Borée, au retour d’une livraison, rapporte au salon l’incroyable nouvelle. Les anneaux de ses cadenettes tintent en même temps que le carillon de la barberie :
« Mantodore ! Élisée Mantodore, le métèque milliardaire, il revient de Larimarée ! Et par la grande porte… Il sera à l’Hôtel de Ville d’ici deux heures, avec son cortège ! Ses avocats doivent rencontrer ceux de la mairie… Le boulevard Jaccottet entier va être bouclé pour le laisser passer ! »
Il y a des « oh », des « ah ». Deux clients se précipitent dehors sans décommander, et Mahaut s’écrie :
« Ce sera noir de monde ! Très esthétique. Tu vas nous faire un peu de publicité, Valère ! Prend nos pancartes, et file là‑bas. »
Valère, en train de passer un fil sur le sourcil d’un client, n’a guère envie de jouer l’homme‑sandwich, surtout avec cette vague de chaleur qui torture la ville depuis hier…
« Je ne peux pas laisser tomber les champoings…
— Soit, je te donnerai un jour de congé en échange. Va, lâche sa patronne qui croit qu’il négocie.
— Je ne devrais pas au moins épiler l’autre sourcil ?
— Non, on facturera juste moitié‑prix au client. Va ! »
Voilà comment il se retrouve, au beau milieu d’une après‑midi torride, à faire le poireau sans l’ombre d’un ombrage. L’hiver diamisse a d’étranges caprices. Valère maudit le veston de velours noir que La Parpelège l’a obligé à porter. Les Diamisses alentour ont des débardeurs de lin, certains vont même torse nu ; mais en Pluvède, on considère licencieux de montrer ses épaules. Lorsqu’il est arrivé dans ce pays sept ans et demi plus tôt, la relative nudité des autochtones l’a choqué, mais aujourd’hui, il les envie.
Les spectateurs se sont massés sur toute la longueur de la voie. Savinien dirait qu’ils lui pompent l’air, littéralement. Sur le passage de la procession retentissent des vivats et s’élèvent des drapeaux pluves : une déferlante de gris‑vert‑brun. Contrairement à sa tante, Valère n’a pas peur des foules : disparaître dans la masse, tel un poisson dans une forêt d’algues, le rassure. Malheureusement, aujourd’hui, il n’a pas le loisir de l’anonymat : il doit continuer à brandir fermement l’écriteau par‑dessus sa tête, en dépit des coups de coude de ses voisins. Le nom et l’adresse du salon s’y étalent en lettres d’imprimerie aux couleurs pétantes : on le voit sans problème de l’autre côté du boulevard. Deux plaquettes similaires, maintenues sur son dos et son ventre par des bretelles, parachèvent cette grande œuvre publicitaire. Valère, qui n’est pas grand pour son âge, doit se dresser sur la pointe des pieds. Ses bras fatiguent. Les passants, régulièrement, lui adressent des regards moqueurs ; il y a de quoi.
Des gendarmes, à coups de sifflets, rappellent à l’assistance de garder la route dégagée pour le passage du défilé. Six fois déjà, Valère a cru voir passer Élisée Mantodore dans son somptueux carrosse aux vitres teintées ; mais il ne s’agit que de véhicules banalisés et probablement vides. C’est que le rusé banquier a survécu à plusieurs tentatives d’assassinat : ces leurres aident à assurer sa sécurité. Entre ces voitures progresse tout un aréopage convié par le magnat pour émerveiller le peuple : danseurs et acrobates en costume bariolé, chœurs et fanfares de ses usines, célébrités locales qui proposent leurs autographes… Et même des girafes frisées, importées tout droit d’Orgélie, et qui découvrent Carat d’un regard hautain.
Bientôt d’autres afficheurs se placent eux aussi au bord du trottoir… « Proprio flambeur, ouvriers cramés », dénonce une banderole. « Pays volé, peuple au bûcher », condamne une autre. « Mantodore, on veut ta mort », affirment d'autres encore, plus expéditives.
La conscience professionnelle de Valère ne tient pas longtemps : mieux vaut ranger son écriteau… Si jamais l’ambiance dégénère, les policiers risquent de le confondre avec un protestataire !
Puis, sur la droite, une voix féminine lui parvient :
« T’as l’air fatigué, tu veux que je le porte ? »
Une Diamisse élancée et robuste, dans un ondéen guttural et sifflant, vient de contrevenir à l'usage en lui parlant la première. Une métisse, visiblement : moitié de quoi, difficile à dire. Elle arbore fièrement des tresses pâteuses et démesurées, du genre qu’on voit sur les vieillards traditionalistes. Crêpées, celles‑ci prolongent un physique déjà impressionnant.
