Chapitre Sept : Ce visage hanté et tourmenté

Par Mimi
Notes de l’auteur : Maintenant que vous avez rencontré Hugo, vous vous doutez bien qu'il va causer de sérieux dégâts au cerveau de cette pauvre Lise, trop carré pour y faire rentrer ses sculptures chiffonnées. Alors, comment croyez-vous qu'elle va remédier à cette situation qui la perturbe et l'empêche de travailler en plein milieu des vacances alors qu'il fait un soleil radieux dehors ? (oui oui, j'ai bien conscience de flinguer mon scénario mais j'espère que ce chapitre vous plaira quand même ^^)

Chapitre Sept : Ce visage hanté et tourmenté

 

Marga dépose les œufs tout chauds et le bol de thé sur la table, sous le nez de Lise encore un peu endormie. Marga remarque qu’elle a l’air ailleurs, mais pas dans le même sens que d’habitude.

La veille, elle était parfaitement réveillée et pianotait du bout des doigts sur la table en avalant son petit-déjeuner avec la tête de celle qui calcule le volume de son bol sans se poser d’autre question. Ce matin, elle soutient sa tempe de la main gauche et titille du bout de sa fourchette le blanc d’œuf dans son assiette.

Marga ose alors. Elle s’attend à la réponse qu’elle va obtenir mais elle a souvent remarqué, surtout dans son travail, qu’on obtenait davantage de résultats en se risquant sur un terrain un peu dangereux plutôt que de ne rien tenter du tout.

-       Tu veux rester ici aujourd’hui ?

Toute fatiguée qu’elle en a l’air, Lise secoue vigoureusement la tête, dans un sens qui veut clairement dire non. Elle a du travail. Ce n’est pas le manque de sommeil qui va l’arrêter là. Du moins, c’est ce que Marga suppose du dilemme tempêtant dans la tête de Lise.

 

Elle embrasse Marga et récupère ses affaires sur le Voltaire une dizaine de minutes plus tard. Le long du chemin qui la mène au 12 rue de l’Eglise, Lise cligne rapidement des yeux, photographiant sur sa rétine le monde qui l’entoure à l’instant t dans son référentiel supposé galiléen. Cependant, elle est trop tracassée pour s’arrêter sur ces problèmes de physique qu’elle aime bien poser au hasard dans sa vie. Elle essaye de remettre de l’ordre dans ses pensées qui s’échappent un peu partout depuis hier soir. Malgré les énoncés qu’elle a lus sans rien en retenir, trois fausses pistes de démonstration, Bolzano et Weierstrass l’interpelant à grands renforts de un, vn et wn et les énigmes qu’elle essayait d’inventer pour Matthieu histoire de se changer les idées, elles revenaient toujours au fantôme aux yeux noirs perché dans l’escalier.

Que lui voulait-il donc ? Voilà la question qui la préoccupe. Qu’elle le mette en colère est une chose à laquelle elle ne peut rien. Qu’il semble absolument vouloir aiguiser la colère qu’elle lui inspire la laisse perplexe. Elle a du mal à saisir le sens d’une telle réaction. Elle s’est aperçue, pour la première fois de sa vie, que prendre une décision n’impliquait pas une chance de réussite immédiate. Elle a compris cela depuis longtemps dans le cas des suites ou d’autres monstres rusés des mathématiques, mais elle pensait qu’en prenant position contre toute tentative de contact quelconque avec Hugo, ce genre de question ne viendrait plus la tourmenter.

Non seulement ce problème futile l’a occupée une bonne partie de la nuit, mais elle a aussi été dans l’incapacité totale de produire quoi que ce soit de mathématique de la soirée. Que de temps perdu ! Alors pour cesser ce gaspillage, elle s’est convaincue que la solution à son problème ne se trouvait pas chez Marga, et c’est ce qui l’a décidée à retourner coûte que coûte chez Albert de Chastignac. Si elle revoit Hugo, elle lui demandera. Elle sait qu’il y a des risques pour que son explication ne la satisfasse pas, mais elle a besoin d’essayer. Elle se demande comment elle peut être le centre d’attention d’un artiste et de son œuvre, si peu semblable à eux soit-elle. À vrai dire, elle n’a rien à se reprocher, ni apparence singulière, ni comportement excentrique – de l’intérieur aussi elle pense être tout à fait saine d’esprit, merci pour elle.

