Marie était en nage. Elle attrapa la petite bouteille en plastique qu’on lui tendait et la vida en quelques secondes. Le gamin (il devait avoir une vingtaine d’années, avec des dreads lui tombant sur les épaules) qui lui avait tendu la bouteille avait les lèvres qui bougeaient.
Il essayait de lui dire quelque chose, mais Marie n’entendait rien à cause du bruit de la foule, de l’autre côté du rideau, et elle avait les oreilles qui sifflaient : les techos n’avaient pas lésiné sur le son aujourd’hui. Tout en s’essuyant le visage avec une serviette (elle prit soin de tamponner pour éviter de fusiller son maquillage) elle se pencha vers le rasta blanc-bec pour essayer de comprendre ce qu’il voulait. Elle crut comprendre quelque chose comme : « C’était trop patate ! t’es grave déter, meuf ! Ils sont comme des oufs dans la fosse ! »
Marie saisit l’idée générale : ce jeune homme essayait de la complimenter sur sa performance. Elle lui sourit, le remercia, et se dirigea vers Max qui la regardait en coulisses avec des yeux brillants, bien en retrait de la scène, dans un coin stratégique d’où il ne ratait rien et ne dérangeait personne... Une vieille habitude.
Elle l’avait déjà vu avec ses yeux là. On aurait dit qu’il avait pleuré. Ou bien qu’il était sur le point de le faire. Elle savait que leur musique touchait un point sensible chez lui, mais à chaque fois qu’elle l’avait vu dans cet état, elle avait eu du mal à croire que c’était sa voix (entre autres instruments) qui lui faisait ça. Ce genre de regard était le plus beau compliment qu’on pouvait lui faire. Cela voulait dire qu’elle avait réussi à faire ce pour quoi elle travaillait si dur : transmettre son émotion par la musique. Une âme résonnant dans une autre. Peut-être même dans des milliers d’autres… Du moins, si l’on en croyait le bruit d’enfer fait par la foule de métalleux juste à côté.
C’était un de ces précieux moments où elle se sentait tellement vivante que son cœur aurait pu en exploser. Une mort improbable, certes, mais qu’elle aurait accueilli à bras ouverts. Marie et Lilith n’avaient fait qu’une pendant environ trente minutes, et le rush d’endorphines la faisait planer sur un petit nuage d’où elle voyait tout avec un recul exquis confinant au divin.
Alors que la chanteuse s’approchait de lui, Max gonfla ses joues et souffla dedans, comme si les mots restaient coincés quelque part en lui... Elle s’aperçut qu’il luttait pour maintenir le contact visuel entre eux deux. Bien qu’il l’ait déjà regardée sous toutes les coutures, à ce moment précis, il agissait comme s’il lui paraissait indécent de la fixer trop longtemps…
C’est alors qu’il fit une chose à laquelle elle ne s’attendait pas : après quelques courtes secondes où il essaya de parler, visiblement sans résultat, il abandonna l’idée et la prit dans ses bras avec une force inattendue. Elle était complétement trempée mais cela n’arrêta son ami à aucun moment. Il lui dit à l’oreille :
« C’était dingue. J’avais oublié à quel point, je crois… »
Marie était flattée, mais elle avait un show à finir. Elle le repoussa doucement et ne dit rien, se contentant d’un sourire. Elle crut lire un « merci » sur ses lèvres tandis qu’il s’éloigner pour lui faire de l’espace, sans lui tourner le dos, presque religieusement. Il savait qu’elle avait besoin de concentration.
Elle se tourna vers son groupe et les contempla : que ce fut Joey, Danny, David ou bien Marc ; tous avaient l’air sur un petit nuage. Ils avaient assuré sans la moindre fausse note et savouraient à présent le résultat d’efforts acharnés. Ils se souriaient quand leurs regards ses croisaient, reprenaient leur souffle entre deux grandes gorgées d’eau, mais ne disaient rien. Ce n’était pas nécessaire : le public, juste à côté, disait tout ce qu’il y avait à savoir… Il y aurait un rappel. Comme à chaque fois qu’ils étaient venus sur cette scène. A la différence près que, depuis leur premier passage, quelques années plus tôt, le volume des acclamations avait augmenté avec le nombre de spectateurs.
A la façon d’un général sur un champ de bataille, Marie toisa ses musiciens avant de prendre la parole ; elle n’eût pas à faire beaucoup d’efforts pour se faire entendre par eux, sa voix était plus que réveillée, à présent :
« BON ! ON LEUR FAIT « HELLFIRE 2.0 » POUR LES FINIR ?! A MON SIGNAL, ON DECHAINE LES ENFERS !!! »
Danny répondit au nom du reste du groupe, le signe de la Bête porté haut par son monstrueux poing levé : « Allons les cramer ! FUCK YEAH !!! »
Ils reprirent tous en chœur, levant à leur tour des poings cornus : « FUCK YEAH !!! »
Et ils retournèrent sur scène d’un pas conquérant, groupé comme les phalanges d’une main…
Quelle magnifique journée.
∞
Franck passait une excellente journée également.
Nu et plongé dans une noire méditation, ses yeux grands ouverts avaient perdu leurs iris glacées si caractéristiques. Et rien, pas même la bougie allumée à quelques centimètres de son visage, ne venait se refléter sur les ténèbres qui avaient remplacé jusqu’au blanc de sa cornée.
Malgré les sombres pensées qui animaient l’entièreté de son être, il souriait.
Il la sentait. Il sentait jusqu’à la moindre accélération de son pouls (qui à cet instant avoisinait les cent-soixante pulsations par minute…), et la moindre goutte de sueur qui courait entre ses seins.
Peut-être, avec un peu plus de pratique, aurait-il pu voir à travers ses yeux. Mais ces choses-là prenaient du temps. Et sa connexion avec la bague était récente…
De toute façon ce n’était pas une grosse perte. Pour l’heure, il manquait juste une bande de chevelus en train de secouer leurs têtes comme des primates atteints d’une quelconque forme de neurodégénérescence.
Mais il devait bien avouer que les sensations étaient particulièrement grisantes. Alors c’était donc ça qu’elle ressentait lorsqu’elle offrait son être profond au monde ? C’était nouveau pour lui. Et c’était encore meilleur qu’il ne l’avait imaginé. Il y avait tellement d’émotions en apparence contradictoires qui entraient en jeu… Un vrai festin.
De la haine, de la rage pure... Et de l’amour, un amour profond et incorruptible envers le public qui partageaient sa musique. Une pure contradiction qui faisait l’essence même de la nature humaine. Cependant, il manquait une chose, et pas des moindres. Dans le cœur de Marie, il n’y avait pas de place pour le doute à ce stade du concert. Aucune place pour la peur…
Et c’était là un fait incroyable. Franck sondait l’âme humaine depuis bien longtemps déjà et il savait une chose avec certitude : la haine et la rage naissaient toutes deux de la peur. C’était leur moteur et leur carburant.
Et voilà que cette jeunette concassée par la vie lui prouvait qu’il était possible, du moins pendant un court moment, non pas d’oublier, mais d’anéantir le sentiment le plus primaire de tous, celui-là même qui était commun à toutes les créatures vivantes, un sentiment indissociable de la vie elle-même…
Si on lui avait dit comme ça, il ne l’aurait pas cru. Cette transcendance, il ne la comprenait pas vraiment, mais il devinait que Marie n’était pas unique. Les grands artistes (quel que soit leur domaine de compétence : peinture, sculpture, cinéma, dessin… Aucune importance) au cours de l’histoire avaient probablement réussi à l’atteindre aussi. Éclairant ainsi le reste de la population de leur lumière.
Il n’aima pas cette révélation. Pas du tout.
Parce que ça, c’était l’œuvre de la Lumière. Et, si cette dernière se manifestait rarement sur le plan physique (d’après son expérience), des indices laissaient à penser qu’Elle œuvrait bel et bien dans les coulisses du monde.
Cela lui semblait évident à présent, ce qui conférait sa puissance à la petite chanteuse, c’était la Lumière.
Et en plus d’un siècle de vie, l’Antiquaire ne l’avait jamais approchée d’aussi près…
Cette prise de conscience le troubla profondément.
Malgré les verrous psychiques mis en place par la méditation noire, un frisson irrépressible parcourut son corps depuis le bas de la moëlle épinière jusqu’en haut du crâne.
Ne pas paniquer. Après tout, c’était précisément pour ce genre de raison que des agents de la Corruption tels que lui existaient.
Il allait faire basculer Marie. Il allait priver le monde de sa lumière. Et, peut-être qu’avec l’aide de la Résonnance, il pourrait déverser encore plus de souffrances sur cet égout à ciel ouvert qu’on appelait le monde…
Il avait vécu jusqu’ici pour ce moment.
Une convergence de destins parfaite...
Son corps falsifié et son esprit vicieux étaient fin prêt.
Son prochain mouvement serait d’amener la chanteuse encore plus près de lui. Et il savait comment y parvenir.
Il lancerait la suite de son plan dès Marie serait seule avec Max. Pour ce faire, il lui fallait d’ores et déjà entrer en contact avec celui qui se chargerait de la suite là-bas, sur place.
Il connaissait un sous-fifre parfait pour ce genre de boulot.
Franck répugnait un peu à rompre le contact avec la chanteuse pour le joindre, mais il n’avait pas le choix.
Il se coupa d’elle et entra en contact avec le tas d’immondices qui se faisait appeler Willy…
∞
Max rigolait avec Danny, à l’arrière du fourgon qui les conduisait à travers la ville avec toute l’aisance dont était capable le conducteur. L’ambiance, dans le vieux tacot Renault, était détendue. Tous les membres des Ladykillers étaient là : Joey conduisait avec Marie à côté de lui. Marc, David et Danny étaient assis sur les sièges arrière, avec Max. Les instruments enfermés dans des malles solidement sanglées dans le fond du véhicule.
