La position en question était en partie réduite à l’état de débris, mais quelques fortins se distinguaient de ces amas de ruines interconnectées.
Alors, sur les ordres de Jasper, ils se précipitèrent dans cette tranchée, qui représentait autant un repère dans ce désert qu’une étape dans leur enquête. C’était peut-être ici que le mutant s’était révélé, ou peut-être qu’ils pourraient y trouver des survivants comme Théo l’espérait. Mais ils ne croyaient pas si mal penser, car leur première vision fut les nombreux cadavres criblés, démembrés ou calcinés, gisant près de leurs armes sur ce tapis de cendres. Et les corps furent de plus en plus nombreux sur le chemin des abris, dont la plupart ne tinrent pas le déluge de l’artillerie et s’effondrèrent sur les défenseurs, laissant parfois leurs uniformes bleus dépassés des gravats. Heureusement, Jasper avait sa petite technique pour ne pas se laisser submergé par cette horreur, il ne regardait jamais les visages, et surtout pas leurs yeux, parfois grands ouverts, parfois crevés par les corbeaux. Quant à l’odeur, c’était devenu une habitude, même s’il n’aurait jamais cru pouvoir le dire après son premier contact avec la mort. Heureusement, ils ne s’étaient pas infligé cette vision pour rien. Au bout de plusieurs minutes à parcourir ces ruines, ils finirent par trouver un abri qui avait résisté au bombardement, tout aussi abandonné que les autres, bien que le groupe ne fût pas déçu de ce qu’il y trouva - d’une certaine manière du moins. Les murs de terre et de planches y étaient tapissés de sang, le sol couvert de cadavres mordus et lacérés, dont certains étaient même transpercés de grands projectiles osseux en travers du corps.
Et, bien sûr, cette scène d’horreur sanguinolente ne manqua pas de faire réagir Alessandre – comme toujours le premier à le faire.
— C’est quoi ce bordel ?! Ce ne sont pas des humains qu’ont fait ça ! » s’exclama-t-il, pour que Raphaël confirme sans attendre que ça ne pouvait être que l’œuvre d’un mutant, ou que Théo se mette à inspecter les cadavres d’un air désemparé.
— Regardez leurs visages ou leurs mains, ou même les traces de crocs … Ils ont tous vu la bête de près, la mutation s’est peut-être même produite ici, en plein bombardement. Le monstre est né juste à côté d’eux … » résuma-t-il en étudiant la disposition des corps tout autour de lui, sous les yeux inquiets de Jasper.
— On reste sur nos gardes, les gars. C’est nous qui engagerons cette saloperie, pas l’inverse. Nous ne lui laisserons pas le temps de riposter. » leur lança-t-il nerveusement, avant de se pencher sur l’un des corps. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce n’est pas une griffe, ni une dent. » reprit-il en extirpant le projectile osseux qui transperçait ce cadavre, une sorte d’épine de la taille d’un tibia moyen, dentelée des deux côtés, pointue d’un bout mais presque plat de l’autre, parfaitement lisse sur ses deux faces si ce n’est les curieuses nervures qui la parcouraient. « C’est notre créature qui laisse ce genre de choses derrière elle ?
— On dirait presque des grosses flèches. » remarqua Alessandre, sans en ajouter plus tandis que Jasper commençait déjà à cerner la créature qu’il chassait, et le fait que ça pourrait être le cas. « Quoi ? Qu’elle ait un arc ?!
— Bien sûr que non. Mais qu’elle projette ce genre de choses, par la gueule ou un autre organe, c’est déjà plus probable. » raisonna-t-il en tendant cet os à Théodose qui venait l’inspecter lui aussi.
— En tout cas, elle les lance assez vite et fort pour transpercer profondément la chair. Et … on dirait qu’il y a une … graisse, une moisissure, bref une sorte de résidu dans les fêlures de cet os. Je ne sais pas ce que c’est, mais ces pieux sont peut-être empoisonnés. » y observa-t-il pendant qu’Alessandre trépignait de nervosité en découvrant un mutant carrément plus dangereux qu’un gros singe apeuré. Si Jasper ne connaissait pas son ami provençal, il aurait presque pu croire qu’il avait peur, ce qu’il contesta immédiatement, car c’était surtout l’envie de se remettre en mouvement pour que la bête ne lui tombe pas dessus qui le faisait bouillir.
