Max était de retour devant sa maison.
Celle-ci l’attendait, faisant luire sa fenêtre au sein de son rêve.
Comme la première fois, rien ne semblait vivre autour de lui. Pas même la pelouse qui entourait la petite bâtisse ou la haie qui la bordait. Rien. Et pourtant, là encore, il se sentait observé…
Rectification : il se savait observé. En revanche, quelque chose avait changé… La sensation d’une altérité fondamentale n’était plus là.
« OK. Finissons-en. Voyons où ça nous mène. »
D’un pas assuré, il s’avança dans la cour, montant les larges degrés qui menaient du petit portail à la porte d’entrée. Cette fois, L’étrangeté propre à cet espace-temps paraissait n’avoir guère de prise sur lui, même si l’absence de répercussion du son, quand ses pieds entraient en contact avec le sol, restait vaguement inquiétante.
Il ouvrit la porte en grand et entra sans fermer derrière lui (aucune importance, c’était juste un rêve stupide). Il avançait sans hésiter, et, au tournant du couloir, devant la porte de la cuisine, au lieu de continuer vers la chambre où il rencontrerait probablement son moi du passé, il fût pris de l’envie d’essayer d’ouvrir la porte du sous-sol. Juste comme ça. Il était chez lui, après tout.
La clenche céda sans difficulté à la pression exercée par sa main. Il en fut un peu surpris car une partie de lui pensait qu’elle resterait close. Le rêveur poussa le battant.
Et la pénombre grisâtre dans laquelle baignait les lieux s’arrêtait là. Ici, il n’y avait que le Noir. Primitif, intense, sans compromis.
Sans se rendre compte qu’il était bouche bée, il regarda sur sa gauche et vit que l’escalier commençait sa descente contre le mur… Dans un angle impossible et contre-nature. Et pourtant, il savait qu’il descendait quelque part.
« Ça descend quelque part sur la gauche ? » pensa-t-il, et Max sentit un rire nerveux monter dans sa gorge mais parvint à l’empêcher de sortir au dernier moment. Le résultat fut un hoquet qui lui sembla bizarrement déplacé, du moins en cet endroit. Comme si, au fond de ces ténèbres tellement épaisses qu’il avait l’impression de pouvoir les toucher avec ses doigts, quelque chose pourrait s’offusquer de son attitude. Et décider de le lui faire savoir…
Pendant un instant atroce, il crût même voir ce quelque chose bouger
(Grouiller/convulser)
et le chercher de ses appendices aveugles. Comme si une autre couche d’obscurité vivante se cachait dans la première… La simple amorce de cette prise de conscience fit se révolter chaque fibre de son corps en un violent frisson digne d’un courant haute tension.
Il devait fermer cette satanée porte.
En avançant sa main pour s’exécuter, il vit que les marches descendaient à présent vers le haut, au-dessus de sa tête. A aucun moment il ne les avait vu bouger. Mais elles l’attendaient au plafond, telle une araignée énorme et furtive surveillant sa proie. En une distorsion de l’espace inconcevable et qui lui faisait mal à l’esprit, les marches étaient devenues trop larges pour la porte. Et quelque chose lui disait que s’il s’aventurait plus loin (et si ses yeux devenaient capables de percer le noir total, bien entendu), il découvrirait qu’elles étaient bien trop larges pour la maison.
Dans un mouvement balbutiant de panique il attrapa comme il put un côté de la porte mais ne put refermer le battant car sa main glissa.
« Putain de merde. »
Il allait devoir à nouveau avancer sa main dans le Noir pour l’atteindre et la claquer.
Se tenant sur le seuil comme un équilibriste au-dessus du vide, il essaya de ne pas réfléchir à ce que cette simple action impliquait,
(Quelque chose va m’attraper, oh mon Dieu aidez-moi faites que rien ne m’attrape ou même ne m’effleure je vais hurler je vais perdre la raison oh Seigneur),
mais n’y parvint pas tout à fait. Cependant sa main, mue par un instinct de survie qu’il ne se connaissait pas, fit le boulot rapidement cette fois.
A l’instant même où le battant fut clos, tout son corps se détendit. Et il commençait déjà à se demander si ce moment de panique, devant l’entrée du sous-sol, avait bien eut lieu…
Bon, il n’allait pas faire de nouveau « détour » et irait droit au but cette fois.
A quel détour faisait-il référence déjà ? Bah. Aucune importance.
Après tout, il avait des choses à régler… Avec lui-même.
Max se remit en chemin, aussi sûr de lui qu’au moment de rentrer dans la maison. Il se dirigeait vers la lumière qui venait de la porte de sa chambre.
Sans trop savoir pourquoi, il toqua doucement pour s’annoncer… Et la lumière, qui transparaissaient sous la porte, s’éteignit.
« Qu’est-ce que c’est que ce b… » commença-t-il, puis se reprenant :
« Eh, gamin, c’est moi ! » Apparemment il était incapable de l’appeler par son propre prénom.
Une réponse lui parvint : « Ouf ! J’ai cru que c’était Elle… Vas-y rentre. »
Au moment où il entra, la lumière se ralluma. Mais la lampe de chevet avait l’air plus faible aujourd’hui, maintenant qu’il la voyait directement, il pouvait s’en rendre compte.
Le petit Max, dans un pyjama Tortues Ninjas dont il n’avait aucun souvenir, le dévisageait, de nouveau assis dans son lit. Une bande dessinée était posée à côté de lui. Astérix. Évidemment.
« Faut qu’on parle, petit.
_ Ouais. Ça c’est bien vrai. Et je ne m’appelle pas « petit ». »
Le gamin semblait remonté contre lui, pour une raison qui lui échappait. Bon… D’accord.
De toute façon, avec ce qu’il avait à lui dire, le gosse allait certainement le détester. Il enchaîna :
« Pardon, Max. » Bon sang, même dans un contexte comme celui-là, c’était vraiment difficile de prononcer son nom à haute voix… « Maintenant que je suis là, je pense que tu devrais savoir une ou deux choses à mon sujet… Enfin… à ton sujet en fait… » Avait-il réellement besoin d’un préambule pour se parler à lui-même ? Au moment où il se fit cette réflexion, le gamin le coupa :
« Oh, je crois savoir ce que tu vas dire… Mais tu ne penses pas que tu devrais quand même éviter de m’en parler ? Pour éviter d’altérer le futur ou un truc comme ça ?
_ Ouais ben j’ai réfléchi, et on n’est pas dans Retour vers le futur. C’est juste un rêve bizarre. Alors en fait je m’adresse plutôt à… genre mon subconscient ou un truc comme ça ? Sinon, j’aurais le souvenir de notre première rencontre aussi, tu ne crois pas ? Mais genre… Dans le passé… Quand j’avais neuf ans… Enfin tu m’as compris.
_ Pas si on existe dans deux réalités différentes, gros malin. T’as pensé à ça ? » Le petit venait de le sécher là. Connaissait-il déjà la théorie des univers multiples à cet âge ? Il se sentit vaguement bête. Mais après tout, son jeune esprit n’avait pas encore été altéré par diverses substances toxiques… Il se reprit :
« Bon, écoute, t’es juste pas réel. Point. Désolé de te l’annoncer comme ça mais c’est un fait, OK ? »
_ Vraiment Max ? C’est ce que tu crois ? » Son mini-moi n’avait même pas sourcillé en l’apostrophant par son prénom.
Commençant à se demander s’il s’agissait vraiment d’une version de lui-même, il chercha à se souvenir si, à son âge, il avait jamais tenu tête aux adultes de cette façon… Max se dit que le petit merdeux ne manquait pas de toupet… Et apparemment il n’en avait pas encore fini : Avec une arrogance qu’il ne reconnaissait pas (vraiment ?) il se leva de son petit lit et le regarda de bas en haut :
« _ Pourquoi est-ce que je serais moins réel que toi ? Hein ? Qui te dit que c’est ton rêve et pas le mien d’abord ? Donne-moi une preuve. »
_ Bah, pour commencer, je sais ce qui va t’arriver dans les prochaines années mon grand. Et toi tu ne sais rien de ma vie. Qu’est-ce que t’en dis, gros malin ? C’est pas une preuve ça ? » Il n’avait pas eu l’intention de rentrer dans son jeu, et se rendit compte (trop tard) que ce qui sortait de sa bouche sonnait affreusement puérile. Mini-moi sentit son trouble et lui adressa un rictus méprisant.
Il commençait sérieusement à lui chauffer les oreilles l’avorton.
