Cependant, ni Jasper ni Théodose n’avaient l’envie ou le temps de réfléchir à un plan quand ils entendaient leurs lames de leur ami crisser face au Démon de Verdun.
C’est peut-être le gros bourrin de son groupe, pensa tout de même l’Alsacien, en se remémorant brièvement ce que l’Allemand venait de dire à propos de ses collègues plus teigneux que lui, mais je ne vois pas en quoi ça m’avance, il reste quand même plus rapide que moi et trop lucide pour tomber dans une de mes feintes. Si c’était effectivement le cas, les Français pouvaient espérer l’avoir à l’usure ou en jouant sur leur nombre pour le submerger, mais encore fallait-il réussir à le coincer ou à l’épuiser – un chasseur était moins bête qu’un mutant. Car si les Francs de Saigon étaient désormais réunis face au danger, ils ne parvenaient toujours pas à le cerner, encore moins à le menacer, tout juste à le mettre vaguement en difficulté sur de brefs instants, lorsqu’il manquait de tuer l’un d’eux sur un enchaînement bien senti. Néanmoins, le Démon de Verdun ne riait plus, il n’arborait qu’un simple rictus, c’était déjà un premier pas vers la victoire.
— Bon, je vais devoir sortir les grands moyens. À moins que vous n’ayez l’honneur et le courage de venir m’affronter un par un ! » s’amusa-t-il en s’écartant de la mêlée d’un seul bond, pour qu’Alessandre ne se moque de cette proposition chevaleresque, là où Jasper acceptait volontiers - il était même prêt à commencer le duel pendant que ses camarades se tiendraient prêts. « Hm ! Vous avez de l’humour au moins ! » clama-t-il, en plongeant soudainement son bras sous sa tenue pour y déclencher une sorte de petit interrupteur.
Une drogue puissante parut alors s’infuser en lui, au point qu’il tomba presque à quatre pattes sur le sol en grognant, ses mains serrant la poussière aussi fermement qu’il serrait les dents, frappé par une sensation inconnue mais visiblement envahissante, laissant l’occasion à Alessandre de crier la charge sur cet ennemi vulnérable.
Aussitôt, tout le groupe se rua avec lui, le sabre dans une main et l’arme à feu brandie de l’autre, tirant sans la moindre hésitation, lorsque le démon releva la tête. À cet instant, les balles étaient pratiquement sur lui, filant à quelques mètres, si distinctement qu’il pouvait les voir, qu’il distinguait les rayons de la lune s’y refléter, jusqu’à ce que l’éclat rouge de ses yeux ne les illumine brutalement. Et avant même que cette lueur écarlate ne se disperse, il s’était propulsé d’un seul bond entre les balles, pour sécher Théodose d’un seul coup de poing en plein visage, juste à côté de Jasper. Ce dernier voulut alors réagir, riposter en se retournant d’un seul geste, mais c’est à peine s’il put voir le démon se détourner de lui. D’un seul autre bond, et tout en ressortant son sabre, il repoussa brutalement Alessandre, qui lui opposa sa lame dans un instinct de défense, en y mettant toute sa force.
Seulement, le chasseur n’avait besoin que d’une main pour lui briser son sabre, et pour asséner, en même temps, un second coup de poing qui envoya le Provençal dans la poussière, avec les éclats de son épée brisée pour l’accompagner.
— Ah ! Il faut croire que je suis fait pour ça ! » s’excita le démon, en se retournant pour rire au nez de Jasper qui se précipitait sur lui, empli d’une force ravivée.
Malheureusement, comme Maria lui avait déjà dit, il fallait plus qu’une belle envie pour triompher, et son adversaire, déjà plus fort que lui, se révélait maintenant plus rapide que tout ce qu’il pouvait imaginer.
Alors les premiers échanges tournèrent vite en sa défaveur, si mal que Jasper ne dut sa survie qu’à l’intervention résolue de Théo, plus furieux que jamais après le coup qu’il avait reçu. D’ailleurs, s’il ne pouvait rien de plus que son compagnon, l’Aquitain était sans conteste le plus lucide et le plus calme sous les entrechocs de lames, le plus capable de supporter mentalement la frénésie de son adversaire. Seulement le chasseur ne plaisantait plus, et jouait maintenant du pistolet contre les deux adversaires restants, puis contre Alessandre qui se relevait à son tour avec hargne. Et, bien qu’ils ne se sentissent pas faiblir, les trois Francs de Saigon perdaient petit à petit l’initiative contre cet ennemi qui semblait avoir les yeux partout.