— Ça ne vous dirait pas d’arrêter de bavarder pour tout et rien ? » s’agaça Raphaël, déjà occupé à scruter le sol de la seconde sortie de l’abri, conduisant vers la suite du vestige de tranchée. « Il y a des grandes traces de pas ici, qui continuent entre les cadavres. C’est un grand quadrupède, sûrement très large et plutôt lourd au vu des traces qu’il grave dans la terre. » déclara-t-il, en remontant lentement la piste des pas que Jasper et les autres rattrapaient tout juste. « Il s’est battu ici, contre plusieurs hommes, puis il a commencé à hâter le pas, il a placé ses pattes sur ce rebord de la tranchée. Il est donc capable de lever ses pattes à plus d’un mètre et demi au moins. » continuait-il, jusqu’à presque sortir de la tranchée pour continuer à suivre la trace du monstre, éclairée par les ultimes rayons du couchant.
Et c’est lorsqu’il arriva sur le seuil de cet amas de ruines qu’une balle fusa brusquement vers lui, presque aussi vite que Jasper se jeta sur lui pour le plaquer à couvert, après qu’il eut aperçut au loin la forme d’un fusil braqué sur eux. Aussitôt, le reste du groupe se pressa vers lui pour riposter aux tirs qui suivirent dans la foulée, sans réfléchir davantage malgré leurs chasubles de la Croix-Rouge, quand Jasper sauva la situation in extremis.
— Ne tirez pas !! » cria-t-il en allemand à ses compagnons français, si fort que même les tireurs ennemis pouvaient l’entendre et que le sang d’Alessandre ne fit qu’un tour.
— Oh ! calme-toi, tu m’engueules pas dans ton jargon ! » s’énerva-t-il, d’une voix heureusement bien moins distincte que lui, avant que ses cinq autres compagnons ne comprennent la réaction de Jasper et ne fasse taire le Provençal.
Pendant ce temps, l’Alsacien jeta un regard vers l’endroit d’où était venu le tir, allongé dans la pente, derrière le couvert offert par la tranchée en ruine.
Le coup de feu provenait d’un autre abri au sommet d’une toute petite crête à moitié effondrée elle-aussi, à peine un mètre plus haut que l’abri d’où ils ressortaient, à une centaine de grandes foulées, occupé par des soldats aux casques sales et méconnaissables. Mais à voir leur tête en voyant Jasper leur crier dessus, ils étaient allemands, et la vision de l’uniforme de la Heer lorsque l’un d’eux se redressa lui fit vite comprendre que son talent de bilingue allait peut-être leur sauver la vie – voire peut-être même plus avec un peu d’audace.
Après tout, qu’ils soient d’un camp ou de l’autre, ils étaient officiellement ici en tant que médecins de la Croix-Rouge …
— Qui est-ce ?! Sortez les mains à découvert ! » leur cria l’un des soldats depuis sa petite crête en ruine, tandis que Jasper se retournait vers ses compagnons sur un ton nerveux.
— Je vais essayer de parlementer, pas un faux-pas les gars. » lâcha-t-il avant qu’Alessandre ne lui fasse remarquer que c’était à eux de lui dire ça, puis que l’Alsacien ne sorte de la tranchée pour se mettre sous le joug des canons.
D’emblée, il se présenta comme un médecin de la Croix-Rouge, menant une équipe de volontaires à cet endroit du front où les offensives avaient cessé, afin de sauver ceux qui pouvaient encore l’être, quelle que soit leur nationalité.
Mais les soldats étaient plus méfiants que prévu, et ils doutèrent aussitôt des propos de Jasper car, après tout, personne ne croyait les Alsaciens dans cette guerre, ils étaient forcément d’un côté ou de l’autre selon les préférences ou les préjugés de chaque camp. Et quand il dut avouer que ses camarades étaient des Français, ou qu’ils portaient bien des armes sur eux, ils parurent même se préparer à le fusiller. Jasper eut beau lui crier que la Croix-Rouge leur avait confié des armes pour se protéger d’un monstre qui roderait dans les alentours, s’en était fini des négociations.
Alors il se préparait à devoir se jeter à couvert, lorsque le sergent de la section vint mettre fin à ce dialogue de sourds.
— Vous avez du LM ?! De quoi soigner un soldat ?! » lui lança-t-il, au grand soulagement de Jasper.
