Chapitre IX : Des bouches à nourrir

Depuis cet incident, Liam et Luke ne se parlaient presque plus, sauf peut-être pour s’échanger deux ou trois formalités liées à la garde. Aydan non plus ne voyait plus souvent Liam. Bien qu’ils n’étaient pas fâchés, son ami avait reçu l’ordre de quitter leur chambre afin de rejoindre celle des gardes, s’étant illustré d’une façon ou d’une autre aux yeux de Pyra. Aydan faisait des efforts pour continuer à les fréquenter tous les deux et il regrettait que leur groupe d’amis ne se soit ainsi séparé.

Les jours se succédèrent assez rapidement et devinrent vite monotones. Le Sénat avait condamné leur escapade à Brys et interdisait tout nouveau déploiement des gardes du Palais hors des murs de Spyr. Cela signifiait plus de missions extraordinaires ni de réveils à l’aurore. Simplement l’encadrement et la protection des différentes institutions de la cité. Aydan était heureux, du moins, c’était la définition qu’il se faisait du bonheur. Il trouvait enfin la vie calme et paisible qu’il avait toujours désirée. Certes, les missions n’étaient pas passionnantes, loin de là, mais la paie était au rendez-vous et sa famille ne cessait de lui dire à quel point ils étaient fiers de lui. Il ne les voyait pas souvent, car il n’avait que peu de permissions, mais Aydan s’arrangeait toujours pour leur rendre visite de temps en temps.

Ses parents habitaient dans un quartier excentré de Spyr. Son père était tanneur et tenait avec l’aide de sa mère une modeste échoppe qui avait toujours su subvenir à leur besoin. Sa petite sœur les aidait du mieux qu’elle pouvait et reprendrait sûrement l’atelier une fois adulte. C’est Aydan qui aurait dû le reprendre, si son oncle, qui servait dans la légion, ne lui avait pas parlé du poste de garde de palais. Depuis, cette idée ne lui avait jamais plus quitté l’esprit. Avec son aide et celle de quelques contacts dans l’institution, il avait pu en rejoindre les rangs. Son père, s’était d’abord montré sceptique ; puis, il avait finalement accepté son choix.

Lorsqu’il pénétra dans l’échoppe, Aydan reconnut aussitôt l’odeur de cuir si familière qui avait bercé son enfance. À peine fut-il rentré qu’une voix familière s’écria :

— Grand frère !

Une petite fille d’une dizaine d’années tout au plus accourut aussitôt et se précipita dans ses bras.

— Moi aussi, je suis content de te voir Mira, dit Aydan en souriant. Regarde ce que j’ai amené pour toi.

Il lui tendit un bracelet en cuivre décoré de motifs d’abeilles.

— Il est magnifique ! S’extasia Mira en le prenant dans les mains.

C’est alors que la voix de sa mère retentit dans l’atelier.

— Regarde qui vient d’arriver ! Dit-elle en donnant un coup de coude à un homme corpulent et barbu qui avait les yeux rivés sur son atelier.

Ce dernier releva la tête frustré d’avoir été dérangé durant son travail, mais son regard s’illumina lorsqu’il reconnut son fils.

— Ça alors ! Qu’est-ce qu’il nous vaut la visite d’un garde du Palais ? L’atelier est aux normes, vous pouvez vérifier.

— Rien d’important, j’ai simplement entendu des rumeurs d’un vieillard qui terrorisait le voisinage, alors je suis venu enquêter, répondit-il en souriant.

Son père sourit à son tour et s’avança pour le prendre dans ses bras.

— C’est bon de te voir, mon fils. J’espère que tu restes au moins jusqu’au souper.

— À condition que ça ne soit pas Mira qui cuisine.

— Hé ! Protesta sa sœur. C’est arrivé qu’une seule fois et c’est parce que papa avait laissé traîner sa graisse pour le cuir dans la cuisine.

— J’allais justement aller au marché acheter de quoi manger pour ce soir, tu peux nous y accompagner, proposa sa mère.

Aydan accepta et il passa la journée en compagnie de sa famille. Ils dînèrent ensemble le soir et il put raconter ses exploits ainsi que ses dernières aventures en tant que garde. Il s’arrêta longuement sur son escapade à Brys et détailla comment ils avaient trouvé les corps des deux gardes dans le vignoble. Bien sûr, il accentua la description afin d’effrayer sa sœur qui l’écoutait avidement. Il passa néanmoins sous silence l'événement de la prison. Lui-même avait honte de ce qui s’y était déroulé. Vers la fin du repas, il souhaita une bonne nuit à sa sœur qui partit se coucher et continua la discussion avec ses parents.

— Tu en as vu des choses en si peu de temps, commenta sa mère qui revenait à la table avec du thé chaud.

— Oui, même un peu trop à mon goût. Je ne pensais pas que la vie de garde serait aussi mouvementée. Tout semble s’être calmé pour le moment. Et vous, comment se porte l’atelier ?

Son père prit soudainement un air grave.

— Honnêtement, pas terrible. Le cuir de qualité se fait de plus en plus cher et avec tous ces nouveaux arrivants en ville, il devient difficile de vendre quoi que ce soit.

