CHAPITRE IX

Par Aramis

Le matin même, Saraphiel avait repris le chemin des Enfers. Lorsque les portes de l’ascenseur s’étaient ouvertes sur le hangar encombré de vie, la vue du séraphin s’était troublée. Il avait réfréné une intense envie de vomir.

Il avait inspiré, lentement, les effluves nauséabonds puis expiré, lentement, pour retrouver son souffle et calmer la nausée. Après quoi il s’était avancé dans la tourmente. Samigina l’y attendait. « NOUVELLE PAIRE D’AILES, FÉLICITATION » s’était-il exclamé d’un ton enjoué et Saraphiel s’était senti bizarrement rassuré. Il l’avait abordé avec un calme relatif, un calme qu’il avait conservé tout le long de leur trajet au fil des couloirs obscurs. Saraphiel y avait défié les éclats luminescents des yeux qui les scrutaient dans la pénombre. Un calme, enfin, auquel il s’était accroché lorsqu’ils avaient franchi la voûte et descendu les escaliers jusqu’au département des âmes.

À l’écart de lui-même il s’était observé vivre, plus éthéré encore, présent sans être là. Il avait suivi la trace de Lucifer et ses yeux n’avaient vu que l’essentiel.

Une infime partie de lui s’en était inquiétée, craignant de s’être habituée à la violence. Une autre avait compris que c’était peut-être ainsi qu’était les démons, les émotions atrophiées et l’esprit isolé, pour s’en protéger toujours.

À présent Saraphiel flottait à quelques mètres du sarcophage. De son souvenir demeurait l’odeur de métal chaud, le goût de fer et de feu qui roussissait le bout des plumes, ainsi que l’atmosphère étouffante et les mélanges de cris, résonnant sous la voute basse dans des remugles d’angoisse noire. Mais dans le département des âmes, l’ambiance était détendue, presque délicate.

Le ventre du sarcophage de fonte avait sa trappe grande ouverte sur le corps allongé d’une âme. En se penchant vers l’ouverture, Saraphiel constata que l’homme y avait déplié ses jambes et croisé ses mains derrière la nuque. L’entier de son dos se coulait dans un confortable amas d’oreillers moelleux. Sous la fonte, un feu crépitait certes, mais doux, à peine braisé, de quoi tenir chaud sans brûler et de l’extérieur filtrait un air agréable, qui engendrait une température idéale à l’intérieur de l’outil.

En reconnaissant Saraphiel, l’âme lui adressa un aimable salut.

— VOILÀ VOILÀ, dit Samigina.

Saraphiel considéra les quelques cocottes mises à disposition du paradis. Toutes ouvertes, toutes métamorphosées en petits cocons douillets.
Le séraphin se remémora les réticences de Samigina lorsqu’il lui avait soumis le règlement. Plus tard, on ne l’avait pas convié aux interminables discussions entre paradis et enfer, mais il avait constaté que le délai de consensus s’était montré inhabituellement efficace.

— C’est la raison pour laquelle vous avez accepté, conclu Saraphiel.

— ON A PENSÉ QUE VOUS CONFRONTER À L’INCOMPATIBILITÉ DE VOS DEMANDES VOUS FERAIT RÉALISER PLUS VITE LEUR ABSURDITÉ.

Saraphiel ne put empêcher un sourire morne de naître sur ses lèvres.

— VOUS AVOUEREZ, LÀ-HAUT, QUE VOUS ÊTES PAS LES PLUS EXPERTS DANS NOTRE DOMAINE, ET COMME VOUS ÉCOUTEZ RIEN...

Le Prince Démon avait raison : le Paradis n’avait aucune expertise sur la façon de traiter les Pécheurs. Il avait imposé ses règles par la force dans une sublime théorie d’humanité, et cela donnait lieu à une absurdité incompatible. Les archanges pensaient mieux savoir. Ils allaient devoir reconnaître qu’ignorer Samigina été une erreur aussi stupide que le résultat de leurs mesures.

— Vous n’aviez pas tort lorsque vous affirmiez que ça ne fonctionnerait pas.

Saraphiel aurait dû s’insurger, car il était évident que Lucifer s’amusait de la situation. Mais il n’avait plus pour le Maître des Enfers ni animosité ni sursaut offensé ; il y avait trop d’honnêteté dans cette comédie, trop de respect dans la façon qu’il avait de traiter ses subordonnés. À cause de Gabriel, son admiration pour les archanges se dissolvait. Saraphiel glissait dans le sillage de Samigina, frappé par les différences comportementales des deux entités, soulagé par ce qu’il découvrait des installations. Un peu narquois.

— Montrez-moi le reste, dit-il calmement.

Samigina le considéra avec attention. Il avait une acuité d’autant plus vive que le séraphin ne faisait aucun effort pour masquer les changements de son caractère. Laconique, Saraphiel lui adressa un sourire, et le démon haussa les épaules avant de lui emboîter le pas.

Une forme de connivence s’était établie entre les âmes et les démons. Saraphiel la leur envia. Au paradis, les anges conservaient une distance dans les relations qu’ils nouaient avec leurs ouailles. Il y avait la volonté, réalisa Saraphiel, d’entretenir une hiérarchie. C’était quelque chose qu’il avait pu remarquer lorsque les démons s’adressaient aux pénitents mais ici, tous semblaient touchés par la même fraternité.

