Chapitre X

Par axel

Quand Alexandre se réveilla, à l’aube, il n’était plus sur son banc. Il n’avait aucune idée du quand ni du pourquoi, mais il avait atterri, à un moment de la nuit, dans un recoin bien à l’abri des regards d’un parc de la basse ville. Sa nuit avait été agitée, pleine de cauchemars. Sans doute l’un d’entre eux l’avait-il à demi réveillé et poussé, par instinct de protection, à se trouver une cachette. D’ailleurs, même maintenant qu’il était conscient, il avait encore un peu de mal à laisser les images étranges et violentes jouées par la nuit s’évaporer dans les limbes de son inconscient. Assis à même le sol, le visage entre les mains, il cherchait à revenir à la réalité et à rassembler suffisamment d’énergie pour se lever et partir récupérer ses affaires au gîte d’étape. Il avait hâte de reprendre la route, de laisser ses idées noires et ses mauvais pressentiments derrière lui. Après tout, pensait-il, rien de grave ne s’était finalement passé, sinon dans ses cauchemars. Il voulait enfin renouer avec la normalité et filer vers Compostelle.

Il venait à peine de se lever qu’il reçut un message. Loïc ! Alexandre n’en revenait pas : après Vézelay, il n’avait plus eu aucune nouvelle de son ami. Alors oui, bien sûr, depuis le début de toute cette histoire, depuis leur premier échange au sujet du colis, se mettre aux abonnés absents puis réapparaître numériquement au moment opportun, Loïc n’avait fait que ça, et cela n’avait jamais dérangé Alexandre, mais cette fois, c’était différent. Au plus fort de ses craintes, Alexandre avait écrit beaucoup de messages à son ami, avait essayé de l’appeler, l’avait averti de son arrivée au Puy-en-Velay, mais Loïc n’avait jamais daigné répondre, et là, à cet instant précis, il lui adressait un simple : « Bon, le Puy-en-Velay, c’est fait. Maintenant, il faut que tu ailles à Arles. » Alexandre préféra ignorer ce message et monter vers le gîte.

D’abord, il découvrit ce sentiment de privilège qu’éprouvent même les âmes les moins matinales en observant les premiers battements de paupières d’une ville au réveil, puis, rue après rue, il commença à comprendre que le Puy aussi se réveillait d’un mauvais sommeil : sur le trottoir, près de la porte forcée d’une maison abandonnée, il remarqua une tache de sang ; une lumière bleue intermittente disputait les façades et les toits de la vieille ville à l’ocre du soleil naissant : partout des gyrophares fébriles affolaient les rues.

Alexandre voulut emprunter la montée du Cloître, une ruelle en escalier menant à la place du For, mais des rubans de police en interdisaient l’accès. Il poussa alors jusqu’à la rue Saint-Georges, qui le conduisit jusqu’à la rue abritant son gîte, la rue Saint-Mayol. Là, il éprouva une certaine appréhension en apercevant une voiture de police garée devant le lieu où se trouvaient presque toutes ses affaires. Son portefeuille et son portable étaient tout ce qu’il avait gardé sur lui. D’ailleurs, il reçut un nouveau message de Loïc, rien d’autre que « ???? ». Il préféra de nouveau ignorer son ami, rangea son téléphone, puis entrebâilla prudemment la porte du gîte. Une discussion était en cours. Avant d’avancer davantage, Alexandre voulut savoir de quoi il retournait, alors il s’immobilisa et laissa traîner une oreille.

« Mais toi, tu en penses quoi, du témoignage de ce Martin ? Parce que le gars a quand même été pas mal amoché, alors quand il nous dit avoir vu le visage du tueur, ok, pourquoi pas, mais quand il nous dit avoir reconnu un pèlerin lillois rencontré à Vézelay, moi, je suis sceptique. Dans l’état où il était, il nous a simplement balancé le premier nom auquel il a pensé.
     — Écoute, moi aussi, j’aurais aimé que notre piste principale soit confirmée, que ce Vincent qui a agressé le prêtre en public à Vézelay soit notre coupable, mais on a un témoin, mieux même, une victime qui a survécu, alors on va vérifier la piste qu’il nous a donnée et essayer de trouver ce type, cet Alexandre qu’il dit avoir reconnu.
     — Désolé pour l’attente, messieurs. Mais il semblerait que ce n’ait pas été vain : hier, nous avons bien accueilli un homme qui pourrait être celui que vous cherchez. En revanche, il n’a pas dormi ici. Il est sorti aussitôt après avoir déposé ses affaires dans sa chambre et n’est jamais réapparu.
     — Montrez-nous ce qu’il a laissé.
     — Très bien, suivez-moi.