Alors qu’elle sonne enfin à la porte du 12 rue de l’Eglise, qu’Albert de Chastignac lui ouvre et qu’il l’accompagne jusqu’à son plan de travail, elle a beau chercher autour d’elle, elle ne voit nulle trace d’Hugo. Bien qu’elle ne se soit pas attendue à ce qu’il vienne répondre à son coup de sonnette – Albert de Chastignac semble s’être désigné cette tâche depuis le deuxième jour qu’elle a passé ici – elle est singulièrement déçue de ne pas entendre le frottement familier du pinceau contre la toile en passant devant le drap tendu entre les murs. Peut-être qu’elle l’indiffère et qu’elle se fait des idées ? Impossible. Comment expliquer sa présence dans son grenier, comment expliquer qu’il la regardait elle depuis… probablement le début de l’après-midi ?

Cependant, elle s’installe comme si de rien n’était, elle se penche sur son brouillon comme si de rien n’était, elle travaille et réfléchit en faisant croire qu’il n’y a aucun problème et que rien ne pourrait la déconcentrer. En vérité, elle est à l’affût du moindre grincement suspect dans l’escalier, un œil sur son exercice et l’autre surveillant vaguement le coin de la pièce. Elle résout plusieurs problèmes faciles pour ne pas être trop absorbée par la difficulté et rester attentive au monde extérieur, au bruit lointain de la ville et au silence du grenier. D’exercice en exercice, elle finit par oublier de garder un œil sur la sortie et se laisse emporter par son petit monde qui se déplie en dimensions infinies.

Elle sursaute parfois en prenant conscience qu’elle a quitté son poste de veille, jette un rapide coup d’œil à l’escalier et replonge dans son espace multilinéaire dès qu’elle s’est assurée qui n’y a rien à signaler. Comme tous les jours, c’est la cloche de l’église toute proche qui lui rappelle l’heure. Elle repose finalement son crayon en regardant vers le palier, soulagée de ne pas avoir eu affaire à Hugo.

 

Ce midi, Marga la trouve beaucoup plus détendue qu’au petit-déjeuner. Elle savait bien que la compagnie d’Albert était bienfaisante, mais elle ne s’attendait pas à ce que Lise en soit influencée. Elle serait plutôt du genre à ne pas prêter trop d’attention aux personnes pas très conventionnelles. Marga se dit que comme tout le monde, il y a des matins plus difficiles que d’autres et que c’est ce qui a dû se passer pour Lise.

De nouveau, sa petite-fille scrute son verre dans l’intention de compter le nombre de moles d’eau qu’elle s’apprête à avaler. Elle pourrait presque lire le nombre d’Avogadro au fond de ses yeux à 6,022.1023…

 

Lise revient chez Albert le cœur un peu plus léger et l’esprit un peu plus tranquille. La présence de Marga qui lui sourit l’a remise d’aplomb, ajoutée aux agréables exercices qu’elle a faits le matin même, ont finalement eu raison des pensées parasites qui la ramenaient sans cesse à l’intrus spectral dans l’escalier.

Cela dit, en la voyant sur le pas de la porte à l’instant où il lui ouvre, Albert de Chastignac se fige. Puis il dégage le passage et Lise le suit dans le couloir en prenant soin de bien refermer la porte. Dans la cuisine, il a déjà préparé le café et l’a disposé à la place de Lise. C’est ce qui reste de plus scientifique chez lui, cette précision. Pourtant, Lise connaît bien des scientifiques qui sont désorganisés et décalés dans leur temps. Elle apprécie qu’Albert, bien qu’il soit un doux rêveur, possède cette qualité d’être quelqu’un de relativement prévisible en ce qui concerne les choses réelles et concrètes – même si elle ne doute pas qu’il se débrouille très bien avec les choses imaginaires. Aussi fait-elle toujours de son mieux pour arriver à l’heure. Bien entendu, elle est cependant rarement en retard dans d’autres circonstances.

-       Tout se passe bien ? demande Albert au bout de quelques minutes.

Lise cesse de remuer son café et lève les yeux vers lui. Elle n’a pas eu conscience de s’être assise, pas plus que d’être restée silencieuse tout ce temps. Elle se disait à l’instant qu’elle avait justement été en retard ce matin, elle a un peu traîné des pieds pour venir.

-       Oui, répond-elle finalement. Bolzano-Weierstrass me posent simplement plus de problèmes que je ne l’espérais.