Le chasseur du RFA allait de cible en cible, toujours aussi fort et rapide, avec son sourire indécrochable, séparant lentement ses ennemis qui perdaient espoir.
— Restez groupés, les gars ! Il ne tiendra pas éternellement ! On peut y arriver ensemble ! » clama soudainement Jasper en espérant inspirer ses compagnons, au grand plaisir de son adversaire que l’ivresse du combat envahissait toujours plus, au fur et à mesure qu’il écrasait ses ennemis tant détestés.
— Ah ? Tu crois ça ?! » lui rétorqua-t-il, en arrachant son masque à gaz pour rire à gorge déployée, juste avant d’intensifier ses charges sur chacune de ses proies. « Je suis un chasseur du RFA ! Hans Marckolsheim ! Je suis l’élite de l’humanité et de ma fratrie ! Et je suis le meilleur de tous … » se vanta-t-il en s’injectant à nouveau la drogue surpuissante qu’il avait consommée auparavant.
Mais la thérapie de Maria avait aussi ses avantages que Hans ne connaissait pas, à savoir une redoutable capacité d’apprentissage, d’adaptation et de cohésion – presque autant que William pour cet ultime détail. Les plus violentes charges du chasseur pouvaient les faire vaciller, ils y résistaient toujours mieux, à chaque regard qu’ils se lançaient, à chaque parole d’encouragement qu’ils échangeaient, à chaque gémissement hargneux de leur frère d’arme. Ils n’étaient peut-être pas aussi complémentaires qu’un groupe de chasse du RFA, ils étaient plus que soudés, ils résonnaient ensemble tel que le Souffle Pourpre du Conseil le rêvait – tel qu’il le rêvait pour toute l’Humanité. Alors ils tinrent bon, jusqu’à ce que Raphaël recommence à ouvrir le feu du mieux qu’il pouvait pour faire à nouveau reculer ce démon arrogant, et toujours euphorique.
— Ah ! C’est vrai que c’est enivrant ! Je comprends les Aigles ! Je pourrais même vous bouffer vivant ! » s’exclamait-il en reculant du combat, tremblotant avec la bave aux lèvres, afin de s’injecter une troisième dose de sa drogue, quand bien même la seconde envahissait encore ses veines.
C’est alors que les aptitudes de Hans s’en retrouvèrent tant décuplées que les trois frères d’armes ne pouvaient plus suivre, surpassés par cet être qui n’avait plus que son apparence de véritablement humaine à leurs yeux.
Dans la foulée, Alessandre fut bousculé par une charge trop brutale, avant qu’il ne s’en retourne contre Jasper. En simplement deux passes d’armes, le démon put sectionner un tendon à l’Alsacien, puis tirer une balle dans le torse d’Alessandre qui se relevait tout juste, sous les yeux désemparés de Théo qui essayait de sauver les siens. Seul, à l’épée et sans munitions dans le barillet, l’Aquitain fut bientôt forcé de parer quitte à voir sa lame se briser, tandis que son rival trouvait l’opportunité de tirer deux balles sur Raphaël, venu les aider malgré sa blessure au poumon.
Pourtant, le démon se contenta de neutraliser Théo et de ne pas achever ses proies tout de suite, il préférait se tourner vers Jasper – ce petit Français qui avait cru jusqu’au bout à son espoir illusoire.
— Alors ? Vous pouvez y arriver ? » rit-il en observant son adversaire au sol, serrant les poings dans la poussière qu’il teintait de quelques larmes nerveuses. « Hm ! Et qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? T’as pris trois cachetons de LM d’un pauvre doc de la Croix-Rouge donc tu crois pouvoir rivaliser contre moi ? Alors que t’es sûrement un pauvre type qui vit de vols et de meurtres le reste du temps ? » s’amusa-t-il en commençant à s’approcher de lui pour en finir, tandis que sa proie peinait encore à se redresser. « À la rigueur, tu aurais peut-être pu sauver tes potes en te suicidant quand t’as vu mon joli petit blason, mais c’est trop tard maintenant. » continuait-il à se moquer, lorsque Jasper releva la tête vers lui, pour le fusiller d’un regard qui lui arracha son sourire.
Les iris verts de l’Alsacien luisaient alors d’une teinte jaunâtre, traversés de la prunelle au blanc de ses yeux par des fêlures écarlates, si fines que seul un chasseur ou un savant émérite pouvaient les distinguer.
