Depuis sa terrasse, elle contemplait la colonne de fumée qui s’amenuisait. En contre-bas, les villageois s’affairaient à éteindre les derniers incendies. D’où elle se trouvait, ils ne lui semblaient pas plus grands que des jouets. Leurs cris lui parvenaient sans qu’elle parvienne à discerner le moindre mot – non pas qu’elle en eut besoin.
– Une attaque de Grévains, devina-t-elle. Il y avait longtemps que le village n’en avait pas connu.
Immobile à côté d’elle, son interlocuteur ne répondit pas. Elle avait l’habitude de monologuer.
– Ils n’oseront pas monter jusqu’ici. Bande de lâches ! Depuis que les seigneurs les ont répudiés au profit de soldats armés de fusils, ils ne connaissent plus que le pillage et le meurtre. Dire qu’ils ont été de grands chevaliers, autrefois…
Elle se souvint avec nostalgie de valeureux guerriers aux armures resplendissantes, juchés sur leurs destriers. Ils servaient les ducs et les comtes, alors. Au nom de la veuve et de l’orphelin, ils combattaient les bandits de grands chemins. Leurs valeurs s’étaient étiolées aussi vite que leur réputation, lorsqu’ils avaient perdu la protection de la noblesse.
– Dire que j’ai un jour songé à employer pareils malfrats, soupira-t-elle. Oh, ne me regarde pas ainsi !
La silhouette à ses côtés n’avait pas remué d’un pouce.
– Es-tu content que j’ai renoncé ? Que je moisisse ici, impuissante ? Que je…
Elle s’interrompit. Un groupe d’hommes venaient de franchir la palissade qui entourait le village, montés sur des chevaux.
– Ma longue-vue ! s’écria-t-elle, impérieuse. Vite !
Les rares bêtes que les paysans possédaient étaient des canassons tout juste bons à tirer les charrues. Les hommes qui prenaient la fuite étaient sans nul doute leurs assaillants. Elle souhaitait voir à quoi ils ressemblaient. Si un jour elle quittait ce palais, elle prendrait un malin plaisir à les embraser comme ils l’avaient fait avec les maisons du village.
Le serviteur revint, un tube de cuivre entre les mains. Elle claqua la langue quand il le lui tendit.
– Sur mon œil, imbécile ! Depuis tout ce temps, je ne devrais plus avoir besoin de te le dire…
Muré dans le silence, il déplia la lunette et la plaqua sur l’œil de sa maitresse. Ses longs cils noirs s’aplatirent lorsque l’oculaire écrasa son orbite.
– Tourne, ordonna-t-elle. À gauche. Plus à gauche. Non, à droite. Arrête, c’est ici.
Quelle invention prodigieuse ! Grâce à elle, elle parvenait à détailler les Grévains comme s’ils se trouvaient au pas de sa porte. Leurs armures n’étaient pas de la première fraîcheur, ce qui ne la surprit guère. À chevaliers d’un autre monde, cuirasses d’un autre temps.
Ils se déplaçaient en formation serrée. Sur les flancs de leurs chevaux battaient des sacoches contenant certainement le butin qu’ils avaient dérober aux villageois. Il ne devait pas contenir beaucoup plus que quelques lapins braconnés dans les bois et peut-être un peu de faïence.
– Voler ceux qui n’ont rien, cracha-t-elle. Tu parles de chevaliers !
Le groupe volta d’un coup vers l’ouest, suivant les ordres du Grévain qui chevauchait en tête et indiquait la direction à suivre de la pointe de son épée. Un mot suffit pour que le serviteur oriente la longue-vue sur lui.
– Comment tiens-tu à cheval, engoncé dans ce tas de ferrailles ?
Elle n’avait jamais vu d’armure aussi gigantesque. Le Grévain avait visiblement la folie des grandeurs. Pour se rendre plus effrayant, il avait hérissé son plastron de pics. Elle souffla du nez. Certains hommes aimaient se parer à l’image de leur égo boursoufflé. Elle en avait connu beaucoup, mais aucun ne frôlait autant le ridicule de ce chevalier déchu. Il devait y avoir assez d’espace à l’intérieur de son armure pour qu’elle y tienne assise sur sa chaise !
Un éclair passa devant ses yeux.
– Retire ça.
Le serviteur éloigna la lunette de devant son œil. Elle continuait de fixer les Grévains en fuite, qui n’étaient plus que des points à l’horizon, désormais.
– Je pourrais y tenir assise sur ma chaise, répéta-t-elle.
Elle éclata de rire. Un rire si sonore qu’il parvint à couvrir les hurlements des villageois qui découvraient avec horreur les vestiges de l’attaque.
– Cet assaut n’était peut-être pas une si mauvaise chose, tout compte fait…