Les voix s’éloignèrent, leurs mots devinrent incompréhensibles puis rapidement inaudibles. Comme un animal près d’être pris au piège, Alexandre devait choisir entre la fuite ou la ruade. Il voulut se défendre, se jeter à leur suite, leur hurler qu’il n’avait rien fait d’autre que dormir cette nuit – de quoi Martin avait-il bien pu l’accuser ? bien sûr qu’il se trompait ! –, mais bouffé par l’angoisse, il ne sut que fuir.

Quoi qu’il se fût passé dans la nuit, Alexandre était certain que Vincent était le coupable. Il devait le dire aux flics, ou même mieux, il devait le leur prouver. Oui, c’était ça la solution, leur prouver que Vincent était bien celui qu’ils cherchaient ! Il pensa alors à la maison abandonnée et à la tache de sang sur le trottoir, et se dit que ce devait être là que Vincent et Théo s’étaient cachés la veille. Il s’y rendit aussitôt, espérant que les deux hommes y seraient encore, baignant dans la culpabilité.

Avant d’entrer, il ramassa une pierre. Au cas où. Après tout, ils étaient deux. Au moins deux. À l’intérieur, d’autres taches de sang, des gouttelettes. Elles formaient une piste menant à une porte à demi ouverte, qu’il devina être celle de la cave. Il mit son téléphone en silencieux (Loïc continuait à envoyer des messages), se glissa dans l’ouverture et descendit quelques marches. Il essaya d’accoutumer ses yeux à l’obscurité, mais dut se résoudre à allumer la torche de son portable.

Au bas des marches, il trouva une grande pièce emplie de vieux matelas dégueulasses, de cadavres de bouteilles et de seringues usagées. Le lieu servait visiblement de refuge à toutes sortes de marginaux. Dans ce fatras, il eut un peu de mal à retrouver la trace de sa piste de sang. Quand il y parvint enfin, ce fut pour constater qu’elle ne menait nulle part, sinon au pied d’un monticule de gravats et de déchets divers amassés contre le mur sur une hauteur d’environ un mètre. Il se souvint alors d’articles qu’il avait lus sur le Puy-en-Velay et son dédale de caves parfois perdues et oubliées. À l’aide d’une planche, il évacua le tas de détritus, certain de bientôt découvrir une de ces caves fantômes. Son intuition s’avéra juste : quelqu’un avait cherché à dissimuler une ouverture percée dans le mur. Alexandre appuya son épaule droite contre la paroi et se mit à l’affût : avant de s’aventurer de l’autre côté, il voulait capter tout ce qui aurait pu en provenir.

Mis à part une odeur de moisissure, rien ne s’échappa du trou béant. Aucun son, aucune voix ne vinrent trahir une quelconque présence humaine. Alors il s’agenouilla et regarda ce qu’il y avait au-delà du vide. De part et d’autre de l’ouverture se déroulaient cinq ou six mètres de couloir. Sur la gauche, une volée de marches venait mourir contre un mur de briques tranchant avec les pierres environnantes ; sur la droite, le sol disparaissait, et la piste de sang reprenait. Maintenant perplexe et plus tout à fait certain de mettre la main sur Vincent et Théo, Alexandre reprit toutefois sa traque. Inéluctablement, chaque petite tache rougeâtre le mena là où le sol s’était dérobé à sa vue. Rapidement, il se trouva au bord d’un nouvel escalier. Chacune des marches qu’il en descendit le précipita dans un autre monde, glaçant et terrifiant.

Vincent et Théo n’étaient effectivement pas là, mais Alexandre aurait préféré devoir les affronter plutôt que d’avoir à supporter la vue qui s’offrait à lui, celle d’une cave puante transformée en chambre de torture. Contre le mur du fond, une longue table de bois était couverte d’outils et d’objets divers souillés de sang séché, au plafond avait été scellé un anneau métallique, juste au-dessous de lui gisaient des liens tranchés, dans un mélange de sang, d’excréments et d’urine.

