Chapitre X – Poulet aux marrons

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

Ouragan dans l’estomac de Valère. Tonnerre au creux de ses poumons.

« Camarades agents, bredouille Savinien. Je ne comprends p…

— Oh, c’est limpide, jeune homme, le nargue l'autre gardien de la paix en immobilisant le bras restant. Je connais bien ton père. Si mon chef apprend que tu traînes avec une meute de diamards… il va partir en vrille. Profitez du défilé, vous deux. Toute cette canaille va gentiment nous suivre au poste. »

Les Diamisses s’égosillent immédiatement :

« Γαμημένοι [1] ! Vous n'avez aucun droit de l’embarquer, accuse Nélée les deux gendarmes. Sous quel chef d’inculpation, d’abord ?

— Ino, ΣΚΑΤΆ [2] ! Cesse de te débattre, s’inquiète Talma. Tu te fais du mal ! »

Valère se découvre muet et amorphe. Ino résiste si fort que, dégagée un moment des poings du policier, elle manque de perdre l’équilibre. De guerre lasse, il ne réussit à attacher l'autre bout des menottes qu'en lui tordant le bras derrière le dos. Un cri de douleur larmoyante s’élève de sa gorge. Les badauds, révulsés, s’éloignent d’eux.

« Mais arrêtez, vous voyez bien qu’elle souffre, gronde Talma. De toute façon, on a des témoins ! Alors on s'y rendra, au poste ! Oui, pour porter plainte contre v… »

L’autre policier, d’une gifle, vient de la faire chanceler.

Talma s'étale sur les pavés ronds, sonnée ; Valère lui‑même se croit percuté par l’onde de choc. L’homme qui l’a mise à terre lui hurle dessus, mais elle ne peut plus l’entendre. Aussi ne voit‑il pas arriver le canif.

Une expression démente écorche la figure d’Olibée tandis qu'il tend sa lame vers la panse de l'agresseur. Il arrive à ses fins, l’espace d’une seconde ensanglantée. Mais sa victime, à peine blessée, répond en lui flanquant un coup de poing dans la mâchoire. Olibée s’efforce d’esquiver la suite, mais il en perd son couteau. L’autre agent, en voyant son partenaire attaqué, se résout à lâcher sa proie. Les mains d’Ino se déplient, comme tractées par une corde invisible. Il brandit sa matraque. Ensuite, son sifflet. Son bruit strident et prolongé, par miracle, sort Valère de sa stupeur. Le jeune Pluve envoie valser les ridicules panneaux qu’il portait sur lui… Tout ça n’a plus d’importance.

« Vinny, braille‑t‑il tout en courant. Empêche Nélée de faire un truc idiot ! »

Coup de poing, coup de pied… De qui, sur qui ? Valère ne s’en soucie plus. Il se penche d’abord sur Talma, qu’il relève de toute sa force, quitte à la brusquer, et la ranime d'un pincement. La fille se réveille avec le goût du sang dans la bouche : la baffe gantée lui a éraflé une partie de la joue. D’un bras sous l’épaule, Valère la remet debout. Étourdie, elle arrive pourtant à hurler à Ino de partir. Frénétique, cette dernière a tenté de s’interposer entre les trois combattants, du seul rempart de son corps. Ses mains liées ne l’aident guère. Talma, livide, doit la ramener de force sur le bas‑côté.

« C’est fichu pour lui », décide Talma qui a vu Olibée se battre.

Valère frémit : l’intéressé s’est pris la matraque en plein ventre. Alors qu'il se tord sur le sol, un des gendarmes frappe son tibia ; un bruit creux, suivi d’un hoquet sinistre, s’élève de la forme grotesque de son corps. Un peu plus loin, Savinien retient Nélée, déterminé à rejoindre la rixe au milieu du boulevard. Des éructations d’épouvante les encerclent. Puis leur parvient un grondement de bottes bousculées, et la cacophonie des sifflets… Des renforts ! Comme si leurs adversaires en avaient besoin !

« On se sépare, crie Valère à Savinien et Nélée. Longez les murs ! »

Les deux filles à bout de bras, il se fraye un passage parmi les piétons courroucés. Désordre généralisé… Au moins, Nélée et son compagnon d'infortune profiteront d'une voie dégagée jusqu'à l’Hôtel de Ville. Leur groupe de trois, lui, doit remonter le Boulevard Jaccottet en sens inverse : à travers le cortège de Mantodore. Vers la maréchaussée qu'ils sont censés fuir. Valère prie pour que le chaos ambiant les dissimule aux officiers de police.