« C’est gentil, mais je ne crois pas qu’on bosse pour le même camp, bredouille‑il. Désolé, ma patronne mange vraiment à tous les râteliers ! »
Perplexe, l’indigène affiche une surprise gênée en découvrant le contenu peu polémique de sa pancarte.
« Ah. Je me disais, aussi… Vu la manif, t’as pas trop le… profil ?
— Oh, je ne suis pas foncièrement contre, se récrie‑t‑il. Il faut du courage pour faire ce que vous faîtes.
— De bonnes godasses, surtout, rit‑elle. Tenue correcte exigée, t’as vu ? Cheveux bien attachés, pas de jupe… Si les flics se pointent, je détale sans qu’on puisse m’agripper ! »
Aucun doute sur son engagement. « Milliardaire de la Honte », a‑t‑elle peint, à la gouache rouge, sur son maillot.
« Ça me surprend quand même qu’autant de Diamisses le détestent. Pour une fois qu’un Diamisse s’enrichit sur le dos de la Pluvède, ça devrait vous réjouir, non ?
— Déjà, il n’y a pas de “vous” qui tienne, on est loin d’être tous d’accord, explique‑t‑elle patiemment. Et, puis, Mantodore n’a pas grandi en Diamisse, il ne connaît rien à nos traditions. Sa seule patrie, c’est le pognon, alors le Protectorat le chouchoute. Ça ne le gêne pas d’exploiter son peuple. Le mythe du petit Diamisse parti de rien qui se construit un empire financier, pierre par pierre, histoire de faire la nique aux vilains envahisseurs, c’est, heu…
— De la pub ?
— Exact. Pardon, c’est un peu lourd, pour une première conversation, se reprend‑t‑elle sans oser lui serrer la main. Moi, c’est Thallo. Thallo Macarélogue. Mais tout le monde m’appelle Talma, je ne sais pas pourquoi.
— Enchanté ; Valère Sceau. Le sceau à cacheter, hein. Parce que les gens écrivent toujours… oh ! »
Il s’est interrompu en remarquant les cavaliers qui défilent au même moment sur le boulevard. C’est l’équipe d’équitation de Brice Noy !
« Hé, Zaza ? Tu me vois ? »
La cavalière se retourne dans leur direction ; Savinien, censé lui servir de palefrenier, est à ses côtés… Mais, trop occupé à jeter des confettis au visage des badauds, il ne les a pas remarqués. Valère confie une partie de ses écriteaux à Talma, un peu honteux de se montrer à Lausanne dans pareil accoutrement. Le destrier magnifique, à la robe baie, s’approche alors de leur trottoir. La tête de Valère arrive à peine au garrot. Son amie a une de ces classes, juchée dessus avec l’uniforme du lycée !
« Ma parole, tout Carat s’est donné rendez‑vous, la salue Valère. Qu’est‑ce que vous faîtes là ?
— Le club effectue des manœuvres à la demande de la mairie. On est une académie militaire, après tout. Le gouvernement sait que Mantodore veut en mettre plein la vue avec son cortège, alors ils répliquent du tac‑au‑tac.
— Une vraie hussarde, tu en jettes, comme ça. Ah, et… je te présente Talma. Talma, voici mon ancienne camarade de classe, Lau…
— Laurette ! Charmée, citoyenne, bafouille Lausanne encore charmée par le compliment de Valère.
— Laurette ? Vraiment ? Un très joli nom pour un très joli cheval, sourit Talma. Mais je vois que je dérange. Tu t’es écartée du cortège, ne devrais‑tu pas retourner parader ?
— Heu… Je n’interviens que dans le quadrille suivant », se récuse‑t‑elle.
Ses yeux appellent Valère au secours, mais il ne lui rend qu'une moue consternée. Quelle mouche l’a piquée de mentir sur son nom ? Que croyait‑elle, qu’il se faisait enlever ? Comble d’inconfort, Talma fait remarquer le blason de Brice Noy cousu sur le chemisier blanc. Son excellent niveau d'ondéen laisse supposer qu'elle est au moins passée sur les bancs de la communale, chance déjà rare pour une autochtone de son âge. Talma a conscience que Lausanne rejoindra sans doute, un jour, les corps de l’armée pluve. Pour changer de sujet, Valère mentionne son propre parcours scolaire :
« Non, tu t’es vraiment fait renvoyer pour ça ? Comme quoi, toi aussi tu fais dans la désobéissance civile, s’esclaffe Talma.
