Maintenant que tu sais presque tout de mon apprentissage, avançons donc dans les années, jusqu’à en venir au moment que tu attends avec impatience. Je veux parler, bien sûr, de la première fois où j’ai participé à un abordage. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? Je crois que Ferguson ne voulait pas avoir la mort d'une fillette sur la conscience. Alors, pendant tout ce temps où je n'étais pas prête à combattre, il me demandait de me cacher dans la cale et d'attendre que l'on vienne me chercher pour m'annoncer que tout était terminé. J'avais alors accumulé beaucoup de frustration.
Mais ce jour-là – enfin ! – Ferguson m’a ordonné de monter sur le grand mât pour repérer notre cible. Je n’avais alors plus rien à voir avec Saoirse Fowles. À présent âgée de dix-sept ans, j’avais troqué ma tenue de mousse pour de véritables vêtements d’homme : je portais le tricorne, le pantalon et le pourpoint. Je crachais comme un homme, jurais comme un homme et pensais comme un homme. Je coupais mes cheveux régulièrement. Après tant d’années passées à faire semblant d'être Adrian Fowles, j'avais fini par l'incarner.
Hissés sur le sommet du rafiot, mes yeux parcouraient l’horizon, en quête de notre prise. Le temps était idéal : juste ce qu'il faut de nuage, juste ce qu'il faut de vent et une houle assez tranquille pour favoriser les manœuvres. En bas, sur le pont, l’excitation était à son comble : pour la première fois depuis longtemps, le Nerriah allait aborder un important navire négrier, propriété de la Compagnie des Indes occidentales. Jusque-là, nous nous étions contentés de petits navires avec de petits butins, histoire de rassurer l'équipage concernant leur salaire. La Guigne attendait impatiemment mon signal, tandis qu’Isiah affûtait ses couteaux. L’interminable attente, provoquée par la nécessité pour Ferguson de se faire oublier pendant un temps, avait fini par nous rendre insatiables. Nous voulions du risque, nous voulions du sang, nous voulions nous battre.
J’ai repéré le négrier au Nord et je l’ai pointé du doigt pour indiquer à La Guigne où il fallait regarder. Dans le même temps, une mauvaise nouvelle : le bateau n’était pas seul. Une frégate de guerre l’accompagnait. Depuis que les pirates affluaient dans les Caraïbes, la mer n’était pas sûre pour les navires marchands. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’une grosse cargaison comme celle-là fasse appel à une telle escorte.
Le capitaine Forbes, qui tenait la barre, a donné des ordres en conséquence :
« Adrian, reste là-haut ! La Guigne ! Ordonne aux hommes de hisser toutes voiles dehors. Une fois la barre tournée en direction de la cible, nous serons en vent arrière. Il faut à tout prix le rattraper ! »
Les gabiers se sont agités sur le gréement pour larguer les voiles. Au fur et à mesure que nous changions de cap, je m’agrippais au grand mât pour ne pas perdre mon équilibre. Très vite, le vent s’est mis à nous porter. Le navire négrier se faisait de plus en plus imposant.
Une fois à notre portée, j’ai compté les canons qu’il possédait. Son artillerie était faible. Pas étonnant qu’il ait fait appel à la marine ! En examinant plus attentivement le bâtiment qui l’escortait, j’ai découvert qu’il comptait autant de canons que nous. Le combat, Gamine, s’annonçait compliqué.
À pleins poumons, j’ai transmis ces informations à Ferguson. Il a alors confié la barre à La Guigne, puis s’est rapproché du bastingage. Comment devait-on se positionner ? L’abordage risquait d'être délicat : si on abordait les deux navires en même temps, on risquait de se retrouver entre deux feux. Au contraire, si on abordait un à un les deux navires, notre cible risquait de filer. Il ne restait qu’une seule solution : virer de bord avant eux, pour leur infliger le plus de dégât possible. Comme les deux navires se trouvaient trop proches l’un de l’autre, il serait plus difficile pour eux de manœuvrer pour répliquer. Ils ne pourraient donc utiliser que leurs canons arrière, soit seulement deux canons, vu que le négrier n’en possédait pas.
