Chapitre IX

Par axel

Voir Vincent, si près de la cathédrale, fit rejaillir les craintes et les pressentiments d’Alexandre. Il l’imaginait déjà commettre une nouvelle agression, peut-être même pire. Quand il l’avait aperçu, Vincent était à l’entrée de la rue des Tables, qui monte vers Notre-Dame. Il ne faisait donc aucun doute qu’il se rendait au sanctuaire. Du feu dans les veines, Alexandre dévala le rocher Corneille et fut en un instant aux pieds de Marie faite pierre. Ici, pas de parvis, mais un escalier dit « du ventre » : cent trente-quatre marches qui s’élèvent vers la cathédrale en partie bâtie dans le vide, parce que voulue plus grande que le mont qui l’abrite, cent trente-quatre marches débouchant au milieu de la nef, cent trente-quatre marches pensées par les bâtisseurs pour faire naître le sentiment de trouver refuge dans le sein maternel de Marie ; pour Alexandre, cependant, ces marches n’étaient que cent trente-quatre obstacles s’élevant entre lui et Vincent, cent trente-quatre obstacles s’étirant à l’infini et lui rappelant la pesanteur de son corps, cent trente-quatre obstacles faisant naître en lui la crainte d’arriver trop tard.

Quand Alexandre fit irruption dans la cathédrale, il y régnait une atmosphère paisible, malgré la foule des fidèles et des touristes, et ce fut finalement lui qui, échevelé, haletant, débraillé, le visage crispé, perturba la quiétude des lieux. Des yeux, nombreux et surpris, se posèrent sur lui, mais s’en désintéressèrent toutefois rapidement. Seuls deux regards, attentifs et inquisiteurs, le gardèrent en ligne de mire. Autour de ces regards, deux personnes à l’allure étrangement similaire : des baskets, un jean et un large sweat à capuche les habillaient tous deux. Il s’agissait d’un homme posté au fond de la cathédrale, près de l’orgue, et d’une jeune femme appuyée contre un pilier, près de la Vierge noire. Ils détonnaient un peu, mais Alexandre ne les remarqua pas, trop occupé à chercher Vincent.

Un guide-conférencier et son groupe de visiteurs entrèrent. Alexandre gênait un peu leur passage, alors quelques-uns le bousculèrent. Bourré d’adrénaline, il faillit exploser, mais, serrant poings et mâchoire, réussit à se contenir et reprit sa traque, avec la voix posée et un peu monocorde du guide en bruit de fond.

« La cathédrale Notre-Dame n’a pas été construite ici, sur le mont Anis, par hasard. Nous sommes en effet là en présence d’un bel exemple de superposition des fois : avant elle, sur ce site, il y avait un temple gallo-romain ; lui-même a probablement succédé à un sanctuaire gaulois, ou tout au moins à un dolmen – donc à une tombe de l’époque néolithique. Ce dolmen, encore au moment de la christianisation, revêtait une importance telle aux yeux de la population locale que les nouveaux maîtres de la foi ont jugé bon de se l’approprier en l’incorporant au sein de leur église et en y situant l’acte fondateur même de cet édifice. D’après les légendes, en effet, la table du dolmen aurait servi d’instrument à des guérisons miraculeuses accordées par la Vierge, qui, chaque fois, aurait ordonné que lui soit bâti un sanctuaire sur le site même de ces miracles. Toujours d’après les légendes, l’emplacement de ce sanctuaire aurait été tracé dans la neige par un cerf, en plein juillet. Il est à noter que le cerf est un animal lié au dieu celte Cernunnos, peut-être vénéré ici autrefois. La table du dolmen existe toujours. Elle est ici, dans une chapelle, et les gens viennent encore parfois s’y allonger dans l’espoir d’obtenir une guérison. On l’appelle “pierre des fièvres”. »

Le groupe s’éloigna d’Alexandre pour se rapprocher du chœur.

« Approchons-nous maintenant avec respect de la maîtresse des lieux, la Vierge noire installée dans le chœur, au-dessus de l’autel, reprit le guide.
     — Pourquoi est-elle noire ? demanda un des visiteurs.
     — On ne sait pas vraiment. Beaucoup d’hypothèses ont été proposées.
     — Certains disent que les Vierges noires se trouvent là où étaient autrefois vénérées d’anciennes déesses, notamment la Déesse Mère. Qu’en pensez-vous ?
     — Que c’est possible. D’ailleurs, certains pensent que c’était autrefois une déesse mère qui était vénérée ici mais... »

Le bruit d’une chaise renversée interrompit soudain la discussion : l’œuvre de Vincent, ou plutôt celle de Théo, qui venait d’agripper son ami pour le tirer hors de la cathédrale. Alexandre leur emboîta le pas, imité par la jeune femme au sweat, et entrevit les deux jeunes hommes sortant par le porche du For, l’accès sud de l’édifice. En en poussant lui-même la porte, Alexandre eut un éclair de doute. Comment réagirait-il face à Vincent et Théo ? Que ferait-il quand il les aurait trouvés ? Il n’eut toutefois pas à s’interroger bien longtemps : sur la petite place s’étalant devant lui, il ne trouva que quelques promeneurs innocents.