Saraphiel laissa échapper un rire, à peine une syllabe sauvage, qui éclata contre ses lèvres comme le jappement d’un chien. Il eut une fulgurance du genre de celles qui ne l’auraient jamais traversé quelques semaines plus tôt. En levant la tête vers Samigina, il se permit un sourire taquin.

— C’est du très bon travail. Vous pourrez féliciter vos ingénieurs.

Pris de court, le démon hésita un peu avant de répondre.

— OK, MERCI POUR EUX ?

— J’ai hâte de communiquer à mes collègues combien leurs demandes ont été appliquées à la lettre.

Samigina le scruta de son visage sans traits. Saraphiel se laissa sonder : il était convaincu.

Les démons avaient accepté, car ils savaient que ce département permettrait de respirer à ceux qui y travailleraient de . Saraphiel avait remarqué l’empressement et les délicatesses maladroites mises en œuvre pour prendre soin des âmes. Beaucoup plus de sourire, aussi. Et un peu plus de temps.

— Tout cela me semble très bien, dit Saraphiel en rompant le contact, tout est en ordre.

— HA BON ?

Il jeta un œil sur la cuve, ignorant les regards de l’âme qui suivaient, curieux, ses allers venus.

— Je ne vois aucune anomalie.

D’un geste d’esprit, il feuilleta vivement le carnet qui flottait près de lui et prit un air concentré. Puis il secoua la tête.

— Certainement le problème vient d’ailleurs. Bien. Si nous avons tout vu, Majesté, peut- être pourriez-vous me conduire à votre bureau pour que je puisse vous faire signer quelques rapports ?

Le démon demeura stoïque quelques secondes, confondu par le comportement étrange de Saraphiel, puis :

— HOOOOO.... S’exclama-t-il en se frappant le front, BIEN SÛR ! PAR ICI, CHER COLLÈGUE.

Saraphiel goûta cet instant de certitude. Transposer à la souffrance des images de douceur le soulageait. Ce n’était pas du bien-être mais une forme d’apaisement ; il revenait peu à peu à lui-même et souhaitait partager cet état autour de lui.

— DIS DONC... sur son bureau, Samigina achevait de signer les derniers documents, JE TE SUIS RECONNAISSANT DU RÉPIS, C’EST PAS FACILE TOUS LES JOURS POUR LES GARS.

— Ho, pas de quoi. Ça ne durera pas longtemps, de toute façon.

Il rangea méthodiquement les feuilles dans une pochette.

— Ce serait une bonne chose que tous les Enfers soient comme cette salle, non ? dit-il ensuite avec un rire éteint.

Samigina le considéra un moment.

—TU SAIS QUE SI L’ENFER RESSEMBLAIT À VOTRE DÉPARTEMENT SPÉCIAL, hésita-t-il, LE PARADIS TIENDRAIT PAS DEUX MOIS ?

Saraphiel leva la tête et rencontra le regard de Samigina. Il dut paraître incertain, car le démon expliqua aussitôt :

— JE VEUX DIRE... VOUS AVEZ CONSCIENCE, LÀ-HAUT, QUE SI PERSONNE NE CONCRÉTISAIT LA MENACE, AUCUN ÊTRE NE FERAIT AUTANT D’EFFORTS POUR L’ÉVITER... N’EST-CE-PAS ?

Lentement Saraphiel ferma les yeux. Il expira un souffle, un long soupir qui sembla dire sa désolation mais surtout que s’emboîtaient soudain les éléments d’un puzzle dont il détenait les pièces depuis un certain temps. Il n’avait jamais pris l’habitude de penser par lui-même c’est pourquoi relier entre eux tous ces éléments logiques ne lui était pas évident. Quelques barrières aussi l’en avaient préservé mais à présent, il ne pouvait plus se cacher derrière la peur de comprendre.

— S’ils ne craignent plus les Enfers, alors les mortels ne feront plus en sorte de mériter le Paradis, formula-t-il comme pour lui-même.

Il goûta la texture des mots sur sa langue et les trouva bien amers.

— ET SI LE PARADIS EST ACCESSIBLE À TOUS, ALORS IL PERD SA VALEUR, ajouta Samigina.

Cela induisait que pour préserver à la fois bien son existence et sa valeur, le Paradis sacrifiait à une catégorie de travailleurs les tâches pénibles, dures, violentes. Et, compris Saraphiel, ce rêve dépendait aussi de l’engagement des salariés. Or comment concevoir qu’une entreprise aux règles morales si absolues puisse reposer intégralement sur une structure qui niait totalement ces mêmes codes ?

L’hypocrisie était démentielle. Saraphiel vivait depuis toujours dans un mensonge insondable dont toutes les couches se soulevaient une à une et qu’il ne pourrait plus jamais ignorer.

Il eut un haut-le-cœur

— TANT QU’ICI ON SE SALIRA PAS LES MAINS SUR VOS ÂMES, LÀ-HAUT VOUS AUREZ TOUJOURS LE MÊME PROBLÈME. SI TU VEUX CONTINUER À VIVRE AVEC TES NUAGES ET TES PETITS OISEAUX, FAUDRA QUE LE STATUT QUO SOIT PRÉSERVÉ, conclut Samigina.

Saraphiel bascula en avant, une main arrimée au cœur.

—OLA, ÇA VA ?

— Je crois que je vais vomir.

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