« Tu t’arrêtes si tu vois une épicerie Joey ? Un petit pack au frais ne serait pas de refus après ça… » Max vit que Marc réfléchit à ce qu’il venait de dire en le regardant après coup. Il mit sa main devant sa bouche, comme un bambin qui venait de dire un gros mot devant sa maman. Max lui rendit son regard sans broncher, et c’est avec le plus grand sérieux qu’il asséna :
« Pas cool, man. Je vais replonger à cause de toi… » Danny explosa de rire en voyant la figure décomposée de son bassiste :
« Mais il déconne mec ! T’es trop con des fois ! »
Marc alternait du regard entre Danny et Max, ne sachant visiblement pas quoi penser et afficha un air soulagé quand il vit que ce dernier lui souriait d’un air joueur. Cela ne fit qu’accentuer l’hilarité de son comparse :
« Et puis, toi ! Tu sors d’où pour parler comme ça, sérieux ? D’un vieux film de stoner des années quatre-vingt-dix ? » Danny tenta de faire une tête « sérieuse », plissant le menton d’un air sévère, et imita Max :
« Pas cool, man. »
L’intéressé éclata de rire aussitôt, suivi par les trois autres à l’arrière avec lui. Max décida d’en rajouta une petite couche :
« Oh putain ! Je savais que j’avais une tête de merde, mais là c’est rudement bien imité quand même ! »
Marie se retourna vers les quatre compères et ajouta son grain de sel :
« J’arrive pas à croire que je viens de faire un des meilleurs concerts de la saison avec des abrutis pareils. » Elle ajouta en pointant un menton provocateur vers le seul non-musicien de la bande :
« Encore heureux qu’on n’emmène pas l’autre énergumène avec nous à chaque fois ! Déjà que c’est le bordel…»
Max rigola en mettant une main en entonnoir devant sa bouche :
« Ouh ! ça fait mal à mon petit cœur, Princesse… »
Danny s’arrêta de rire et adressa une révérence solennelle à sa chanteuse :
« Votre Noirceur des mondes souterrains, veuillez pardonnez l’impudence de nous autres, insignifiants mortels, et plus particulièrement de cet immonde manant appelé Max… » Puis, relevant la tête :
« Et fais péter Slipknot dans la radio, bordel ! Beeeuuh !!! »
Tous, excepté Joey qui tripota son écran de portable accroché à portée de doigts (The Chapeltown Rag débuta presque aussitôt, comme par magie), reprirent en chœur, enveloppés dans la voix de la chanteuse : « Beeeuuh !!! »
Un automobiliste, arrêté à côté d’eux au feu, leur jeta un coup d’œil franchement inquiet.
Joey lui sourit et leva une main comme pour dire « nous venons en paix ». Danny, depuis la vitre arrière, lui tira la langue et leva le poing. Le type, coincé dans sa berline et son costard-cravate, fit mine d’être absorbé par la route devant lui. Les métalleux se mirent à bouger la tête tous ensemble à son intention.
Le son puissant du groupe originaire d’Iowa se déversait délicieusement dans leurs oreilles.
Max et Marie, sans le savoir, étaient en train de goûter l’un des derniers instants véritablement heureux de leur vie…
∞
Plus tard, dans la soirée, Marie ressortit de la douche en t-shirt et pantalon de toile.
Max regardait la télé, allongé sur le lit deux places qu’ils avaient décidé de partager, et ce, après un court débat que la chanteuse avait clos quelques minutes auparavant :
« Soit pas débile. Tu vas pas dormir par terre. De toute façon, ce n’est pas comme s’il allait se passer quelque chose. Autant être installés confortablement tous les deux… » avait argué Marie. Et elle le pensait sincèrement.
Faisant le point avec les orteils, la chanteuse trouva la moquette agréable sous ses pieds nus. Elle releva la tête et surpris un regard étrange de la part de son ami. Elle réalisa alors qu’elle n’avait pas remis de soutien-gorge. Une habitude quand elle se mettait à l’aise chez elle ou dans les chambres d’hôtel, par exemple... Elle n’y avait même pas réfléchi. Mais à en croire la façon dont Max évita de la regarder après son premier coup d’œil, le t-shirt blanc qu’elle portait n’était pas sa meilleure idée de la journée.
Journée, qui, soit dit en passant, s’était déroulée encore mieux que la chanteuse n’aurait pu l’espérer. Non seulement leur passage au festival avait été un succès sans appel, et elle avait pris un pied monstrueux sur scène, mais en plus elle avait eu l’impression de retrouver une connexion qu’elle avait perdue avec Max. Ce dernier s’était comporté avec autant d’enthousiasme que lorsqu’il buvait. Mais sans les pitoyables effets secondaires qui allaient avec... Elle le connaissait bien, et cela voulait dire une chose : il avait été lui-même, sans masque, toute la journée. Et cela la rendait heureuse.
Mais il s’était aussi passé autre chose, qu’elle avait du mal à analyser…
Max avait eu ce regard, lorsqu’elle était sortie de scène… Sur le coup, elle n’avait pas pris le temps d’y réfléchir car elle était dans le flow.
Cependant, une fois redescendue et redevenue Marie à cent pour cent, elle s’était rendu compte que les yeux brillants de Max et son visage, qui était comme…
(« allez, tu peux le dire, Marie, c’était inscrit sur sa tronche en grande lettres éclairées au néon » fit une voix dans sa tête)
comme en adoration, c’était le mot, étaient revenus en boucle dans sa tête sans qu’elle puisse y faire quoi que ce fût.
Elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les événements.
La jeune femme se laissa tomber de tout son poids sur le lit, puis s’assis en tailleur à côté d’un Max absorbé dans la contemplation d’une bande de gars en train de retaper une vieille bagnole.
« Ouah. Ça a l’air passionnant ton truc. C’est nouveau ton intérêt pour les voitures ?
« _ Bof. Je zappe comme ça. Je ne regarde pas vraiment. »
Il se leva presque aussitôt qu’elle fut installée :
« Bon. J’irai bien chercher un morceau à manger moi. T’as pas les crocs, toi ? »
Il avait l’air agité. Mais pas de la même façon qu’avec les gars, plus tôt...
Et merde.
« J’ai pas super faim pour le moment. Il me faut toujours quelques heures après un concert, tu te rappelles ?
« _ Ouais, c’est vrai. J’avais zappé. Excuse-moi. »
Il évitait de la regarder à tout prix, tournant dans la chambre comme un tigre en cage. Il chercha son portable et commença à le tripoter sans raison apparente.
Il y avait deux explications possibles à son comportement : soit il était retourné dans ce coin sombre, à l’intérieur de lui-même, où il devenait incapable de réellement communiquer avec le monde extérieur ; dans ce cas, il faudrait juste qu’elle l’accepte, le temps que cela passe…
Soit (et elle aimait encore moins cette possibilité) il était comme au début de leur relation, en désintoxe : il avait méchamment envie d’elle sans pouvoir l’avoir. Alors il était en train péter un câble. Et il cherchait la fuite par tous les moyens…
La réponse de son corps à elle ne fit rien pour la rassurer. Une violente chaleur descendit d’un seul coup dans son bas-ventre au moment où son esprit choisit de repartir visiter leurs premiers ébats (Interdits. Dans la douche de sa chambre d’hôpital). Assez torrides…
Bordel. De merde.
C’était impossible.
Elle n’était pas un bonobo en chaleur tout de même ! Elle avait un mec, bon sang ! Et il lui faisait confiance !
Il fallait agir. Et vite. Sans qu’elle puisse l’en empêcher, la tension sexuelle qui exsudait de Max (et elle était à présent certaine que c’était cette dernière option, elle ne reconnaissait que trop bien les signes) était en train de la contaminer. Et s’ils restaient enfermés tous les deux sans rien faire, avec cette promiscuité, elle savait avec exactitude où cela allait mener.
En plaçant l’énorme oreiller de l’hôtel pour appuyer son dos dessus, elle sentit son T-shirt soudain beaucoup trop étroit. Et s’il était à moitié transparent ? Qu’est-ce qu’elle envoyait comme message inconscient à son ex en ce moment ?
Les yeux de son compagnon de chambrée se détachèrent de son téléphone avec une brièveté confinant au spasme musculaire ; et le dixième de seconde que son regard se posa sur elle (sur ses seins en fait) lui permit d’avoir une réponse claire à sa question muette : il n’allait pas lui sautait dessus (pas sans une quelconque permission, même quand ils étaient ensemble cela n’avait jamais été son genre…), mais elle voyait bien qu’il ne pensait qu’à ça.
Marie fit un choix rapide : même si son corps n’était pas d’accord avec ça (pas du tout d’accord, pour être précise), elle n’allait pas céder. Elle resterait lucide pour deux.
Elle se releva et marcha jusqu’à ses affaires, en prenant soin de ne pas regarder l’animal au physique élancé piétinant derrière elle, et qui était probablement en train d’admirer ses fesses…
D’un ton qui se voulait léger, elle déclara :
« On va bouger en fait, qu’est-ce que tu en dis ? Une petite promenade m’ouvrira peut-être l’appétit plus vite… Et puis toi t’as sûrement les crocs ? » Elle prit conscience du double-sens de sa phrase seulement après l’avoir formulé…
Max sauta sur la proposition. Elle l’entendit essayer de cacher son soulagement dans un souffle :
« Oh bah ouais… Carrément. Allez c’est parti. »
Elle prit de quoi se changer (tout en noir pour changer) et, en se retournant pour aller à la salle de bain, la chanteuse lança :
« Je suis prête dans trente secondes. » dit-elle
« _ Ouais, je la connais celle-là… Tu connais aussi celle du prêtre et du kangourou qui rentrent dans un bar et qui commandent…»
« _ Roh, mais le relou quoi ! »
Mais, en fermant la porte derrière elle, Marie souriait : ils avaient rétabli un contact « normal » …
Ouf.
Le pire était passé.
∞
Franck n’avait pas perdu une miette des sensations de Marie dans la chambre d’hôtel, à plusieurs centaines de kilomètres de là… Et il devait bien avouer qu’il était un peu déçu que sa « chère et tendre » n’ait pas cédé à ses pulsions. Car il avait dans l’idée que vivre une expérience sexuelle au travers de la peau de la jeune chanteuse aurait été… pour le moins édifiant.
Ça, et aussi l’idée de pénétrer l’intimité de ses deux victimes, qui était hautement attractive. Sublimement pervers…
Et là, la petite connasse l’avait étonné.
Il avait senti (en partie) son conflit intérieur, mais surtout, il avait ressenti l’urgence dans sa chair… Cette dernière, à la façon d’une personne à part entière s’était mise à exiger avoir un rapport sexuel avec son ex-partenaire. Mais, dans un sursaut de volonté qui échappait totalement à la créature tapie dans sa sombre villa, la jeune femme avait bridé son désir.
Pourquoi ? Par respect ? par amour pour lui, Franck ?
Non. Ce n’était pas ça. Il savait qu’il avait gagné des points la dernière fois, avec la bague, mais il savait aussi qu’il en faudrait beaucoup plus pour qu’elle lui offre son cœur.
Maintenant qu’il côtoyait ces deux pantins de très près depuis quelques temps, il commençait à entrevoir une autre explication à leur attitude décevante… Et cette explication pouvait être ce sentiment factice qu’on appelaient « amour ». Il était persuadé que c’était ce qui avait tenu leurs deux corps à distance… Et le paradoxe évident que cela impliquait (ne pas se toucher parce que l’on s’aime) mettait Franck dans une colère noire qu’il ne s’expliquait pas.
Ces deux-là avaient une relation qui ne lui plaisait pas du tout… Il les trouvait de moins en moins amusants.
Cela tombait bien, ils venaient de sortir de l’hôtel en se marrant comme des abrutis. Et Franck allait abréger leurs rires vite fait, bien fait…
Il envoya le signal.
∞
Max avait passé une superbe journée. Du moins jusqu’à « l’incident », dans la chambre d’hôtel. En fait, il ne se rappelait plus quand était la dernière fois où il avait passé un aussi bon moment.