Ces stries étaient semblables à celle que Hans arborait à ces yeux, mais elles se doublaient d’une infime pellicule pâle et scintillaient d’un éclat sans pareil, reflété par les larmes de Jasper. Aussitôt, il s’élança brusquement pour réengager le combat, sous le regard surpris du démon qui ne s’attendait pas à une fureur aussi soudaine, ni à un tel coup du destin. Pourtant, c’est bien dans une situation comme celle-là que l’Allemand s’était lui aussi élevé, tel que cela se disait au RFA, et il savait à quel point ces termes avaient du sens, même pour un chasseur mutant de sa trempe. Car ce qu’il craignait réellement, ce n’était pas tant sa mutation que l’état très particulier dans lequel se trouvait les rares élus : celui de l’heure de grâce. Durant cette phase d’éveil de la mutation, ils avaient la réputation d’être invincibles au combat, immunisés aux douleurs et aux peurs, incapable de ressentir la fatigue ou l’hésitation, animés par cette rage froide et lucide. Aucun chasseur ne voulait affronter un homme dans cet état, c’était courir à une mort potentiellement horrible selon la psychologie de l’individu qui la subissait - Hans avait littéralement mangé son ennemi lors de son ascension, jusqu’à ce que la colère ne retombe.
Mais il en fallait plus pour faire reculer le Démon de Verdun, beaucoup plus pour le décourager. Tout ce qu’il voulait désormais, c’était tuer Jasper, tuer un gracié par le LM puis ramener ses yeux fêlés en trophée à la Mondlicht-Turm, à tel point que cette soif de sang et de fierté déformait toujours plus son expression malsaine. Il n’y avait plus de sourire sur son visage, ni de rire dans sa voix et, bientôt, ses yeux se mirent eux-aussi à luire de plus en plus, tandis que les passes d’armes basculaient lentement en faveur de Jasper. Pour Hans, il suffisait de frapper la lame fissurée de Jasper afin de mettre un terme au combat, il n’avait même pas besoin de l’atteindre physiquement. Seulement rien n’y faisait.
Chacun de ses pas étaient devancés, chacune de ses feintes étaient doublées et, le pire de tout, Jasper arborait une mine impassible, seulement ponctuée par des fines larmes qui enrageaient toujours plus le démon, dégoûté de voir ce pleurnichard prendre l’avantage sur lui.
— Raaah ! » hurla-t-il soudainement en frappant le sol de ses pieds, avec une force telle qu’il en souleva un puissant choc de poussière évité de justesse par Jasper. « Tu vas pas me crever comme ça, mon gars ! Pas après tout ce que j’ai déjà accompli, je vais te tuer, et après j’irai tuer tous les autres soldats français que je croiserai ! J’en ai rien à foutre des ordres ! » s’énervait-il, tout seul, en s’injectant sa dernière dose, sous le regard toujours impassible, presque absent de Jasper. « Si les blouses blanches et les Aigles ont raison, avec cette dose-là. Je vais t’emporter avec ton sabre, ta vie, tes amis, ce champ de bataille, ces monstres et ce foutu pays ! Je vais tous vous bouffer !! » grognait-il en se pliant sous la douleur et les convulsions, ses os commençant à craquer, sa peau à pâlir, ses iris azurés à céder sous ses fêlures rouges, devenus tels des ravins de sang tout juste contenus.
Le Démon de Verdun mit toutes ses forces dans cette charge, fusant presque à la vitesse d’une balle, à tel point que l’air sifflait presque sur son passage, que la poussière se soulevait tout autour de lui pour le nimber d’un nuage lunaire.
Quant à Jasper, il n’avait pas cillé, il attendait patiemment avec son sabre tenu à revers le long de son bras, l’autre main serrant fermement la garde du grand couteau qu’il portait à la ceinture. Et, au dernier moment, lorsque la lame de son rival s’apprêtait à le transpercer, que la charge du démon venait briser son squelette, il dévia une partie du choc tout en évitant le reste de la trajectoire d’un pas vif. D’un seul élan, il fit volte-face avec l’énergie de poussée qui l’accompagnait, et mit toutes ses forces pour projeter son couteau dans le creux de la nuque du chasseur, s’écrasant lourdement dans la poussière, tué net, la lame plantée en plein bulbe rachidien. Ensuite, tandis qu’il était encore à peine conscient de ce qu’il ressentait, Jasper tourna son regard absent vers ses compagnons. Raphaël agonisait, mais il était toujours vivant, tandis que Théo avait fini de ramper pour aller injecter un remède à son camarade Provençal.