— Bien sûr ! Nous sommes là pour ça ! » leur répondit-il pour que la position allemande ne plonge dans le silence, durant un long moment d’hésitation.
— Vous pouvez tous venir ! Français ou Anglais, nous ne vous ferons rien ! Vous avez notre parole ! » finit par proposer le gradé, sans que ses hommes ne rangent leurs fusils pour autant.
— Bon, allons-y. Restez près de moi et pas un mot de travers. » lâcha aussitôt l’Alsacien à ses collègues, tandis qu’Alessandre en écarquillait ses yeux bruns d’étonnement, il préférait se suicider que de leur faire confiance.
— Les Allemands sont fourbes et cruels, c’est vrai. Ce pourrait être un piège, nous ferions mieux de rebrousser chemin par les abris. » rajouta Théodose, avant que Raphaël n’essaie de ramener un peu de pragmatisme, ils n’allaient pas coucher là comme il le fit savoir en réajustant sa chasuble de la Croix-Rouge.
— Et de toute façon, nous n’avons pas le choix, ils ont sûrement vu notre proie. » résuma-t-il, alors que l’officier devenait déjà méfiant.
— Alors, l’Elsässer ?! Vous venez ou nous devons venir vous chercher ?!
— Dis-lui de commencer par la fermer ou je leur jette une grenade dans leur taudis de merde. » finit par grogner Alessandre, en emboitant le pas de ses collègues pour sortir de la tranchée en ruine et avancer vers la petite crête allemande.
Évidemment, la plupart des soldats jetèrent des regards très suspicieux, presque assassins, aux Français qui gravissaient la pente, à l’exception du sergent qui les regardait au contraire avec grand espoir.
Il savait pertinemment qu’il ne verrait pas un médecin avant vingt-quatre heures, cette curieuse équipe de la Croix-Rouge était sa meilleure chance de sauver ceux qui pouvaient encore l’être. Ainsi, quand Jasper arriva enfin devant lui, il ne perdit pas une seconde pour guider l’Alsacien et ses compagnons dans le petit abri où ses hommes survivaient, leur si grand fait d’armes tel qu’il le confia avec une amertume bien visible. Et puisque Jasper était meilleur mercenaire que médecin, c’est très vite autour de la bataille que tourna leur discussion – pendant que ses camarades médecins restaient à quelques mètres derrière lui. Bien évidemment, ce récit de guerre n’avait rien de joyeux, la compagnie allemande devait s’emparer des positions françaises près du bois des Caures, totalement rayé de la carte par le feu roulant qu’elle avait lentement suivi. Pourtant, elle avait brusquement buté sur un obstacle imprévu. Car sur la rive droite de la Meuse, l’enfer de la guerre avait sûrement tout détruit, sauf la hargne de quelques centaines de défenseurs français désespérés, isolés et perdus un peu partout dans ces terres désolées. Les Allemands avaient alors été plus que surpris de voir une résistance aussi acharnée, par des hommes qui avaient subi plus d’une journée de bombardement, de cette poussière chaude qui leur rougissait les yeux, ivres de l’odeur des cadavres fumants jusqu’à en devenir fous, jusqu’à ce que les assaillants se mettent à les craindre puis à se perdre eux-aussi.
Néanmoins, le sergent était catégorique, sa compagnie avait brillamment repris cet abri aux Français, et ils avaient même réussi à les chasser des tranchées d’où Jasper et sa troupe sortaient. Enfin, c’était ce qu’ils avaient cru, car lorsqu’ils montèrent à l’assaut pour capturer ce réseau déjà dévasté, ils découvrirent leurs ennemis fuyants, poursuivis par des cris inhumains résonnant dans toute la plaine, s’élevant même au-dessus du roulement des obus. Bien sûr, ils tirèrent sans se poser de question, mais quelque chose n’allait pas dans cet endroit, ce n’était pas eux que les Français fuyaient, d’autant que la plupart d’entre eux étaient déjà trop enhardis pour avoir peur de quoi que ce soit. Puis, dès que la compagnie descendit dans la tranchée, elle vit un flot rouge jaillir de l’abri, avant qu’une silhouette méconnaissable n’en sorte, couverte de sang. Seulement les Allemands purent à peine l’attaquer, lorsque cette créature se jeta sur eux avec une rage folle, renversant les soldats dans sa charge avant de les piétiner de ses pattes tranchantes. Heureusement, l’un des Allemands voulut alors jeter une grenade incendiaire sur le monstre et, bien qu’il fût emporté par la créature, c’est avec la goupille dans sa main qu’il mourut. Dans la foulée, la bête encaissa la déflagration de plein fouet, tellement nimbée de flammes qu’elle s’enfuit en poussant des cris horribles, tandis que les soldats repartaient de leur côté en tirant ceux des leurs qui pouvaient encore être sauvés. Évidemment, personne ne l’avait poursuivi, ils étaient trop occupés, et surtout trop soulagés de l’avoir vu détaler en direction des positions françaises, pour qu’ils aient l’idée de la poursuivre - après tout, cette chose était née chez eux. Ainsi, à partir de cet instant, les soldats n’avaient plus bougé de cette petite crête, par peur de finir comme les autres …
Mais lorsque Jasper lui demanda à quoi ressemblait cette créature qu’il risquait de croiser avec ses collègues médecins, le sergent refusa de lui répondre tant qu’il n’avait pas rempli sa part du marché. D’autant plus que le récit pouvait attendre, mais pas les blessés.