Tout bien réfléchi, si. Il s’en rappelait. Et cela ne remontait pas à si loin que ça. Il fallait juste revenir un peu en arrière, quand il buvait. Même si avant d’arrêter, l’euphorie par la boisson s’était faite beaucoup plus rare et moins intense qu’à une époque, il était la plupart du temps « heureux » (du moins artificiellement parlant, et il avait une conscience aiguë de cet état de fait) quand il était soûl.
Et aujourd’hui, il avait été heureux.
Sans être soûl.
Ça n’était pas une révélation à proprement parler (même s’il en était arrivé à un point tel qu’il avait douté que cela fut possible), mais plutôt un espoir oublié qui aurait fait une fugace apparition… Et cela signifiait qu’il était possible de retrouver une vie qui ne soit pas un enchaînement constant d’épreuves plus ou moins difficiles. Et ça, c’était un soulagement qui dépassait les limites du descriptible… Il en avait éprouvé une gratitude profonde, jusqu’au moment où tout s’était calmé autour de lui, et que son esprit avait commencé à se demander si tout cela n’était pas juste une fausse espérance de plus…
Et tout avait basculé lorsque Marie était sortie de sous la douche…
Cela avait été physiquement douloureux.
A ce moment-là, Il regardait la télé sans la voir, plongé dans ses réflexions, et elle était apparue dans l’encadrement de la porte.
En levant les yeux vers elle, il avait eu un choc.
Il ne se l’expliquait pas. C’était arrivé. C’était tout.
Il l’avait déjà vue habillée d’un T-shirt clair (par opposition au noir qu’elle portait pour le reste du monde) et d’un pantalon large… Il l’avait déjà vue arborant sa poitrine avec une pointe d’innocence indécente derrière un coton léger. Et il l’avait déjà vue un grand nombre fois avec ses cheveux écarlates mouillés, le visage sans maquillage, sans artifices d’aucune sorte…
Et pourtant, sur le coup (et encore à présent), il avait été bien certain qu’il ne l’avait jamais vraiment regardée avant.
Deux choses s’étaient alors produites l’une après l’autre.
D’abord, il avait ressenti un désir charnel (un pur besoin, serait plus précis) aussi intense que ce qu’il avait expérimenté à la puberté : et c’était là une sensation d’une violence inouïe… à la différence près que ce besoin avait fusionné avec l’admiration quasi-mystique qu’il avait pour Marie/Lilith lorsqu’il la voyait sur scène. L’espace d’une seconde, il s’était vu se lever du lit, s’agenouiller devant elle et l’enlacer de ses bras pour goûter chaque partie de son corps avec sa bouche. Il avait presque ressenti ses mains attraper ses fesses à travers la toile légère du pantalon et l’effet que cela ferait lorsqu’il baisserait celui-ci pour sentir la douceur de sa peau contre la sienne… Toujours parallèlement à cet élan physique inattendu, il était en train de réaliser la chance qu’il avait ne serait-ce que d’être en présence d’une personne comme Marie : une créature faite de contradictions merveilleuses… Il se rappelait avoir pensé que certains auraient tué (peut-être à raison) pour se trouver à sa place, ici et maintenant. Et plus encore pour ce qu’ils avaient partagé, et continuaient de partager, mais d’une manière différente…
Max avait également réalisé qu’il n’avait jamais vraiment goûté les moments passés avec elle.
Et pourtant elle lui avait tout donné.
Quel connard aveugle et ingrat il avait été.
Maintenant il était trop tard.
Ce fut au moment de cette prise de conscience vertigineuse que quelque chose d’autre s’était réveillé en lui.
Et ce « quelque chose » haïssait ce qu’il ressentait pour la chanteuse en cet instant. Aucune voix n’avait résonné dans sa tête pour lui dire, et pourtant, il l’avait su instantanément. Et cette chose savait que de toute façon, lui, Max, n’avait jamais mérité que la jeune femme fasse partie de sa vie.
Juste après quand Marie s’était posée à côté de lui avec la délicatesse qui la caractérisait (à savoir celle d’un trente-cinq tonnes dans un parking réservé aux vélos), il avait aussitôt senti une chaleur tranchante au plus profond de son ventre.
Et avec elle l’envie de faire du mal à Marie. L’envie de la prendre par la force. De frapper. De tordre et de mordre.
Il s’était levé en s’efforçant de ne rien laisser paraître.
Les instants qui avaient suivis étaient plus ou moins flous. Il pensait avoir attrapé son portable pour le compulser sans véritable raison, si ce n’était gagner du temps… Mais à l’intérieur de lui-même, un combat s’était engagé entre deux adversaires colossaux. Rétrospectivement, il se demandait quel effort surhumain il avait déployé pour ne pas hurler ou se mettre à fracasser ses poings contre les murs ; ou pire encore… à dire vrai, il préférait ne pas s’en souvenir.
Puis Marie avait proposé qu’ils aillent faire un tour, et la bataille en lui s’était arrêtée en un claquement de doigts, comme si elle n’avait jamais eu lieu. Max s’était alors rendu compte qu’il retenait sa respiration depuis un moment.
Alors que son amie lui tournait le dos, il avait pris une grande et silencieuse inspiration. Il avait même réussi à faire une blague pourrie lorsqu’elle avait dit qu’elle allait se préparer…
Après cet épisode, il avait réalisé que son état avait empiré… Juste quand il se sentait mieux. Et aussi, il avait acquis une conviction tout à fait nouvelle dans la chambre : tout cela ne se passait pas dans sa tête.
Il en avait même une sensation physique précise. Comme si un nouveau membre, aussi tangible que son bras gauche par exemple, avait fait son apparition sans lui demander son avis.
Et le nouveau « membre » en question se cachait dans son ventre. Il ne bougeait pas pour le moment, comme s’il refusait d’attirer l’attention…
Comme s’il était à l’affût.
A présent, Max et Marie déambulaient tous les deux en centre-ville, le jour déjà presque mort entre deux lampadaires jaunâtres.
Max se sentait de nouveau presque lui-même.
Mais, pendant qu’il riait à une remarque de Marie sur les effets néfastes que pouvaient avoir les fast-foods sur la digestion, il commençait à comprendre, quelque part dans un recoin de sa tête, qu’il n’y aurait pas de happy-end pour lui. Ni pour Marie d’ailleurs.
Du moins, pas s’il restait proche d’elle...
∞
Willy observait le couple de mignons abrutis marcher à quelques mètres devant lui. L’Antiquaire avait été très clair sur ce qu’il devait faire de la petite pute habillée en noir, et une partie de lui trouvait dommage de ne pas pouvoir jouer un peu avec… Mais un marché était un marché. Et on ne déconnait pas avec l’Antiquaire. Du moins pas si vous teniez à garder tous vos organes intacts, et à leur place...
Il fallait prendre les rumeurs qui circulaient sur ce type avec le plus grand sérieux. Willy était pourtant loin (très loin) d’être un enfant de chœur, et son âme appartenait à la Nuit depuis si longtemps qu’il ne se rappelait plus ce qu’il était avant ça… Mais il savait que le mec (« appelez-moi simplement Franck ») qui lui avait parlé dans sa tête évoluait dans une autre sphère… à laquelle il n’aurait probablement jamais accès. Il l’avait senti dès l’instant où celui-ci avait pénétré dans son cerveau sans y être invité, tel un nuage chargé d’orage assombrissant un paysage déjà désolé. Mais une belle récompense lui avait été promise, et, avec elle, d’autres opportunités à venir ; à condition, bien sûr, de ne pas rater la salope au crâne à moitié rasé. Et en plus, il pouvait faire ce qu’il voulait du gringalet qui l’accompagnait. Bon, c’était moins alléchant que l’idée de jouer avec la petite rouquine, mais c’était toujours ça…
Willy c’était toujours contenté de peu de toute façon, et il soupçonnait que c’était ce qui l’avait gardé en vie jusqu’ici…
Après avoir suivi les tourtereaux pendant un certain temps, il les vit enfin s’engager dans une longue ruelle, étroite et déserte (tiercé dans l’ordre pour ce bon vieux Willy !) : idéale pour une petite embuscade…
La petite salope rigolait en mangeant un truc qu’elle tenait dans la main.
Qu’elle en profite bien pendant qu’elle le pouvait.
∞
Max regardait Marie bouffer son taco n’importe comment, un grand sourire placardé sur le visage…
Pendant qu’elle lui parlait la bouche pleine, lui essayait de graver chaque moment passé avec elle au plus profond de lui. Parce qu’après cette soirée, il doutait de la revoir un jour… Pas s’il souhaitait son bien.
Cette conclusion était radicale et dévastatrice, mais c’était la seule qui s’imposait. Une vérité qu’il était nécessaire de garder cachée à Marie, aussi douloureuse et injuste (pour lui comme pour elle) pouvait-elle être. Spécialement en cet instant privilégié.
Il venait d’acquérir une certitude : il avait quelque chose en lui, et cette chose s’était éveillée. Il pouvait à présent la sentir avec une lucidité qu’il n’avait probablement acquise qu’au prix de sa monstrueuse lutte intérieur, à l’hôtel : cet épisode avait débloqué quelque chose.
Il s’était souvenu des horribles rêves.
Puis la connexion avec ses « hallucinations » et les étranges trous de mémoire s’était faite.
Max avait cru aller mieux, mais à présent, il savait qu’il avait été dans l’erreur : tout ce qui avait précédé n’était qu’un début…
Et en cet instant, il ne savait pas trop comment il parvenait à sourire à Marie.
Malgré la douleur engendrée par une telle situation, il devait cependant admettre qu’une paix étrange le gagnait depuis qu’il avait compris que tout ce qu’il lui arrivait n’était pas le fruit de son cerveau malade.
Il était terrifié par ce qui avait élu domicile à l’intérieur de lui, bien entendu, mais savoir que tout cela ne venait pas, en fin de compte, de son esprit, était un profond soulagement…
Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait devenir, et ne comprenait pas réellement ce qu’il lui arrivait, mais il savait néanmoins une chose : il n’était plus coincé dans cette espèce de boucle infernale sans queue ni tête dans laquelle il avait vécu ces dernières semaines. Une boucle faite de doutes et de peur.
Les choses avaient changé.
La peur était bien là, mais une fois le doute parti, elle n’avait plus le même pouvoir paralysant.
Et Max n’avait plus de doute.
Il n’aurait qu’un simple choix à faire.
Et ce choix passerait par ce que savait Franck…
Après sa prise de conscience, il avait rapidement réalisé que ce dernier comprenait ce qu’il se passait. Il était entré en contact avec la Chose, pendant la séance de « reiki » dans la cave, c’était une autre certitude…
Max aurait une discussion avec le playboy. Ensuite, il pourrait décider quoi faire.