— Plutôt dans l’objection de conscience », rit Valère en retour.
Lausanne, toujours à côté d'eux, tire une tronche aussi longue que celle de sa monture. À son soulagement, ils sont bientôt rejoints par Savinien qui les a enfin aperçus. L’uniforme couvert de confettis, il s’est fait renverser le contenu de son panier sur la tête par un piéton.
« C’est ce qui se produit lorsqu’on jette des cotillons sur quelqu’un qui a la bouche ouverte, soupire Lausanne.
— Les Caratois n’ont pas le sens de la fête. Oh, mais qui est‑ce ? Une nouvelle comparse ? Savinien, minaude celui‑ci en s’inclinant. Pour te servir, chère…
— Talma.
— Jeune chevalière, interpelle‑t‑il Lausanne. Une rime, s’il‑te‑plaît !
— Pardon ?
— Rime en “don”, parfait. Et toi, Val ? J’ai trouvé le thème de mon prochain sonnet.
— Le thème ?
— Rime en “aime”, je n’en attendais pas moins. Bon, place à l’impro !
— Oh, tudieu, Vinny, NON ! »
Valère et Lausanne savent où la lubie de leur ami va les conduire : à une prise d’otage verbeuse, un véritable acte de terrorisme littéraire. Mais c’est trop tard. Déjà Savinien déclame devant Talma, à tue‑tête :
« Osons, ma mie, par un poème / réclamer de vous le pardon
si les excès de ma bohème / vous font contracter le bourdon !
Je fais là face à un problème / car je suis par vous le dindon
d’une farce où déjà se sèment / les traits ardents du cupidon :
il vous a choisie pour emblème ! Vous m’avez fait, madame, don
d’un chagrin rendu au millième / et condamné à l’abandon.
On ne châtie que ce qu’on aime : c’est sur ce point que nous cédons. »
Il finit à genoux devant elle, bras déployés. Talma n’a pas flanché une seconde ; elle applaudit poliment, mais la pudeur la retient de juger ces vers de mirliton :
« Est‑ce que votre ami est… comme ça, d’habitude ?
— Pire, soupire Valère. Il drague encore plus lourdement qu’il ne rimaille.
— Vinny, le sermonne Lausanne. Si tu continues, les gens vont vraiment croire que tu es FOU.
— Bah ! Tous les grands trouvères ont été jugés fous, en leurs débuts.
— Vous êtes de sacrés numéros, vous trois, les taquine Talma. Tiens, moi aussi je vois des gens que je connais. »
Valère observe la portion de foule indiquée par Talma : trois autres Diamisses, aux tricots peinturlurés de slogans guerriers, les épient avec une expression farouche. Le tohu‑bohu du jeune poète et le splendide étalon de Lausanne ont dû attirer leur attention. Talma, rassurante, fait signe à ses compatriotes de les rejoindre. Ceux‑ci ont la vingtaine tout au plus. Elle présente d’abord un garçon au visage rond, encadré de mèches torsadées comme des rayons de soleil :
« Olibée Catréide, mon plus illustre comparse.
— A‑t‑il de la répartie ? Du style ? Une bonne orthographe ? Non, ne dîtes rien, l’examine Savinien. Ça me gâcherait la surprise.
— Nous sommes attendus, n’est‑ce pas, intervient Lausanne en lançant son étrier dans la nuque du trublion. Nous allons devoir prendre congé. »
Imperturbable, Talma pointe du doigt un beau brin de fille aux yeux vert asperge et aux boucles ramenées en frange, à laquelle Olibée donne le bras.
« Cette petite timide s’appelle Ino Téréphane… C’est sa première manif, alors ménagez‑la.
— Olibée et Ino… Enchanté, répond Valère tandis que Lausanne le foudroie du regard.
— Et le binoclard, là, c'est Nélée Gorgogène… Pas vraiment un “ami”, disons… un collègue.
— Je ne suis venu ici pour défendre nos droits, pas me faire apprécier, se renfrogne ledit Nélée dans leur langue natale. Talma, tu comptes tenir le crachoir à nos oppresseurs encore longtemps ? »
Ce boutonneux aux cheveux courts continue à vitupérer, dans un diamarin précieux. Valère n’en saisit que deux mots : « γῦπες », qui signifie « vautours », et « Σχίσμα [1] ». Qu’est‑ce que ça veut dire, déjà ? Il devrait révéler que Savinien et lui comprennent le diamarin, mais la situation n’en serait que plus embarrassante.
