Tandis que William finissait de lire une synthèse d’Alessia au sujet des échos et du langage universel, il se décala sur la banquette près de la fenêtre qu’il laissait ouverte et y pencha la tête pour regarder Dortmund au loin.
C’est alors qu’un détail retint son attention, avant même qu’il ne commence ses habituelles rengaines sur les malheurs de la misère ouvrière, quelque chose qui troublait la paix de la nuit comme il ne l’avait jamais vu. Tout autour de la ville, un grand anneau d’échos rouges formait telle une couronne au-dessus des périphéries industrielles, scintillant si fort que son éclat perçait les fumées. Pire, cette aura malsaine semblait se déliter lentement dans le ciel, s’infuser dans la noirceur de la nuit, quand ces brumes écarlates ne montaient pas se cacher au-dessus des nuages. Et pendant qu’il comprenait que la machine de guerre était à l’origine de ce phénomène céleste, Kennocha insistait encore pour monter plus haut dans les airs, afin de profiter du spectacle dont Arcturus ne perdait pas une miette. Sur leur gauche, loin vers le ciel de Belfort où un corps d’armée français luttait face aux défenseurs allemands, les filaments de vapeurs rouges et blanches formaient comme une vaste toile d’araignée. Cependant, lorsque les efforts de son pilote finirent par envoyer l’appareil au-dessus du premier étage du ciel, Arcturus comprit que cette toile n’était elle-aussi qu’un simple étage.
Devant leurs yeux ébahis, un grand noyau d’énergie crépitait calmement au milieu d’un immense réseau, dissimulé par les nuages qui s’aggloméraient à ses fils scintillants. Pourtant, même ce cœur n’était qu’une infime partie du tissu des échos, qu’une étape dans leur trajet, tel que Marco-Aurelio l’avait écrit à sa disciple, puisqu’ils empruntaient ensuite les fines colonnes s’élevant de chacun des nœuds. Celles-ci étaient alors d’un rouge toujours plus pur, dont les échos blancs se dissociaient progressivement au fur et à mesure qu’elles fusaient vers le ciel, plus loin qu’Arcturus ne pouvait le voir, si loin qu’elles paraissaient monter jusqu’aux frontières spatiales. On dirait des petites étoiles en train de s’écouler vers l’espace, fit remarquer Kennocha, plus éblouie que jamais, avant qu’il ne lui confirme que ce cœur pourrait même éclairer toute la nuit des alentours, s’il ne se cachait pas derrière les cumulus. Mais pourquoi ils se cacheraient, lui demanda-t-elle naïvement, sans se douter que cette simple question allait perdre son amant dans ses réflexions. Évidemment, ça n’aurait aucun sens que cette molécule puisse penser à se cacher d’eux, qu’elle ait le degré de conscience pour le faire, mais il gardait malgré tout l’impression qu’ils avaient employé les bons mots. D’ailleurs, à force de regarder ce noyau crépiter, de le voir envoyer son énergie jusque dans l’abysse entre les étoiles, Arcturus crut bientôt sentir que son avion avait été repéré par cette toile.
Soudainement, le cœur du réseau battit une ultime fois, avec une lourdeur telle que chacun l’entendit par-dessus le grondement des moteurs, que les soldats le prirent pour une détonation du dernier obus de la Heer. Aussitôt, les filaments nimbés de nuage se contorsionnèrent sous cette force, au point de se briser en expulsant tous leurs échos vers le ciel, comme une pluie fuyant vers l’Espace. Mais plus étrange encore, cette averse qui parvenait à cribler les nuages sur son passage fut brutalement stoppée, par une vaste barrière translucide, tel un voile que le Soleil Marin crut discerner à l’orée du vide interstellaire – un voile qui sembla vaciller sans rompre, à moins qu’il ne soit trop fatigué et que les mouvements de l’avion lui donnaient de fausses impressions. Seulement, Arcturus put à peine graver ce spectacle dans sa mémoire que celui-ci avait déjà disparu. Il ne restait du réseau plus qu’une ossature évanescente, irradiant ses dernières vapeurs écarlates autour d’elle tout en abandonnant son manteau de nuage, ne laissant que des échos blancs flotter paisiblement derrière lui – absolument pas troublés par toute cette nervosité.