Et la question allait probablement se résumer à vivre sans la Chose ou mourir avec… Il n’y avait pas d’autre conclusion possible. Ce que Max avait ressenti dans la chambre ne laissait aucune place au doute : il fallait se débarrasser d’Elle, peu importait le prix à payer.
Tout en marchant, il savourait ses derniers instants en compagnie de la chanteuse, se retenant de la prendre dans ses bras avant de la quitter pour de bon.
Ce fut alors qu’une une ombre s’abattit sur Marie.
L’ironie de ce qui arriva ensuite ne fut pas épargnée à Max : à l’instant même où il se disait avoir repris le contrôle de sa vie, les choses lui échappèrent…
Sans qu’il ait entendu ou vu venir quoique ce fût, un type immense et barbu, habillé comme un sans-abri, attrapa Marie par derrière en lui obstruant la bouche d’une main, et menaçant son cou avec une lame de l’autre. Le tout dans un mouvement à la fois sec et fluide.
Le taco entamé éparpilla sa garniture sur le pavé.
Le choc, induit par la soudaineté d’un danger mortel, puis la terreur, paralysèrent Max.
Le type tenait Marie comme si c’était une poupée de chiffon ; il savourait clairement l’avantage qu’il avait sur la situation. Il prit le temps de s’adresser à Max, ses yeux noirs plongeant dans ceux de son interlocuteur :
« T’en fais pas, ça va bien se passer… »
Il avait un accent étrange.
Le couteau, un modèle de poche pliable et affuté comme une lame de rasoir, se déporta légèrement, comme s’il cherchait un point précis, puis commença à appuyer contre la gorge affolée de la chanteuse.
Max put deviner tous les muscles de son amie se tendre pour échapper à son sort, mais, en réponse, l’agresseur souleva la chanteuse du sol sans effort apparent et affermit encore son emprise. Tandis que les pieds de la jeune femme se mirent à battre dans le vide, ses yeux verts exorbités prirent l’aspect vitreux de ceux d’un animal pris au piège. Ils imploraient Max…
La lame prenait son temps, sûre d’elle, entamant doucement la fine peau recouvrant la jugulaire. Le clochard en profita pour goûter le cou de Marie avec sa langue.
Bien que son corps et ses pensées furent tétanisés, Max sentait son pouls marteler l’intérieur de ses oreilles. Alors qu’un flot d’adrénaline gigantesque se déversait dans tout son corps, sa perception du temps s’étira et ses yeux commencèrent à tout percevoir avec une clarté effrayante.
Il distinguait chaque pulsation de vie derrière la fine membrane du cou au contact de la lame, chaque poil de barbe de l’agresseur qui profanait la peau de sa victime. Il sentait presque l’humidité tiède et fétide qui émanait de cette abominable langue…
Il vit l’abject et grossier appendice, qui se voulait une main armée d’un couteau, préparer avec une ignoble sensualité ses tendons à un acte irréversible. Tous les poils du corps de Max étaient dressés, comme révoltés devant l’image de ce grotesque porc en train d’égorger la personne à qui il tenait le plus sur cette terre…
A l’instant où il vit la première goutte de sang commencer à s’épanouir le long du fil argenté, son ventre se distordit dans un spasme indescriptible et son cœur s’arrêta. La chaleur qui couvait au fond de lui se propagea dans tout son corps avec l’instantanéité d’une déflagration.
Tout cela dans une douleur libératrice.
Une sensation brutale et immédiate : à la fois d’une extrême violence et paradoxalement plus satisfaisante que tout ce qu’il avait connu dans sa vie.
Il prit appui sur son pied droit.
L’instant d’après, il tenait le poignet armé du grand enfoiré.
Et serra.
Fort.
Un claquement de bois mort que l’on casse sur un genou se réverbéra dans la ruelle.
Le changement du statut de prédateur à celui de proie n’était apparemment pas prévu au programme de l’assaillant. Ses yeux s’écarquillèrent d’une façon presque comique.
Puis sa bouche hurla en regardant sa main former un angle pour le moins inhabituel avec son avant-bras.
« Gnnnahhh !!! Putain de meeeerde !!! »
Son autre main, qui recouvrait la bouche de Marie un instant auparavant, essaya de venir au secours de celle qui pendait, bêtement désarticulée, au bout de son bras droit... Entretemps, Le couteau avait roulé sur les pavés et Marie s’était dégagée d’un mouvement fiévreux. Elle se tenait le cou. Un peu de sang avait coulé.
Malgré son regard perdu, elle semblait aller bien.
Max n’avait aucune idée de comment il avait été capable de désarmer le type. De comment il avait été capable de se déplacer avec une telle vélocité. Son cœur battait à présent comme une grosse caisse contre sa cage thoracique et sa bouche n’avait jamais était aussi sèche. Mais il s’en foutait.
Ce dont il ne se foutait pas, en revanche, était que l’étron qui voulait se faire passer pour un sans-abri, en face de lui, était maintenant à sa merci.
Il s’autorisa à prendre une longue et délicieuse inspiration.
Le faux clochard se tenait toujours l’avant-bras, titubant, des larmes plein les yeux. Cet enfoiré ne semblait pas vouloir arrêter de gueuler :
« Merde, mais t’es con ?! Putain d’enculé ! Pourquoi t’as pété le poignet de Willy ?! Hein ?! T’es malade ?! Willy, il voulait juste… Qu’est-ce qui tourne pas rond chez… » Après avoir tourné en boucle pendant un certain temps, comme un vieux vinyle rayé, il finit par s’arrêter net en voyant le regard que Max posait sur lui.
Apparemment, il n’aima pas ce qu’il trouva dans celui-ci car il se tut aussitôt et amorça un demi-tour (maladroit), s’imaginant probablement pouvoir retourner dans le trou d’où il sortait…
Ô que non.
Le gros porc n’irait nulle part.
Cette fois, Max eu le temps de sentir tout son corps se contracter en un élan homicide fait de muscles et de nerfs ; impatient de relâcher sa furie sans aucune retenue…
Le type, qui s’appelait lui-même Willy, accusait environ quinze centimètres et quarante kilos de plus que Max. Il dépassait donc allègrement les cent kilos.
Mais au moment de l’impact, quand la main empoigna l’arrière de son crâne et lui fit manger le pavé, il n’eut pas l’air d’en peser plus de dix.
La rencontre du visage et du sol fit un son mat, et, l’espace d’une seconde, ses jambes se soulevèrent en arrière sous la violence du choc, en un angle grotesque.
Pendant un instant, Max se demanda si l’avait mis K.O., ou même s’il l’avait tué. Il aurait trouvé cela contrariant.
Mais Willy était doté d’une constitution robuste, et d’un instinct de survie plus solide encore. Il lutta aussitôt pour se dégager.
L’espace d’une dernière seconde de lucidité, Max se rendit compte de ce qu’il était sur le point de faire.
Il perdit ce qu’il restait de contrôle sur lui-même…
∞
Tout s’était déroulé en l’espace de quelques secondes et Marie essayait de mettre de l’ordre dans ce qui venait de se passer.
Elle avait encore l’odeur de son agresseur dans les narines.
La jeune femme avait cru mourir dans cette ruelle aveugle. De cela, elle était certaine.
Elle regarda encore une fois la main qu’elle portait à son cou ne vit qu’une mince traînée de sang : une égratignure. C’était dur de croire qu’elle n’était pas en train de se vider dans le caniveau.
A quelques mètres d’elle, un homme imposant (il portait un manteau beaucoup trop épais pour la saison, ce qui expliquait en partie l’odeur qu’il dégageait) était en train de crier, s’adressant à un certain Willy... Il se tenait un poignet au bout duquel une main sans lame était accrochée, inerte. Comment il s’était fait un truc pareil, bon sang ?!
La chanteuse savait que quelqu’un lui était venu en aide ; mais refusait d’assimiler ce qu’elle avait pourtant vu : que c’était Max qui l’avait simplement libérée de son bourreau. Juste comme ça.
Elle ne l’avait jamais vu se battre. Et savait qu’il était loin d’être ce qu’on appelait un mâle dominant. En fait, dans une situation de vie ou de mort, elle l’aurait plutôt imaginer prendre ses jambes à son cou…
En tout cas, elle ne l’aurait certainement pas vu prendre l’avantage sur un mec qui faisait presque un demi-quintal de plus que lui. Et pourtant…
Il était là, respirant calmement à deux pas d’elle. Elle le vit même fermer les yeux. Il devait être sous l’effet de la confusion, comme elle l’était… Marie fit mine de s’avancer vers son ami mais quelque chose l’empêcha de continuer. Au-delà du fait qu’elle avait l’impression d’évoluer dans un mauvais rêve, il y avait un truc qui clochait. Et puis elle ne parvenait pas à comprendre comment…
En fait, si ! C’était peut-être tiré par les cheveux mais voilà : elle devinait ce qu’il s’était passé : dans une moindre mesure, c’était comme dans ces fameuses histoires de mères qui voient leur enfant coincé sous les roues d’un camion… Voyant leur progéniture en danger, leur cerveau ouvre grand les vannes et inonde leur système nerveux d’adrénaline et : hop ! les voilà en train de soulever plusieurs tonnes de métal pour dégager leurs petits. Tout le monde avait entendu ce genre de mythe au moins une fois dans sa vie, pas vrai ? Et comme dans chaque mythe, Marie avait toujours pensé qu’il y avait une part de vérité dedans...
Et donc Max avait connu la même expérience que la maman de cette légende urbaine au moment où il l’avait vue sur le point de se faire ouvrir la gorge. Point. C’était fou, mais après tout c’était simple. Et cela avait le mérite d’être cohérent. Voilà…
Perdue dans ses pensées, Marie revint à la situation présente lorsqu’elle s’aperçut que le bruit de fond sur lequel elle réfléchissait depuis quelques secondes (les plaintes du gros cinglé) s’étaient tues d’un coup… Elle réalisa qu’elle avait complètement décroché de la réalité à un moment où elle aurait dû, plus que jamais, rester sur ses gardes.
Max avait eu de la chance, mais si le type décidait de revenir à la charge, même sans effet de surprise et une main en moins, il pouvait encore faire du dégât.
De plus il n’y avait personne à proximité ; toutes les fenêtres de la ruelle restaient désespérément fermées.
Ils auraient aussi bien pu se trouver sur la surface de Mars…
Cette fois-ci, elle se prépara à courir tout en criant à son ami de faire de même.
Mais ce qu’elle vit dans les yeux du clochard l’arrêta net, faisant retomber sa poitrine comme un soufflet, alors même qu’elle commençait à l’emplir d’air…
Le pauvre gars regardait à côté d’elle, et plus aucune trace d’agressivité n’exsudait de lui. Subitement, son visage sembla perdre toute couleur et sa mâchoire s’entrouvrit comme celle d’un homme devenu gâteux prématurément.
Elle regarda dans la même direction, s’attendant à voir les flics débarquer au bout de l’allée… Qu’est-ce qui, à part ça, aurait pu terrifier une raclure comme lui à ce point ?