« Tu crois que je ne sais rien de toi, hein ? Alors comment t’expliques que je suis au courant qu’en fait, t’es un raté ? »
Max prit cette saillie en pleine figure, comme un soufflet. Sa poitrine se comprima et il ressentit l’envie de faire mal au môme, et pas avec des mots.
Au lieu de ça, il s’entendit déblatérer une justification pitoyable :
« Je suis ce que la vie a fait de moi ! J’ai pas demandé à être comme ça, OK ?! C’’est la faute de la société et… et de mon cerveau mal foutu ! Voilà ! »
_ Tu ne nies même pas ? Et en plus, tu ne prends pas tes responsabilités. Même venant de ta part, c’est minable. Pathétique en fait… »
Max en resta pétrifié, perdu quelque part entre désespoir et rage. Il n’aimait pas du tout le tournant que prenait cette conversation. Et depuis quand les gosses de neuf ans parlaient comme des dictionnaires !? Aussi incroyable que cela puisse paraître, le petit Max avait pris le dessus. Le grand Max (il était loin de se sentir « grand », surtout à cet instant) sentit des larmes de honte et de colère mêlées lui monter aux yeux.
Il était venu pour clarifier des points importants avec lui-même, et peut-être donner une petite leçon à son subconscient pour qu’il arrête d’être une telle… Lavette. Pas pour se faire insulter ! ça ne devait pas se passait comme ça ! Quand il prit la parole pour répondre, il fut surpris de constater qu’il parvenait à contrôler sa voix, malgré les tremblements qui la parcourait, telle une ligne haute tension sous-terraine :
« Toi… Non mais tu es qui en fait ? Tu sais ce que j’ai traversé ? Quand papa et maman sont morts, t’étais où ? Hein ? »
Mini-moi recula d’un pas, comme s’il avait été giflé à son tour. Le sourire méprisant avait disparu. Quelque chose en Max s’en réjouit. Il sentit qu’il devait continuer sur sa lancée, les conséquences n’avaient pas d’importance :
« Tu crois savoir ce que c’est que la douleur du haut de tes neuf ans, hein ? Oh, je sais mieux que personne ce que tu traverses… Quand tu te retrouves tout seul dans le noir… Quand tu te mets à pleurer… quand tu te mets à pleurer en recevant un cadeau de maman parce qu’au fond de toi tu sais que tu ne le mérites pas… ou quand tes petits camarades… T’humilient… Tu crois que j’ai oublié ce que ça fait les insomnies, quand on est un gamin qui comprend rien à ce qui lui arrive ? Non. Je n’ai pas oublié. Mais laisse-moi te prévenir : je sais que tu crois à ce que tous les adultes te racontent, y compris le psy que maman t’as emmené voir : que tu vas aller mieux en grandissant... Alors mauvaise nouvelle mon petit pote : ça va empirer avec le temps. Tu vas bientôt découvrir la drogue, l’alcool, et ô miracle, tu vas enfin pouvoir dormir, ne plus avoir peur tout le temps... Mais je préfère te prévenir : le prix à payer, c’est tout le reste. Tout ce que tu essaieras, ça se fera dans la douleur et la peur. Et ça se soldera par des échecs. Tout. A chaque fois. Amour. Boulot. Santé mentale et même physique, à un certain point… Voilà pour l’horoscope. Et je vais dire un truc… » Le petit menton du môme commençait à trembler. Parfait… Il termina, sans une once de pitié :
« En fait, t’es plus à plaindre que moi… Parce que dans ton cas, toute cette merde, elle est devant toi… »
A mesure qu’il parlait, Max sentait quelque chose dans son ventre se dilater, s’épanouir… La chaleur qu’elle dégageait était agréable. Elle devenait familière. La pièce elle-même s’était réchauffée, non ?
Le visage du gamin, pendant son laïus, s’était décomposé graduellement. Il essayait encore de ne pas éclater en sanglot, mais il ne pouvait empêcher sa bouche de tressauter et ses yeux se remplir de grosses larmes. Ses épaules commencèrent à être victimes de petits spasmes et il renifla bruyamment…
Max en fut ravi. Il ne se rendait même pas compte qu’il souriait de toutes ses dents. Après tout, le petit enfoiré l’avait bien cherché.
(« Tu viens de détruire ta part d’enfance, abruti »)
Il décida, en toute conscience, de faire taire cette petite voix. Une porte claqua quelque part. Au loin, dans la maison. Le petit sursauta, mais le grand ne réagit pas. Il goûtait la satisfaction de l’instant présent. Rien de ce qui se trouvait ici ne pouvait l’inquiéter de toute façon.
La lampe de chevet n’éclairait plus grand-chose à présent. Seulement son périmètre immédiat. Et le reste de la chambre commençait à ressembler à l’extérieur : gris et inerte.
Entre deux sanglots, mini-Max essayait de parler :
« Tu… Tu… Tu l’as accepté au fond de toi… c’est ça ? T’as même pas… Snif… T’as même pas essayé de la combattre… BeuheuhEEUUHH… »
Mais de quoi parlait ce sale môme ? Bof, peu importait. C’était son rêve, et c’était lui qui avait gagné.
Bon sang ! Il faisait vraiment chaud dans cette chambre… Et il devenait difficile de respirer ou est-ce que ça venait de lui ?
Son mini-moi était en train de se recroqueviller sur lui-même, par terre, la tête dans les mains. L’atmosphère grise et noire se refermait sur sa petite silhouette, donnant l’impression qu’il s’éloignait... La lampe de chevet n’était plus qu’une petite loupiote perdue dans un coin de la chambre.
La chaleur cessa d’irradier la pièce et le ventre de Max.
Pourquoi avait-il parlé à l’enfant de cette manière ? Uniquement parce que c’était juste un rêve et que cela l’autorisait à faire n’importe quoi ?
Oui, probablement.
Et il s’était un peu trop lâché apparemment… Merde. C’était complètement con de gâcher une conversation potentiellement intéressante comme celle-ci tout de même… Tout le monde n’avait pas l’occasion de taper la discute avec son inconscient, n’est-ce pas ?
Qu’avait-il dit exactement au petit, déjà ? Et pourquoi, au juste, s’était-il infligé cela… à Lui-même ?
En vérité, cette question ne se posait pas vraiment ; la réponse allait de soi : il était incapable d’évoluer. Et continuait de faire ce qu’il avait toujours fait… à savoir se saboter tout seul.
Il était allé voir le gamin, dans le but d’avancer, du moins sur son chemin intérieur… Pour faire réagir son inconscient, peut-être même le débloquer, d’une certaine manière.
Et il l’avait…
« N’y va pas par quatre chemin, Max… Tu t’es délibérément bousillé, voilà tout. Une fois de plus… »
Oui, la voix avait raison. En tout cas, la petite chose sanglotant dans son pyjama Tortues Ninja le suggérait fortement. Mais, maintenant qu’il commençait à y voir plus clair, le plus dérangeant dans cette histoire n’était pas les horreurs qu’il avait dites à l’enfant.
Non : le plus dérangeant, c’était qu’il n’avait, à aucun moment, ne serait-ce qu’hésiter à lui faire du mal… Alors que le petit garçon était précisément l’interlocuteur qui aurait dû (pour n’importe qui d’un tant soit peu équilibré du moins) provoquer une profonde empathie…
Toute cette gymnastique mentale se déroulait à mesure que la chambre semblait (littéralement) mourir autour d’eux. Une odeur de charogne fit son apparition et les couleurs commencèrent à disparaître.
« Ah ? tiens donc… » pensa Max, notant autre chose d’intéressant : l’espace entre les murs, le plafond et le sol semblait s’être… Dilaté ? Oui c’était bien ça…
« Qu’est-que vous dites de ça, Tozier ? c’est suffisamment déjanté pour vous ou pas ? »
Max avait parlé tout haut, et l’amertume contenu dans sa propre remarque l’empêcha de s’arracher un sourire…
Mini-Max, qui paraissait plus loin désormais, releva la tête, et le regarda, avec de grands yeux rougis par les larmes. Son visage ne reflétait aucun ressentiment envers sa version « adulte ». Seulement la tristesse d’un enfant : un chagrin brut, sans nuance… Aucune haine.
Surprenant. Max aurait pensé que le môme allait le haïr pour toujours après un truc pareil. Mais ce dernier se contenta de demander, avec une voix qui semblait parvenir de loin : « C’est qui Tozier ? Ton meilleur ami ?