Alors, sentant l’excitation de l’heure de grâce retomber subitement en lui, l’Alsacien se laissa tomber à genou sur le sable gris, soulagé.
— C’est fini … » murmura-t-il en levant les yeux vers la lune, heureux de pouvoir s’en retourner auprès de sa maîtresse avec la mission accomplie, sans qu’aucun des siens ne soient tombés.
Vraisemblablement, la chasse dans l’ancien Bois des Caures était terminée, il ne devrait plus y en avoir d’autres, soupira-t-il intérieurement, en finissant par se relever pour aller retrouver ses compagnons.
Évidemment, cela aurait pu se conclure ici, si le LM n’était pas la formidable molécule que tous connaissaient, si Jasper n’avait pas entendu un bruit s’élever par-dessus le rechargement de son revolver : des grognements haletants, colériques, obstinés. Et lorsqu’il se retourna, il découvrit Hans se relever à nouveau, le couteau toujours enfoncé dans sa nuque jusqu’à la garde – Maria avait pourtant été très claire sur les êtres enivrés par la molécule …
— Je ne peux pas mourir … Pas contre vous … Avec le LM, je suis immortel !! » cria-t-il, en faisant volte-face pour afficher un visage pâli et strié de veines écarlate brillant.
Le regard du démon était comme deux étoiles bleues lézardées, fendues par cette teinte sanguine qui se déversait désormais dans ses prunelles et le blanc de ses yeux comme du jaune d’œuf.
Si les yeux sont vraiment la vitrine de l’âme, alors celle de Hans s’effondrait sans que rien ne puisse plus la réparer, elle se diluait dans ses yeux presque révulsés par l’excitation, sous les expressions terrifiées des Français. Pourtant, ils étaient encore à mille lieux d’imaginer que l’horreur ne faisait que commencer, que leur véritable ennemi allait apparaître. Brusquement, la mutation de Hans s’emballa, quand le LM prit possession de son corps comme de son esprit pour le déformer au nom de sa survie. Les échos rouges se mirent à jaillir de tous les pores de sa peau, telle une brume opaque et rougeâtre qui l’enserra entièrement, ne laissant apparaître qu’une silhouette luisant de plus en plus intensément dans ce nuage écarlate. Puis, lorsque le brouillard finit par se dissiper, les quatre chasseurs virent d’abord le crâne fumant de Hans rouler dans la poussière, avant que son corps sans tête ne se dessine lentement, debout, vivant, avec le grand couteau de Jasper en main. Désormais, ses os étaient plus qu’apparents, ils étendaient un solide cartilage de protection sur la majeure partie de son corps. Celui-ci était doublé d’un fin tissage de cheveux, descendant de sa nuque jusqu’à tout son corps, jusqu’à lui donner une tenue plus proche de la fourrure que du vêtement. Seules ses mains avaient gardé un semblant d’humanité, à l’exception de celle qui disposait maintenant d’un canon de pistolet directement inséré dans la paume. Le LM avait un plaisir et un don certains pour jouer les ingénieurs avec ce que son hôte lui laissait sous la main.
Mais pour l’instant, le mutant restait face à eux, à une dizaine de mètres, sans rien faire, tout comme Jasper et ses compagnons, parfaitement figés d’effroi.
— Il … il peut ni nous voir, ni nous entendre, non ? » demanda timidement Alessandre à Théo, avant que le démon ne s’élance vers le groupe d’un pas aussi vif que du temps où il était humain.
Avec les dernières forces qui l’habitaient, Jasper fila pour intercepter cette horreur en pleine charge, en saisissant ses arrières pour aller sectionner son tendon d’Achille.
Elle trébucha ainsi en avant, mais se retourna si vite dans sa chute qu’elle put ouvrir le feu sur lui, et le transpercer d’une balle surpuissante qui lui explosa l’artère sous-clavière, en traversant son omoplate de part en part, jusqu’à filer loin vers l’horizon tel un boulet de canon. Le choc fut même si brutal qu’il en projeta Jasper dans la poussière, agonisant sur le dos, sonné, incapable de faire autre chose qu’assister à la résistance acharnée de ses compagnons. Théo était alors le moins affaibli, cela se voyait aisément à la vigueur qu’il mettait dans ce dernier combat, jusqu’à rivaliser au revolver et au couteau contre celle du monstre, en esquivant la trajectoire du canon mutant tant bien que mal, malgré sa blessure à la jambe. Mais l’Aquitain était assez expérimenté pour comprendre que leur sort serait bientôt scellé si personne ne réagissait.