Mais elle s’aperçut qu’en réalité, ses yeux étaient dirigés vers Max… Qui était en apparence très calme… Enfin, si l’on exceptait quelques détails qu’elle nota en un battement de cils : des veines gonflées qu’elle ne lui avait jamais vues ressortaient partout sous sa peau. Au niveau du front et des bras… Partout où sa peau était découverte. Sa main droite était victime d’un petit tressaillement, comme un toc, et sa mâchoire était serrée à un point tel que le muscle, sous sa tempe, semblait sur le point de craqueler la peau. Et pourtant, malgré un corps visiblement aussi tendu qu’un câble porteur, il souriait : la dissonance qui en résultait était affreuse.
Il devait être dans un état de choc comme elle n’en avait jamais entendu parler…
C’est du moins ce qu’elle crut, jusqu’au moment où elle le vit se ramasser sur lui-même, à la manière d’un prédateur sur le point de lancer un assaut létal, et se jeter avec une soudaineté effarante sur l’homme qui avait essayé de la tuer.
Les cheveux de Marie lui volèrent devant les yeux et elle perdit de vue Max pendant une fraction de seconde. En revanche, elle entendit parfaitement le bruit de percussion qui résultat de l’offensive. Elle eut même l’impression de sentir l’impact sous ses pieds.
Le temps de tourner la tête et elle vit que le clochard, tête contre le pavé, était en train de se débattre (comment avait-il pu rester n’était-ce que vivant après le bruit terrifiant qu’il avait produit en heurtant le sol ?) sous le poids
(« sous son poids ? Tu veux rire ? T’es bien certaine de ce que t’es en train de regarder ma belle ? »)
de celui qu’elle considérait comme le meilleur, et simultanément le plus nul petit-ami qu’elle ait jamais eu.
Max tenait l’autre type d’une seule main, tranquillement à genou à côté de lui. Tout, dans son attitude, rappelait un gamin qui en martyrise un autre, plus petit… Ou alors un chat, qui jouait avec une petite souris, sa patte posée dessus tout en l’observant se débattre avec une curiosité morbide.
De là où elle se tenait, elle ne voyait pas le visage de son ex, mais elle voyait bien l’avant-bras qui maintenait sa victime au sol. Il avait quasiment doublé de volume et, juste sous l’épiderme, il semblait parcouru par de petites vagues noires qui formaient d’étranges motifs…
(« Oh. C’est charmant. Et plus original qu’un tattoo… »)
Et cette voix qui était de retour… Parfait.
Ce fut à cet instant que son esprit décrocha, pour la deuxième fois de la soirée… En fait, elle était en train de dormir à l’hôtel, le taco ingéré plus tôt lui donnait un rêve particulièrement gratiné, et beaucoup trop réaliste à son goût. Elle n’allait pas tarder à se réveiller et devrait certainement faire un tour aux chiottes pour se débarrasser un peu du surplus ingéré.
C’est dans cet état de trance qu’elle regarda Max retourner le gros type d’un simple mouvement de son bras gauche, comme pour le voir bien en face, et lui mettre index et son majeur sous le nez, tendus, comme s’il avait l’intention de jouer à ce truc de beauf immonde : « sens mon doigt ». Le type hurla une dernière fois…
Il partait complètement en couilles ce rêve. Quand est-ce que…
Les doigts susmentionnés s’enfoncèrent comme dans du beurre tiède sous le menton couvert de barbe noire, fouillèrent quelques secondes, et tirèrent un truc rose au travers. Comme une cravate préparée par un boucher déjanté.
Ce fut le bruit que cela produisit (il y eut comme un claquement mouillé qui ponctua l’atrocité de la mutilation), combiné avec les gargouillis émit par le sang qui se frayait un chemin au travers de l’orifice nouvellement créé, qui rendirent Marie malade.
Elle dégobilla son taco à peine digéré par terre.
(« Bordel. Il est vraiment réaliste ce cauchemar. Y a même le goût de la sauce blanche…»)
Elle releva la tête juste à temps pour voir la mise à mort.
L’exécuteur ne fit pas dans la finesse.
Alors que le condamné essayait encore, sans beaucoup de succès, de faire passer de l’air dans ses poumons, un poing s’éleva au-dessus de sa tête, se serra, et s’abattit.
Le résultat fut abominable. Il rappela à Marie un film de Gaspard Noé qui l’avait profondément marquée :
La scène de la boîte de nuit, dans « Irréversible ». Mais, là où le personnage de Dupontel devait s’y prendre à de nombreuses reprises à l’aide d’un extincteur pour parvenir au même résultat, il avait suffi d’un unique coup de poing à Max.
Il y eu encore quelques spasmes et de petits geysers de sang artériel noir, et ce fut terminé.
Marie était fatiguée d’un coup. Elle allait s’endormir à l’intérieur d’un songe.
(« Marrant. »)
Au moment où ses jambes se dérobèrent sous elle, elle eut le temps de voir la silhouette, debout devant elle, se retourner brusquement
(« Non ! Pitié ! »)
pour se précipiter sur elle.
Puis plus rien.
∞
Franck était satisfait. Il avait assisté à la plus grande partie de la scène au travers de Marie, l’anneau renforçant leur connexion à chaque heure qui passait.
Tout c’était déroulé comme il l’avait prévu, malgré le risque non négligeable qu’il avait pris, et ce, en toute conscience.
Un peu à la manière d’un peintre, qui savait d’instinct quelle couleur utiliser pour exprimer ce qu’il avait en lui, Franck savait qui utiliser pour obtenir un résultat attendu. Et la totale absence d’empathie de feu Willy avait été la bonne couleur. Mais, même si Franck aimait à se voir comme un artiste dans son domaine, il devait bien reconnaître que c’étaient ses recherches entre hôtes et Résonnances qui l’avaient aidé à trouver la couleur adaptée : mettre la chanteuse en danger pour forcer Max à éveiller ce qu’il avait à l’intérieur ; et par la même occasion, éloigner miss-cheveux-rouges de lui… Car après le spectacle auquel elle venait d’assister, Marie allait forcément chercher à fuir son ami comme la peste.
Et devinez vers qui elle allait se tourner, à son réveil, lorsqu’elle serait en plein désarroi ? Vers ces abrutis de musiciens qu’elle ne voudrait pour rien au monde compromettre dans quelque chose de dangereux impliquant un meurtre ? Ou bien vers ce bon vieux Franck, dont elle ne savait pas trop quoi penser, mais avait très certainement le bras long ?
Là encore, sa connaissance de la nature humaine ne laissait aucune place au doute.
Ce qui l’avait fait douter, en revanche, était le coup de poker impliquant la vie de la femme qu’il convoitait. Il savait avoir réalisé là un mouvement audacieux, mais le risque restait raisonnable, car après tout, même un être aussi rare que Marie restait un objectif secondaire en comparaison de la Résonnance.
Et puis Franck la voulait soumise, ou bien morte… Sa survie n’était qu’un pas vers l’asservissement qu’il lui réservait. Mourir rapidement, la gorge tranchée dans une ruelle, aurait été un destin plus clément que ce qui l’attendait…
Tant pis pour elle.
Avant de se décider à mettre en place ce petit plan pour accélérer les choses, Franck avait commencé à devenir très nerveux. Un après-midi il avait même hurlé sur la bonne parce qu’elle avait oublié de cirer ses chaussures… Il espérait ne lui avoir pas trop montré sa véritable nature, mais lorsqu’elle était revenue, le lendemain, il avait bien compris qu’il était allé trop loin : la grosse femme était terrifiée ; il avait pu le sentir. L’odeur qu’elle dégageait était passée d’une douce anxiété à une peur suffocante qui déclenchait chez l’antiquaire les mêmes réactions qu’un prédateur au contact d’une proie émettant les effluves doucereux de la terreur.
Ce jour-là, Franck avait dû produire un effort de volonté conséquent pour ne pas la massacrer…
La bonniche devait avoir un instinct de survie relativement développé, car deux jours plus tard, elle avait envoyé un message pour lui signaler un congé indéterminé.
Ce n’était qu’un incident sans importance, mais Franck se connaissait suffisamment pour savoir ce que cela disait sur son état d’esprit. Il n’était à fleur de peau qu’en de très rares occasions : et, pendant cette période, ses recherches sur la Résonnance Noire ne donnaient rien du tout.
Il avait donc décidé de faire un petit voyage de quelques jours en Europe centrale.
Il avait repoussé cette option jusqu’au dernier moment, mais l’incident avec Conchita (il ne se rappelait même pas son véritable prénom) avait servi de déclencheur.
Là-bas, quelque part aux alentours de Prague, se trouvait la Bibliothèque.
Malgré sa fascination pour celle-ci, Franck ne s’y était pas rendu depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et ce, pour une unique raison : le Bibliothécaire.
Le réseau qu’il avait développé ici, en France (constitué pour la majorité de « particuliers » avec qui il faisait affaire) lui suffisait habituellement pour assouvir sa soif inextinguible de connaissances occultes, et par là même, à développer pouvoir et influence... Mais il avait fini par se rendre à l’évidence : seule la Bibliothèque pouvait l’aider à faire face à la Résonnance. C’était là un endroit unique au monde. Et qui ne renfermait pas que des ouvrages…
La créature qui en était responsable répugnait l’antiquaire au plus haut point, et elle le savait… Quelque part dans les replis de graisse suintants de liquide abominables, il y avait un esprit puissant et ancestral, bien plus âgé que Franck. Personne ne semblait savoir si le Bibliothécaire avait un jour été humain. Mais une chose était certaine : il ne l’était plus depuis bien longtemps… Son apparence indescriptible suggérait que cela avait peut-être été le cas autrefois, mais cela pouvait tout aussi bien être une sorte d’horrible « blague » cosmique. Avec une telle entité, il était impossible d’en avoir le cœur net.
Ce soir-là, en arrivant au guichet de la Bibliothèque, Franck s’était présenté au rendez-vous en essayant de ne pas vomir. C’était le soir, et il n’avait pas mangé de la journée ; à dessein. De toute façon il n’aurait pas eu beaucoup d’appétit en ayant en tête sa petite « réunion » avec l’abomination qu’il regardait, installée derrière le gigantesque bureau. Ce dernier, bien que désastreux d’un point de vue esthétique et hygiénique, avait au moins deux avantages : d’abord il permettait à l’antiquaire de ne pas avoir à poser les yeux sur le dernier tiers du « corps » du Bibliothécaire ; et ensuite, il empêchait celui-ci de l’approcher de trop près… Du moins, à priori. Car il n’avait aucune idée de ce qui se cachait là, en-dessous : peut-être reposait-il son immense masse de gras indéfinissable à même le sol ? ou bien alors le monstrueux pupitre cachait-il un nombre inconnu de patte (ou de tentacules) permettant à son propriétaire de se déplacer. Peut-être même de se déplacer très rapidement… C’était une possibilité.