— Je croyais que la guilde des tanneurs avait validé plusieurs commandes pour des sénateurs ?

— Tout a été annulé, soupira-t-il. Le dirigeant n’en fait qu’à sa tête. Résultat, plusieurs marchands ont quitté la guilde et font cavalier seul en vendant leur marchandise au rabais. Ta mère et ta sœur vendent des tartes au marché du coin pour arrondir les fins de mois, sans ça, je serai obligé de fermer boutique.

Aydan était stupéfait. Son père s’était montré souriant durant toute la soirée et il ne se serait pas douté un seul instant que la situation était si alarmante.

— Ne l’embête pas avec ça, le sermonna sa mère. Il a sûrement déjà suffisamment de problèmes comme ça en tant que garde.

— Je te ferai parvenir de l’argent, déclara Aydan sans hésiter.

— Tu n’as pas à faire cela, répondit son père. Ce n’est pas à toi de t’occuper de nous.

— Bien sûr que si, dit-il. Je perçois une solde tous les mois, je peux vous en donner une partie. Et de toute façon, je dors à la caserne, qu’est-ce que je ferais de tout cet argent ?

Son père le regarda droit dans les yeux, puis il se leva et le prit une nouvelle fois dans ses bras.

— Je te promets que je te rembourserai lorsque tout ira mieux. Que Pyra me maudisse si je ne tiens pas parole !

Aydan le réconforta en lui disant qu’il n’en avait nul besoin. Il resta encore quelques minutes en assurant de nouveau qu’il enverrait l’argent, puis il leur souhaita une bonne soirée et prit la route vers la caserne.

Il passa une nuit agitée. La situation financière de ses parents n’était pas la seule chose qui le tourmentait. Il repensait sans cesse à cette fameuse nuit dans la prison et au regard mauvais d’Atrius, au point d’en faire des cauchemars. Pourtant, ce dernier n’était presque pas réapparu. Il n’avait pas semblé s’émouvoir devant l’interdiction qui lui avait été faite par le Sénat et passait ses journées enfermé dans son temple.

Récemment, il avait donné l’ordre aux gardes d’accompagner les Adorateurs du Brasier lorsque ceux-ci faisaient des prêches ou des processions dans Spyr. Ces dernières se faisaient de plus en plus récurrentes pour motiver la population à participer aux festivités de Novi-Fyr qui arrivaient à grands pas. D’ordinaire, les habitants étaient de moins en moins nombreux à être réellement intéressés par la cérémonie. Il faut dire que si les sacrifices humains ont été interdits depuis longtemps, il est toujours attendu qu’une offrande soit faite aux flammes. Or, beaucoup étaient réticents à offrir quelque chose sans rien recevoir, si ce n’est des promesses en retour. Cette année, cependant, la capitale s’attendait à recevoir beaucoup de fidèles de tout l’Empire et Aydan pouvait déjà ressentir une forme d’effervescence en parcourant les rues de la cité aux côtés du prêtre.

Aydan escortait l’un de ces Adorateurs en compagnie de Luke et de deux autres gardes qu’il ne connaissait pas. Ils avaient passé une bonne partie de l’après-midi à déambuler dans la ville et à se rendre de place en place pour que le prêtre y fasse ses discours devant les quelques citadins qui prenaient la peine de s'attarder pour l'écouter. Alors qu’il venait de terminer son prêche, il déclara aux gardes :

— j’en ai fini ici, nous pouvons encore continuer hors des murs.

— En êtes-vous sûr ? Lui demanda Luke.

Son ami lui avait fait part de son mécontentement et il devait être pressé de terminer cette mission au plus vite.

— Certains ! Répondit l’Adorateur. Même les esclaves méritent d’être sauvés. Ils obéirent et ils se dirigèrent vers les portes de la cité.

Les habitants vivant en dehors des remparts de Spyr étaient principalement des esclaves ou bien des voyageurs provenant des confins de l’empire venus chercher une vie meilleure à la capitale. Ces métèques déchantaient rapidement en voyant les conditions de vie auxquelles ils devaient faire face. Cela les conduisait bien souvent à dénigrer le Sénat et les figures d’autorités traditionnelles en les considérant comme des ramassis d’incapables, dévoués qu’à leur bien-être. Le Culte de Pyra n’y faisait pas exception, et ce, d’autant que les Adorateurs du Brasier étaient réputés pour leur manque de tolérance envers toute remarque susceptible de contredire leur foi.

Le groupe évolua dans ces quartiers miséreux et mal famés jusqu’à une sorte de place de marché en terre battue. Le prêtre grimpa sur une caisse en bois et commença un discours censé rameuter les foules. Il loua les qualités inégalables de Pyra et son immense miséricorde tout en incitant sur l’importance des prochaines festivités aux yeux de la déesse. Comme tout prêtre digne de ce nom, il s’exprimait bien et parlait avec fluidité, alignant métaphores sur métaphores afin d’impressionner son auditoire. Pourtant, à l’exception d’une poignée de curieux, les gens continuaient leurs activités en l’ignorant royalement.