La multitude se déchaîne autour d’eux, les heurte, bloque leur chemin. Les passants, effrayés par les cris, s’échappent en tous sens. Dans la hâte, les forces de l'ordre n’ont pas pensé à exiger l'arrêt de la procession. Tout le monde s’écarte encore sur cette marche inexorable, même les agents de police restés là pour sa protection. Les girafes croisées plus tôt se cabrent, affolées par le vacarme et la cohue. Des dresseurs tirent sur les sangles pour leur faire entendre raison ; mais une d’entre elles s’échappe soudain, et manque de piétiner une famille entière…

Tout cela, Valère le voit à peine. Foncer, toujours plus loin… Malgré leurs jambes douloureuses, Valère et les deux filles n’osent plus s’arrêter. Enfin, sur le côté du Boulevard, Talma repère une venelle. D'un bras énergique, elle ordonne alors d’emprunter telle allée, de se glisser sous telle arcade… quitte à fendre, d’un mouvement de coude, les opportuns. Des hurlements de protestations ponctuent leur avancée. Ils renversent même la carriole d’un camelot ; le malheureux, occupé à ramasser ses sacs de mil, ne peut se lancer à leur poursuite. Droite, gauche, gauche, droite, vers une sortie, une porte dérobée, le muret d’un jardin, le dessous d’une passerelle… Très vite, ils s’essoufflent. La démarche claudicante du trio, qui s’est déplacé en crabe le long des ruelles encombrées, l’oblige à s’arrêter. Ont‑ils couru cinq minutes, moins, plus ?

« Ça suffit, halète Talma après s’être raclé la gorge. On les a semés depuis belle lurette… »

Ils s’asseyent sur les marches d'une porte cochère, coincée dans une cour ombragée et morne. Les bras d'Ino, tendus vers l'arrière, compliquent sa respiration.

« Comment on va faire, pour mes menottes, pleure‑t‑elle au bord de l'évanouissement.

— J’ai une scie à métaux chez moi, tu vas t’y cacher quelques jours.

— Tu rêves ? Olibée ne lâcherait jamais mon nom aux poulets !

— Pas de son plein gré, non. Bon sang ! Qu’est‑ce qui lui a pris d’amener son surin ?

— En fait, on en avait discuté, et…

— QUOI, rugit Talma. BANDE D’IMBÉCILES ! »

La tradition diamisse impose de toujours porter un couteau ; sans sa lame, l'homme n’est plus qu'un singe glabre, incapable de couper son propre pain. Mais les autorités pluves, peu enthousiasmées par ces coutumes martiales, ont interdit le port d'arme au début de la colonisation. Cette loi, quasiment tous les indigènes l’enfreignent… à leurs risques et périls.

« Je vous ai MARTELÉ qu'il y aurait des fouilles au corps à la manif… et tu as laissé Olibée prendre son CANIF ?

— Il n'a rien voulu entendre, hoquette Ino. Tu sais bien que c’est tout ce qui lui reste de son p…

— Je me FICHE de son père, l’enguirlande Talma. On est vivants, nous ! On veut rester libres ! »

Valère constate que, dans ce petit groupe, Talma joue moins le rôle d’une amie que celui d’un mentor, d’une coordinatrice représentant une hiérarchie. C’est une recruteuse déçue de ses poulains. Et c’est là que Valère se souvient, au milieu des récriminations de Nélée, d’un mot dangereux : « Σχίσμα ». Les Diamisses traduiraient cela par « dissidence », le Protectorat pluve par « sédition ».

« Pardonnez‑moi, lâche Valère qui panique. Je dois y aller.

— Reste », ordonne Talma qui l’agrippe immédiatement au poignet.

Sacrée force. Valère pâlit ; la Dissidence Diamisse, ce croque‑mitaine à mille têtes que le Protectorat invoque pour justifier tout et n'importe quoi… Il a fallu que ça tombe sur lui.

Talma, d'un calme inaltérable, le dévisage froidement :

« Réfléchis, le Pluve. Tu es sûr de courir plus vite que moi ?

— Arrête, la supplie Ino. Tu vois bien qu'il a peur !

— C'est à nous de flipper, s'il file notre signalement au commissariat…

— Je ne suis pas une balance, s'emporte‑t‑il en tentant de s’extirper.

— Carat est une grande ville, insiste‑t‑elle sans cesser de lui broyer le bras. Si tu pars maintenant, tu ne nous reverras jamais plus.

— Je ne dirai rien, j’y ai aucun intérêt, crie‑t‑il. Qu'est‑ce que tu me veux ?

— Cinq minutes. J'ai une histoire à te raconter. »

Elle le lâche enfin et, d'une pression sur l'épaule, le fait retomber sur les marches. Sans plus d’hésitation, elle le fixe droit dans les yeux et commence, solennelle :

« Avant la Guerre du Phosphore, mes grands‑parents cultivaient quelques hectares, au nord. Ils se sont abrités dans le désert de roche le temps que les combats cessent, et lorsqu'ils sont revenus du reg, leurs terres avaient été entièrement brûlées… Pendant que ton peuple prenait ses quartiers à Carat, ils ont trimé des années, dans la misère, pour remettre la ferme en état. Puis ils sont morts. Là, un péquenot est arrivé avec un papier du gouvernement. Apparemment, nos champs avaient été mis en concession voilà des années. Prise de guerre. Personne ne nous en avait informés. Ma mère s'est insurgée, bien sûr. Ses ancêtres vivaient là depuis des générations. Le type ne s'est pas découragé pour autant, bien sûr. Il est revenu. Cette fois‑ci, des gens de l'armée l'accompagnaient, avec des fusils, et… »

Valère a détourné le regard. Talma met un certain temps à reprendre :

« Bref, j'ai couru. Je courrai toute ma vie. Alors, je repose ma question : tu cours bien, le Pluve ?