Et Kennocha eut beau insister auprès de lui, il n’avait aucune réponse à fournir sur ce réseau battant et fuyant vers l’espace, sur l’inaction des échos blancs ou l’hyperactivité des rouges, il pouvait simplement lui expliquer l’origine du phénomène auquel ils venaient d’assister. Tout comme l’auréole écarlate de Dortmund, c’était la lente saturation de l’atmosphère qui permettait ce réseau d’échos, tirant sa source du LM présent dans les veines des soldats et des ouvriers, jusque dans celles des paysans et de leurs terres. J’ai là aussi ma part de responsabilité, pensa le Soleil Marin, en voyant cette pollution de l’atmosphère dont Alessia lui avait déjà parlé, au point qu’il puisse presque entendre les sermons de sa collègue, mais si seulement chacun était libre, ces guerres n’arriveraient pas, l’AP pourrait y faire quelque chose si David n’était pas. Néanmoins, je me demande ce que William pense vraiment de mon rôle dans tout cela depuis ces derniers mois, finit-il par se reprocher, avant d’être à nouveau sorti de ses inquiétudes par son amante, bien plus heureuse de vivre ce moment que lui.
Pourtant, le Souffle Pourpre ne ruminait pas exactement sa rengaine contre l’AP, c’était la civilisation entière qui devait changer pour rompre ce cycle de haine et d’exploitation, cela devenait plus urgent chaque jour, comme cette couronne malsaine le prouvait à ses yeux de scientifique. Ces mondes que l’AP ou le RFA construisent ne peuvent que se perdre dans la mutation, songea le Premier Savant de la Révolution, en imaginant la suite de leurs projets, tout cela débouchera sur une société dépossédée de ses libertés par sa santé, après qu’elle eut déjà abandonné l’équité entre ses citoyens. Par chance, la Toile rouge peut nous sauver de cette société, se répétait-il, avant de conclure sur une pensée qu’il n’aurait pas rajouté autrefois, la Révolution canalisera la mutation, elle domptera cette marche en avant. Et sur ces réflexions, l’Allemand finit lui aussi par sentir les effets de sa pilule énergisante s’évanouir, alors qu’il lui restait encore plus d’une heure de route dans le crépuscule jusqu’à son prochain arrêt, celle où il devrait également se trouver un autre cocher. Ainsi, il préféra sommeiller un peu plutôt que d’en reprendre une, comme l’avait fait son meilleur ami. Après tout, il était sur des routes de campagnes, à plusieurs dizaines de minutes après Hagen, les agents du RFA n’allaient pas lui tomber dessus maintenant. C’est donc avec la tête pleine de toutes sortes de rêveries et d’inquiétudes qu’il se laissa glisser dans le sommeil, bercé par les soubresauts du chemin et le claquement des sabots.
Mais il fut brusquement réveillé quelques instants plus tard, lorsque sa voiture s’arrêta si soudainement qu’il faillit en tomber de sa banquette, avant d’entendre la voix du cocher s’écrier par-dessus le hennissement des chevaux.
— Non mais vous allez pas bien ?! Vous débarquez comme ça sur la route ?! J’aurais pu te ramasser, tu le sais ça, gamin ?! » lançait-il, tandis que son passager encore ramolli, jetait discrètement un regard en décalant sa tête vers la fenêtre.
Il aperçut alors un jeune homme suivi d’une dizaine de compagnons en travers de la route, tous armés et vêtus d’un long uniforme sombre, arborant des cols aux couleurs du RFA et son emblème sur l’épaule gauche.
Certes, ils n’étaient pas aussi décorés que les chasseurs qu’il avait croisés en sortant du bureau d’Emil mais, seconds-couteaux ou pas, William savait qu’il avait toutes les raisons du monde de s’inquiéter, et aucun moyen de s’échapper. D’ailleurs, les premières paroles du chef de la troupe lui firent très vite comprendre que les élèves avaient assez joué au Conseil du Graal pendant ces neuf années.