Mais il fallait d’abord les immobiliser. Pour cela, on devait se rapprocher le plus possible, hisser le drapeau noir au bon moment et tirer avec nos canons avant eux pour les paralyser. Ferguson a levé le bras, prêt à donner le signal pour dresser nos couleurs.
Le Nerriah a plongé sur ses proies, porté par le vent arrière. On devait encore se rapprocher : si on se dévoilait trop tôt, les deux navires risquaient de filer, ou bien de s’organiser pour nous contrer. Cependant, si on dévoilait nos couleurs trop tard, ils pourraient aisément ouvrir le feu sur nous. Il fallait attendre le moment parfait, ne pas se précipiter, ne pas trop patienter…
Heureusement, le capitaine n’en était pas à son premier coup d’essai.
Une fois à deux ou trois encablures de la flotte, Ferguson a donné le signal. À l’arrière de notre navire, un drapeau noir, serti d’une tête de mort et de deux sabres croisés, s’est élevé pour prendre le vent. Alors on a attendu. Nos adversaires allaient-ils hisser le drapeau blanc, nous permettant de piller sans nous battre ? Personne, sur le rafiot, ne souhaitait cela. Notre soif de combat était trop grande.
L’attente nous a paru interminable. En bas, j’ai vu Isiah jouer avec ses couteaux, déterminé. Plus que tous les autres membres de l’équipage, il voulait attaquer ce négrier. Plus que tout au monde, il voulait libérer les siens.
Soudain, les deux navires ont hissé le drapeau anglais, prêts à se battre.
L’équipage a crié de joie.
La Guigne, toujours à la barre, a viré de bord. Le Nerriah s’est arrêté net, dévoilant ses canons. Tous les gabiers se sont précipités sur l’artillerie.
« Feu à volonté ! »
Les boulets de canon ont fusé, sifflé, se sont écrasés sur la coque du négrier et sur les canons arrière du navire militaire.
« Tirez le plus possible sur le négrier ! a aboyé Ferguson. Dégommez-moi ces mâts, vite ! »
Pas besoin de le dire deux fois. Les boulets ont foncé sur les mâts qui se sont fracassés, emportant les voiles.
Voilà, notre proie est immobilisée. Il était temps de s’occuper du navire-escorte.
Malgré sa mauvaise position, il est parvenu à nous atteindre, nous causant quelques dommages. Le choc a fait trembler nos mâts. Encore un coup comme celui-ci, et je passais par-dessus bord !
Peu de temps après, le capitaine de la marine anglaise a habilement dégagé son navire de sa mauvaise posture en manœuvrant habilement. Cette fois, tous ses canons étaient rivés sur le Nerriah, prêt à ouvrir le feu, prêt à nous faire couler.
Seulement voilà, j’étais là.
J’ai braqué mon mousquet sur les artilleurs. Heureusement pour moi, le navire adverse ne possédait pas de pont supérieur comme le nôtre, si bien que leurs canons se trouvaient à découvert. Seul le bastingage protégeait les soldats. J’ai béni pour la première fois la couleur rouge de leur uniforme. Jamais il ne m’a été aussi facile de viser correctement ! Du haut du mât, j’ai tiré ma première balle : elle a traversé le bras du premier canonnier. J’ai continué de même avec le deuxième canon, puis sur toute la ligne. PAN ! PAN ! PAN ! Les balles de mon mousquet sifflaient. CRIC ! CRIC ! J’ai rechargé mon arme à une vitesse inégalable. Le regard perçant, le sang-froid, la détermination… Me voilà transformée en machine à désarmer, Gamine !
Oui tu as bien entendu. Malgré mes capacités, je dois l'admettre, j'avais des scrupules. Je craignais encore de tuer pour de vrai.
Soudain, le vent a tourné. Le Nerriah s’est dangereusement rapproché du navire ennemi. Cela n’a pas échappé aux tuniques rouges en difficulté. S’ils voulaient prendre le dessus, une seule solution possible : ils devaient monter sur notre navire et nous massacrer au corps à corps. Rien de plus facile. Ils étaient plus entraînés et plus nombreux.