Tout en essayant d’afficher un air détendu dans son costume Armani, Franck s’était rendu compte qu’il n’avait aucune envie de le découvrir…
Quelque part au sein de la masse de pulsations hasardeuses lui faisant face, une voix lui avait souhaité la bienvenue… Apparemment, cette chose était heureuse de le revoir après tant d’années. Un œil s’était même ouvert quelque part devant lui pour appuyer son propos. Celui-ci était écarlate et faisait la taille du torse de Franck, qui tenta tant bien que mal de sourire en retour.
La conversation avait continué, mais par la pensée.
C’était le moment que Franck redoutait le plus : la sensation d’une masse grouillante qui s’infiltrait dans son esprit le rendait malade… Et il savait qu’il ne pourrait rien cacher au Bibliothécaire. Il avait essayé par le passé : c’était là un moment de sa vie qui lui laissait un goût amer saupoudré de terreur.
Il fallait donc espérer que son objectif, en venant ici, ne contrarie pas l’abject gardien derrière ce qui lui servait de bureau. Même s’il ne s’était pas trouvé sous terre, à une centaine de mètres de profondeur, il n’aurait aucun moyen d’échapper à la créature tapie au milieu des colonnes de pierres humides et antédiluviennes…
Pendant qu’ils « conversaient » (en fait, la conversation s’apparentait plus une « fouille » de son cerveau qu’autre chose), Franck essayait de ne pas penser à ce que le Bibliothécaire pourrait lui faire subir si l’envie lui en prenait… Il avait senti très clairement, dans son esprit, une sorte de rire chuintant à cette idée.
Puis était arrivée la libération : l’atroce grouillement se retirait enfin de son cerveau ; ce fut à la fois un vrai soulagement physique et une sensation ignoble. Comme un viol qui se terminerait…
L’ancien humain né voilà plus d’un siècle avait malgré tout tenté de garder sa dignité face à l’horreur d’un âge indéterminé. Et y été parvenu.
Le rire qui avait retenti sous les arches pourries de l’immense cave fut sonore cette fois-ci, et une voix avait jailli des entrailles du tas d’immondices :
« Oh ! oh ! Tu me rappelles un de tes ancêtres. La même ambition. La même cruauté. Je t’aime bien. Mais sache qu’au sein du Noir, beaucoup chercheraient à te faire tomber, s’ils savaient ce que tu convoites. Et je ne parle pas de la
(Mmmmmmmh...)
chanteuse. Même si elle a l’air plus qu’appétissante… Et ce, de bien des manières, tu ne pourras qu’en convenir. »
Franck avait réprimé un frisson en entendant la voix évoquer Marie… Et un ancêtre à lui était venu ici ? Qu’est-ce que cela voulait d… ?
La voix avait repris, après une courte méditation :
« La Burzcala est aussi puissante que ce tu espères. Et bien entendu, elle vient avec un prix très élevé. Je ne suis plus sensé prendre parti depuis bien longtemps maintenant, ma fonction
(Malédiction)
se borne à être le gardien de ces lieux, mais je vais quand même te donner un conseil personnel, en plus de te prêter l’ouvrage qui te guidera dans ta « récolte ». Ecoute-moi attentivement… »
Franck était tout ouïe.
« Ne sous-estime jamais l’Hôte. Il a au moins une puissante alliée. Et lui-même est imprévisible. C’est tout. A présent, suis-moi. »
Et Franck l’avait suivi.
Une fois qu’il eut encaissé la répugnante « surprise » de la vue du Bibliothécaire s’extirpant de derrière son bureau, avec une vélocité qui l’avait choqué, bien qu’anticipée, il avait ensuite fallu supporter de rester derrière lui tout le long leurs déambulations (l’odeur était à la limite du supportable, spécialement pour l’odorat surdéveloppée de Franck). Il avait néanmoins été capable d’apprécier la petite exploration qui avait suivie : quatre heures dans le noir, à se déplacer parmi des arches, des colonnes et des corridors cyclopéens.
Ils avaient tour à tour arpenté des salles constituées de pierres gigantesques aux proportions vertigineuses et irréelles, paraissant aussi bien dépourvues de plafond que privée de ciel étoilé ; puis des boyaux humides grossièrement taillés à même la roche. La plupart du temps ils restaient les seuls à arpenter les sombres sous-sols. Mais, de temps en temps, ils rencontraient des choses aveugles au sein des ténèbres : celles-ci étaient de tailles extrêmement variables et se déplaçaient sur les murs, les plafonds ou les sols froids, et il fallait parfois attendre qu’elles finissent de libérer les immenses passages qu’ils souhaitaient emprunter.
Lorsque cela arrivait, son compagnon de route et lui restaient immobiles, attendant la fin de la procession de quelque gigantesque corps maladroit qui s’extirpait d’un passage en convulsant ou en cliquetant avec frénésie afin de laisser passer le Maître des lieux. Franck avait songé que, accompagné d’un tel guide, il était en droit de se considérer comme un VIP. Il avait souri à cette idée.
En revanche, pour un endroit que l’on nommait « la Bibliothèque », ils n’avaient rencontré que peu d’ouvrages. Malgré tout, quelques étagères se rencontraient au milieu des corridors sans fin, comme posées là aléatoirement... Si Franck n’avait pas eu à endurer la présence du Bibliothécaire à ses côtés, il aurait certainement beaucoup plus apprécié la balade. Mais, pour une raison qui lui échappait, il avait été pris en affection par le gardien des lieux. Ce dont il se serait volontiers passé, quand bien même ç’avait été une bonne surprise. Mieux valait l’avoir comme allié que comme ennemi.
Leur destination s’était avérée être une salle d’une banalité confondante au vu de leur périple. Petite, sèche et couvertes d’étagères à peine poussiéreuses. Le Bibliothécaire ne pouvait pas passer le seuil de la large porte à double battant, et avait guidé Franck à l’aide de son esprit. Ce dernier supplice avait fini par porter ses fruits, car il était à présent en possession d’un objet qui ferait pencher la balance de son côté lorsqu’il serait confronté à la Résonnance.
L’antiquaire était heureux d’avoir fait ce périple, car il allait bientôt obtenir ce qu’il voulait.
Alors qu’il laissait ses doigts parcourir le précieux artefact, il sentit que Marie allait bientôt reprendre conscience…
Franck n’avait plus qu’à attendre. Et se tenir prêt.
∞
Marie cligna des paupières plusieurs fois pour accommoder sa vue aux ténèbres qui l’entouraient. Son dos lui faisait mal et elle avait froid. Elle gisait à même un sol en béton parsemé d’éclats de verre. L’endroit était éclairé du froid argent de la lune se faufilant au travers d’une fenêtre brisée.
La jeune femme n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait là. Pendant quelques horribles secondes, elle crut être en train d’émerger d’une biture dans un squat, au milieu de nulle part… Sa main tâtonna à ses côtés pour chercher la fourrure de son chien, sans la trouver. Alors que sa main balayait mollement le sol, elle finit par réaliser que ces lendemains difficiles étaient révolus depuis un moment déjà. Malgré tout, l’ex-punkette ne reconnaissait que trop bien le décorum désespérant d’une friche industrielle ; il lui était arrivé de cuver sa Huit-Six dans des endroits similaires. Le bureau couvert de poussière et de gravats, poussé dans un coin, et les graffitis parsemant les murs ne laissaient que peu de place au doute ; ainsi que l’odeur d’excréments de rats se mélangeant à celle, douceâtre, d’urine humaine. Tout en se redressant et en prenant une inspiration chevrotante, Marie tentait de ne pas céder à la panique et de s’éclaircir les idées…
Elle se passa les deux mains sur le crâne, en quête d’une éventuelle blessure, puis sur sa gorge, lorsqu’une voix s’éleva à quelques mètres d’elle, dans un angle de la pièce :
« Marie ? ça va ? »
Une silhouette se déplia dans l’obscurité, s’avança vers elle, et fut révélée dans la froide lumière de la nuit : Max.
La chanteuse eut un mouvement de recul instantané, raclant le sol de ses rangers : Il avait de grosses tâches sombres sur ses mains et ses vêtements.
L’image du clochard agonisant sur le pavé, s’étouffant dans son propre sang, resurgit dans un éclair écarlate.
« Marie ? Je suis désolé de t’avoir posée par terre. Mais le matelas à côté est vraiment répugnant. Je me suis dit… »
_ C’est toi qui m’as amenée ici ?
_ Ben oui. Je pouvais pas prendre le risque de retourner à l’hôtel. Et comme tu n’es pas blessée… J’ai préféré éviter les urgences. Ils auraient posé des questions, après ce qui est arrivé dans la ruelle. Et tout le sang que j’ai sur moi… Tu comprends ? »
La voix de Max résonna sur le béton et la tôle, évoquant sans affect l’horreur de ce qui s’était produit comme une simple mésaventure.
La jeune femme appuya sur ses jambes et cala son dos au mur pour se lever. A sa grande surprise elle parvint à se retrouver debout sans véritable difficulté : seul un léger étourdissement s’ensuivit, guère plus...
Son cerveau aussi s’était vite remit d’aplomb et carburait à cent à l’heure : comment Max avait-il pu la porter, seul, jusqu’à cet endroit ? Ils se trouvaient manifestement à des kilomètres du centre-ville. Ce fut à cet instant qu’elle se souvint de l’énorme corps du sans-abri, projeté contre le pavé comme une vulgaire poupée désarticulée. Ce bruit qu’il avait produit lorsque…
Elle observa avec attention les avant-bras et les mains de son ancien amant, cherchant étranges taches qu’elle avait observées à ce moment-là…
Malheureusement, la chétive lueur qui se frayait un chemin parmi les vitres fracassées ne permettait pas de déterminer s’il s’agissait de sang séché ou bien… D’autre chose.
« Max ? Ce que tu as fait à cet homme… Est-ce que tu t’en rappelles ? »
_ Si je m’en rappelle ?! Oh putain, et comment que je m’en rappelle ! Et s’il te plaît Marie : ne l’appelle pas comme ça. Il ne méritait pas le nom d’« homme ». Même « bête sauvage » serait une insulte au règne animal dans son cas… »
Il lui parlait en la désignant du doigt et en serrant les poings, et se mit à tourner en rond comme une bête en cage :
« Cette espèce de raclure de chiotte ! Je me suis trouvé vachement clément avec une merde dans son genre… Si on avait été dans un endroit plus… Disons plus Intime… Je lui aurais fait bouffer ses couilles, Marie. Tu m’entends ?! Et ne me regarde avec cet air choqué ! Parce que j’ai vu Marie. J’ai vu ce qu’il avait dans le crâne avant que je l’enfonce dans le caniveau ! Jusqu’au dernier moment, il a réussi à me cacher pourquoi il a voulu te tuer, mais il n’a pas réussi à me cacher ce qu’il aurait fait avec toi s’il en avait eu le temps… Tu veux savoir ?... Non, crois-moi sur parole, tu ne veux pas savoir. Mais moi j’ai vu. J’étais dans sa tête. Et c’est pour ça que ses dents sont venues dire bonjour à ses vertèbres ! Parce que j’ai vu. Et il était hors de question qu’il s’en sorte : ce qui s’est passé est entièrement sa faute ! » Il avait pratiquement hurlé ce dernier mot, le crachant comme du poison et pointant le sol d’un doigt vengeur, comme s’il accusait celui-ci...