_ Euh… Pas exactement. C’était mon psychiatre à la clinique. Et il aurait adoré ça… » Max se sentait à présent franchement mal pour le gosse. Il essaya de se rapprocher de lui, mais aucun des pas qu’il faisait ne réduisait la distance entre eux. Autour d’eux, la tapisserie se décrochait des murs par lambeaux entiers… Il continua néanmoins sur sa lancée :
« Comme tous les psys, il aurait adoré que je lui raconte un rêve comme celui-là… Parfait pour chercher des connexions, des interprétations… Aussi excitant pour lui qu’un magazine de Playboy pour un ado avec une furieuse envie de se branler. Euh…Pardon. Enfin, t’as compris l’idée générale…
_ Ouais. Je crois... Mais y a quelque chose que toi, tu n’as toujours pas compris on dirait… » Le môme s’essuya les yeux, renifla un bon coup et le regarda avec une intensité qui mit Max mal à l’aise, même en considérant cette étrange distance qui les séparait. Il eut la nette impression qu’il n’allait pas aimer ce qui allait suivre…
Il ne se trompait pas :
« Tu continues de répéter qu’on est dans un rêve… Alors touche tes joues et dis-moi que ça, ce n’est pas réel ?
_ Hein ? Qu’est-ce que… » Sa main était machinalement montée à son visage et il sentit l’humidité familière de larmes tièdes sur ses doigts.
« Mais quand… ? » Un son effroyable emplit la chambre mourante qui trembla tandis que l’écho se répercutait. On avait ouvert une porte. Enfin, plutôt l’entrée d’un château-fort s’il en croyait le son qui leur parvint…
La fin de sa précédente visite, ici même, lui revint d’un seul coup. Comment avait-il pu oublier ce qui c’était passé ?!
« Non-non-non… » Il ne semblait plus être en mesure d’articuler autre chose que cette seule syllabe, encore et encore… Une panique instantanée, primordiale, s’empara de lui. Un goût de cuivre emplit sa bouche tandis que son cœur accéléra comme un moteur de Formule Un en sortie de virage. L’odeur de charogne, jusqu’ici pernicieuse, envahit la pièce.
« C’est pas moi qu’Elle vient chercher cette fois, Max… »
Mini-Max ne pleurait plus. Mais il laissait paraître une résignation que n’aurait jamais dû avoir un visage d’enfant.
Les pas commencèrent leur inexorable avancée vers eux. Ils semblaient encore plus lourds que la fois précédente. Comme s’ils étaient plus « présents » d’une certaine manière… La tapisserie, en tombant, révélait une vie grouillante cachée dans les murs.
« C’est la porte du sous-sol… Je l’ai mal… Oh non-non-non… » Le cerveau de Max semblait pris dans une abominable boucle. Un hamster tournant dans sa roue et qui ne pouvait plus s’arrêter. Seulement accélérer. Il regardait partout autour de lui comme un animal acculé par un prédateur. Il n’y avait plus de fenêtre. Juste un mur pourrissant. Et la porte n’était pas une option. Le lit du gamin semblait encore plus loin désormais, mais peut-être que s’il rampait dessous…
« Tu ne comprends pas, Max. Ce n’est pas que tu as mal fermé la porte… C’est juste que c’est toi qui l’as grande ouverte. » Une unique larme roulait sur la joue du petit. Même à cette distance, Max la voyait aussi claire qu’il entendait (sentait) les pas approcher. Une odeur de sueur rance lui monta aux narines, et produisit un mélange atroce avec celle de la décomposition…L’adrénaline l’avait mis en nage quasi-instantanément.
Il croyait connaître la Peur. Il pensait avoir vécu avec Elle la plus grande partie de sa vie.
Il se trompait lourdement.
La vraie Peur, Elle marchait là-bas, dans le couloir.
Et, cette fois, Elle semblait prendre son temps. Savourant par avance sa proie, la sachant acquise.
« Bordel de merde mais c’est seulement un putain de rêve… » Lorsque Max s’entendit prononcer cette phrase, deux choses se produisirent : d’abord, il se rendit compte qu’il suppliait. Il suppliait le gamin, au loin avec son petit lit, comme si ce dernier avait le pouvoir de l’aider… Ensuite, il comprit que non seulement, rêve ou pas rêve, son intégrité mentale était en jeu… mais également (et cette prise de conscience fit accélérer son cœur jusqu’à des sommets encore inconnus jusque-là) son intégrité physique.
Il essaya de bouger, mais son corps ne répondait tout simplement pas. Sa cage thoracique était prise dans un étau serré, et ses membres semblaient être constitués d’un métal particulièrement lourd. La lourde démarche était devenue assourdissante, emplissant l’air de vibrations contre-nature. Son esprit, dans un ultime délire, lui montra l’image d’un figurant japonais dans un vieux film en noir et blanc, pointer le ciel et hurler : « Godzilla ! Godzillaaa !! »
Tordant.
Elle était devant la porte. Elle allait l’ouvrir. Et ce serait la fin.
Mais aussi le début. Le début de quelque chose que son esprit se refusait ne serait-ce qu’à concevoir…
Il essaya de fermer les yeux, mais n’y parvint pas. Ses globes oculaires semblaient avoir doublé de volume.
C’est ainsi qu’il vit le petit Max se rouler en boule et se cacher la tête dans les mains… Pour ensuite être avalé par le Noir.
Il ne tourna même pas son visage baigné de sueur et de larmes lorsque la porte de la chambre, derrière lui, fut expulsée de ses gonds avec une violence monstrueuse. Il ne hurla pas non plus.
De toute façon, même s’il l’avait voulu, il en aurait été incapable.
∞
La répétition d’aujourd’hui était terminée. Enfin.
Marie, contrairement à son habitude, avait subi celle-ci. Et, bien entendu, elle s’était prolongée jusque tard dans l’après-midi. En partie parce qu’elle n’était pas au point avec la partie chant.
Pendant que les garçons commençaient à remballer, après un rapide debrief, Joey vint voir Marie, qui s’était assise sur une des enceintes Marshall pour remettre son cuir sur ses épaules. Elle avait les yeux dans le vague.
« Hey ? ça va Marie ?
_ Hein ? Oui-oui, ça va… »
Elle entendit la voix de Danny, derrière la porte entrouverte, qui appelait le chien depuis le bas de l’escalier : « Yo ! Dude ! Tu viens ? On a fini ! Qu’est-ce qu’il fout le gros Lebowski de mes deux ? Aller, viens mon pépère ! »
Après un court moment, des griffes commencèrent à cliqueter en cadence dans l’escalier (une cadence beaucoup moins rapide qu’il n’y avait pas si longtemps) et quand elle ne les entendit plus, elle sut que Danny était en train de flatter la fourrure du vieux labrador avec ses grosses mains. En visualisant la scène, elle songea que peu de gens soupçonnerait à quel point les énormes pattes de Danny pouvaient être habiles avec les cordes d’une guitare. Etonnant. Il avait assuré aujourd’hui, lui. Comme d’habitude d’ailleurs…
« T’as l’air ailleurs en ce moment, Princesse… Y a quelque chose qui te chiffonne ? Tu veux en parler ?
_ M’appelle pas comme ça, Jo… T’es chiant. » Elle avait dit ça sans conviction. A la façon d’une gamine qui boude. Elle essaya de rectifier le tir :
« Mais oui. Ça va. C’est juste que je suis fatiguée... C’est le film. Toute cette pression… » Les références aux Nuls marchaient bien pour détendre l’atmosphère, d’habitude. Celle-ci sonna creux. Mais Joey força un petit rire quand même, pour la forme :
« Eh-eh. De toute façon je n’écrirais rien sur ce film, Madame… C’est…
_ Une merde ! » reprirent-ils en cœur. Et là un vrai rire les secoua tous les deux.
« Putain, on a quel âge, mec ?! Sérieux ?
_ Toi, je sais pas, mais moi j’ai quinze ans. Et depuis un bout de temps maintenant… » Le batteur lui envoya un clin d’œil complice en disant cela. Elle était connue aussi celle-là.
« Bon. Tu me racontes ce qui te mine comme ça ? » Marie savait que Joey la sondait pour s’assurer qu’elle ne déconnerait pas avant qu’ils enregistrent l’album. Le label commençait à parler de dates pour réserver un studio. Et c’était sans compter les prochains concerts, évidemment. La saison des festivals approchait (certains étaient prestigieux cette année) et ils étaient overbookés. Et, comme chacun des membres du groupe, Joey connaissait son passé. Personne ne voulait que Marie ne reprenne ses sales habitudes au moment où ils avaient une vraie chance de faire entendre leur son au maximum de gens possible.