« Oh, pète un coup, Nélée, s’exaspère Talma. Tu ne tiendras pas longtemps dans ce milieu si tu ne supportes pas la contradiction. Rien que pour t’apprendre la sociabilité, je devrais inviter ce Pluve à une de nos réunions. Ce serait marrant…
— Tu as perdu l’esprit, s'écrie Olibée tout en triturant le petit sablier qu’il porte en pendentif. Talma, tu as vu ses fréquentations ? Cet uniforme…
— C’est l’argent de mes parents qui va dans cette école de malheur, intervient Savinien dans leur langue comme si de rien n’était. Moi, beaucoup moins.
— Vinny, TAIS‑TOI, crie Valère.
— Quoi, s’énerve le poète. Je devrais laisser ce pouilleux t’insulter sans rien faire ? »
Pourquoi faut‑il toujours qu’il se fasse remarquer ? Olibée a l’air médusé, Nélée humilié, Talma consternée. Même Lausanne, qui ne parle pas le diamarin, voit à quel point la situation a dérapé. Ino, qui n’a pas pipé mot depuis tout à l’heure, les prend à parti d’une voix farouche :
« Pouilleux ? Oh, comme je vous plains. C’est épuisant, de vous faire épouiller à longueur de journée avec des peignes en argent ? Qui a les poux au meilleur goût, exactement ? Papa Briqueux ou Maman Briqueux ?
— Toi, la tronche de mime, on ne t’a rien demandé, la défie Savinien.
— Ino, garde ton agressivité pour la manif, la rappelle à l’ordre Talma.
— Quelle journée radieuse, intervient Lausanne dont le cheval trahit d'un piaffement la grandissante nervosité.
— Oh attention, prétend se scandaliser Ino. La diamasse a une opinion ! Appelez la police !
— Ce ciel n'est‑il pas magnifique ?
— Je suis un danger public, crie Ino à la ronde. Conduisez‑moi au pilori !
— J’adooore ce temps.
— Sûreté Riveraine, bonjour, camarades… Et citoyens, lâche un homme en pardessus noir. Un problème avec ces gêneurs ? »
Les sept jeunes gens se figent. Concentrés sur cette dispute, ils n’ont pas vu les deux gendarmes qui s’approchaient d’eux. Leurs casques luisent sous le soleil. Des masques souples, bardés de lentilles réfléchissantes, leur couvrent la partie supérieure du visage. Des reptiles en uniforme. L’un d’entre eux a la main sur sa matraque. Tout le monde recule d’un pas, sauf Talma :
« Nous sommes avec…
— Ce n’est pas à toi qu’on parle, la fait taire l’agent qui se tourne vers Lausanne. Jeune camarade, ne devrais‑tu pas être en formation avec les autres élèves ? Circule donc. Il va t’arriver des ennuis. »
Lausanne déglutit, incertaine quant au sens exact de cette menace. Les ovations continuent toujours sur le boulevard. La cavalière montre son appréhension à Valère, qui lui intime d’obéir. Elle part au pas, en jetant par‑dessus son épaule un regard inquiet.
« Et toi ? Puis‑je voir tes papiers d’identité, camarade ?
— Je les ai laissés sur mon lieu de travail, avoue Valère.
— Alors tu devrais y retourner, jeune homme. »
Ces policiers font tout pour éloigner les Pluves du boulevard. Les Diamisses se sont figés : la vitrine d’une mercerie derrière eux, les flics devant, la foule à droite et à gauche… Impossible, pour eux, de s’éclipser. Que va‑t‑il leur arriver ? Talma souffle quelque chose à ses amis :
« Du sang‑froid, les gens. Si ça se trouve, ce n’est rien.
— Pourquoi tu nous demandes de rester calmes, alors, glapit Olibée.
— On garde les mains le long du corps, proteste l’agent avant de reparler à Valère. File, camarade. Je ne le dirai pas trois fois.
— Camarades, il y a maldonne, intervient Savinien qui joue sa carte maîtresse d’un sourire en coin. Vous avez devant vous Savinien Ducasse. Mon père travaille à la préfecture de police.
— Honoré Ducasse, s’exclament les agents en s’entre‑regardant de lézard à lézard. Le sous‑préfet ? Bon, vous pouvez rester là. »
Valère pousse un soupir de soulagement.
Puis il entend un cliquetis caractéristique.
« LÂCHEZ‑MOI ! JE N’AI RIEN FAIT, MALMORT ! »
Le cri d’Ino, perçant, se noie dans les offuscations des spectateurs. Les yeux ramenés sur elle, Valère et Savinien voient l’autre gendarme empoigner le bras de la jeune fille. À son extrémité scintille une paire de menottes.
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[1] Σχίσμα – « Dissidence! »