Une crevasse avait fait son apparition sur le front de son interlocuteur : une crevasse pulsant au rythme d’un pouls rapide.
Devant ce visage, la jeune femme se raidit. Et cette façon qu’il avait de parler… elle lui était familière, mais pas dans cette bouche.
Marie n’osa pas lâcher des yeux l’homme devant elle pour regarder autour d’elle et ainsi évaluer ses chances de fuite. Mais elle nota que, pour une raison qui lui échappait, son « sauveur » avait décidé de garder ses distances avec elle. Tant mieux. Elle ne savait pas si elle aurait supporté d’être touchée par ces mains-là, ou bien être serrée dans ces bras…
Les yeux sombres étaient plantés dans les siens, comme pour essayer de lire en elle... Après un moment suspendu dans le temps (qui pouvait tout aussi bien avoir duré dix secondes ou une minute ; Marie n’en avait aucune idée), l’atroce crevasse au milieu de son front sembla se résorber d’elle-même, et le regard se fit moins intense, reprenant une douce tonalité qu’elle reconnaissait presque. La voix se fit moins métallique :
« Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi, Marie. Pour toutes ces fois où j’aurais dû être là pour te protéger… Même si je reconnais que j’y suis peut-être allé un peu fort… »
Un peu fort ? Si c’était une blague, elle n’était absolument pas drôle… Mais Marie se trouvait incapable de rétorquer quoi que ce fut. La voix continua de se justifier :
« Mais c’était inévitable. Ce gros porc allait t’égorger comme du bétail. Sans moi, tu serais à la morgue à cette heure-ci. Admets-le. »
La jeune femme parvint à agiter la tête de haut en bas pour signifier une approbation. Elle sentit une larme chaude couler sur une joue engourdie, comme l’était tout le reste de son corps… Ce n’était pas réel. Elle le refusait. Rien de tout ça (la ruelle, le squat abandonné, le discours…) ne se passait vraiment. Elle allait se réveiller dans son lit et le Dude lui dirait bonjour d’un petit « wouf ! » à l’instant où elle se redresserait. Parce que sinon, elle serait incapable d’en encaisser plus… Au moment où elle formulait cette pensée, la personne qui se faisait passer pour son meilleur ami lui asséna ceci :
« Je t’aime Marie. Et j’aurais dû te protéger à chaque instant de ta vie… Mais j’étais faible. Si faible… Maintenant, personne ne pourra plus jamais te faire de mal. Tu n’auras plus à subir ce que des pourritures, comme ton père, ont pu te faire… »
Au milieu des ombres, la silhouette changea brièvement, comme si elle adoptait une nouvelle corpulence, plus lourde, avec un plus large ventre… S’en fut trop pour la chanteuse. Malgré la terreur que lui inspirait le personnage, elle ne put s’empêcher de lui hurler au visage, avec toute la puissance de son coffre :
« FERMEZ VOTRE PUTAIN DE GUEULE !!! MAX A LE DROIT DE PARLER DE MON PERE ! MAIS PAS VOUS !! JE VOUS L’INTERDIT !! Vous parlez comme si vous saviez… MAIS VOUS SAVEZ QUE DALLE ? VOUS M’ENTENDEZ ??!! »
Sa voix résonna de longues secondes contre les murs aveugles… La jeune femme gardait les poings serrés, offrant son visage dans une attitude de défi universelle. Les larmes continuaient de couler mais elle s’en moquait : « Et il est où Max ? Qu’est-ce que vous en avez fait, bordel ?! »
La créature en face d’elle accusa le coup comme un uppercut au menton. Les yeux, si sombres même lorsqu’ils essayaient de se faire caressants, semblèrent se perdre dans le vide. La bouche fut prise d’un tremblement incoercible :
« Mais enfin… C’est moi, princesse !
« _ Je vous interdis de m’appeler comme ça. »
Elle avait presque sifflé ces derniers mots.
Le coup porta encore une fois. La silhouette en face d’elle parut se ratatiner, les deux mains sur les oreilles, comme si elle ne voulait plus en entendre davantage.
« Bienvenue au club », pensa Marie.
Elle vit les taches bouger à nouveau sur la peau de Max. Elle n’avait donc pas rêvé la première fois. Si elle avait dû deviner pour quoi elles se comportaient ainsi, elle aurait dit qu’elles étaient troublées par quelque chose. Mais par quoi ?
Une plainte pathétique s’éleva du corps prostré à quelques pas de la jeune femme :
« Oooooh… Non ! Non ! »
Les yeux qui se tournèrent vers elle étaient ceux de son ami. Elle aurait été incapable de dire comment elle le savait, mais c’était lui.
« Marie. Tu dois t’en aller. Elle commence à vouloir te faire mal… »
Les taches noires allaient et venaient, à présent extatiques, sur chaque centimètre carré de peau… Le regard de Max se tourna vers le ciel, n’y rencontrant que des ténèbres articulées de tôles.
Les vaguelettes noires essayaient maintenant de se frayer dans le blanc de ses globes oculaires…
« VA-T-EN !! MAINTENANT !!! »
L’urgence dans la voix acheva de faire mouvoir le corps de Marie. Elle jeta un œil à la fenêtre et jugea le risque acceptable en une demi-seconde. Il n’y avait qu’un étage. Elle prit appui sur le rebord rouillé et sauta dans le vide, espérant au passage qu’aucun morceau de métal ou autre ne l’attendait en bas, dans les hautes herbes, pour l’empaler…
Ses rangers entrèrent en contact avec un sol tapissé de végétation épaisse, et elle roula sur elle-même pour achever d’amortir le choc, comme elle avait appris à le faire au judo quand elle était gamine.
Elle se tourna vers la fenêtre qu’elle venait de franchir, s’attendant à voir une ombre la suivre. Et si celle-ci n’avait ne serait-ce qu’une petite partie de la force et de la vitesse dont elle avait fait preuve plus tôt, et qu’elle la suivait, la chanteuse n’aurait aucune chance de lui échapper.
Mais rien ne la suivit, excepté un cri effroyable qui s’élevait de derrière les carreaux cassés.
Marie essuya les larmes de son visage, et se fit la promesse de faire tout ce qu’elle pourrait pour aider Max. Mais tout de suite, si elle restait, elle savait qu’elle risquait juste de mourir… Ou pire encore.
Elle commença à courir vers les lumières de la ville, au loin devant elle.
Elle venait d’avoir la vie sauve pour la deuxième fois aujourd’hui… Elle ferait en sorte que cela en vaille la peine.
∞
Max hurlait de douleur.
Sa tête pulsait d’une tumeur aiguisée et la sensation d’avoir des fils de fer barbelés rouillés qui se resserraient tout autour de la masse molle de son cerveau était infernale.
Il poussa des deux paumes sur ses globes oculaires pour les garder dans leur logement car sinon ils allaient en sortir, il en était certain. Il y eut un bref moment où la douleur reflua ; il essaya alors d’ouvrir les yeux et se rendit compte qu’il était milieu de nulle part. Peut-être venait-il d’atterrir en enfer ? Il n’y croyait pas, mais apparemment l’enfer, lui, croyait en lui… Sinon comment aurait-il pu avoir mal à ce point ?
Comme il aurait dû s’y attendre le reflux de la douleur signifiait un retour en force de celle-ci…
La vague de souffrance qui s’abattit alors sur lui fut pire que tout ce qu’il avait connu dans sa vie. Il essaya encore de crier mais rien ne sortit à part un maigre croassement du fond de sa gorge. Ses membres se mirent à trembler et il s’écroula purement et simplement sur le sol dur. Son épaule et son flanc heurtèrent celui-ci de tout son poids mais il le sentit à peine. Encore un peu, et sa tête allait bientôt éclater comme une pastèque trop mûre bourrée de pétards… cette pensée, au milieu du chaos interne effroyable qu’il expérimentait, le rassura. Presque incapable de penser avec cohérence, il n'en appela pas moins la mort de ses vœux. De toute façon, s’il ne mourait pas dans les minutes ou les secondes qui suivaient, il ferait en sorte d’en finir le plus vite possible. Il trouverait un moyen, même si simplement ouvrir les yeux signifiait sentir des poignards aiguisés transpercer ceux-ci… Il espérait cependant pouvoir compter sur une légère accalmie, sinon sa motricité serait grandement affectée, et il ne souhaitait se rater à aucun prix.
Il réunit toute la force de sa volonté pour se redresser, à genoux, et tenta d’ouvrir les yeux pour chercher une solution efficace. A l’instant où il baissait les mains de devant son visage, son tourment prit fin. Pas une pause entre deux vagues… Mais bien un arrêt soudain et complet des odieuses pulsations dans son crâne.
Il remercia le ciel, la terre, l’air… Peut-être même, dans son soulagement, remercia-t-il Dieu de mettre un terme à cette torture effroyable.
« Ce n’est pas à quelque chose qui n’existe pas que tu dois adresser des remerciements. Mais à moi. »
Quelqu’un lui avait parlé dans le creux de l’oreille.
Il sursauta et s’éloigna maladroitement de la source de la voix, pris de vertige. Il n’avait senti aucun souffle bien que les mots fussent prononcés presque à l’intérieur de son pavillon.
Il appuya ses deux paumes de mains sur le sol et tenta de se relever tout en se retournant, pour faire face à la menace qui exsudait de derrière lui. Il s’enfonça un bout de verre dans la chair, mais parvint finalement à se mettre debout sur ses jambes.
Finalement il regarda dans la direction de la voix et fut incapable de réagir à ce qu’il voyait. Il sentit vaguement sa mâchoire se mettre à pendre et ses yeux s’écarquiller, mais ne put tout simplement pas dire un seul mot, ou même produire une seule pensée avec du sens…
Il se regardait lui-même.
Et aussi fort que son esprit en déroute l’aurait souhaité, ce n’était pas un miroir.
Il y avait cependant des différences entre les deux « lui ». A commencer par la constitution physique. Sans parler de la coupe de cheveux, de la barbe et des vêtements.
Et surtout, il y avait ces deux taches noires abominables plantés au milieu du visage serein… Les globes oculaires fixés sur lui étaient légèrement hypertrophiés, leur conférant ainsi une altérité cauchemardesque. Des yeux qui étaient tout à la fois habités d’une malignité sans nom, et pourtant morts.