Albert a un sourire compatissant et tente de lui faire partager ce qu’il a retenu du théorème. Lise n’écoute les explications que d’une oreille bien malgré elle, le regard figé sur le parterre circulaire au centre du jardin.

Après une minute, elle n’entend plus rien du tout, seulement le bruit humide du pinceau sur la toile. Le souvenir du visage dans l’escalier est imprimé sur sa rétine comme pour essayer d’en extirper le sens physique à l’instant t, et elle ne voit même plus les couleurs des fleurs qui commencent à courber la tête.

-       …par commodité pour les suites convergentes dans les cas où on ne peut pas conclure, comme un à la puissance infinie… Il y a autre chose, n’est-ce pas ?

Le brusque changement de ton sort Lise de sa rêverie. Plongeant le nez dans son café pour dissimuler sa gêne, elle lâche une demi-douzaine de mots d’excuse.

En observant les tourbillons se former sur la surface noire sous l’action de la cuillère, elle songe brièvement aux vortex que Descartes se représentait pour expliquer la gravitation des astres les uns autour des autres. Puis, choisissant soigneusement ses mots :

-       Je connais quelques difficultés indépendamment des techniques de détermination de la convergence…

-       Logistiques ? De confort ? De surchauffe ? Tu fais bien de m’en parler, je peux arranger ça…

Lise a un sourire gêné. Et en y pensant, il lui vient que si une personne peut effectivement arranger les choses en prenant en considération les deux personnalités différentes, c’est bien l’homme qui est assis face à elle.

-       De concentration, rectifie-t-elle en reposant sa cuillère dans sa soucoupe avec une lenteur calculée.

Albert hoche la tête.

-       Pourtant, il me semble que tu m’as parlé d’une méthode très efficace fréquemment employée par ton ami Matthieu…

-       Oh, oui, en effet, elle marche très bien, mais…

Lise se pince les lèvres avant de prendre son courage à deux mains.

-       …mais la présence d’Hugo est très déstabilisante quand on ne s’y attend pas.

Albert fronce les sourcils à la fois surpris et ne semble pas faire le rapprochement. Enfin, il ferme les yeux et souffle tout l’air contenu dans ses poumons d’un seul coup.

-       Il te dérange ?

Embêtée, Lise croise les mains sur ses genoux. Albert a rouvert les yeux et la regarde fixement. Elle baisse les yeux et se force à répondre :

-       Je n’ai pas envie de passer pour une idiote quand je résous un problème. Je ne sais pas s’il comprendrait dans quel intérêt je m’enferme des heures pour travailler et…

-       Est-ce que tu peux me raconter ce qui s’est passé dans les détails ?

Mettant ses appréhensions de côté, Lise raconte les évènements de la veille, de son blocage sur Bolzano-Weierstrass à l’ombre dans l’escalier, la sculpture dans l’atelier et la toile tourmentée.

Albert écoute attentivement, ses yeux disparaissant progressivement derrière l’épaisseur de ses sourcils broussailleux qui se froncent de plus en plus. À la fin de son récit, il a l’air plutôt contrarié, voire en colère, dans une ressemblance frappante avec la tour de papier mâché. Etat que Lise ne lui a jamais vu et ne lui aurait jamais soupçonné jusqu’ici.

-       J’irai lui parler de tout ça et lui demander d’arrêter son cirque. C’est vraiment n’importe quoi, il ne m’a jamais fait ça auparavant.

Lise se retient de lui suggérer que c’est peut-être parce qu’il ne voit pas souvent du monde circuler dans son grenier sur une période aussi longue.

-       Je lui en parlerai, répète Albert. Je lui dirai que ce n’est pas comme ça qu’on traite les invités. Il ne t’embêtera plus, lui assure-t-il.

Lise remercie Albert du bout des lèvres. Elle n’aime pas tellement se plaindre ainsi mais elle est malgré tout bien contente d’avoir la paix.

Quelques minutes plus tard, elle est dans son bureau improvisé, devant une feuille vierge sur le recto, prête à entamer un nouvel exercice. Elle se plonge à corps perdu dans l’océan de la connaissance et perd toute notion du temps.

Elle n’a pas conscience de la conversation entre Albert et Hugo – le cas contraire l’aurait vraiment mise dans l’embarras, même si c’est elle qui a demandé la tranquillité absolue – elle en oublie même de poursuivre sa surveillance du matin : son nez reste obstinément collé à la feuille.