— ReichForschlung-Abteilung ! Tous vos droits vous sont retirés au nom des Deux Empereur ! » répliqua-t-il sèchement, en s’approchant de la banquette du cocher jusqu’à commencer à y monter. « Alors reste calme, gamin, et ouvre bien tes yeux la prochaine fois que tu parleras à l’un des miens, si tu ne veux pas te retrouver avec les trois lettres de mon col gravées au fer rouge sur ta sale gueule. » reprit-il en amenant sa tête au ras de celle du cocher terrorisé, avant d’ordonner à ses hommes de se saisir du traître qui se cachait dans cette voiture. Sans un mot, ils se dirigèrent aussitôt vers la portière pour traîner William hors de la voiture, tandis qu’il essayait de jouer l’innocent malgré ses tremblotements de nervosité. « Vous êtes accusé par le directeur du ReichForschlung-Abteilung, de violation du secret de documents confidentiels, de recel et trafic de liquide métaphysique, de collaboration avec l’ennemi, ainsi que de crime de haute-trahison envers le RFA, Ses Deux Majestés Impériales et leurs sujets. Vous serez conduit immédiatement à Innsbruck-01 pour y être jugé par une commission spéciale. Qu’avez-vous à dire ? » lui annonça-t-il de but en blanc, laissant les yeux de William s’écarquiller au fur et à mesure de ses accusations, à tel point qu’il ne savait même plus ce qu’il devait y répondre. Nier ne servirait visiblement à rien, mais il ne pouvait pas se laisser emmener jusqu’à son vieux professeur, sinon s’en serait fini de sa liberté, voire de sa vie … Alors il ne lui restait plus qu’à jouer le tout pour le tout.
— Je souhaite parler à mon supérieur, Ulrich Löffler von Guericke, vice-directeur nommé directement par Sa Majesté Impériale Guillaume Ier, Premier Kaiser d’Allemagne, je ne peux rendre de compte qu’à eux, mes excuses. Mais sachez que je ne fais fuiter aucune information, au contraire, j’en apporte encore de toute l’Europe. Emil commet une erreur de jugement, conduisez-moi à Ulrich, il est au courant de toute ma mission. » clama-t-il bien distinctement, avec l’air le plus naturel possible malgré sa nervosité, jouant à merveille la surprise face à cette évidente méprise entre un espion du Reich et ses protecteurs ...
C’était sa meilleure excuse après tout, la seule défense qu’il pouvait essayer : miser sur les dissensions qui semblaient couver au sein du RFA, entre Ulrich et Emil.
En revanche, si Ulrich venait à lui donner tort, William était sûr de mourir avec ce qu’il venait de clamer – tout cela dans l’hypothèse où le chasseur n’allait pas refuser ou choisir de le conduire d’abord auprès d’Emil. Et, après que le chef de la troupe ait parut réfléchir un instant auprès de ses collègues, l’Allemand du Conseil pouvait commencer à se réjouir intérieurement.
— … Apparemment vous détenez vraiment des informations étrangères sensibles … » lui confia-t-il d’un air embarrassé, presque aussi gêné que William qui voyait toutes ses affaires fouillées.
— Oui, je les tiens de Solar Glea –
— Non, mais je m’en fiche de ça. Vous êtes en mission pour Ulrich ? Vous avez de quoi le prouver sur vous ? » lui demanda-t-il, pour que le prétendu espion du vice-directeur lui confie qu’il n’avait rien qui ne puisse griller sa couverture de touriste anglais auprès des autorités françaises. « … Bon, dans ce cas, vous allez être amené à la 00, en tant que prisonnier pour le moment, donc je vous conseille de faire profil bas, très bas même. Ulrich, confirmera ou non, et il décidera de votre sort. Allez, remontez-le dans sa voiture, nous allons les escorter là-bas. » décida-t-il d’un air agacé, avant de siffler les chevaux de la troupe dissimulés à l’écart, pendant que ses hommes renvoyaient William sur sa banquette, sans défaire ses menottes. Et c’est depuis celle-ci qu’il entendit le résumé de ses prochains jours, lorsque le sergent se retourna vers le malheureux cocher. « J’espère que t’aimes les longs voyages, gamin. Parce qu’il n’y aura pas de pause jusqu’à la Mondlicht-Turm. Si t’es fatigué, on te filera de quoi tenir, pareil pour les vieilles carnes qui te servent de chevaux ! Allez roule ! » résuma-t-il sous les rires de ses compères montant à cheval, tous sur des montures améliorées par le LM et visiblement jaloux de ce privilège – tout comme ils devaient être fiers d’appartenir au si prestigieux Département Impérial.
