, un second homme et une femme se redressèrent et vinrent ouvrir un demi-cercle autour de nous. La femme —une blonde qui entrait tout juste dans la fleur de l’âge— resta au côté de son compagnon qui ne se semblait pas être son mari. Ce dernier arborait une cinquantaine d'année, conscient de sa prestance et avec une certaine théâtralité du geste.
Le Dr. Herschel ne prétendit même pas d’affecter la moitié de l’amabilité affable que lui témoignait celui qui l'appelait familièrement «docteur», petit et sec comme un pruneau avec un visage plutôt couleur abricot.
«Allons quoi, Willem, vous venez me voir pour votre sciatique ?
L'autre ria quand-même en grinçant.
— Ah, si j’avais dû vous attendre ! J'aurais plus tôt fait de demander à Abraham.» Il parlait apparemment de l’homme à sa droite.
«Vous saurez pour la prochaine fois. Mais c’est plutôt bienheureux que vous soyez venu, vous auriez manqué la visite de notre révérent Père Jaroslav, hiéromoine de la paroisse de K… dans l’oblast de Kharkiv.»
Jara leur servit un de ces saluts modestes et bienveillants que l'on attendait de lui, ainsi que sa bénédiction. Même quand je faiblis et qu'ils me dégoûtent je veux quand-même défendre l'homme de sa colère. La femme lui rendit son respect, puis l'homme qui l'accompagnait demanda :
«Comment devons-nous donc nous adresser à vous, mon Père ?
— Comme il vous conviendra le mieux, répondit Jara.
— C'est charmant. Et qui est, si je peux me permettre, le jeune homme qui vous accompagne ? C'est votre élève ?
— Entre nous nous aimions parlez de disciple, mais il serait temps de dire que Milan Pavlovitch a ses propres vues.» Il me lança un regard approbateur. «Un jour il passera maître. C'est un parcours en soi, voyez par exemple que l’on peut devenir docteur en médecine sans devenir maître…
— C'est dire que vous ne voyez pas la médecine comme une maîtrise,» souleva la femme à qui la critique n’échappa pas, amusée.
«Ce n'est pas celle dont je parle, trancha Frère Jara.
— Venez donc, vous aurez encore le temps de changer d'avis.
— Mademoiselle ?
— Hermania. Je suis l’assistance du psychiatre Dr. Abraham Liebe à mes côtés.»
Sur ce fait, nous continuions tous les sept jusqu'à l'auditorium, hormis Hermania qui nous quitta en nous priant de l'excuser avant de monter les escaliers.
Les balcons étaient déjà remplis par les invités de marques ainsi que des hauts-placés de l'institut. Le Dr. Herschel et ses deux collègues échangèrent un mot avant que ceux-ci ne le quittent pour se rapprocher de la scène. Herschel nous incita ensuite à nous asseoir dans une rangée proche encore vide qu’il avait dû réserver pour notre venue.
Père Jara avait les mains crispées. Il n'avait qu’une soixante-dizaine d’années pourtant le bleu saillant de ses veines semblait avoir coagulé en hématomes étranges sur ses avant-bras. Malgré ma bonne volonté, je ne comprenais pas son émotion actuelle ni la raison pour laquelle Herschel l’avait incité à m'emmener avec lui, ni rien de ce qui s'était dit ni des personnes que nous avions rencontrées. Tout cela m’échappait. Il auréolait autour de moi et me faisait baigner dans une lumière qui me donnait un sentiment de bien-être et de sécurité. Le Dr. Herschel avait insisté, lors de notre dernière entrevue, que le Père Jara était dangereux pour moi ; en ce jour présent ce fut pourtant Jara que je sentis en danger. Nul n'aurait su ou voulu me dire pourquoi, quel était le piège, et si ma présence ici constituait finalement pour lui une garantie ou une menace.
«Vous vous sentez bien ? lui dis-je tout bas.» Il pressa mon bras de sa main tiède, mais avec ma veste je ne sentais que la fermeté de sa poigne. J'insistai :
«Devrions-nous partir ?