Aménagée en terrasse au-dessus des rues de la vieille ville, cette place offrit à Alexandre une vue imprenable. Malgré tout, il ne trouva aucune trace de Vincent et Théo, se persuada néanmoins qu’ils ne devaient pas être loin, et donc décida de partir à leur recherche. Au moment de s’en aller, il se tourna pour jeter un dernier coup d’œil à Notre-Dame, comme pour se rassurer avant de la laisser seule. Alors seulement, il remarqua la jeune femme au sweat, et s’étonna de l’intensité du regard qu’elle posait sur lui.

Alexandre finit par se perdre dans ses recherches, au point d’en oublier l’heure et de tomber de fatigue sur un banc, où il s’endormit.

« Plus grandes seront ta terreur et tes souffrances, plus grande et puissante sera l’énergie libérée. » Quelque part dans les entrailles de la ville, ces mots entendus par Martin à la tourbière étaient devenus plus qu’un horrible et glaçant souvenir planté dans sa mémoire ; ces mots, ses ravisseurs les lui faisaient désormais vivre, dans son âme, dans sa chair et dans les siennes, d’entrailles. Martin regrettait ses premiers jours de captivité, ceux d’avant la forêt, passés aux côtés d’Antoine et de Louis, faits de drogues et de récits étranges. À présent, aux yeux de ses tortionnaires, toute drogue était devenue superflue, plus besoin de lui faire d’étranges récits non plus, ou plutôt si, mais un seul, raconté avec délectation et force détails, celui de son imminente mise à mort : il n’était plus question de lui ouvrir l’esprit, mais de le lui déchirer. Son corps aussi, ses tortionnaires le voulaient déchiré, alors les souffrances physiques, ils les lui infligeaient avec soin, minutie, et un tel amour de l’art des sévices que Martin regrettait de ne pas avoir été, lui aussi, offert à la tourbière.

Le jeune homme sut que son calvaire prendrait bientôt fin quand l’acharnement froid de ses bourreaux se mua en folle excitation. Celui qu’ils attendaient était enfin arrivé, et ils allaient enfin pouvoir y aller. « Y aller », ces deux mots n’évoquaient rien d’autre à Martin qu’un énième retour dans le véhicule de ces fous, et il avait raison. Une nuit, il réentendit le claquement de la portière et le ronronnement du moteur, ressentit aussi de nouveau le contact froid et métallique de la carrosserie. Le trajet fut court cette fois, quelques rues seulement, à peine le temps pour des criminels de planifier leurs actes, mais les siens, de criminels, avaient besoin de peu de mots pour s’organiser. « Il faudra faire vite et faire très attention : les flics surveillent la cathédrale. Il a neutralisé la fille qui surveillait le porche du For et a fracturé la porte. On entrera par là », déclara simplement l’un d’entre eux. Puis leur folie se mit en œuvre.

Les fous étaient deux. Ils sortirent Martin de leur véhicule puis traînèrent la loque qui lui servait de corps à l’intérieur de la cathédrale. Dans leur précipitation, enveloppés par l’obscurité du porche, ils faillirent trébucher sur le corps inerte d’une jeune femme dont le sang colora leurs semelles d’un rouge vif. Dans le sanctuaire, leurs pieds imprégnés de cette vie fuyante qu’ils avaient piétinée, ils progressèrent, souillure après souillure, jusqu’à l’endroit d’où s’élevait une voix rauque.

« Ô Mère, je t’ai entendue. Les anges méritent de mourir ! La créature que je t’ai amenée va bientôt payer pour les crimes des siens. Puisse son immolation ouvrir les portes de ta prison », proféra cette voix, que Martin, perdu quelque part entre la vie et la mort, crut venue d’un autre monde. Quand le jeune homme et son escorte sinistre rejoignirent cette voix invocatrice, le sac en toile qui recouvrait sa tête fut enlevé : afin d’obtenir de lui une offrande de terreur à la hauteur de leurs vœux, ses bourreaux voulaient que Martin ne manquât rien de l’acte qui s’apprêtait à être commis.

Devant l’autel, face à la Vierge noire, se tenait l’homme qui avait exécuté Antoine et Louis. D’une main, il maintenait un prêtre à genoux, de l’autre, il brandissait un bois de cerf, dont il transperça d’un coup sec le corps de son captif, qu’il laissa choir pour se tourner vers Martin, lui dévoilant ainsi son visage. Il fit signe à ses complices de conduire le jeune homme dans la chapelle abritant la « pierre des fièvres », exposa son arme ensanglantée sur l’autel, puis les rejoignit. Avant d’officier de nouveau, il envoya l’un de ses fidèles ouvrir l’accès à l’escalier « du ventre » et ordonna à l’autre de faire le guet. Il allongea ensuite Martin sur la « pierre des fièvres », face vers le sol. Le jeune homme fut presque soulagé à l’idée d’expirer sur ce qui était à ses yeux une sainte relique enchâssée dans un sol sanctifié, tandis que l’officiant fou mourait d’impatience de « libérer » ce joyau néolithique pris dans une gangue de christianisme. Il posa son genou entre les omoplates de Martin, sortit une corde de sa poche et la tendit entre ses mains. Il allait passer à l’œuvre quand le guetteur revint en courant. « La flic est revenue à elle. Elle a appelé ses collègues. Il faut partir ! Tout de suite ! »

Quand les flics entrèrent dans Notre-Dame, ils la trouvèrent ouverte, béante et souillée. À part le prêtre assassiné et Martin, il n’y avait plus personne.

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