Il commença à hausser le ton en espérant toucher plus de monde lorsqu’une volée de boue vint s’écraser sur son visage. Le prêtre, étonné, s’essuya la figure rapidement, lorsqu’une deuxième puis une troisième le touchèrent de nouveau.

— Assez ! Cria-t-il.

Deux jeunes garçons partirent à toute vitesse en riant.

— Attrapez-les ! Cria le prêtre.

Aydan et un autre garde obéirent. Ils se lancèrent à la poursuite des enfants qui essayèrent de s’enfuir. Malgré leur équipement, ils les rattrapèrent rapidement et les firent s’asseoir de force devant le prêtre furieux qui leur jetait des regards noirs.

— Avez-vous bien conscience de ce que vous venez de faire ?

Le plus âgé des deux garnements prit alors la parole.

— Mon père dit que votre déesse est cruelle. Elle n’en a rien à faire de nous et elle est juste bonne pour allumer un feu.

— Ton père est un homme stupide, mon garçon, tu ne dois pas suivre son exemple si tu ne veux pas provoquer la colère de Pyra.

— Non, mon père est un homme bien et il n’a pas peur de votre déesse, ni d’un type en robe qui ne sait que parler pour rien dire.

— Je vois que cet homme n’a eu aucune éducation. Et il se permet d’avoir une progéniture. Qu’on me donne une épée !

— Vous n’y pensez pas ! S’écria Luke.

— Silence ! J’ai demandé une épée, alors obéit !

Aydan ne dit rien lorsque l’un des gardes tendit son glaive au prêtre.

— Maintenant, mes garçons, excusez-vous sur-le-champ auprès de moi et de Pyra ou bien maudissez vos pères de vous avoir inutilement enfanté.

Le plus jeune affichait une mine terrifiée devant le regard courroucé de l'Adorateur. L’aîné, quant à lui, cracha sur ses bottes et se mit devant son frère d’un air protecteur.

Le prêtre leva son glaive en le tenant fermement, quand Luke lui attrapa le bras.

— Je ne vous laisserai pas faire, dit-il en s’interposant entre lui et le garçon.

— Ainsi donc, l’on aurait des traîtres dans nos rangs. Écarte-toi ou bien, tu seras jugé à ton tour.

— Ce n’est qu’un gosse ! Vous n’allez tout de même pas le tuer !

Luke regarda Aydan comme pour chercher du soutien. Bien sûr qu’il ne souhaitait pas non plus la mort de cet enfant. Bien sûr qu’il trouvait ce prêtre horrible et qu’il le méprisait autant que lui. Mais s’il se faisait virer de la garde, il perdait tout ce qu’il avait. Tout ce pourquoi il s’était si durement battu ces derniers mois. Et cela, il ne pouvait pas se le permettre, d’autant plus que ses parents avaient besoin de cet argent. C’est donc à contrecœur qu’Aydan détourna le regard.

Une foule de villageois s’était rassemblée et observait la scène sans un bruit. Ils avaient arrêté leurs activités et attendaient tous en cercle sans dire un mot tout en dévisageant le prêtre comme pour le mettre au défi d’aller plus loin. Ce dernier eut la présence d'esprit de réaliser que sa foi et ses quatre gardes ne seraient peut-être pas suffisants face à une foule en colère. Il rendit son arme avant de déclarer :

— Très bien, laissez-les partir. Mais tu seras sanctionné à notre retour pour ton insolence, ajouta-t-il en pointant Luke du doigt.

Ils libérèrent les enfants et le prêtre donna l’ordre de rentrer. Sur le chemin, Aydan essaya plusieurs fois de croiser le regard de Luke, et cette fois, c’est lui qui faisait tout son possible pour l’éviter. Il se dit qu’il avait peut-être commis une erreur et qu’il aurait dû s’interposer. En même temps, Luke avait toujours montré de la réticence à accomplir ses missions dès le début de leur formation en tant que garde. Et Aydan n’avait pas vraiment envie que ses supérieurs n’associent son comportement problématique avec le sien. C’est donc sans un mot qu’ils remontèrent jusqu’à l’immense temple qui trônait sur la grande place de Spyr.

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Talharr
Posté le 18/07/2025
Re-hello,
ça se confirme dans ce deuxième passage.
Compliqué pour Aydan d'agir même si on voudrait qu'il le fasse.
En espérant que rien de grave n'attende Luke, abandonné par ses amis.
Sinon le passage est réussi, le calme puis la tension puis à nouveau le calme fonctionne bien :)

Un petit retour de forme :

"C’est Aydan qui aurait dû le reprendre, si son oncle, qui servait dans la légion, lui avait parlé du poste de garde de palais et cette idée ne l’avait plus jamais quitté l’esprit" -- plutôt "C’est Aydan qui aurait dû le reprendre. Son oncle, qui servait dans la légion, lui avait parlé du poste de garde du palais — et depuis, cette idée ne l’avait plus quitté"
Scribilix
Posté le 18/07/2025
Re,
oui, comme tu l'auras compris tout découle de cette fameuse nuit. Je serais curieux d'avoir ton retour sur la prochain chapitre mettant en scène Aydan, Liam et Luke. Leur relation risque encore d'évoluer par la suite.
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