Ainsi, c’est avec la peur au ventre qu’il partit pour la Mondlicht-Turm dont lui avait parlé Miroslav, avec l’une de ses épées de Damoclès prête à plonger sur lui, désormais seulement suspendue à la réaction d’un seul homme, à savoir l’un des plus nationalistes savants du RFA.
Face à des crimes pareils, le vice-directeur allait sûrement le livrer au Kaiser, mais en ces temps de guerre difficiles pour l’Allemagne, William espérait que son cadeau serait plus qu’apprécié, et que son hypocrisie soit acceptée. Mais il n’avait aucune idée de comment Ulrich allait prendre la chose, ni même s’il était au courant de son ordre d’arrestation, car les relations que ce dernier entretenait avec Emil ne semblaient pas s’être améliorées, loin de là. Quant à son escorte, elle n’était pas des plus loquaces envers le Traître, comme elle surnommait William, et chacune des questions qu’il tentait était suivie de deux autres qu’ils lui posaient, si bien qu’il préféra se taire. Tels que Lénine ou Achille lui avaient rappelé, une mauvaise parole, une mauvaise interprétation de ses mots pourtant si bien choisis, et il pouvait non seulement être condamné à mort, mais aussi entraîner ses compagnons après l’interrogatoire. Il valait mieux passer ce trajet à réfléchir et attendre de voir la suite.
Durant un jour et demi, il resta donc muré dans son silence, plongé dans l’incertitude, avec la peur au ventre et le regard baissé, jusqu’à ce qu’il relève la tête pour prendre une bouffée d’air frais à sa fenêtre, et qu’il aperçoive au loin une construction hors-norme, presque féérique, presque issue d’un autre monde ou d’un autre temps.
Adossée au Lisenser Spitze, la 00 était telle une immense citadelle néo-gothique aux airs de cathédrale, surplombant toute la vallée, seulement reliée à elle par une longue rampe qui ondulait à flanc de falaise.
Ce grand château était d’une pierre si claire qu’il semblait du même éclat que la lune qu’il reflétait à ces dernières heures de la nuit, ses deux hautes flèches fusant si loin dans le ciel par-dessus le pic qu’elles donnaient même l’impression de monter jusqu’à cet astre. D’ailleurs, c’était grâce à cette apparence majestueuse et si singulière que les montagnards des alentours avaient fini par lui trouver son surnom : la Mondlicht-Turm, la Tour au clair de lune. Car même si cette imposante citadelle à flanc de falaise avait bien trois têtes, en comptant le pic creusé et aménagé du Lisenser Spitze cerné par les deux grandes flèches, elle n’était qu’un seul gros bâtiment, seulement précédé par la cour d’entrée d’où partaient les chasseurs. Depuis la rampe que sa voiture empruntait pour monter jusqu’à la forteresse, William s’étonna d’ailleurs de ne rien voir d’autre dans cette vallée, ni un refuge de berger, ni d’autres installations, ni même une voie de chemin de fer. À moins qu’elle soit reliée aux grands tunnels de la 01, comprit-il, entre deux lamentations sur le sort qui l’attendait au fond de cette forteresse secrète. D’ailleurs, à cause de ses inquiétudes, c’est à peine si William se rendait compte de l’impression de grandeur et de majesté renvoyée par les façades travaillées, sans cesse plus belles et imposantes au fur et à mesure que les chevaux approchaient du pied de la citadelle. Toute esthétique était ici pensée pour exalter la gloire du RFA, des vitres qui étaient parfois des vitraux jusqu’aux symboles ornant les murs, de la herse d’entrée aux toits des deux tours que William distinguait à peine – il n’y manquait que ses drapeaux, afin de ne pas altérer son éclat immaculé. C’est donc après avoir franchi la grande herse qu’il découvrit la cour d’honneur, avec les couleurs du Département militaire et de ses quatre écoles de chasseurs – les Aigles, les Ours, les Renards et les Vipères.