— Pourquoi, il faut que tu voies la situation dans laquelle nous sommes.
— J’espère avoir tort mon Père, mais de ce que j’ai vu jusqu’à présent je crains que cette situation ne vous aie dépassé depuis longtemps.
— C’est vrai. Cela veut-il toutefois dire que nous ne puissions rien y faire ? Les hommes ont depuis toujours entrepris des luttes contre plus fort qu’eux, autrefois ils guerroyaient même avec les dieux. Le Soleil t’attaque, bats-toi du côté de la Lune et vice-versa." Mais la Lune, Jakob avait regardé à l’intérieur, est en mille morceaux. Je retournai sa maxime :
«Invente-toi un allié puissant et brandis-le car tu es seul dans tes plus féroces combats.» Elle sonna beaucoup plus juste. Mes lèvres frémirent en la prononçant.
Je remarquai en recalant mon dos contre mon dossier que Jakob nous avait observé —et vraisemblablement écouté—. Il ne se déroba pas, l’expression de son visage insondable. Tout me portait à croire qu’il devait en savoir davantage que moi, que Père Jara même, mais je ne parvenais pas à me décider s’il était assez vil pour jouir de cette supériorité. En revanche, j’étais certain qu’il avait suffisamment d’esprit pour la garantir quoi qu’il en coûte. Qu’il aille au diable.
—
Un homme appartenant à la chair de l’institut s’installa pour prendre la parole sous tous les regards de la salle. Il fallait se douter que cette date marquait quelque-chose de singulier sur le calendrier ; mais voilà que contre toute attente il commença par un éloge funèbre. J’eus honte de l’apprendre, quoique je n’eus aucun moyen de le savoir à l’avance : l’ancien directeur venait de décéder dans les dernières semaines. Père Jara lui-même afficha une surprise affectée : «Vous le connaissiez bien ? demandai-je.
— Oui, quelqu’un de très droit, je l’estimais beaucoup. Une grande perte, vraiment.»
Pendant la minute de silence je me rendis bruyant de mes regards ; il plana, on peut le dire, un silence de mort. Toutefois, à mesure que les secondes s’écoulaient une sensation d’étouffement m’oppressa, tandis que je voyais Jara pâlir, des sourires s’assombrissaient comme des fleurs fleurissant à l’ombre.
Quelques visages prirent un air fantomatique, n’était-ce pas la réaction normale ? Les autres affichaient une plénitude franchement brutale, pourquoi espérais-je les voir gémir et retenir leurs larmes ? Je n’avais pas revu Franz troublé depuis notre soirée avant son départ, il scrutait les réactions de Jara et semblait incroyablement réjoui parmi tous. Je lui avais parlé similairement, en des termes assez durs qui m’étaient venus naturellement sans pour autant m’appartenir ; je l’appréciais plus dans sa douleur. Car il était un homme à avoir une raison de souffrir, quoiqu’elle fût. Ce qui l’animait désormais, ce n’était pas un vrai bonheur et l’en éloignait davantage encore. Il me paraissait pitoyable.
Ce pauvre homme mort hier, qui avait des ennemis sans doute, n’était-ce pas l’héritage de notre instinct le plus primitif que d’avoir de la pitié pour lui et sa famille ?...
Sur le balcon qui leur était consacré, il me sembla alors apercevoir Hermania avec un enfant dans les bras, enveloppé d’une couverture, un nourrisson aux yeux bleu vif plantés dans le vide. Il ne pleurait pas ni ne semblait intéressé par le biberon de lait en verre qu’on lui présentait. Hermania (elle avait l’âge d’être sa fille, se pouvait-il ?...) n’avait pas de larmes non plus, c’était le même petit visage que tout à l’heure lorsqu’elle se tenait aux côtés d’Abraham, bien que maintenant il était dévasté. Ses cheveux avaient été lâchés et retombaient tristement. Plus humains encore que la pitié étaient la perdition et la mémoire.
