« Impressionnant, non ?
— Pardon ?
— Cette immense statue de la Sainte Vierge, avec son fils dans les bras, c’est impressionnant, non ? C’est l’image même de la mère !
— Euh... oui, sans doute. Mais pour être franc, je n’y ai pas vraiment prêté attention, et maintenant que vous m’incitez à le faire, là, comme ça, spontanément, elle me fait penser à la statue de la Liberté. Oui, c’est ça, à un pendant chrétien de la statue de la Liberté. »
Dès son arrivée au Puy-en-Velay, Alexandre s’était débarrassé de son barda. Au Puy, les pèlerins et les touristes ne manquent pas, mais les hébergements non plus (le pèlerinage y est une spécialité très ancienne). Alexandre avait donc trouvé sans problème une chambre dans un gîte d’étape, à quelques minutes de la cathédrale. Il avait le dos en compote, ses jambes étaient percluses de crampes et ses pieds douloureux. Il aurait dû simplement s’allonger, se reposer un peu avant le repas, puis se coucher et dormir jusqu’à la messe de bénédiction des pèlerins du lendemain matin, mais c’était compter sans ses craintes et ses mauvais pressentiments, qui le rendaient dingue et lui insufflaient une énergie frénétique depuis son arrivée à destination. Alors il était sorti explorer la ville aussitôt installé.
Il avait posé bagage au pied du rocher Corneille, le point le plus haut de la ville, qui avait autrefois servi de vigie à la cité. Sans rien savoir de cet antique usage, Alexandre s’était lancé dans la montée qui rejoint la plateforme aménagée au sommet, à plus de sept cents mètres d’altitude, puis avait entrepris de passer au crible de son regard chaque parcelle du Puy, profitant de la vue panoramique pour tenter de repérer le moindre signe suspect, la plus petite étincelle d’étrangeté prête à embraser la ville.
Il était tellement absorbé par son observation, l’esprit aussi sombre et encombré que le ciel était lumineux et dégagé, qu’il ignorait royalement la présence de celle qui trône pourtant au sommet du rocher, Notre-Dame de France, une immense statue en bronze de la Vierge Marie avec L’Enfant Jésus dans les bras. Alors, quand un des visiteurs de cette grande dame lui partagea son enthousiasme, il se trouva bête, et cette comparaison un peu surprenante avec la statue de la Liberté fut la seule chose qui lui vint à l’esprit. Manifestement, cette réponse n’était pas celle attendue : son interlocuteur afficha une moue dubitative, puis préféra s’éloigner.
Alexandre crut pouvoir retourner à son observation, mais une oreille indiscrète qui avait écouté toute la conversation jugea bon de donner son avis :
« Un pendant chrétien de la statue de la Liberté ! Sur les plans artistique et technique, peut-être, mais pour le reste, certainement pas ! La statue de la Liberté accueille, porte des promesses ; avec Notre-Dame de France, c’est de tout autre chose dont il est question. Regardez bien. Cette ville qu’elle surplombe, elle ne veille pas sur elle, non, elle la surveille ! Notre-Dame de France ne protège pas, elle domine, elle soumet, elle écrase. Et ce serpent qu’elle foule du pied, que symbolise-t-il vraiment ?
— Pardon mais... ce n’est qu’une statue ! » dit Alexandre, espérant ainsi couper court à cette discussion.
L’autre était toutefois trop bien lancé pour s’arrêter là.
« Ici, tout est fait de lave, des œuvres de la Nature à celles des Hommes. Tout ce que nous voyons là, autour de nous, est un jour sorti du ventre de la Terre, jusqu’à ce vestige d’un ancien volcan sur lequel nous sommes en ce moment, qu’ils appellent rocher Corneille, et sur lequel ils ont posté leur nouvelle vigie. Ce que Notre-Dame de France piétine, c’est la Vouivre, le dragon des Anciens, les forces vitales de la Terre !
— La Vouivre... le dragon des Anciens... les forces vitales de la Terre, j’ai déjà entendu ces mots-là. C’était à Vézelay, dans la clairière près de la chapelle Sainte-Croix. D’ailleurs, maintenant, je vous reconnais : vous y étiez, je vous ai vu là-bas, vous êtes l’un des radiesthésistes qui discutaient de toutes ces choses devant les rochers.
— Un mégalithe ! c’est un mégalithe. Un mégalithe christianisé !
— Oui... ne vous énervez pas. Je vous crois. Je ne suis pas comme ce garçon, Martin, qui vous a pris à partie ce jour-là. »
L’homme ne répondit rien, mais afficha un air... indéchiffrable, puis s’en alla sans dire un mot, redescendant vers la ville. Décontenancé par cette réaction et par le surprenant timing de cette rencontre, Alexandre le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparût au détour d’une rue. Il fixa encore un instant le bout de trottoir d’où l’homme venait de s’évanouir, comme s’il s’attendait à le voir ressurgir, puis il s’en détourna pour reprendre son observation de la ville, accrochant au passage son regard sur celle qui venait d’occuper la discussion. « Effectivement, quelle imposante présence ! mais quand même, ce type va loin avec son espèce de délire mystique. Comme si cette statue avait une volonté propre et contribuait à une sorte de complot ! » pensa Alexandre. Il s’appuya ensuite au parapet et se remit à scruter la ville.
Ses yeux se posèrent sur la cathédrale Notre-Dame. « Encore une “Notre-Dame” ! On ne peut pas nier que Marie soit la véritable maîtresse des lieux ! C’est vrai, c’est à elle que la ville est dédiée, bien plus qu’à saint Jacques, c’est pour elle que les premiers pèlerins sont venus ici et c’est pour elle que beaucoup viennent encore, c’est elle que les habitants sortent en procession tous les ans, pas saint Jacques », remarqua-t-il.
Tout à ses réflexions, du regard, Alexandre faisait et refaisait le parcours reliant la cathédrale et la place du Plot, le kilomètre zéro de la via Podiensis. Ses yeux allaient dans une direction, puis dans l’autre, s’attardaient sur la place qui lui faisait un peu penser à celle du village de ses grands-parents italiens avec sa fontaine et ses façades colorées, flânaient plus qu’ils ne veillaient. Alexandre était à présent plus songeur que soucieux.
Alors, quand il aperçut Vincent, ce fut comme une véritable gifle.