— Alessandre ! Raphaël ! Ça va être à vous ! » leur cria-t-il, en continuant à lutter désespérément contre le monstre, guettant la prochaine ouverture que le Destin lui donnerait, quelle qu’elle soit.
Et dès qu’elle se présenta, Théodose risqua le tout pour le tout, jusqu’à se mettre à la merci de l’estoc du démon pour aller trancher cette main à canon greffé.
La seconde suivante, le Français fut lourdement transpercé dans le bas ventre, pendant que la main du mutant finissait de se décrocher sous une convulsion nerveuse. Bien sûr, Alessandre comme Raphaël saisirent immédiatement l’opportunité pour laquelle il s’était sacrifié. Alors pendant presque une pleine minute, ils rivalisèrent tous les deux avec le mutant, jusqu’à finir violements repoussés par l’un des gros chocs sur le sol dont il avait déjà fait preuve. Ils partirent ainsi s’écraser lourdement dans la poussière, tandis que la silhouette décapitée prenait un instant pour se faire repousser une main griffue, sous les yeux désespérés de Jasper qui la vit ensuite se tourner vers lui, puis avancer. Dans un élan de survie, saisi par la vision d’horreur dont il ne pouvait détacher le regard, l’Alsacien se mit donc à ramper sur le dos pour reculer du mieux qu’il pouvait, en grognant de rancœur et en priant que la chance lui vienne en aide. Théo était potentiellement mort, Alessandre ou Raphaël ne bougeaient plus eux non plus, personne ne pouvait plus intervenir maintenant. Non, ce sale taré ne peut pas nous buter comme ça, on peut pas crever ici, Tyr nous attend, je dois faire quelque chose, se répétait-il sans cesse en forçant la rage qu’il pouvait ressentir en lui, en espérant que la molécule le ramène dans cet état de grâce quitté trop tôt, en souhaitant presque muter à son tour en un monstre qui pourrait sauver ceux qui puissent encore l’être.
Heureusement, c’est lorsqu’il sentit le LM commencer à résonner en lui, qu’un galop furieux se mit à retentir de plus en plus fort dans le désert gris, au point de distraire la marche du monstre. Puis, dès qu’il arriva à sa hauteur, le cavalier pourtant lancé à vive allure sauta de sa selle pour s’interposer entre eux. Avec ses yeux embués de larmes nerveuses et le sang qu’il avait perdu, rampant dos contre sol, Jasper peinait alors à distinguer l’identité de son sauveur, mais il s’agissait incontestablement d’un véritable chasseur là-aussi. Ce dernier dansait entre les coups du corps décapité, impassible, en entaillant un à un les tendons de ses quatre membres. Mieux, il arrivait à réaliser une telle prouesse par de simples pas, sans force ni efforts exagérés, avec un sabre en chaque main, chacun flanqué d’un grand aigle immaculé sur leur garde. Et quand l’Alsacien réalisa qu’il s’agissait d’une femme, deux autres cavaliers arrivèrent pour tirer sur le démon à chaque signal qu’elle leur ordonnait, dès qu’elle avait besoin d’un instant de répit ou d’une ouverture dans la mêlée. Petit à petit, le monstre était ainsi affaibli, lacéré, transpercé, sans même pouvoir riposter à moins d’être puni d’un coup de feu. Néanmoins, il refusait toujours de tomber. Alors, la chasseresse durcit soudainement sa méthode, elle se mit à entailler les jambes du mutant, de manière à les trancher dans les prochains coups. Un démembrement rapide était la seule chose à faire contre une mutation aussi extrême et capable d’empirer, il ne fallait pas simplement le tuer, il fallait d’abord briser son désir de lutter. Évidemment, elle devait se douter que la tâche n’était pas aisée, qu’il fallait frapper plus vite que la régénération du LM ou que les jambes du mutant restaient solides, mais elle réussit encore. D’abord, elle parvint à lui sectionner un avant-bras puis, en profitant d’une mauvaise riposte instinctive du corps sans tête, elle fit de même avec le second, pour aussitôt pousser son avantage et fendre directement sous le fémur de la créature. Privée d’un genou, le démon s’affaissa brutalement en pissant le sang par ses trois membres amputés et tant d’autres plaies qu’on ne pouvait les compter. Cette fois, le tour est joué, pensa Jasper, en souriant à la silhouette qui se retourna fugacement pour le fixer de ses yeux crépitant d’un vert plus ardent que jamais. Ça ne peut être que Maria, elle va m’engueuler comme jamais, ironisa-t-il intérieurement, tout de même soulagé par le dénouement de cette chasse, lorsqu’un cri indescriptible ne résonne au point de tous les faire vaciller sous sa puissance.