— Pas vite, lance‑t‑il sans trop savoir pourquoi. Mais longtemps.

— Tu as bien réagi, lorsque ces flics s'en sont pris à nous. “Longez les murs”, tu as crié. T'es en cavale ? Ou bien tu aides déjà quelqu’un qui fuit lui aussi les autorités ?

— Je pourrais te le dire. Mais je répète : je ne suis pas une balance. »

Talma semble apprécier cette réponse. D’un signe de la tête, Ino lui déconseille d'en dire davantage, mais elle continue :

« Dans exactement onze jours, à midi, il y aura un jeune homme au Parc Vovelle. Il te ressemblera, mais il n'aura pas ton nom. Et il y aura aussi une jeune fille, un peu comme moi, sur le troisième banc à l’ouest du bassin.

— Qu'est‑ce qu'ils viendraient faire là, ces gens ?

— Changer les choses. Ce pays. »

Un frisson le transperce. Cette folle veut faire de lui un espion… Un guérillero. La Dissidence Diamisse, dévoyer un Pluve de quinze ans ? Inconcevable.

« Ne m'en veux pas d'avoir essayé, soupire Talma.

— Ce n’est pas… que je ne comprends pas votre… TA colère, mais…

— …mais tu n'as pas la tête de l'emploi, admet‑elle en réarrangeant ses nattes ambrées.

— Oui, ça aussi. Mais enfin… tu délires, je ne peux rien pour vous !

— Chacun contribue à sa manière ! Souvent, le travail d'un dissident reste légal. Surtout pour les jeunes recrues.

— Tu m'as regardée, fulmine Ino en désignant ses menottes. “Légal” n'a pas grand sens, dans ce pays.

— Raison de plus de lutter, renchérit Talma. Mais toi, Ino, tu n'as pas le choix. Lui, si. »

Talma s’est remise à le fixer de ses yeux clairs. Les muscles de son visage, creusés d'épuisement deux minutes auparavant, montrent une implacable concentration. Valère a la certitude d’avoir rencontré quelqu’un exceptionnel. Quelque chose dans cet examen laconique des forts et des faibles lui rappelle sa tante. La même violence caractérise ses récits de chasse aux sorciers dans lesquels le Comité de Salut Public traîne à l'échafaud feu parents et amis.

« Toujours pas dit non, observe Talma. Tu es du genre pensif.

— Je cherche juste mes mots, se défend‑t‑il.

— Moi, je préférerais des actes. Allez, on part.

— Attendez !

— Laisse tomber… Les gens qui hésitent aussi longtemps, ils finissent par dire oui. À bientôt, Valère. Oh, et demande‑lui pardon, Ino.

— Je n’aurais pas dû te traiter de briqueux, maugrée celle‑ci. Même si t’es quand même un peu un briqueux.

— Bien. Valère, peux‑tu lui prêter ta veste, s’il‑te‑plaît ? Il faut cacher ses menottes. »

Et, sans formalités, elles le quittent ; tout juste un signe de main pour lui indiquer de rentrer par un chemin différent. Revenu à La Parpelège, Valère se fait vertement réprimander pour la perte de la veste et des écriteaux publicitaires. C’est injuste et stupide. Personne ne le défend ; Valère tait son implication dans les combats de rue. Mahaut le menace, à la prochaine bévue, d'une mise à pied ; mais ses collègues lui demandent de décrire la violence de l’émeute avec force détails. À en croire les journaux du soir, le cortège d’Élisée Mantodore a été perturbé par l’irruption d’un groupe d’extrémistes. Tout ce scandale a, ironie du sort, éclipsé les discussions entamées par Mantodore avec les autorités à l'Hôtel de Ville. Valère ignore quel bord a remporté les négociations. Est‑il le seul au salon à s'en soucier ?

Deux jours après, la vague de chaleur s’estompe. Valère reçoit au travail une lettre non‑timbrée et anonyme, à l’écriture féminine. Celle‑ci lui transmet de mauvaises nouvelles : Olibée a été abandonné sur la voie par ses agresseurs, distraits par un mouvement de foule, puis a rampé jusqu’à un endroit sûr. Si les gendarmes l’avaient ramené au poste, il aurait écopé de deux ans de bagne. De peur qu’on le retrouve, sa famille ne l’a pas emmené à l’hôpital. Mais c’est encore Nélée qui connaît le sort le plus cruel ; puisque quelqu’un a crié son nom devant la police, il doit désormais en changer et se trouver de faux papiers d’identité. La missive ne précise pas qui a commis cette erreur. Mais Valère sait. Il devrait brûler cette lettre ; il ne le peut pas.

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[1] Γαμημένοι – « Fumiers ! »

[2] ΣΚΑΤΆ – « MERDE ! »

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