Elle ne lui en voulut pas du tout de la cuisiner de la sorte. Cela n’enlevait rien à la bienveillance de la manœuvre. Et surtout, elle savait ce que le groupe signifiait pour lui. Les sacrifices qu’il avait fait pour les emmener où ils étaient aujourd’hui, les efforts collectifs que ça avait demandé. Les années de galère, de salles et de festoches minables. Même si aucun d’eux ne regrettait ces moments, loin de là, ils n’avaient certainement pas envie de revenir en arrière. Elle lui devait (elle leur devait, à tous) d’être honnête sur ce qu’elle traversait.
« Je vie une période bizarre Jo… Flippe pas hein ?! Je vais pas repartir en couilles, t’inquiètes… C’est juste qu’il se passe des trucs avec mon nouveau boyfriend. Et je suis pas certaine de savoir où ça va. » Son téléphone portable vibra dans la poche de son blouson. Elle le sortit et vit le nom de Franck sur le petit écran. Elle éteint la vibration et le remit dans sa poche. Ce n’était pas le moment.
Marie continua, comme si elle n’avait pas été interrompue :
« En plus, y a Max qui part en couilles, et ça... Ça me fait grave flipper. Sans compter le Dude qui… Qui… » Elle sentit des larmes lui montait aux yeux. Elle-même surprise de ce brusque débordement, elle regarda autour d’elle pour voir si elle était toujours seule avec Joey…
Pour voir Danny, accompagné de sa fidèle barbe et du Dude en question qui la regardaient tous les deux d’un air inquiet, debout depuis l’encadrement de la porte de la petite salle de répèt’. Les deux autres, Marc et David (basse et guitare), étaient partis.
« Merde… J’avais pas l’intention de faire ma drama-queen les mecs. Paniquez-pas, OK ? » Elle essaya de retenir les pleurs qui menaçaient d’autant plus qu’elle se sentait au centre de leurs inquiétudes… Qu’est-ce qui lui arrivait bon sang ?! Elle en avait vu d’autres ! Dans un effort qui lui parut surhumain, elle fit tout pour refouler ses larmes. Et y parvint.
Elle cligna des paupières avec force, repoussant les grandes eaux bien au fond, et les regarda chacun leur tour dans les yeux (le chien compris) en redressant les épaules. Ainsi assurée qu’elle n’allait pas déborder, elle dit, avec plus d’assurance :
« Mais ça va, je gère OK ? Aujourd’hui, j’étais un peu weak sur un tas de trucs, mais on a tous des hauts et des bas, hein ? Vous prenez pas la tête, un bon kebab, un gros dodo et demain au top ! » Elle eut l’impression que leurs regards (qu’ils s’obstinaient à garder rivés sur elle, bon sang !) étaient franchement suspicieux. Même le satané clebs semblait dubitatif !
Cela la fit rigoler de son rire rauque et breveté. Mais toute seule.
« Ah-ah-ah ! Pardon… Mais c’est la tête du Dude qui m’a mise dedans ! La tête de vainqueur qu’il a des fois. Il a l’air presque aussi con que Danny ! » Et, en voyant effectivement la tête que Danny fit en entendant ça (il en rajouta exprès en faisant sa tronche brevetée : « stoner débile », niveau quatre, mâchoire pendante et yeux dans le vague), elle fut prise d’un fou rire aussi soudain que les pleurs qui avaient menacé plus tôt. Les larmes jaillirent pour de bon, mais d’une façon agréable.
Danny en rajouta une couche, toujours dans son personnage :
« Yo bro ! Pas cool ! Pourquoi tu dis ça ?! C’est pas sympa pour le clebs. »
Joey fut pris d’hilarité à son tour… Le fou rire se répandait aux trois occupants de la pièce. Sauf à ce bon vieux Dude, qui les regardait tour à tour, avec une moue plus dubitative que jamais.
En croisant son regard canin, et en voyant sa queue balayer mollement le sol de droite à gauche, comme s’il hésitait à la conduite à tenir, Marie se sentit perdre tout self-control :
« Oh ! Ooohhh… oh ! Putain ! la gueule… La gueule que tu tires mon gros ! Oh-oh-ooohhh ! ». Elle se tenait le ventre à deux mains à présent, elle en avait mal aux abdominaux. Son esprit ne voulait pas débrancher de l’image du barbu costaud et du chien, se tenant côte à côte, tous les deux un air ahuri sur la figure.
Cela la fit penser à Scooby et Sammy, dans le dessin animé de son enfance : « Ouh, Sammy ! » pensa-t-elle, et c’était franchement désopilant.
Elle avait l’impression d’être prise de spasmes, mais la sensation était quasi-orgasmique. Le chien était en train d’essayer de lécher le flot de larmes qui avaient saboté son maquillage d’une façon alarmante. « Oui-oui mon pépère, t’inquiète pas maman va bien… Oh-oh-oh !Oooh ! » Elle repoussait gentiment l’haleine de chacal du canidé, quand elle se rendit compte que les garçons avaient arrêté de rire et la regardait, un sourire collé sur les lèvres. Mais elle vit aussi que Joey gardait son air inquiet. Cela la fit redescendre d’un coup.
« Oh putain, t’as ravagé mon make-up Dan… Merci ! Et merci mon gros Dude. C’est ta faute aussi ! » elle entreprit de fouiller dans les poches de son blouson pour trouver de quoi s’essuyer le visage.
« Pfiouuu… ça fait du bien.... Trop longtemps que j’avais pas rigolé comme ça. » Elle trouva un paquet de mouchoirs jetables et entama le chantier. Le rimmel avait coulé partout sur ses pommettes. Pendant ce temps, Delphine était descendue voir ce qui avait provoqué ce concert de débiles dans son garage. Elle fit la bise à Joey et Marie puis embrassa son mari sur la barbe avec affection : « Salut ! Eh ben… Je vous entendais du salon ! Qu’est-ce qui vous donne du bon temps comme ça les gars ? » Elle avait toujours inclus Marie dans « les gars », aussi loin que se souvenait cette dernière. Delphine était féministe dans l'âme, mais pas du genre extrémiste. Danny répondit à la question, en lançant un clin d’œil à sa moitié :
« C’est ma faute bébé, mon humour irrésistible, tu connais…
_ Vraiment ? T’as baissé ton pantalon devant tout le monde, c’est ça mon amour ? Parce moi, c’est la seule façon dont tu arrives à me faire rire ! » Elle roulait de ses grands yeux noirs en disant cela, prenant un air qui disait : « Non mais regardez ce que je dois supporter tous les jours… Pfff. »
Un vrai couple d’humoristes ces deux-là, Marie souriait de toutes ses dents. Danny commença :
« Euh, bah figure-toi que c’est en déballant mon artillerie que je les ai calmés tu comprends ? En voyant la taille du bazar… » Delphine le coupa en déposant un baiser sur sa joue : « Oui mon amour, bien sûr. On lui dira ! »
Elle continua, faisant comme si elle prenait les autres à partie :
« Il est gentil, hein ? Faut juste pas faire attention à toutes les conneries qui sortent de sa bouche. »
Même en rentrant de son service à l’hôpital (où elle faisait tout sauf s’amuser, Marie le savait) elle était d’humeur joviale. Danny était pareil. Toujours le bon timing pour la déconne. Ils s’étaient bien trouvé ces deux-là. Pendant un court instant, Marie les envia.
Cela la fit penser à Franck qui était quelqu’un… de singulier, aucun doute, mais elle le voyait mal faire des blagues sur sa queue pour détendre l’atmosphère.
Pour la énième fois en quelques jours (depuis la désastreuse séance de reiki en fait), elle se demanda si vraiment il y avait une possibilité d’avenir avec ce type. Bon, la réponse ne changeait pas : il était incroyablement sexy, bien foutu, et c’était un bon coup au pieu (le meilleur qu’elle ait eue en fait), mais elle doutait que sur le long terme elle puisse goûter son… Comment dire ? Oui, voilà : son austérité ! Bon. Très bien. Elle en profiterait le temps que ça durerait. Point.
Mais la vérité était que ce n’était pas ça qui la travaillait au point de lui avoir fait péter les plombs (toutes proportions gardées) après la répétition. Et il fallait qu’elle crache le morceau. Voilà longtemps maintenant qu’elle s’était promis d’être honnête envers elle-même et envers ceux qui comptaient. Et beaucoup de ceux qui comptaient étaient là, l’entourant de leur chaleur, y compris Delphine, avec qui elle avait développé une amitié faite de respect mutuel et de solidarité féminine (et pourtant, Marie avait beaucoup de mal à avoir des « amies filles », et ce, depuis toujours).