Cependant, William y trouva une ambiance aussi pesante que son trajet, car la Mondlicht-Turm était presque déserte. Et il n’eut qu’à tendre l’oreille aux discussions de ses geôliers, ou à jeter quelques coups d’œil autour de lui pour comprendre que le RFA était au front, que les seuls chasseurs présents étaient des recrues ou des soldats - sur qui reposait le devoir de mener les opérations anti-mutantes les plus urgentes. Même les écuries, où sa voiture fut conduite après un petit corridor souterrain, n’étaient occupées que par quelques montures, nerveuses à l’écoute du chef de troupe qui ordonna sèchement à son prisonnier de descendre dès qu’ils arrivèrent au bout des étables. Ici aussi, il vit les armoiries des chasseurs couronner un beau tunnel bien taillé, mais ce n’est pas celui vers lequel il fut emmené, car à partir de là, c’est au travers d’austères galeries que le traître fut escorté, directement dans les profondeurs de la citadelle. Ils avancèrent si profondément dans la forteresse, en prenant tant d’ascenseurs puis d’escaliers, que William en venait à se demander s’il n’était pas dans les racines de la montagne vu l’apparence de la pierre.
La pierre blanche de la Mondlicht-Turm avait laissé place à une teinte de plus en plus sombre, jusqu’à ce qu’elle devienne aussi noire que la nuit et aussi lisse qu’un plancher, comme l’imbrisable roche des nappes de LM, la fameuse nachtstein – littéralement pierre de nuit. À chaque couloir, le personnel était moins nombreux et mieux armé pour protéger l’unique accès à la prison secrète du RFA. Il n’y avait plus aucune intersection, plus aucun escalier, juste une longue pente spiralant dans les entrailles de la montagne, seulement éclairée par une misérable guirlande d’ampoule pendante sur tout son long. Alors, le Souffle Pourpre comprit que le Département Impérial n’avait pas pu creuser ce tunnel, tout comme il ne pouvait se permettre d’aménager un véritable réseau d’éclairage ni de canalisations, puisque la nachtstein était trop solide et lourde pour être travaillée, malgré tous les efforts fournis pour tenter de la modeler. Nous sommes vraiment dans le fond des Alpes, s’avoua-t-il, à la vue de cet endroit si inquiétant, dans lequel il marchait depuis plus d’une trentaine de minutes, avant de voir quelque chose d’anormal poindre à l’horizon de cette spirale noire. Au bout de ce tunnel lisse comme s’il avait été creusé au rasoir, ils arrivèrent devant une porte massive déjà grande ouverte, sculptée d’une pierre dorée sans impureté mais sans reflet, haute de plusieurs mètres et large d’à peine un et demi, ses battants ornés d’un curieux emblème : un symbole d’infini aussi blanc que la porcelaine, transpercé par un rayon d’argent luisant comme ceux de la lune. Malheureusement, William eut à peine le temps d’écarquiller les yeux devant une telle œuvre d’art, qu’une silhouette sombre surgit de derrière un battant pour venir leur barrer la route : celle d’un chasseur, comme celui que Jasper avait affronté à Verdun.
Et lui non plus ne semblait pas des plus accueillants, sa voix semblait même aussi froide que l’air de cette prison abyssale.
— Von Toeghe doit être conduit à Emil, faites demi-tour. » lança platement le chasseur, dont le col était doublé d’une curieuse petite fourrure noire unie, un col différent de ceux que William avait vu chez les quatre chasseurs à la sortie du bureau d’Emil.
— Et que fait un gars comme toi dans notre prison ? T’as pas compris les ordres d’Ulrich, louveteau ? » commença à répliquer le chef de la petite troupe en ricanant, avant de prendre un ton plus hésitant quand le chasseur fronça les sourcils. « Euh – Les gars, vous êtes là ? » reprit-il pour que les voix de ses collègues ne lui répondent pour lui assurer que tout allait bien, qu’ils étaient bien vivants tout en se moquant de leur collègue.
Visiblement, ledit louveteau était un agent d’Emil, et les geôliers ne rendaient leurs comptes qu’à Ulrich, ce qui aurait presque pu rassurer William si ces derniers n’avaient pas précisé qu’ils venaient déjà de lui sauver la vie.