Il était désormais question de l’entrée en fonction du prochain directeur. Je ne doutais pas que la question était d’une importance cruciale et méritait d’avoir été déjà réglée, quoique cela paraisse déplacé en de telles circonstances. On attendait qu’il soit annoncé. Père Jara leva les yeux au ciel, bien solidement couvert d’une fresque, plus saisissante encore, de la grande Tribulation— lorsque fut prononcé le nom inattendu de Stanisław Jankowski.
Comment pourrais-je l’oublier ? Il m’avait sauvé la vie. Pourtant je ne cessais de répéter malgré moi : «Mais qui est-il ? Mais qui est-il ?» En effet lorsqu’il monta sur l’estrade, salué par ses partisans, je compris le sens de la prière de Jara : «S’il faut attendre nous attendrons, sauvez cet homme et sauvez-nous mon Père.»
La majorité de l’assemblée partit dans un élan d’euphorie, on ne rêva que de se lever et d’aller faire sauter des bouchons en liège dans la salle de réception, mais il n’était pas encore l’heure. L’orateur de tout à l’heure réclama le silence avec une certaine complicité qui me déplut de lui, (il avait, après tout, prononcé l’oraison). Quelques gens avaient un mot à dire au nouveau directeur.
Et ce serait lui, le nouvel adjoint de Jankowski, qui ouvrirait le bal. Il poussait le mauvais goût encore plus loin en parlant de lui-même à la troisième personne.
Apparemment le mot du directeur avait été placé à la fin, chose étrange puisqu’il venait d’être nommé. De plus, l’adjoint commença son discours par mille remerciements envers celui qu’il n’avait pas dû être si facile à convaincre, et après une longue transition il revint sur le propos même de son oraison de tout à l’heure :
«Dès aujourd'hui M. le directeur, il est de votre responsabilité de ne pas me laisser errer dans l'erreur —et vous me corrigerez sur ce point j’en suis sûr— mais je suis d'avis qu'il est de la plus grande indélicatesse de me faire professer un éloge funèbre en l'honneur de feu M. l'ex-directeur Mikhail Petrovich Bolkonski et de sa famille le même jour que la célébration de votre nomination.
Est-il bien juste de pleurer et d'applaudir à la suite ; est-il juste de réunir dans une même pièce, un même jour, ceux qui ne peuvent que faire que l'un ou l'autre ? Pourtant voilà que c'est ainsi que nous procédons et je me plie aux nécessités de ma nouvelle fonction. On ferait habilement remarquer que l'Homme est un animal bien optimiste de ne pas plisser le front face à la cruauté de sa condition. Ceux qui l'ont compris sont les premiers à applaudir : toutes les choses ont un temps et la roue tourne. Ceux qui pleurent objectent : ô Fortuna qui fait tourner la roue ? En effet M. le directeur, en ce grand jour je me place du côté de ceux qui pleurent car M. l'ex directeur a été empoisonné et cela se sait très bien.»
Des éclats de voix exprimèrent une consternation générale. M. l'adjoint leur fit face bras ouverts avec une expression ambiguë d'innocence bouffonne.
«Qui dit, qui dit ? reprit-il. Pour les détails, je vous prierais de consulter nos collègues allemands, prêts à différer quant à leur diagnostic. Passons s'il-vous-plaît, vous n'y verrez pas d'inconvénient, à l'intervention du Dr. Willem Behrmann et du Dr. Abraham Liebe.
— Comment voudriez-vous que nous appelions cela si c'est un homme ? commença Abraham. À moins qu'il convienne à tout le monde, sans exception, de dire qu'il a été rappelé là-haut par une simple fuite de gaz, dans ce cas j'ai moi-même une contestation...
— C'est un crime, Dr. Liebe ?
— J'allais le dire ! Quelle loi le dit ? Elle ne saurait mentir tant que personne ne l'invoque mais il n'y a pas de médecine sans médecins ni de vérité sans détracteurs, il n'y a crime sans hommes et...
— Le Seigneur doit aimer tuer puisqu'il le fait tout le temps.
— Et oui ! C'est une contestation ! Comment pouvez-vous dire cela, Mein Herr, tenez-vous donc. Savez-vous que la psychiatrie a plus souvent tâche à s'occuper des victimes que des malfaiteurs ?