Alexandre n’alla pas plus loin que la dernière marche : ce qu’il avait trouvé là était une véritable scène de crime, et il était hors de question qu’il y laissât la moindre trace de son passage. D’ailleurs, il estima s’être déjà trop compromis. Si la police le surprenait dans ce cloaque, il était foutu. Il devait partir ! Tout de suite ! Il venait à peine de tourner le dos à la chambre des horreurs qu’un petit morceau de métal attira son attention : une pièce, dans le coin d’une marche. Il la ramassa puis sortit sans attendre de la maison.

La rue qu’il retrouva n’était plus celle qu’il avait quittée : la ville commençant à se réveiller, çà et là, les foyers livraient des grappes de travailleurs et d’écoliers. Tous ces gens somnolaient encore, leurs corps étaient froids et leurs cerveaux commençaient à peine à cogiter ; Alexandre, lui, au contraire, était submergé d’adrénaline, il brûlait d’angoisse, et il cogitait à s’en rendre malade. Il dut faire un effort considérable pour ne pas détonner parmi ces zombies du quotidien, pour ne pas attirer leur attention. D’un pas en permanence au bord de la crise de nerfs, tenant la bride à sa furieuse envie de détaler comme un dératé, il s’éloigna de la vieille ville et de tous les flics qui y grouillaient.

À l’heure qu’il était, ils devaient être en train de fouiller ses bagages. Bientôt ils retraceraient son parcours à l’aide de sa crédenciale. Bientôt ils l’identifieraient. Combien de temps leur faudrait-il pour tout savoir sur lui ? Devait-il se rendre, au risque de tomber dans un engrenage dont il ne sortirait plus jamais, ou devait-il se battre ? Se battre, oui, mais comment ? La fuite fut encore une fois la seule réponse qu’il trouva à ses questions. Il devait quitter cette ville !

La gare n’était pas loin. Il s’y rendit avec l’intention de sauter dans le premier train qui passerait. Malheureusement, là-bas aussi, la police était partout, à contrôler les identités de tous ceux qui s’approchaient. Même les bus de la gare routière n’échappaient pas à leur recherche méthodique. C’était donc à pied qu’il quitterait le Puy-en-Velay.

Dans sa poche, son portable n’arrêtait pas de vibrer. Il jeta un œil : Loïc, encore et toujours, qui le harcelait de messages. Sur l’écran, Alexandre fit défiler des exhortations à partir pour Arles, des relances interrogatrices face à son silence, puis, se succédant dans une hallucinante alternance, des déclarations d’amitié exacerbées et des monceaux de reproches culpabilisants et d’avertissements en tous genres. Voir Alexandre échapper à ses conseils rendait Loïc dingue. Alexandre découvrait la face cachée de son ami, et cela le sidérait. Excédé, il décida de répondre à cet insensé flot de mots : « Loïc, je n’irai pas à Arles ! Je suis dans la merde ! Partout où je passe... partout où tu m’envoies, en fait, il se passe des choses graves : des agressions ! des meurtres ! Et il y a un type qui m’accuse ! C’est de ton aide dont j’ai besoin, pas de ce pétage de plomb bizarre dont tu me fais l’honneur ! »

Alexandre s’attendit à une réponse immédiate, mais au contraire plus aucun nouveau message ne vint s’afficher sur l’écran de son portable. Loïc n’avait tout à coup plus rien à dire, et visiblement aucune aide à lui apporter. Il réalisa soudain que, parmi les membres de sa « meute », celui qui résolvait toujours tout et sur qui tous pouvaient compter, c’était Arnaud, non Loïc. Alors, sans réfléchir davantage, Alexandre appela son chef de « meute ».

Arnaud mit un peu de temps à répondre. Il était encore tôt. Sa voix était éraillée. Et il était vaseux. Quand Alexandre se lança dans le récit fébrile et décousu du cauchemar qu’était devenu son pèlerinage, il resta assis sur son lit, à écouter sans vraiment comprendre. Néanmoins, en véritable homme d’action, Arnaud n’avait jamais eu besoin qu’on lui expliquât mille fois les choses pour se mettre à agir. Il lui suffit d’entendre « police me recherche », « n’ai plus rien », « Puy-en-Velay » pour répondre : « Ok. Surtout, débarrasse-toi de ton téléphone. J’arrive. Avec tout ce qu’il te faut. On se retrouve à l’été 89. »

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