Car le loup traînait dans le corridor jusqu’à ce qu’ils le découvrent puis ne le forcent à rester près d’eux, sous peine de le faire expulser. De ce que William comprenait donc, Emil avait même envoyé un chasseur pour le ramener vers lui, au cas-où il réussissait à se placer sous la protection d’Ulrich. Mais le loup n’avait pas pu agir, et c’est avec un regard plein de haine qu’il se contenta de fixer le prisonnier, tandis que sa cible se voyait attribuer une cellule par les quatre seuls gardes du lieu. D’ailleurs, le poste d’entrée des geôliers se résumait à quelques tables, lits et commodes dans une petite carrée de nachtstein brute où se concentrait toute l’administration. Ils n’avaient même pas d’autre pièce, seulement cette antichambre.
De ce que le Saxon prisonnier entendait, ce trou semblait avoir une organisation spartiate jusque dans son agencement - pensé à l’époque pour les détenus les plus indésirables qui soient…
— Ce savant, il doit pouvoir discuter avec Ulrich après, mais … faut qu’il crache tout ce qu’il peut savoir ou faut qu’il garde sa tête ? » demanda l’homme en charge du registre au chef de la troupe.
— Il faut qu’il soit conscient de tout. Tant qu’on n’a pas la confirmation que c’est un traître par le patron, il reste dans les étages du haut, on pourra toujours le redescendre après. » répondit son collègue sous les regards paniqués du savant, surtout lorsque le garde confia que ça l’arrangeait, personne n’aime descendre là-bas. « Mets-le près de l’entrée, Ulrich n’aime pas devoir traverser cet endroit.
— Très bien. Premier sous-sol sur l’arc de cercle d’en face, la 2B, elle s’est libérée ce matin. » conclut-il, avant de prendre l’identité de William et de laisser ses collègues le conduire vers la suite de l’antichambre, au travers des trente-trois marches lisses descendant dans les tréfonds alpins.
Pourtant, il était encore loin d’imaginer ce qu’il allait ressentir à la vue de sa nouvelle maison, quelque chose qui dépassait la résignation auquel il s’était déjà abandonné à force de marcher dans l’obscurité de la nachtstein.
Au bout de ces marches, il découvrit alors une immense salle circulaire, avec en son centre un puits sans protection, si large qu’il occupait plus de la moitié de la cavité, ne laissant que deux arcs de cercle face-à-face, séparés par ce trou, uniquement reliés par des couloirs et escaliers dérobés. Quant à la voûte, elle n’était qu’une obscurité lisse et sans défaut. En fait, la prison secrète du RFA n’était qu’un trou sans fond, avec des cellules autour de lui, et William le comprit dès que les geôliers lui firent subir ce qu’ils faisaient à tous les nouveaux prisonniers : la vision des abysses.
Le principe de ce jeu était très simple, il suffisait de faire croire à la victime que sa cellule était au fond du puits et qu’elle allait être jetée dedans, en lui plaquant le ventre contre le rebord de manière que la majeure partie du torse soit dans le vide, face aux tréfonds de la montagne de nachtstein, les yeux plongés vers les profondeurs les plus inconnues de la Terre. Et grâce au sentiment de désespoir qui régnait en permanence dans cette prison lugubre, ce petit traumatisme d’accueil faisait son effet jusque sur les plus durs, certains en perdaient même la raison – surtout lorsque les gardiens s’amusaient à les lâcher un peu plus. D’ailleurs, la vision des abysses était si saisissante que les premiers agents à l’avoir découvert faillirent tomber dedans, tant ils avaient été fascinés par cette vision de l’infini inconnu. Son obscurité était tellement intense, unique, qu’il suffisait d’un regard pour avoir l’impression d’y partir comme un sentiment de mort imminente perpétuel Pourtant, Dieu sait qu’il y avait de la vie au fond, car William entendait leurs cris. Seulement, ces hurlements n’étaient ni de colère ni de douleurs, comme ce qu’il aurait pu attendre de cette vision de l’enfer absolu, mais les appels à l’aide de tous ceux dont il avait un jour apprécié la voix, de sa tendre mère à de simples enfants qu’il avait vus jouer dans les banlieues d’Amsterdam – en passant par ses chers amis du Conseil ou de la Cause. Et pour le noble cœur du Souffle Pourpre, il ne pouvait entendre pire, même entendre ses propres cris de douleur auraient été un pur soulagement. Alors, il voulut crier qu’il avait tous les savoirs du monde à offrir au RFA, qu’il détenait la solution pour écraser la France, la Grande-Bretagne et la Russie avec tous leurs peuples, rien ne pouvait faire cesser cette horreur. Et c’est à ce moment qu’il commit l’erreur de vouloir fermer les yeux, en croyant naïvement que l’on pouvait échapper à ces ténèbres. Car en fermant les yeux, ceux sont ses propres peurs qui prirent le relais du puits sans fond, si nettement qu'il se sentit les vivre sous ses paupières. En quelques instants, William ressentit alors les pires avenirs dans lesquels il pouvait tomber jusqu’à ceux dans lesquels il aurait pu se perdre, tel un récapitulatif, de ses erreurs commises ou évitées, exprimé de la pire des manières. Dans chacun d’eux, il se voyait assister à la fin tragique et méticuleuse de tout ce qu’il aimait, de tout ce qu’il avait bâti au fil des ans. Il revécut même des drames qui s’étaient bien produits, comme la mort de son frère sur le front ou son déménagement, avec des émotions encore plus fortes qu’à l’époque, attisées par le traumatisme qu’il vivait. Ainsi, au bout de quelques secondes, William finit par rouvrir les yeux pour que cela s’arrête, tant il préférait contempler l’abysse face à lui, tant il préférait céder à la nuit.