— La plupart devrait s’en remettre grâce aux injections du RFA, ceux qui étaient trop touchés sont déjà morts. Mais j’ai un petit gars qui est dans un très sale état après avoir été touché par une aiguille de la bête, il est empoisonné. Nous n’avons rien pour lutter contre ça, sa thérapie ne suffit pas, elle ne fait que rallonger son agonie ... Si vous l’aidez, je vous dis tout ce que je sais sur votre monstre, je vous indiquerai même la direction où il est parti cramer, même si je doute qu’il en soit mort. Je vous laisserai repartir comme si nous nous n’étions jamais croisés, je n’en parlerai même pas à mes supérieurs si vous me le demandez. Qu’en dites-vous ?
— J’accepte, bien évidemment. Nous sommes justement là pour sauver des vies et enquêter sur cette bête sans qu’aucun camp ne s’en mêle, ou n’y soit mêlé. Cependant, je n’aurai qu’un seul remède à vous offrir. » dut seulement nuancer Jasper, bien que son geste suffise à rendre le sergent reconnaissant envers lui, tandis qu’il le conduisait au travers de cette petite tranchée menant au second et dernier fortin de cette crête en ruine.
Dans ce tout petit abri, Jasper découvrit un homme agonisant à côté de ses paquetages, sur un lit d’uniforme français récupérés aux alentours, simplement couvert de son manteau pour se protéger de la nuit d’avril. Il souffrait visiblement de multiples hémorragies, en plus d’une fièvre intense ; le teint pâle et le regard déjà vitreux bougeant au rythme de ses grelottements, il était plus mort que vif.
D’ailleurs, en le voyant dans cet état pire que la dernière fois qu’il était passé le voir, le sergent demanda une nouvelle fois à Jasper s’il pouvait le sauver, puisque les thérapies du RFA n’avait rien pu y faire. Pourtant, c’était bien le cas, les médecins de la Croix-Rouge sont les meilleurs du monde, tel qu’il avait l’audace de le rappeler, avant de s’avancer pour observer le blessé plus en détail ou, du moins, faire semblant de le faire. En réalité, il n’avait aucune idée de la réussite ou non du produit que Maria lui avait donné, c’était censé être un produit sur-mesure. Mais, d’un côté, cet homme ne semble pas si différent de moi, pensa-t-il en se remémorant les indications de sa maîtresse, ça lui sera plus utile qu’à moi, il faudra juste que je fasse plus attention. Et, finalement, ça ne coûte rien d’essayer, ça ne peut pas lui faire de mal, se résolut-il en sortant de son manteau une petite trousse de soins, avant de se remémorer les gestes que Maria lui avait montrés. En fait, Jasper n’avait jamais injecté de produit à qui que ce soit, avec ces seringues qui le mettait mal à l’aise - paradoxalement, il préférait être le patient que le médecin. Néanmoins, il ne fit pas un seul faux-geste, piqua tel qu’il le devait, puis s’écarta d’un pas pour voir s’il avait vu juste, si son produit faisait un effet. Et cela parut fonctionner, les tremblements du jeune homme se calmèrent pendant qu’il s’endormait, obligeant l’Alsacien à dissimuler son inquiétude durant l’espace d’un instant, jusqu’à ce qu’il ne voie le cœur continuer à battre, la peau reprendre des couleurs ou la fièvre se calmer. Alors, le sergent le remercia du fond du cœur et l’invita à aller discuter quelques pas plus loin, non sans lui proposer un peu d’eau qu’il refusa poliment – il devait à peine rester une gourde pour cette quinzaine de soldats. À l’inverse, Jasper avait encore du vin à partager dans sa gourde, surtout si cela pouvait motiver l’officier à replonger dans ses souvenirs, assis dans la boue d’une façade effondrée de la tranchée.