La chanteuse les regardait alors qu’ils étaient en train de discuter de la prochaine scène, qui approchait à grand pas. En ce moment, c’était presque chaque week-end…
Du coin de l’œil, elle voyait Joey qui la jaugeait encore, essayant d’être discret. C’était raté. Joey n’était pas doué pour la jouer furtif. Delphine c’était assise sur l’ampli en face de Marie. Cette dernière attendit un petit blanc pour prendre la parole. Tous les regards se tournèrent vers la chanteuse, comme s’ils avaient attendu qu’elle prenne la parole. Peut-être était-ce le cas…
« Écoutez, Joey me demandait, avant que tout le monde arrive, ce qui ne tournait pas rond chez moi en ce moment…
_ Euh… J’ai pas du tout présenté ça comme ça, Marie…
_ Oui, bah on va dire que j’éxagère un peu, mais c’était l’idée. Bref… »
Le petit groupe avait fait le silence et l’écoutait avec attention. Malgré le fait qu’elle commençait à avoir l’habitude d’être mise en avant, elle se sentit rougir un peu. Ici, ce n’était pas une scène, et maintenant, elle ne portait aucun colifichet ni costume lui permettant de se cacher derrière son personnage. Elle avait décidé de demander de l’aide (chose qu’elle avait été incapable de faire pendant de nombreuses années) et c’est ce qu’elle allait faire. Les autres la regardaient comme si elle donnait une conférence de presse…
Marie reprit, en essayant de choisir ses mots avec attention : « Max va mal. Et j’ai peur de découvrir jusqu’à quel point. La semaine dernière, il a complétement craqué dans sa cuisine quand je suis venu le voir.
« _ Mais ce n’est pas la première fois. Il a toujours été instable, Marie. Je sais que c’est pas de sa faute, mais comme je le connaît, il est capable de gérer ce genre de situation tout seul, il est grand, non ? Il a bien réussi à arrêter de picoler par exemple. C’est pas rien. T’en sais quelque chose. »
En entendant Joey, Marie pensa, de façon parfaitement injuste : « ouais. Comme si toi, t’en savais quelque chose… » Le batteur n’aimait pas beaucoup Max même s’il le cachait bien, et Marie le savait. Et elle ne comprenait pas vraiment pourquoi. Surtout que l’inverse était faux : Max adorait Joey. Genre fan déglingué dans ses pires moments. C’était même le membre du groupe qu’il préférait, après elle. Enfin c’est ce qu’il lui avait dit, un jour qu’il était raide. Elle fut déçue du manque de considération de son batteur, mais tant pis, c’était comme ça. Elle regarda vers Delphine, cherchant inconsciemment son support :
« Max, Il a pris grave cher depuis son sevrage « à domicile ». Tu le sais Delphine, hein ? Tu gères des trucs comme ça souvent, et Max est passé dans ton service, pas vrai ? T’en as jamais parlé avant par respect pour lui mais tu sais dans quel état il est arrivé, hein ?
« _ Ecoute, je ne suis pas censé évoquer ça, mais je sais qu’il ne m’en voudrait pas si je le fais. Alors, oui : il était dans un sale état. En fait, le médecin en charge a dit devant moi qu’il l’avait échappé belle. Qu’il avait déjà vu des gars avec des constitutions à priori plus solides y rester. Voilà ce qu’il a dit. Déshydratation importante, malnutrition, contusions multiples, quelques points de sutures et surtout, crises de convulsions non prises en charge, d’après ce qu’il a décrit à son arrivée. Mais il va mieux maintenant, non ? Il est sobre, et la dernière fois que je l’ai vu j’ai compris qu’il avait vraiment changé. En fait, je crois que je ne l’avais jamais vu sobre avant. Il avait l’air d’être… « équilibré » (elle forma des crochets dans l’air avec ses doigts) si tu me demandes, mais… Je suppose qu’on ne sait jamais ce qu’il se passe dans la tête des gens… »
« _ Moi je crois que ce qu’il a traversé l’a changé. Et j’ai vraiment peur que ce soit… Genre… De façon permanente comme vous dites dans le jargon médical ? » Marie ne mentionna pas qu’elle le trouvait distant (carrément froid serait plus approprié) depuis l’épisode chez Franck, quelques jours auparavant… Il aurait fallu leur racontait le fiasco en question. Et elle ne s’en sentait pas la force. Pas aujourd’hui. Chaque chose en son temps.
« _ D’accord, Marie, » dit Delphine, « je ne suis pas médecin, et d’après ce que je sais sur le sujet, les cas de stress post-traumatique dus à un sevrage brutal ne sont pas rares. Loin de là. Mais pour le déterminer, il faut connaître les symptômes. Tu les connais ?
« _ Bah il m’a dit qu’il voyait des trucs… Genre des hallucinations…
« _ Sérieux ?! Il est suivi logiquement, non ? Il en a parlé à son médecin ou psy ?
« _ Non. Il voulait voir si ça allait se tasser tout seul, j’imagine. S’il vous plaît, ne lui dites jamais que je vous ai raconté ça. Son problème d’alcool c’est une chose, il ne l’a jamais caché, même quand il picolait, il avait pas le bon goût d’être dans le déni, ce con. Mais ça… Je crois qu’il serait pas content du tout que je vous en parle dans son dos… »
Plus elle parlait, plus Marie se sentait délestée d’un poids. Apparemment ça attendait de sortir depuis un bout de temps maintenant. Ses amis semblaient tous réfléchir à ce qu’elle leur racontait avec soin, mais elle n’était pas dupe. Même si, à part Joey, ils aimaient bien Max, aucun d’entre eux n’était vraiment ami avec lui. Etant donné qu’il était tout le temps bourré quand il les voyait, du moins jusqu’à récemment, ils n’avaient pas eu l’occasion forger avec lui des liens suffisamment profonds pour parler d’« amitié ». Non, ils cherchaient à l’aider, elle. Et maintenant qu’elle y réfléchissait, qu’est-ce qu’ils allaient bien pouvoir faire pour elle, et par corollaire, pour Max ? Probablement pas grand-chose. Mais elle avait besoin d’en parler pour y voir plus clair de toute façon. Sinon, elle ne pourrait pas venir en aide à son ami.
Delphine prit la parole : « Le mieux pour lui c’est d’accepter de se faire prendre en charge. Mais d’après ce que j’entends, il n’en est pas encore là… Donc, et c’est probablement ce que moi je ferais, le mieux c’est de garder un œil sur lui, et de l’écouter… Le moment venu, il finira par accepter de l’aide. C’est peut-être différent de ce qu’il a traversé avant, alors il lui faut un peu de temps pour digérer le fait que son parcours de soin n’est pas terminé. Mais il a déjà accepté de se faire aider il n’y a pas si longtemps et ça a fonctionné… C’est un garçon intelligent : il finira par en tirer les bonnes conclusions. Il a juste besoin de temps, d’être accompagné… Et aussi… Marie ?
« _ Ouais ?
« _ Il faut envisager la possibilité que ce soit… Compliqué. Qu’il y ait des risques qu’il soit un danger pour lui-même. Voire pour les autres.
« _ Pour lui-même, il a toujours plus ou moins été un danger je crois… » Un rictus amer retroussa les lèvres de Marie, pour s’évanouir rapidement : « Mais un danger pour les autres, ça je ne crois pas, non…
« _ Ce qu’il t’a décrit… Ces hallucinations… Il a commencé à les avoir récemment ?
« _ Oui. C’est ce que j’ai compris. » En disant cela, Marie perçut Joey, à la lisière de son champ de vision, étouffer un bâillement. Danny semblait écouter attentivement. Le Dude avait posé son museau sur ses pattes avant et ne la quitter pas des yeux.