En bas, alors que Ferguson commandait l’artillerie, il a levé le nez vers moi pour hurler :
« Descends-moi ces satanés Anglais ! »
Je ne me suis pas fait prier. Avec mon mousquet, j’ai logé des balles dans les bras de tous ceux qui s’armaient d’une longue planche en bois ou qui empoignaient une corde solide pour traverser le fossé qui les séparait de nous. J’ai remercié le ciel de m’avoir donné Ferguson en professeur de tir. Sans lui, jamais je n'aurais repoussé l'ennemi assez longtemps pour sauver mes camarades. Mais au-delà de tout ça, Gamine, il faut le dire, je prenais mon pied. Quelle jouissance de voir autant de sang anglais couler ! Oui, moi aussi je voulais abattre un soldat, juste un, comme les membres de mon équipage. Mais à chaque fois, je me dégonflais.
Qu'est-ce que ça ferait de moi ? Une meurtrière? Étais-je prête ?
Très vite, je me suis sentie dépassée. Comment les soldats anglais pouvaient-ils être si nombreux sur un si petit bâtiment ? Malgré mes tirs, certains sont passés entre les mailles de mon filet. S’ils ne sont jamais parvenus à poser une planche entre nos deux bastingages, quelques tuniques rouges ont réussi à atteindre notre pont en se balançant à une corde. Une vingtaine d’entre eux a fini par atteindre l’équipage du Nerriah. Mais en même temps, les artilleurs anglais sont venus à bout de leur munition. Les canons se sont tus. Certains pirates en ont profité pour embarquer à leur tour sur le navire ennemi. Mais Ferguson et La Guigne, trop occupés par les soldats déjà à bord, n’ont pu envoyer qu’Isiah pour les commander.
J’ai tenté de viser nos ennemis parvenus sur notre pont, mais sans succès. Impossible de tirer avec les voiles déployées. Ferguson m’en aurait voulu à mort d’abîmer le gréement.
Il était donc temps pour moi de déployer mes autres talents.
J’ai empoigné une corde et je suis descendue rapidement. À peine sur le pont, j’ai sorti mon épée de son fourreau et me suis précipitée sur la première tunique rouge venue. Je lui ai transpercé sa jambe de manière à l’immobiliser. J’ai fait de même avec le second, puis j’ai blessé le troisième au bras. J'ai laissé aux autres le soin de leur donner le coup de grâce.
Oui, vraiment une technique de lâche.
Alors que je dansais parmi les combattants et les cadavres, l’épée à la main, comme La Guigne me l’avait appris, j’ai vu au loin Ferguson en grande difficulté. Il se démenait contre deux tuniques rouges, trop lâches pour affronter le pirate d’égal à égal. Révoltée, j’ai fondu sur eux. Le premier soldat m’a donné du fil à retordre, je m’en souviens, mais je suis parvenue à le neutraliser.
L’autre soldat, par contre, a eu le temps de prendre le dessus sur le capitaine. Il l’a désarmé avec une facilité terrifiante. Je lui ai sauté dessus, plus enragée qu’un loup, et je l’ai mis en garde.
Et c’est à ce moment-là, Gamine, que je l’ai vu.
Sawney Bean.
Comment pouvait-il se trouver ici ? Me reconnaissait-il ? J’en doutais fortement. Il y avait longtemps que Saoirse l’orpheline avait disparu. Dans mes veines, mon sang s’est mis à bouillir. Le destin m’offrait ma vengeance sur un plateau d’argent.
Je me suis engagée dans le combat avec une telle férocité que l’Ogre de mon enfance a fait un pas en arrière, surpris. Reprenant rapidement ses esprits, il s’est mis à contrer toutes mes offensives. La rage m’aveuglait. Mon épée ne parvenait pas à l’atteindre. Le vieux soldat, qui maîtrisait bien mieux que moi ses instincts de violence, en a profité. Son épée est venue écorcher profondément mon visage. Tu vois, cette cicatrice qui dessine ma mâchoire ? Il s’agit de son œuvre. Le coup m’a fait chanceler. Sawney Bean a sauté sur l’occasion pour enfoncer son poing dans mon abdomen. Je me suis effondrée, le souffle coupé. Au loin, Ferguson, qui venait d’engager un nouveau combat, a hurlé mon nom.
L’Ogre, triomphant, a brandi son épée au-dessus de ma tête, prêt à me donner le coup de grâce.