Bien sûr, le sergent ne pouvait pas lui faire un rapport précis sur la bête qu’il chassait, il n’avait que fugacement aperçut le corps ensanglanté et monstrueux qu’il avait vu sortir de l’abri des Français, tel une grosse araignée. L’un des soldats avait donné un surnom plus poétique à ce que ses congénères appelaient simplement la bête, il l’avait nommée l’Archère des tranchées, en référence aux projectiles qu’elle crachait de sa gueule ou à sa démarche très adaptée à cet habitat si particulier. Le gradé la décrivait comme une sorte d’araignée géante à quatre pattes arquées tel celles des criquets, se déplaçant avec le torse au ras-du-sol, bien que ses membres avant ou arrière soient assez puissants et hauts pour lui permettre d’escalader les parois, de se dresser sur ses deux pattes, ou de donner des coups. En plus, ses pattes à la carapace hérissée, à l’image du reste de son corps, lui permettaient de sauter à la manière d’une puce sur près d’une dizaine de mètres, ce qui la rendrait aussi difficile à cerner qu’à poursuivre. Enfin, ce rampant aux teintes sombres ne devait pas mesurer plus d’un cheval au garrot, mais cela suffisait à exhiber ce qu’aucun homme ne pouvait manquer en le voyant : sa tête pendante sous son thorax, ses longs cheveux noirs, ses yeux luisants d’une lueur rougeâtre malsaine. Son visage semblait bien être celui d’un humain, dont la mâchoire inférieure s’était muée en un volet de mandibule, d’où il crachait ses aiguillons avec la force d’une arme à feu. Ce que chassait Jasper, c’était un véritable cauchemar ambulant, et l’Allemand ne pouvait que lui conseiller de la surprendre, tant pour se faciliter la chasse que pour s’éviter une pareille vision d’horreur. Malheureusement, même si l’Alsacien prit la peine d’insister, l’officier n’avait pas la moindre idée du point faible que pourrait avoir une telle créature, le feu avait paru l’effrayer et la faire souffrir, comme tous les animaux, mais de là à la tuer …
En bref, si Jasper voulait réussir sa chasse, il allait falloir se servir de sa tête ou dégager une sacrée puissance de feu, à moins d’aller chercher le point faible de son ennemi au corps-à-corps - s’il en avait le courage.
— Bon … Nous trouverons une solution, ne vous en faites pas pour nous. Je vous remercie, nous allons nous remettre à la recherche de cette bête et d’autres blessés. » en conclut-il, tout en se redressant pour rejoindre ses compagnons.
— Une dernière chose, Elsässer. Le RFA a envoyé un agent pour enquêter sur cette créature, j’imagine qu’il devait se douter que quelque chose comme ça puisse apparaître … Enfin, quoi qu’il en soit, il est passé dix minutes avant vous, tout vêtu de noir et équipé de toutes sortes d’armes et outils. Si vous le voyez, cherchez plutôt sa coopération, ce serait très stupide que les chasseurs s’entretuent pour leur proie … » rajouta le gradé, en se levant à son tour pour raccompagner les Français à l’entrée de l’abri, sous les regards toujours partagés des soldats allemands.
Quoi qu’il en soit, tout s’est bien terminé, pouvait se réjouir Jasper, tandis que le petit groupe reprenait sa route vers les positions de leurs compatriotes, sans craindre de se faire tirer dans le dos.
Ainsi, ils retrouvèrent des traces fraiches de la bête, là où le sergent l’avait indiqué et dans la direction annoncée, jusque loin dans les plaines désolées qu’ils arpentèrent de longues minutes durant, au point que les derniers perçants du couchant laissèrent place à la pénombre paisible de la nuit. Heureusement, et bien que ça soit encore une expérience nouvelle pour leurs deux nouveaux collègues, les chasseurs ne Maria s’étaient habitués à leur vision nocturne, à l’univers monochrome qu’elle leur montrait, tout comme ils savaient contenir l’excitation bouillant au rythme de leur adrénaline. Puis, à force d’errer dans ce désert gris, à traquer la piste qui s’étirait parfois au gré des bonds de puces du monstre, Raphaël finit par apercevoir un nouveau réseau d’abris ravagés, visiblement tout aussi abandonné que le précédent. Mais tandis que ses camarades le devançaient de quelques foulées pour mieux voir, Jasper se laissa intriguer par autre chose, un détail qu’il crut voir dépasser d’un grand trou d’obus, juste assez pour attirer sa curiosité.