« Mais il n’a pas voulu me dire ce qu’il voyait avec précision. « Des trucs flippants, Marie », ce sont ses mots…
« _ Je veux pas avoir l’air alarmiste, mais là, comme ça, et je crois pas qu’il soit du genre à inventer des craques de ce genre…
« _ Accouche Delphine ! Désolée mais tu me fais flipper là…
« _ Ben il décrit les symptômes de crises psychotiques quand même… C’est pas rien… C’est généralement lié à la schizophrénie, Marie… »
Danny intervint pour la première fois dans la discussion :
« Quoi ? Tu veux dire le truc des serial-killers ? Genre Hannibal Lecter ? »
Delphine lui jeta un regard un peu agacé :
« _ Non-non, ça n’a rien à voir ! C’est un raccourci des films hollywoodiens ça ! Et Hannibal, le diagnostic n’est pas le même du tout : c’est de la psychopathie. Et quand bien même, merci Hollywood, mais tous les psychopathes ne sont pas des tueurs en série cannibales, heureusement… En revanche ce qui est bizarre avec Max, c’est que ça arrive à son âge… Logiquement ça apparaît beaucoup plus tôt ce genre de troubles…
« _ Mais alors, en gros ça veut dire quoi ? C’est incurable ou quoi ? » dit Marie, en essayant de garder une voix calme. Les larmes menaçaient à nouveau de déborder.
« _ Non, ce n’est pas incurable Marie. Et puis ça peut être mille autres trucs… Mais je me répète, il DOIT se faire prendre en charge ou au moins examiner le plus tôt possible. Je ne vais pas minimiser : selon les cas, ça peut être vital. Et encore une fois : je ne suis pas docteur…
« _ Oh putain… C’est pas vrai… » L’image de Delphine devint subitement trouble aux yeux de Marie. Elle se prit la tête dans les mains pour réfléchir. Et accessoirement, cacher son visage…
« Putain… Putain… »
Elle sentit un large bras s’enrouler autour de ses épaules. C’était Danny :
« Marie… Panique pas. Il t’a toi. Et nous aussi. On va l’aider comme on peut, pas vrai ? Même si c’est pas grand-chose… Tiens ! Demande-lui de venir au concert de la semaine prochaine avec nous. Ça fait super longtemps qu’on l’a pas vu. Ça lui changera les idées. Et tu pourras… » Il se corrigea : « ON pourra garder un œil sur lui comme ça. »
Marie leva ses yeux rouges et émeraudes vers son guitariste avec reconnaissance. Danny eut l’air gêné. Il retira sa grosse main de son épaule avec une maladresse un peu touchante. Mais il reprit vite contenance :
« Mais c’est pas moi qui lui paie l’hôtel ! En plus s’il lui prenait l’envie de vider le mini-bar… je te raconte pas la note ! » Le guitariste chercha les sourires autour de lui, mais la blague n'amusa personne.
« Non, mais ça va, je déconne… » lâcha-t-il, bougon.
Delphine vint à son secours, lui prenant la main avec une attention délibérée :
« Là… Là… Tout va bien mon amour. C’est pas grave d’être un peu con quand on est gentil ! » Et Danny rentra dans son jeu, prenant un air penaud et lâchant un sourire qui se voulait un peu abruti :
« T’es gentille avec moi, Madame. » Marie ne put contenir un jappement rauque qui devait certainement être un rire, à la base :
« Arf ! N’importe quoi les deux, franchement… Faut faire des sketchs. »
La leadeuse des Ladykillers regarda autour d’elle, un sourire qui refusait de disparaître sur les lèvres. Tous le lui rendirent, avec une sorte de pudeur bienveillante. Même Joey avait l’air un peu moins constipé que d’habitude. Et ne fit aucun commentaire sur l’invitation de Max au concert. C’était bon signe. Le vieux labrador sur le sol sembla lui adresser un clin d’œil. La jeune femme se leva, inspira profondément et passa une main dans ses cheveux écarlates. Elle ignorait ce qu’elle pouvait leur dire pour exprimer sa reconnaissance :
« Bon ! Bah ça, c’est fait ! Max partagera ma chambre samedi soir si y a que ça… » Joey la regarda avec un gros point d’interrogation, pratiquement dessiné sur le visage…
Elle réagit qu’il y avait Franck aussi dans l’histoire. Elle l’avait complètement oublié… De toute façon, ce dernier n’avait pas prévu de venir au prochain concert, donc… Est-ce qu’elle allait lui dire pour Max et le partage de la chambre ? probablement, oui. Et selon la réaction du beau brun, elle en saurait un peu plus sur lui et leur relation du coup…
Parfait. Les choses avançaient. Voilà qui était mieux. Elle se sentait à nouveau pleine d’énergie.
« Me regarde pas comme ça, Jo. Je suis grande, je sais ce que je fais. » Elle avait été légèrement cassante en disant cela, et s’en voulut aussitôt :
« En tout cas… Merci. Vous êtes… Vraiment cools les mecs. Bon. Faut que j’y aille.
_ Fuck G.I ! » reprit Danny, majeur en l’air.
Elle ramassait déjà ses affaires… Il lui fallait s’en aller avant de devenir trop émotive. Il lui fallait garder un peu de sa réputation de dur à cuir tout de même !
« La Princesse des Ténèbres ne chiale comme une Magdeleine pendant une thérapie de groupe, hein ? » pensa-t-elle avec une pointe d’auto-dérision.
« Pas de problème, miss. Quand tu veux… » dit Joey.
« À demain, les mecs ! » entonna Danny. Chacun semblait avoir quelque part où aller. Delphine chuchota dans l’oreille de Marie :
« Tu m’appelles quand tu veux. Tu le sais, hein ?
« _ Yep. Ça marche » La chanteuse ressentit un pincement familier qui lui prenait la gorge… Il était vraiment temps qu’elle se casse, là.
« Bon aller, let’s go, gros Lebowski de mes deux ! » Le brave toutou se leva en remuant la queue.
Il connaissait bien ce nom là aussi.
∞
Assis derrière le comptoir de son magasin d’antiquités mal éclairé, Franck regardait l’écran de son téléphone d’un air perplexe au travers de ses lunettes en demi-lunes. Il n’avait pas besoin d’une quelconque correction pour sa vue (en fait, ses capacités oculaires auraient certainement rendu incrédules plus d’un médecin, à supposer qu’ils en aient eu connaissance), mais il aimait les porter quand il travaillait dans sa galerie. Cela faisait partie de son personnage. Le Franck qui inspirait confiance, celui que vous auriez pris pour un homme cultivé, et courtois…
Pourtant, à cet instant, il se sentait très loin de son personnage. Il bouillonnait d’un appétit presque incontrôlable depuis ce fameux après-midi, dans le sous-sol de sa propriété, où il avait senti ce que Marie lui avait rapporté, à peine caché dans le corps de son abruti d’ami. La chose qui se faisait passer pour un gentil antiquaire avait perdu ce qu’il restait de son humanité depuis près d’un siècle à présent, mais il restait capable de ressentir des émotions. Même si celles-ci se limitaient généralement à la haine, la colère, l’avidité et la peur… En ce moment il ressentait un agréable mélange des quatre. Et se sentait plus vivant que jamais. Les fils d’un destin inextricable se tissaient autour de lui, et il se sentait comme une araignée au milieu de sa toile, sentant les vibrations de ses prochains repas qui montaient dans ses pattes toutes en même temps, après une longue période de disette…
Il était en veine, et c’était un euphémisme. Quelles étaient les chances pour que, coup sur coup, il tombe sur un joyau tel que Marie, et, dans son sillage qu’il rencontre une entité aussi merveilleuse que celle qui habitait le corps de Max ?
Réponse : approximativement zéro.
Et la chanteuse le lui avait apporté sur un plateau ! Il n’avait même pas eu à user de la force ou de la ruse pour amener le jeune imbécile dans son antre. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait découvrir lorsqu’il avait proposé à Marie de l’aider. En fait, il pensait juste gagner sur deux tableaux en même temps… mais certainement pas toucher le jackpot !
Franck avait simplement voulu jouer son rôle de chevalier servant envers sa future acquisition, pour mieux la ferrer. En effet, quel homme accepterait, sans conditions, de proposer de l’aide à l’ex de sa « petite amie » ? Selon un rapide sondage de ce qu’il savait de l’humanité, ils étaient peu nombreux, et il savait qu’il marquerait des points avec la chanteuse en faisant semblant d’essayer… Et puis, bonus non-négligeable, il aurait pu ensemencer un cerveau déjà partiellement malade avec de petites graines corrompues, comme il aimait à le faire de temps en temps… Oh, il aurait bien fait attention de les faire pousser doucement ; afin de n’éveiller aucun soupçon… Mais, in fine, il aurait fini par éliminer cet ersatz de rival, le détruisant de l’intérieur, et le confinant à jamais dans sa folie… Car Franck avait bien senti, dès l’instant où Marie avait mentionné le nom de Max, que l’histoire, entre eux, n’était pas complètement réglée…
Et, au moment où il tenait le gamin à disposition, sur la table de sa cave… Bingo.