Je n’avais plus le choix : c’était lui ou moi.
J’ai dégainé ma dague à une vitesse fulgurante. À l’instant même où il a levé son arme pour me tuer, je me suis relevée vivement, serrant les dents de douleur, puis je l’ai poignardé.
Abasourdi, Sawney Bean s’est écroulé. Il perdait beaucoup de sang, mais il s’accrochait sauvagement à la vie. J’ai bondi sur lui pour le charcuter encore, et encore, et encore !... Jusqu’à ce que son regard change. Ce n’était pas la souffrance ni la crainte de la mort qui se logeait dans ses prunelles, mais plutôt de la stupéfaction, comme s'il ne comprenait pas mon acharnement.
Alors que je continuais à le poignarder, à le tuméfier, à transformer son corps en charpie, il a rendu son dernier souffle de chien de garde. Mais pas moyen de m’arrêter : son sang a continué d’éclabousser mes vêtements et mon visage. Quand j’ai enfin cessé, ma chemise en lin était tachée de pourpre.
Autour de moi, les grognements de combat ont diminué, laissant place au cri de la victoire. On avait écrasé toutes les tuniques rouges malgré leur nombre important. Voilà bien la preuve qu’un pirate vaut trois soldats anglais ! Au loin, le négrier a hissé le drapeau blanc, signe que nous pouvions nous emparer de leur cargaison sans encombre.
Ferguson, La Guigne et Isiah se sont étreints, heureux d’avoir vaincu et d’être toujours en vie. Mais très vite, ils se sont tournés vers moi. Pétrifiée, j’avais toujours la tête baissée sur ma première victime. Le capitaine, inquiet de mon état, s’est rapproché avec ses compagnons. Doucement, j'ai tourné la tête vers eux :
« Regardez, c'est lui... je l'ai tué ! »
Je me suis forcée à sourire, incapable d'être véritablement soulagée. Mes mains tremblaient encore d'avoir transpercé la chair autant de fois. Mon excitation palpable a inquiété La Guigne et Isiah. Ferguson, qui me comprenait mieux, s'est approché pour identifier le cadavre. Il a froncé les sourcils puis s'est tourné vers moi, confus.
« Mais enfin, qu'est-ce que tu racontes ? Tu vois bien que ce n'est pas lui ! »
Le capitaine m'a désigné l'oreille droite de la dépouille, complètement intacte. J'ai écarquillé les yeux.
Le véritable Sawney Bean n'avait plus d'oreille droite depuis bien longtemps.
Je me suis mordu la lèvre.
« Merde... Merde. Merde ! »
J'ai frappé mon point sur le pont en continuant de jurer, furieuse. Ferguson s'est agenouillé pour m'entourer de ses bras, cherchant à me calmer. Les autres pirates, de leur côté, ont préféré garder leur distance.
« On va chercher les prisonniers, Capitaines, a finalement déclaré Isiah. On fait comme d’habitude ?
— Comme d’habitude. »
Ils ont pris quelques hommes avec eux pour embarquer sur le négrier. Certains avaient déjà commencé le travail en surveillant l’équipage qui venait de se rendre. Il ne restait plus qu’à prendre les esclaves et à briser leurs chaînes.
Alors que tous s’affairaient pour remettre de l’ordre après la bataille, je suis restée là, interdite. Ferguson, à mes côtés, a attendu ma confession.
« Regardez ce que je lui ai fait... Et ce n'est même pas lui.
— Tu as des remords ?
— Non… Je ne sais pas. Si je n'avais pas cru que c'était Sawney Bean, je ne l'aurais probablement pas achevé. Je me sens coupable, mais en même temps, je me sens... Satisfaite ? C'est drôle. Finalement, je lui ressemble un peu, pas vrai ? À Sawney Bean, je veux dire. Moi aussi, ça me plaît de tuer mes ennemis. Capitaine, est-ce que je suis en train de devenir un monstre ? »
Il m’a alors pris par les épaules pour plonger son regard dans le mien. Mon menton entre ses mains, il a considéré ma première blessure. Ses doigts ont suivi ses contours pour prendre conscience de sa profondeur.
« Ici-bas, gamin, nous sommes tous des monstres. »