Il avertit donc ses compagnons, puis commença à avancer prudemment vers le creux en question, prêt à dégainer au moindre danger, lorsqu’un casque bleuté couvert de poussière sortit soudainement de la terre - après avoir entendu un éclat de voix d’Alessandre.
— Bonjour, mon frère ! » lança aussitôt Jasper, heureux de croiser enfin un uniforme français dans ce chaos, bien que ce dernier ne partageât pas son enthousiasme …
— Bonjour, mon frère ?! J’ai une gueule à passer une bonne journée, mon frère ?! » lui rétorqua-t-il, visiblement sur les nerfs, tandis que ses camarades se pressaient à ses côtés pour voir ce qu’il se passait.
Ils furent alors plus que soulagés de voir arriver la Croix-Rouge, et ils étaient tout aussi prêts à coopérer que les Allemands, à une condition encore plus simple que leurs ennemis : ils voulaient simplement sortir de ce trou.
Depuis le bombardement, ces soldats français étaient perdus en plein territoire ennemi, ou de ce qui semblait être ennemi du moins, puisque personne ne savait plus se repérer sur cet immense terrain vague. Ils avaient bien vu dans quelle direction le soleil s’était couché, ils savaient donc où était l’ouest et ils avaient une vague idée d’où se rendre, seulement ils n’étaient pas en état de combattre qui que ce soit. La troupe de Jasper s’empressa donc de partager leurs gourdes et leurs munitions correspondant aux fusils règlementaires, pendant que l’Alsacien leur indiquait tant bien que mal un itinéraire pour se replier vers la prochaine ligne de défense. Cependant, les soldats étaient terrorisés par une autre menace, probablement celle que nous traquons, tel que Jasper le crut en entendant le titre qui lui avait été donné ici : le Démon de Verdun.
Cependant, à force de malentendus, il finit par se demander s’ils parlaient bien de la même chose.
— Non mais je ne parle pas d’un démon, d’un spectre ou du diable. Nous cherchons un monstre, quadrupède, avec des griffes et des crocs, un animal quoi. » lâcha Jasper, sous les yeux interloqués des soldats qui avaient déjà vu leur lot d’horreur.
— Bah bordel, je n’aurais jamais cru devoir remercier Dieu de nous avoir épargné quelque chose aujourd’hui … Mais non, on n’a pas vu votre bête. Nous notre problème, c’est un truc qui ressemble vraiment à un humain, mais il bouge comme un putain de fantôme. Il a chopé la moitié de notre compagnie, juste après le bombardement, avant de repartir se cacher dans le brouillard en riant comme un putain de taré. Il parle et il a des armes, c’est pas un animal ! » s’empressa de clarifier l’un des soldats, avant de résumer leur rencontre avec cette nouvelle menace qui fit monter l’inquiétude de tout le groupe, y compris celle des trois Francs de Saigon, impréparés à chasser ce genre de mutant. « Personne n’a réussi à l’avoir tellement il bougeait vite, j’ai jamais vu ça ! J’crois même qu’il esquivait les balles en fait ! Et il était fort, il tranchait net, il visait bien, mieux que tout ce que tu peux imaginer, c’est pour ça que c’est forcément un démon ou un truc du genre. J’étais sûr que les démons parlaient allemand à vrai dire, suffit de les entendre gueuler leur langue immonde pour en être sûr. Enfin bref, je sais pas s’il a un lien avec votre bête, si c’est à lui qu’elle obéit ou pas, mais c’est lui que j’ai peur de croiser, surtout de nuit, il voit tout et nous que dalle ! » s’emporta le soldat, visiblement plus effrayé par ce démon que par n’importe quel monstre de conte, avant que Théo ne s’étonne qu’ils n’aient pas reçu la thérapie de Maria – pour avoir servi dans les armées de Gabriel, il connaissait bien l’amour du Général pour la logistique.