— Quid de la justice ?
— Ne pensez-vous pas que cela revienne un peu au même que la médecine ? Rappelez-vous la théorie des humeurs : la santé c'est l'équilibre, prenez votre poul, c'est la moyenne. Le seul maux que l'on refuse jamais de souffrir, c'est l'injustice : on veut une compensation. Mais à y bien penser toutes nos souffrances sont-elles toujours éthiques ? Il saurait être probable que quelqu'un nous tire au fusil comme des lièvres pour son bon plaisir.
— Voici qui me rappelle le souvenir d'une de mes promenades en bicyclette ; je roulais le long d'une route pas mal fréquentée quand je vois un écureuil sur la chaussée essayant de tirer le corps d'un deuxième comme lui qui avait dû se faire percuter. Le temps que je m'arrête et que je fasse demi-tour le premier s'était enfui et l'autre n'avait pas bougé d'un pouce alors je l'ai déposé dans un tas de feuilles mortes et je suis sitôt rentré à pied.
— Nous souffrons de cette tendre et même camaraderie au sein de notre espèce, le mal d'autrui nous est insupportable.
— La douleur de la famille de M. l'ex-directeur vous incombe d'un devoir, n'est-ce pas M. le directeur ?
— En revenant sur la remarque antérieure de M. l'adjoint, intervint Jankowski, il n'est jamais question en applaudissant d'oublier que nous avons pleuré. Je tiens à sacraliser la personne de feu M. l'ancien directeur comme indissociable de notre institut. Si celui-ci n'a pas choisi de nous offrir son sacrifice, nous avons d’autant plus intérêt à faire justice à son héritage. Je place mes espoirs dans notre collaboration avec nos collègues professeurs et académiciens de l'université de Heidelberg et de leur correspondant de l'empire russe, le Dr. Franz Herschel...»
Chose singulière, ce dernier était encore assis avec nous, entre moi et Jakob. Il se leva et avec la tranquillité d'un fauve tapis dans l’ombre, il fit signe à Frère Jara de le suivre tandis que Stanisław Jankowski récitait sa tirade.
Sur l'estrade le Dr. Herschel s'avança aux côtés de celui qui l'avait invoqué tandis que le Père de l'église resta en retrait auprès des collègues Allemands. Pour l'un comme pour l'autre, bien que nos sièges n'étaient qu'au second rang, le chemin fut l'occasion d'une ample réflexion et d'un revers d'attitude : l'extase et l'effroi n'étaient que colère et chagrin ; exprimés par leurs neutralités respectives. Tout ce spectacle me donna une aigreur que je n'aurais su chasser ; Herschel et maintenant Jara… ils se comportaient comme s’ils avaient une corde autour du cou.
C’est le Dr. Franz Herschel qui prit la parole :
«Voilà qui est malheureux à dire, mais je ne vais pas vous cacher la mauvaise impression que m'a faite notre institut après dix ans. Partout, je retrouve les mêmes raisons qui ont motivé mon départ, comme les résidus de la misère ancienne qui parasitent la vie des gens modernes. Se peut-il que pendant dix ans, elles n'aient dérangé personne ? M. le directeur aimait particulièrement ces fondations dans leurs couleurs automnales. C'est même pour elles que je reviens, et je ramène l’un des piliers les plus anciens de la Donskaïa.
Vous le connaissez, membres de notre digne société, le Père Jaroslav Arkadievitch, hiéromoine de la paroisse de K... qui vient, après des années de loyaux services au nom du Père, déposer sa croix en personne et réintégrer à nos côtés le monde séculier.
Non, nous n'avons pas le droit d'ignorer la décadence pour toujours ; pendant un siècle et demi après sa fondation, la société de la Jurisprudence est venue promouvoir dans cet institut-même une éducation tolérante fondée sur les arts libéraux, avec toujours pour utopie l'apaisement des souffrances humaines par le progrès de l'homme.