Voilà qu’il tombait sur une des « pousses » les plus rares et pures qui soient, encore malléable, à portée de ses mains, se servant d’un ivrogne dépressif et pitoyable comme terreau pour grandir. A la question : pourquoi cet ivrogne dépressif et pitoyable en particulier quand il y en avait des millions d’autres à disposition sur Terre ? Franck aurait répondu : et pourquoi pas ?!
Il ne pouvait pas nier qu’il avait eu une peur bleue quand il avait fait cette découverte inattendue : il avait bien soupçonné un truc pas net en serrant la main du gars, mais il s’était dit que peut-être, sous ses airs de chien battu, il était lui aussi un agent de l’Entropie. Il ne pouvait pas tous les connaître, après tout… Et passer sous les radars faisait partie de la description du job. Puis, une fois à sa merci sur sa bonne vieille table héritée de l’Inquisition (Franck adorait tout ce qui touchait à la religion, tout spécialement catholique : comme ces institutions facilitaient le travail de gens comme lui ! Et la majorité du temps en pensant faire le Bien… C’était de toute beauté.), plus précisément au moment où il avait passé les mains au-dessus du ventre de Max, il l’avait sentie. Et ensuite il l’avait vue.
Cela lui avait fait le même effet qu’à un arachnophobe découvrant une tarentule blottie dans sa baignoire au moment où il se pencherait dessus.
Son cœur avait dû se mettre à battre à environ de deux-cents battements par minutes.
Ne pas se reculer, ni même sursauter, passée la stupeur première, lui avait demandé un effort colossal. Mais il y était parvenu.
Et il doutait que Marie, qui les observait, ait décelé quoique ce fût dans son attitude. Il était passé maître dans l’art de camoufler la peur, voire la terreur… Le fait d’avoir côtoyer d’assez près quelques entités innommables, même très rarement, l’avait aidé à passer le cap. Une sueur froide avait fait son apparition sur son large front, lui faisant l’effet d’une bruine désagréable… Puis, il s’était calmé, et avait entrepris de faire la connaissance de la Présence.
Plus tard, il avait entamé des recherches sur elle, et d’après la traduction la moins approximative qu’il avait fait du Manuscrit Interdit d’Abdul Al-Azred, cette chose était connue sous le nom de « Lumière Noire » ou bien, et Franck trouvait cette traduction encore plus charmante : « Résonnance Noire ».
Une bien jolie appellation pour une horreur aussi abyssale…
Il avait appris qu’elle poussait uniquement et spontanément sur la Douleur Humaine, celle inerrante à la conscience de soi même, cette magnifique erreur de l’évolution… Le Manuscrit ne mentionnait pas (ou ne savait pas) quelles étaient les conditions exactes pour qu’elles fassent leur apparition. Ce qu’il mentionnait, en revanche, c’était le fait que ces « pousses », ou « graines » étaient d’une rareté extrême. Et d’une dangerosité toute aussi extrême, particulièrement une fois qu’elles avaient fini de se développer au sein de leur « hôte ».
Le passage du Necronomicon mentionnait son existence était comme souvent imprécis, volontairement flou… Cependant, l’intimité de Franck avec cet ouvrage lui avait permis d’en tirer quelques déductions intéressantes : d’abord, les Résonnances, à l’état parasitaire, n’étaient qu’un premier stade. Et, lorsqu’elles avaient fini leur croissance, l’hôte mourait. Inéluctablement. Et l’Antiquaire devinait que ce n’était pas d’une mort agréable…
Ensuite (et c’est en lisant ce passage que Franck avait commencé à être terriblement excité), le texte sous-entendait, de façon très subtile, que les Résonnances étaient le fruit direct de l’un des Grands Anciens. Là encore, sans préciser lequel en particulier...
Il était des choses qu’il était préférable d’ignorer, cela, il l’avait compris très tôt.
Mais ce n’était pas fini… Le plus intéressant arrivait après : il s’était souvenu d’un autre passage, au sein du même ouvrage, en rapport avec celui-ci. La référence était obscure, mais la traduction des idiomes qu’employaient Al-Azred n’étaient plus un secret pour Franck. Il savait qu’au sein même de ce recueil qui n’était pas censé exister, (et dont il avait pu se procurer une copie pour le prix d’une villa à Monaco) des passages secrets existaient entre les lignes. Des énigmes dans le noir, d’une certaine façon… Et donc, en usant de tout son talent pour le décryptage, il avait été renvoyé à un paragraphe qui sous-entendait que, avec une grande détermination et quelques vies humaines, certaines graines de l’Entropie, comme les Résonnances, pouvaient être absorbées… Et même contrôlées.
D’après ce qu’il avait compris, pour ce faire, il fallait attendre un moment particulièrement propice. Avant que le « terreau ne pourrisse » (« coucou Max, petit veinard, ce passage parle de toi. » avait pensé l’Antiquaire) et après que la pousse eut atteint un certain stade de sa croissance.
Mais voilà, il y avait un hic : Le jour du « reiki », quand il était entré en contact avec la Résonnance Noire, Franck n’avait pas pu s’empêcher de la stimuler. Ce à quoi elle avait réagi avec une étrange sorte de gratitude… à défaut d’un autre mot… Et il l’avait senti.
Passé son aversion première, cela l’avait tellement stimulé qu’il avait ensuite cherché, de manière purement intuitive, à synchroniser la Résonnance avec son hôte. Sur le coup c’était par curiosité, juste pour voir les conséquences que cela pourrait avoir sur ce dernier. Mais maintenant, il reconnaissait s’être probablement laissé emporter sur ce coup-là… Et craignait d’avoir accélérer sa croissance en fragilisant accidentellement un sceau ancré dans le corps de l’hôte…
Oups.
Cela pouvait poser quelques problèmes, à commencer, entre autres, par la faible marge de manœuvre qui devait lui rester après son petit « exploit ». Mais Franck savait une chose avec certitude : il allait devoir faire preuve d’habilité. Et d’une grande prudence. Il lui fallait trouver plus d’informations sur le processus de « récolte ». Il devait encore potasser en somme… « Mais là, pas question de foirer les examens… » pensa-t-il avec une pointe d’appréhension. La force de cette chose était sans aucun doute démesurée. Il jouait avec le feu et le savait…
Tout d’abord, était impératif qu’il se renseigne sur l’état de santé de ce tocard de Max. C’était crucial pour déterminer combien de temps il lui restait, et ajuster un plan d’action. Il prit son téléphone, qu’il avait laissé sur le comptoir pendant sa rêverie, et appuya son pouce sur le nom de Marie.
Il ne l’avait pas oubliée. Elle allait être de la partie, qu’elle le voulût ou non….
∞
Max était au travail depuis seulement une heure, et il avait déjà envie de tuer son responsable.
Ce n’était pas une figure de style. Il avait réellement envie d’écourter l’existence de ce laquais minable. Et le pire, c’était qu’il était incapable d’intellectualiser le processus qui le menait à cette envie profonde. Pour être plus précis, il refusait de le faire…
Fred n’avait rien fait de particulier. Il se contentait de jouer son rôle et de manager sa petite équipe de vendeurs. Mais, ce lundi matin, le rituel qui consistait à faire le bilan des ventes de la semaine passée avait paru encore plus absurde à Max que d’habitude. Et, quand les chiffres eurent parlé, et que ses collègues en étaient arrivés à l’autocongratulation de rigueur, avec force applaudissements (fortement encouragés par la direction : il fallait montrer votre enthousiasme…), Max avait regardé autour de lui et fut pris du désir de les gifler.
Tous. Un par un. Violemment.
Afin qu’ils sortent la tête de leur cul.
Max se souvenait particulièrement bien de la première fois où il avait assisté à cette espèce de « cérémonie » … C’était le premier jour de son stage, avant qu’il soit embauché.
A l’époque, il se souvenait s’être dit n’avoir jamais assisté à quelque chose d’aussi vain et ridicule que des gens qui s’applaudissaient eux-mêmes… Pour avoir vendu des chaussures.
