Il gardera, malgré son départ agité, un souvenir agréable de Saint-Edouin et de sa charmante communauté. Radulf Étiennette comme Eddo, sans oublier le regretté Labiche, perdu par son amour des papillons.
Ses pas le rapprochaient sans le vouloir de la frontière du duché, comme il se l’était imaginé après avoir quitté le monastère. Sans surprise, de la même manière que la première fois, il repoussa cette idée à plus tard. En parcourant les artères de la cité, une nouvelle opportunité venait de se présenter.
Gros-le-Bert était une petite ville animée par une communauté de commerçants prospères. Toits pointus et ruelles étroites, il découvrit, bien à l’abri en son sein, un démonstrateur de plantes.
Profession toute récente dans une ère progressiste dont l’occupation principale se résumait à affubler tous les végétaux d’un nom latin difficile à traduire pour les gens du commun. À l’exception d’Acelin qui à défaut d’en maîtriser l’entière compréhension, savait le lire à la perfection. C’est à l’aide de ce talent peu répandu qu’il se mit au service d’un maître-botaniste.
Messire Laliesse le mal nommé. Il avait dû, pour se rapprocher de la noblesse, subir de nombreuses humiliations, prix à payer pour entrer dans le cercle privé des personnes fieffées ainsi qu’à leur bourse. Il se voûtait même à dessein pour paraître moins grand, son regard fouineur et son sourire d’apparat sonnaient faux sans qu’on ait besoin de l’entendre. Il était, vénal, avide, guettait et épiait la moindre information susceptible de lui rapporter.
Les semaines s’écoulaient et vinrent l’été.
Le jeune apprenti tournait en rond dans l’échoppe. La chaleur étouffante transformait le lieu en étuve, elle manquait d’air, mais surtout de clients. Pour donner au change et éviter les remontrances, l’élève passait son temps avec un arrosoir ou le balai à la main, pour faire mine de s’occuper. Le huis clos avec « la nature morte » c’est ainsi qu’il avait surnommé son employeur, en raison du fait que tous les plantes ou arbustes qu’il vendait finissaient par crever.
Enfin, le tête-à-tête durait et il s’ennuyait ferme.
Aristote avait dû entendre son désespoir et à sa grande satisfaction, une livraison se présenta. Pas de végétaux, il n’en faisait jamais, mais plutôt comme à son habitude d’objets aux origines diverses et variées, sacrées ou profanes qui provenaient chaque fois d’un soi-disant héritage providentiel. Contrecarrant les lois de la natalité et celle de la mortalité en même temps. Puisqu’il devait faire partie d’une famille très nombreuse, qui avait la fâcheuse tendance à perdre l’un de ses membres avec une régularité métronomique.
En temps ordinaire, il rechignait à effectuer ces livraisons, même s’il se doutait ne rien risquer des brigands, qu’il devinait associés à la « nature morte ». Mais là, en plein été, la ville déserte et l’échoppe vide, cela représentait une porte de salut qui s’ouvrait à lui.
Il devait rejoindre un village assez éloigné et, pour l’occasion, et en raison du volume à transporter et non pour son confort personnel, une mule lui était confiée. Comme de coutume, son employeur lui donnait de la nourriture pour le trajet, moins un jour, pour le motiver à rentrer sans traîner, disait-il.
À peine parti, le jeune apprenti comprit que sa situation ne s’améliorait guère sur les chemins. La chaleur faisait onduler l’horizon et la nature d’habitude si vivante semblait se figer à son passage. Il s’arrangeait le soir pour s’arrêter à côté d’un cours d’eau, maigre, mais frais, ce qui l’obligeait à effectuer de sérieux détours. Très souvent à la tombée de la nuit des orages tonnaient, mais ils finissaient par percer le ciel si loin que nulle averse ne le soulageait.
Le troisième jour à marche forcée, il titubait presque.
La température lui avait liquéfié la cervelle et en fin d’après-midi, il prit conscience en levant du chef qu’il passait au même endroit que des heures auparavant. Constat douloureux qui lui fit réaliser qu’il avait tourné en rond depuis le début de la matinée.
Il râlait et maudissait son manque d’attention, ainsi que cette chaleur qui lui enlevait tout force de réflexion. Comme si son désarroi ne suffisait pas, un éclair suivi d’un puissant tonnerre s’écrasa sur un arbre à une cinquantaine de pas.
Un orage à sec, le ciel commençait à se charger de nuages noirs, la pluie n’allait plus tarder.
La mule sortit de sa léthargie pour dresser sa tête, inquiète, avant de s’agiter avec nervosité. Il tenta de la calmer, quand une masse sombre emprisonna d’un coup l’horizon. La foudre frappa à nouveau, l’animal se mit à ruer, affolée par la détonation, sa longe échappa à son maître et elle s’enfuit au galop dans une étendue dégagée parsemée de chênes centenaires.
Acelin partit dans sa direction et pesta contre les éléments. Elle poursuivit sa course dans un sous-bois en bordure de la clairière. Il s’y engouffra à son tour et la pluie commença à tomber pour se transformer en trombes d’eau qui accompagnaient un manteau nuageux sorti tout droit des enfers.
Privé d’un coup de toute visibilité, il trébucha sur une racine et s’étala de tout son long dans la boue. La mule devait galoper bien loin à présent, comprit-il, et lui se retrouvait perdu sous un couvert dense, trempé jusqu’aux os, et trop épuisé pour espérer la rattraper. Il s’en remit à Aristote ou à n’importe quel Dieu qui pourrait le sortir de ce mauvais pas, et s’entendit balbutier d’une voix chancelante un appel à l’aide.
– Par tous les saints, guidez-moi loin de ce cauchemar.
Il avançait à l’aveugle, et tentait de voir avec ses mains pour essayer de se diriger. L’orage sur sa tête tournait et grondait sans répit, par chance, il réussit à distinguer une lueur. Faible, mais un reflet tout de même, droit devant lui.