De quand date le sommeil dogmatique qui justifie la “bonne souffrance”, “salvatrice”, qui si paradoxalement distille le courage ? La méfiance de la médecine, des sciences, n'est plus de notre siècle, et l'enseignement dispensé entre ces murs motive à accepter un mal que l'homme moderne devrait refuser. Je ne souffrirais plus devant Dieu mais devant la loi des hommes."
Il ne professa ses dernières paroles que dans un murmure destiné au Père Jara tel qu'il était divin pour la dernière fois, avant sa seconde naissance parmi les hommes ; plus misérable et plus solitaire que la première. Franz aurait voulu arracher cet ami à son dieu, il ne pouvait que le tirer hors de sa maison. À son teint blême il ne se croyait pas encore capable de commettre un mal suprême impunément. Il ne croit pas pouvoir devenir Dieu en infligeant un châtiment, pas encore. C'est humain de vouloir tester les limites de son pouvoir ; je ne croyais pas, par exemple, que nous possédions celui de tuer.
Quand le silence eut empli la salle, l'attention générale se fixa sur le Père Jara ; son ample robe aux carmins sans éclat pesait sur ses épaules, il marcha, de sorte que sa main d'une pâleur surnaturelle flotta pour saisir celle, crispée, de Franz dans les siennes. Savoir écouter un leçon de toujours comme la première fois, rappelait-il quelquefois. Une voix plus vieille, caverneuse, que celle que je lui connaissais sorti de sa gorge. De ses yeux s'écoula une source neuve.
“Безумне, окаянне человече,
в лености время губиши;
помысли житие твое,
и обратися ко Господу Богу,
и плачися о делех твоих горько.”
(Fou, damné, / dans la paresse ruine le temps ; / pensez à votre vie, / et tournez-vous vers le Seigneur Dieu, / et pleurez amèrement sur vos actes.)
Jakob s'était levé, par impulsion je l'imitai. À la déception visible sur son visage, je découvris —supposition qui fut confirmée plus tard— qu'il parlait mal le Russe à son arrivée au pays, encore moins Ukrainien. Nous nous dévisagions un instant entre les rangs et sa passivité, tandis qu'il allait prendre la porte, me fit réaliser que je brûlais.
Il m'expliquera qu'il avait agi par curiosité ; il s'écarta pour me laisser passer. Je ne connaissais pas non plus l'instinct qui me dirigeait au point culminant de l'auditorium, percé de regards. Étrangler un de ces deux hommes, deux fois Herschel ou une fois Jara. Dr. Abraham fit un pas en avant vers moi puis deux en arrière, je passai.
Je n'avais pas vu la terreur du Dr. Herschel de près ; je ne comprendrais pas pendant ce qui me paraîtrait des siècles pourquoi Père Jara avait eu peur de lui à cet instant, quelle nécessité avait-il eu de déposer sa croix. Pour moi, bien qu'il eut le double de mon âge, le docteur avait l'air d'un enfant. Qui aurait cru que le jour où j'en apprendrais la raison le temps se décuplerait, car dès lors je devrais porter moi aussi une vérité sans lumière. Elle entraîna Franz, elle entraîna Jara : où l'imperfection de l'homme se loge-t-elle ?
Je mis un genoux au sol ou bien il me lâchèrent. Paumes vers le ciel à hauteur de ma tête ; quand il me la tendit, je posai un baiser sur la main du hiéromoine. Des bribes du chant me revenaient en mémoire :
“О, горе мне грешному!
Паче всех человек окаянен есмь,
покаяния несть во мне;
даждь ми, Господи, [Господи], слезы,
да плачуся дел моих горько.”
(Oh, malheur à moi pécheur ! / Plus que tout le monde, je suis maudit, / il n'y a pas de repentir en moi ; / donne-moi, Seigneur, [Seigneur], des larmes, / laisse-moi pleurer amèrement mes actes.)
De nouveau debout je ne vis que ce moment pour m'éclipser, Stanisław Jankowski et les allemands avaient déjà quitté la scène, à ma surprise les rangs étaient encore occupés par une large moitié de l'auditoire.
Ils voulaient leur âme délivrée de leur vivant.
Y croyait-on cependant.