Il s’était même dit, l’espace de quelques secondes, que c’était peut-être une blague à l’attention du petit nouveau (lui, en l’occurrence), histoire de le mettre en boîte et de lui faire croire avec une ironie mordante qu’il avait mis les pieds dans une entreprise où il fallait montrer son obéissance à la doctrine, sous peine d’exclusion… Une secte corporatiste à la Google, en somme…
Oui, il avait pensé que les applaudissements étaient une forme de sarcasme. Mais il s’était vite avéré que non. A ce moment-là, Fred lui avait dit dans l’oreille : « allez, tout le monde doit applaudir. » Et ce, sans plus d’explication que ce « tout le monde doit » ... Comme si cette effusion, d’une artificialité douloureuse, était la chose la plus naturelle au monde. Alors il avait applaudi aussi. Mais un point l’avait interpellé. La plupart des membres de l’équipe ne souriaient pas. Il n’y avait que Fred. Et son sourire ressemblait plus à un rictus dû à une gêne dans le fondement qu’autre chose. L’absurdité de cette situation, aussi banal qu’elle fut, l’avait presque choqué.
Et, ce matin, lorsque son regard s’était porté sur cet abruti de Fred en train de taper dans ses mains avec son sourire crispé, il était parvenu à réprimer, de justesse, le besoin de lui planter un truc dans le cou (un stylo par exemple, ou n’importe quoi d’autre…) pour effacer son air pathétique de sa tronche d’ahuri.
Ce qui l’avait arrêté n’était pas la prise de conscience qu’il envisageait un meurtre, et ce, avec une parfaite lucidité…
C’était le fait qu’il y avait trop de témoins. Et que, physiquement, il aurait été incapable de tous les tuer. Du moins en une fois.
Tant pis. Partie remise.
Fred ne perdait rien pour attendre.
Ce dernier l’avait alors regardé avec un air de reproche, et Max s’était rendu compte qu’il était, comme cette première fois en tant que stagiaire, le seul à ne pas battre des mains comme une otarie bourrée à la bière… Il avait soutenu le regard de son « supérieur » sans ciller, observant sa pitoyable tentative d’autorité avec une curiosité vaguement anthropologique.
Ce fut le moment où la voix d’un narrateur de documentaire animalier avait choisi de surgir dans sa tête, commentant l’attitude de Fred avec un ton à la fois posé et curieux… Elle ressemblait à la voix du comédien qui doublait Morgan Freeman en version française :
« Lorsque, devant sa meute, le mâle alpha ne se fait pas obéir sur-le-champ, alors il fixe avec intensité le fauteur de trouble pour le ramener dans le droit chemin… Mais aujourd’hui, un simple regard intimidateur ne fonctionnera pas sur son subalterne. Quelle solution trouvera l’alpha pour conserver son autorité sur le groupe ? Observez avec attention son attitude… Les babines se retroussent et sa queue vient se caler entre ses jambes… Se prépare-t-il à un affrontement physique direct ?»
Fred avait effectivement pris un air contrarié, l’invitant des lèvres à faire comme lui : c’est-à-dire à claquer les deux tranches de foie de veau qui lui servaient de mains entre elles. Max sourit sans amorcer aucun geste. Les applaudissements se turent à ce moment. Empêchant la confrontation silencieuse de se prolonger. Dommage. Max aurait voulu voir si son manager aurait osé le toucher pour le motiver. Mais celui-ci en profita pour détourner le regard et lancer un inutile : « aller ! au boulot ! » à la cantonade ; chacun se dirigeant déjà vers ses tâches quotidiennes avec l’énergie caractéristique du lundi matin : en traînant des pieds.
Et, sans surprise, Fred avait ajouté : « Max, tu peux venir avec moi s’il-te-plaît ? » et c’était dirigé vers son box entouré de panneau en carton, dans la réserve, qui lui servait de bureau sans même vérifier si son vendeur le suivait. Là encore comme si cela allait de soi.
Après quelques secondes sans bouger, le vendeur en question décida d’accéder à sa requête. Il avait besoin de réfléchir, et cela voulait dire gagner du temps. Alors il l’avait suivi.
Et Fred avait prétendu s’inquiéter pour son « équipier commercial », lui posant des questions sur son état de santé… Auxquelles celui-ci avait répondu en pilotage automatique pour le rassurer. Même si ça n’avait pas eu trop l’air de marcher. Mais Max s’en foutait ; ce qui l’avait vraiment intéressé, pendant l’entretien, c’étaient les mains de son chef. Il les avait regardées avec attention, se demandant comment l’autre réagirait s’il venait à prendre le cutter, posé à quelques centimètres de ses doigts ressemblants étrangement à des saucisses vivantes, et qu’il se mettait à couper. Juste pour voir. Par exemple entre le pouce et l’index… Pour commencer.
Est-ce que le type aurait toujours l’air contrarié ? Quels genres de sons sortiraient de sa bouche ? Il y avait beaucoup de questions intéressantes de ce genre auxquelles il aurait aimé répondre. Et il était certain que les réponses seraient satisfaisantes…
A un moment, le type l’avait laissé retourner à ses colis. Peut-être avait-il interprété le fait qu’il fixait ses mains comme un signe de soumission… Mais peu importait en vérité… Le vendeur sentait qu’il n’aurait pas besoin de donner le change encore très longtemps.
Il y avait en lui quelque chose qui demandait à s’exprimer. Et cela sortirait bientôt. D’une façon ou d’une autre.
Il lui fallait juste un peu de temps pour réfléchir au quand et au comment.
L’image des plaies qui s’ouvriraient un peu partout sur le corps de l’autre connard arrachèrent un sourire à l’Hôte, alors qu’il se dirigeait vers le quai de chargement…
« Pour quelqu’un qui vient de se prendre une soufflante par un gros con dès le lundi matin, t’as l’air de le prendre plutôt pas mal ! »
Ses pensées réjouissantes venaient d’être interrompues par un collègue… Cette pauvre tache de Chris n’en avait pas perdu une miette. Max se tourna vers lui, gardant son authentique sourire plaqué sur le visage :
« Ouais, Fred c’est un vrai marrant, il m’a redonné la banane pour la semaine ! Heureusement qu’il est là ! Il nous manquera quand il ne sera plus à son poste… »
L’autre resta interloqué, sans rien à répondre. Max continua son chemin. Il avait des trucs à ouvrir au cutter après tout. Pas le temps de déconner…
Un moment plus tard, alors qu’il était occupé à décharger une des palettes, dans la réserve, il sentit comme un grand froid se propager dans tout son corps. Le sentiment de geler sur place fut accompagnée d’une sensation de grande fatigue et de fourmillements dans les membres.
Merde. Il se tapait un méga coup de barre à peine la semaine commencée.
Tout cela lui rappelait une descente après une alcoolisation massive. D’ailleurs, une boule de chaleur n’avait-elle pas quitté son ventre, remplacée par une autre, faite de plomb ? Et il avait aussi l’impression que, encore quelques minutes auparavant, il débordait d’énergie. Et là, il se rendit compte que le début de la journée était bizarrement flou…
A bien y réfléchir, il présentait tous les signes de la « cuite sèche » : un syndrome bien connu des ivrognes repentis, qui consistait à se lever avec une gueule de bois carabinée et la certitude d’avoir picolé la veille, alors qu’il n’en était rien. Il savait que cela pouvait arriver, longtemps encore après l’arrêt de l’alcool. Mais comment expliquer que cela arrive au moins deux heures après s’être levé ? Il supposa que c’étaient des choses qui arrivaient, voilà tout… Il ferait avec ; et il avait travaillé dans des états de fatigue pire que celui-là. Pas souvent, certes, mais c’était déjà arrivé.
Et puis, il fallait contrebalancer ce petit retour de manivelle par une bonne nouvelle : il comptait que depuis plusieurs jours maintenant, il n’avait pas eu d’hallucinations… Pas de visions cauchemardesques de trou noir qui s’ouvrait dans la trame de la réalité ou de tentacules faites de néant qui venaient se superposer au visage d’un petit garçon, par exemple…
Et ça c’était une bonne nouvelle. Le coup de barre passerait. Il fallait juste serrer les dents un moment.
Un peu plus loin, il vit Fred, à moitié planqué derrière des cartons, avec ce qu’il supposait être un des bons de livraison de ce matin à la main. Il le regardait avec suspicion. Est-ce qu’il était en train de surveiller son travail ? Si tel était le cas, il n’était pas discret. Le vendeur ne l’avait pas vu agir de la sorte depuis son stage, deux ans auparavant…
Encore un truc étrange.
Max leva une main ouverte en l’air, le signe universel pour dire : tout va bien par ici, et toi ça va ?
L’autre sembla troublé, puis leva la sienne en retour, presque timidement.
Qu’est qui lui arrivait à celui-là ce matin ? Il agissait bizarrement aujourd’hui…
Bof. Ça lui passerait.