Heureusement, les gardes décidèrent de mettre fin à son calvaire en le relevant, pour ensuite le faire avancer sur la corniche froide de cette pierre de nuit, alors qu’il haletait encore avec les yeux grands ouverts, si choqués qu’il ne pouvait même pas sangloter. Il fut ainsi conduit dans le couloir qui descendait au premier sous-sol, séparé lui-aussi en deux arcs de cercle, chacun bordé de seize cellules rectangulaires toutes similaires, toutes couronnées de portiques ouvragés comme ceux des temples. Hormis l’unique prisonnier qu’elles retenaient, chaque geôle était entièrement vide et parfaitement lisse, il n’y avait rien pour dormir, ni même pour faire ses besoins, et le seul captif que William vit sur le chemin de la 2B restait assis sur le sol, adossé au mur pour fixer celui en face de lui, sans bouger. Vais-je devenir fou moi aussi, finit-il par se demander, tandis que le garde s’arrêtait devant sa cellule, fermée par une grille qui faisait disparaître tout espoir d’évasion. Et sans plus de mot qu’un avertissement sur ce qui l’attendait s’il osait faire du bruit, l’un des geôliers alla appuyer sur l’interrupteur de la 2B, pour que la herse noire ne glisse sur le sol lisse, dans un silence seulement troublé par les grincements du mécanisme destiné à articuler cette grille – déjà ouverte depuis longtemps, mais si épaisse qu’aucun homme ne pourrait la faire bouger. Ensuite, les gardes se contentèrent de pousser le prisonnier à l’intérieur de ce rectangle d’obscurité dont il discernait à peine le sol, puis ils partirent tranquillement en discutant, laissant le prisonnier comprendre l’ampleur de l’isolement qu’il allait ressentir. Puisse Ulrich me sortir d’ici, se lamenta le jeune savant encore larmoyant, avant de vérifier qu’il n’y avait pas le moindre objet ici, pas une seule source de distraction aussi anodine soit-elle, ou n’importe qui, même la mort s’il le faut, je ne peux pas dégénérer ici pour l’éternité, ce n’est pas juste. Pourtant, malgré tous ses efforts, il n’arrivait plus à espérer, et c’est dans un état d’esprit résigné qu’il finit par aller s’adosser lui aussi à la paroi de cette pierre froide, dans l’attente qu’un espoir vienne délivrer le sien. De toute façon, il n’y avait rien d’autre à faire, il n’y avait même rien d’autre à regarder, puisque le puits semblait absorber assez de lumière pour qu’il ne puisse même pas discerner les contours de la cellule dans face. C’est à peine s’il distinguait les rebords de l’arc de cercle situé face au sien, tout comme le moindre bruit se transformait en un écho incompréhensible, rebondissant si parfaitement sur la nachtstein. Tout est si sombre et plat, soupira-t-il, épuisé et abattu, en se laissant sombrer dans le sommeil que lui inspirait ce cercueil d’ombre, c’est sûrement à ça que doivent ressembler les Limbes imaginées par les Chrétiens ou le Shéol des Juifs …