Le corps sans tête de Hans rugissait à s’en dresser la peau qui restait de son cou, à en faire jaillir les échos du LM coulant en lui sous la forme d’une haute et fine colonne de vapeur rouge, s’élevant sur plus d’une dizaine de mètres dans la nuit noire. Ce hurlement prenait aux tripes au point de pétrifier les membres, il était si aigu qu’il brûlait intensément les tympans, si fort qu’il était difficile de fixer l’horreur sans tête qui le crachait sans faiblir. Et, comble du cauchemar pour Jasper, un cri de douleur vint bientôt se joindre au vacarme, celui de Maria qu’il vit tomber à genou, au sol et aux pieds du cadavre tendu comme un i. Alors, bien que l’Alsacien ressentît lui aussi une vive douleur dans tout son esprit, son bras se leva sans même qu’il n’y prête attention. La main tenant fermement son revolver, dont le canon luisait de timides lueurs jaunies et rosés, sa conscience endormie tira deux balles, d’une seule traite, transperçant le plexus solaire et le cœur du mutant. Aussitôt, le cri du démon s’arrêta pour laisser Maria se relever d’un air furieux, si enragée qu’elle bondit sur le corps sans tête et s’acharna sur tout ce qu’il pouvait y avoir d’un tant soit peu vital. Sans attendre ses ordres, ses deux serviteurs la rejoignirent dans cette boucherie sauvage, jusqu’à ce qu’elle ne s’en détourne enfin pour lancer un regard ardent à Jasper. Mais l’Alsacien avait d’autres priorités que les remontrances, ses compagnons avaient besoin d’elle d’urgence, tel qu’il lui fit comprendre en les désignant du mieux qu’il pouvait.
Évidemment, la Française du Conseil s’exécuta sans un mot et en vitesse. Et, fort heureusement, Jasper put sourire en la voyant sortir une seringue et un produit. Elle va les sauver, se réjouit-il en soupirant de soulagement, puis en commençant à sommeiller tandis que le LM refluait en lui, alors qu’il croyait discerner comme des silhouettes luisantes se mouvoir dans le ciel noir, timidement éclairées à la faveur des filaments d’échos, on dirait des Anges…
Quant à la bataille de Verdun, ce fut un succès éclatant, la contre-offensive de Ludwig avait été brisée plus que Gabriel lui-même ne l’aurait imaginé, au bout d’une semaine d’intenses combats. Grâce aux thérapies du Conseil, c’est tout le cours de la guerre qui venait de se renverser, tout le RFA qui se mettait à trembler en découvrant qu’un adversaire invisible soutenait l’Entente. Certes, près de cent milles Français furent tués ou amputés, pour autant d’Allemands abattus, mais l’objectif stratégique était accompli, l’ennemi était en déroute et le Général pouvait se lancer à sa poursuite jusqu’en Allemagne. Bien sûr, toute cette grande victoire ne tenait pas qu’au génie de Gabriel ou du Conseil. Quelques incidents méconnus vinrent perturber les manœuvres allemandes, en emportant des dépôts de LM ou les relais du RFA, toujours de nuit, alors que les Français attaquaient à des kilomètres de là, à tel point que certains soldats de Ludwig se mirent à raconter toutes sortes d’histoires ridicules.
Mais heureusement, tout ça n’était que des délires de soldats, puisque les démons, les loups-garous ou les sorciers n’existaient pas …
C’était le 19ème siècle après tout, il n’y avait plus de place pour ça, c’était du passé …
« À tous les citoyens de la République Française. Aucun démon ou monstre ne parcourt les champs de bataille, ni les régions environnantes. Toute propagation de ces fausses-nouvelles sera associée à un acte de sabotage envers l’union sacrée de la communauté nationale, et traitée comme tel. Nous ne laisserons ni l’obscurantisme, ni le mensonge nous diviser dans cette épreuve inédite. On les aura ! Vive la République et vive la France ! »
Message du gouvernement à l’ensemble des citoyens, peu de temps après la bataille de Verdun, avril 1880.