Et alors que l’angélus la tire de sa réflexion, elle a un brusque mouvement de demi-tour vers l’escalier. Vide. Satisfaite, elle achève sa démonstration en y apposant un petit carré à la ligne.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
vefree
Posté le 13/10/2013
"Bolzano-Weierstrass me posent simplement plus de problèmes que je ne l’espérais." => que je ne le supposais. C'est une suggestion, bien sûr, mais je pense qu'une supposition en la matière est plus judicieuse qu'un espoir, non ?
Outre cette petite remarque de vocabulaire, tout va bien question style.
Didon, c'est qu'il la perturbe, ce Hugo ! Remarque, je le serais aussi à sa place si j'étais observée ainsi dans l'ombre du grenier. Brrrrr ! Malgré sa passion pour les chiffres, il la déconcentre, même quand il n'est pas là. Et puis Albert aussi est inquiétant lorsqu'il apprend le trouble de Lise. Ses yeux qui s'étrésissent lorsqu'il exprime une contrariété, ou même une colère. C'est super bien décrit, ça d'ailleurs. Il devient encore plus impressionnant qu'il ne l'était déjà. Hugo semble vraiment sous son contrôle. Enfin, c'est l'impression que ça donne. Comme si Hugo était un enfant (ou même son enfant) à qui il compte ressérer l'éducation. Il ne compte pas laisser son autorité s'amoindrir. Autorité qu'on sent vraiment présente chez cet homme.
Je ne fais pas trop de commentaire sur les notions mathématiques, j'avoue que tout ça me passe au-dessus et n'y comprend rien. Ce qui m'importe, c'est que Lise en est passionnée et en perd même parfois la notion du temps. C'est bien preuve qu'elle aime ça. Je ne sais pas comment elle fait, mais ça on s'en fout.
J'ai trop envie de savoir ce qu'il en est vraiment avec Hugo, donc je lis la suite dès que je peux.
Biz Vef' 
Mimi
Posté le 13/10/2013
Merci Cef' de ton passage, ton commentaire, ta judicieuse suggestion… Et merci de poursuivre malgré le vocabulaire obscur que j'emploie… Je pense que c'est utile à l'histoire tout de même, comme tu dis, au moins pour signifier que Lise en perd la notion du temps.
Je crois que la relation entre Albert et Hugo est très particulière, en effet. D'un côté, il y a une sorte d'admiration mutuelle… et pourquoi pas je dirais de la jalousie (des deux côtés !) à maîtriser une notion, une vision du monde que l'autre n'arrive pas à comprendre (même si Albert fait de beaux efforts pour y parvenir^^). Je suis contente que cette relation te paraisse un minimum convaincante, c'est vrai qu'elle n'est pas beaucoup abordée dans l'histoire.
À bientôt :) Et merci encore !!! 
Seja Administratrice
Posté le 22/05/2013
Bien le bonjour :)) Ca faisait un moment xD
En fait, j'avais lu ce chapitre il y a un moment, mais j'avais laissé trainer le commentaire et puis, j'ai oublié. Honte à moi :(
Bref, vilaine narratrice. Aller se plaindre parce qu'un beau ténébreux passe la journée à te fixer, franchement x) Il y a pas que les math dans la vie, voyons :P
Allez, je suis sûre que ça n'y fera rien de toute façon. Les obsessions des artistes, c'est bien tenace :P 
Mimi
Posté le 22/05/2013
Coucou Sej :) C'est sympa d'être passée !
En effet, il y a des chances pour qu'il ne lâche pas l'affaire de sitôt. Mais quel autre évènement improbable aurait pu secouer de cette façon le grenier de Lise ? Qu'est-ce qui aurait pu la faire sortir de ses mathématiques autrement que ce personnage qui la rend curieuse ? héhéhé^^ 
Aliv
Posté le 19/05/2013
Un chapitre très bon. J'ai bien ressentit le mal être de lise et tu as bien décrit la déconcentration de la jeune fille. Je n'ai pas trouvé de maladresses ou de phrases que je n'ai pas comprise. 
Je suis vraiment désolée de ne pas d'aider davantage. J'espère que tu ne m'en veux pas.
j'ai fini mon contrat mais je vais quand même continuer ma lecture. Car je veux savoir la réaction de hugo et ce qu'il cache.
à bientôt
 
alisée. 
Mimi
Posté le 19/05/2013
Eh bien si tu ne trouves rien à redire, je suis encore plus flattée :) Merci pour ton intérêt pour mon histoire, et pour ton commentaire !
Vous lisez