Il comprit tout de suite à qui il s’adressait :
« C’est vous… Tout ce qui arrive, c’est par votre faute…
« _ Laisse tomber le vouvoiement, Max, tu veux ? On est trop intimes pour se parler comme si on était des étrangers, pas vrai ? »
Max avait l’impression de s’entendre dans un enregistrement : écouter sa propre voix « de l’extérieur » était une expérience étrange pour les personnes qui n’y était pas accoutumé, mais lorsqu’elle sortait d’une autre bouche c’était encore pire… Et ce n’était rien de le dire. Cependant, une part de lui ne pouvait s’empêcher d’être fasciné par ce qui arrivait.
Le vrai Max (« je suis le vrai Max. Oui c’est moi, pas lui… Pas ça. » Pensait-il, essayant de se convaincre lui-même) commença à regarder son double sous différentes coutures. Là encore, malgré les différences entre eux deux, il s’attendait presque à ce que l’autre fasse exactement les mêmes mouvements mais en inversé. Trente-huit années de contacts quotidiens avec des miroirs ne s’effaçait pas si aisément, apparemment…
Son double était un peu plus épais que lui, notamment au niveau du torse. Et, paradoxalement, il avait un corps plus sec et nerveux. Sur ce point, le t-shirt moulé sur autour des bras et de la poitrine ne laissait que peu de place à l’imagination… « S’il faut en venir en main, il aura le dessus sur moi sans trop de problème » parvint-il à réfléchir. Cependant, passé le choc initial de se retrouver face à lui-même dans un endroit qu’il ne connaissait pas, Max s’aperçut qu’il ne ressentait plus de menace directe émanant de l’homme devant lui. Et il était presque certain que si jamais l’envie lui prenait de lui faire du mal, il le sentirait. Il ne savait pas comment ni pourquoi, mais c’était une intuition très forte.
D’ailleurs, pour le moment, il sentait que son humeur était à la discussion. Peut-être même… à la négociation ?
Le Max barbu au crâne rasé eut un sourire amusé :
« Tu n’as pas peur ? Tu devrais pourtant.
« _ Je sais ce que vous êtes. Mais je sais aussi que vous n’avez aucun intérêt à me faire du mal. En tout cas, pour le moment…
_ En es-tu bien certain ? »
A cette question, un frisson remonta le long de l’échine du modèle « original ». Mais il ne recula pas. Cette chose aimait trop la peur, il le savait… Et il n’allait pas lui faire le plaisir de la nourrir plus qui ne l’avait déjà fait. Le double se mit à son tourner autour de Max, comme ce dernier l’avait fait quelques secondes (minutes ?) auparavant, pour l’observer, et reprit :
« Tu sais, la souffrance que tu as ressenti tout à l’heure, je peux te la faire sentir encore. Et pas uniquement dans la tête… Et même si cela veut dire que j’en ressens également une partie, cela ne m’incommode pas de la même manière que toi. »
Un début de panique commença à s’épanouir dans le ventre de Max. Il essaya de respirer profondément et de garder la sensation sous contrôle. Ses jambes avaient furieusement envie de fuir. A fuir n’importe où loin de ce regard cruel…
Si on pouvait encore appeler « regard », les deux abîmes qui le fixaient.
Mais, même si ses jambes le démangeaient, son cerveau, lui, avait bien compris qu’elles ne lui seraient d’aucune aide aujourd’hui. Il essaya de faire bonne figure, puis comprit que c’était peine perdue. L’autre ressentait sa terreur aussi sûrement que lui sentait la sérénité du prédateur en face de lui.
Il ne trouva rien à répondre à la créature, mais apparemment, aucune réponse de sa part n’était requise :
« Je vois que tu comprends bien qui est le patron ici. Bien. Cela t’évitera peut-être d’autres moments d’agonie inutiles… » Un rictus épouvantable vint ponctuer ces paroles lourdes de sous-entendus. Les dents qui en émergèrent étaient noires. Et pointues…
La chose ne faisait que peu d’effort pour cacher sa vraie nature. L’impression de « familiarité » qui se dégageait cette absence d’embarras était répugnante.
« Il faut bien que tu comprennes, espèce de putain d’ivrogne dégénéré, que tu as autant d’importance à mes yeux qu’une musaraigne en a pour une baleine… »
La comparaison était pour le moins étrange, cependant, malgré le ton égal que son double s’appliquer à garder en proférant cette invective, Max sentit que, pour la première fois depuis le début de la conversation, un doute affleurait sous la surface...
Ça bluffait.
Pour éviter de trop faire sentir ses cogitations, il lui fallait dire quelque chose :
« Je suis peut-être un ivrogne dégénéré, mais moi je ne suis pas un meurtrier. » à peine avait-il fini sa phrase que l’autre éclata de rire. Un rire que lui-même aurait pu avoir en entendant une bonne blague graveleuse ; les dents noires et luisantes en moins…
« Eh ! Eh ! Eh ! Je te croyais plus malin que ça. Non ; correction : je te sais plus malin que ça. Tu continues à te mentir à toi-même. Comme tu l’as toujours fait quand ça devient trop compliqué… Le meurtrier dans cette pièce, c’est toi, espèce de tas de merde ! C’est toi qui as voulu voir Willy crever comme un chien par terre au milieu des détritus comme lui ! Moi, j’ai juste donné un coup de main à ce bon vieux poivrot qui n’avait pas la force de le faire, c’est tout ! Et puis autre chose que tu sais déjà, mais moi je préfère quand les choses sont dites… »
« Pas toujours, non. » pensa Max.
Il espéra instantanément avoir étouffé dans l’œuf cette réflexion dangereuse, mais, de toute façon, l’autre ne lui prêtait plus vraiment attention : il était lancé dans ses élucubrations. Les dents commençaient à percer ses lèvres qui suppuraient d’un liquide malsain auquel sa bave venait se mélanger…
Finalement, Max n’eut aucun mal à s’arrêter de penser. La terreur se chargeait de lui vider le cerveau.
« Techniquement, le meurtre, c’est quand un être humain en tue un autre. Et moi je suis tout, sauf humain. Mais arrêtons d’enfoncer les portes ouvertes… Ça va vite devenir chiant : vous n’êtes même pas du bétail pour moi. Si tu savais d’où j’arrive… De quand je viens… De quoi je suis né… Je peux t’assurer une chose : ton pauvre petit esprit déjà bien déglingué ne supporterait même pas d’être ne serait-ce qu’en ma présence ! Maintenant, METS-TOI A GENOUX SOMBRE REBUS ! »
Max ne se le fit pas dire deux fois. Pas question de jouer les héros. Tout ce qui venait d’être dit était la vérité cette fois. Et il remercia le ciel de ne pouvoir appréhender pleinement le cauchemar vivant qui était en train de le réduire à l’état d’esclave.
« Une dernière fois, ne remercie pas le ciel, connard, remercie-moi ! »
Cette fois, le désespoir acheva de le priver de toute énergie ; comme si son tout son système nerveux essayait de porter une masse bien trop lourde pour lui.
Face à cette doublure abjecte, il ne pouvait y avoir de victoire.
« Bien. Je crois que tout est clair. Tu sais aussi ce que nous sommes sur le point de faire, n’est-ce pas ? »
Le Max à la barbe s’était calmé d’un seul coup, comme si sa colère n’avait été qu’un numéro d’acteur particulièrement convaincant… Et l’utilisation du pronom « nous » suggérait qu’ils avaient retrouvé une espèce de complicité perdue. Le vrai Max en ressentit un mélange de dégoût et d’apaisement…
Et en effet, Max savait où ils allaient. D’abord, une petite visite chez Fred, son chef de rayon.
Ensuite, pour des raisons différentes, une petite conversation avec l’Antiquaire s’imposerait…
Le double au crâne rasé s’avança tout en prenant une grande inspiration qui lui bomba le torse. Il avait l’air de quelqu’un sur le point de faire quelque chose qu’il n’avait aucune envie de faire…
Max était toujours à genoux, mais releva la tête. De près, les deux trous noirs qui se voulaient des yeux donnaient à son propriétaire l’air d’une copie mal foutue… Un peu à la façon de quelque costume mal ajusté. Max baissa la tête de nouveau. Il ne pouvait plus voir ça.
« Redresse-toi. » dit la chose en costume de Max.
La voix s’était soudain affaiblie. Elle sonnait fatiguée, tout à coup. Il fallut à Max une bonne dose de courage pour se mettre debout et à nouveau lever les yeux vers le cauchemar ambulant.
Son faciès était en train de changer : des pupilles et des iris apparurent à la place des puits sombres et froids. Un simple observateur aurait pu le croire humain à présent. Et l’expression inscrite sur ses traits était à l’image de sa voix : lasse.
« Et voilà les négociations » se dit Max.
Aucune réaction de son double ne vint ponctuer cette pensée, pourtant claire… était-ce une réelle faiblesse qu’il percevait là, ou bien lui donnait-on de faux espoir ?
« Écoute-moi bien, Max… » C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Il attendait manifestement quelque chose de lui…
« J’ai dépensé beaucoup d’énergie ce soir. Surtout pour apparaître physiquement. Et quand bien même je le souhaiterais, je ne peux pas encore me séparer de toi. J’ai besoin de toi. »
Essayait-il de se faire prendre en pitié ? Si oui, c’était raté. Menacer quelqu’un des pires douleurs pouvait s’avérer rédhibitoire lorsqu’on cherchait sa compassion. Le faux Max continua :
« Je ne cherche en aucune façon à t’attendrir. Je t’explique simplement ce qui va se passer : je vais me reposer en toi, et il n’y a rien que tu puisses faire pour l’empêcher… Tu vas très certainement te trouver très fatigué aussi. Repose-toi, mange… Fais ce que tu as à faire. Mais après ça, nous irons où nous devons aller. Tu me suis ? »
Max acquiesça. L’autre approuva du menton, comme un sergent satisfait de ses troupes :
« Bien. Nous nous comprenons. Pour en finir, je vais te dire la chose la plus importante que tu entendras aujourd’hui : si tu me sers de la bonne façon, tu sers ta cause également. Nous sommes liés. Et même si ça te paraît impossible ce soir, saches que tu peux en sortir vivant et avec une vie meilleure… »
Cette affirmation était plus que douteuse, mais lorsqu’on a besoin de se raccrocher à quelque chose, même une branche pourrie faisait l’affaire…
« Tu caches mal tes pensées… Mais peu importe. Cela ne changera rien. Tu le découvriras tôt ou tard par toi-même. »
Le corps de l’épouvantable double se réfugia en lui tel un vent obscur. Et Max sentit le poids familier revenir se loger dans ses entrailles.
La fatigue se fit aussitôt ressentir. Mais il aurait pensé que ce serait bien pire à voir l’épuisement de la créature avant de disparaître… Peut-être n’était-elle pas accoutumée à cette sensation ?
Pour la deuxième fois ce soir, il entrevit une lueur d’espoir à ce cauchemar. Un espoir certes dérisoire, mais c’était toujours mieux que la sensation d’impuissance totale qu’il l’avait littéralement submergé plus tôt : la chose en lui possédait quelques faiblesses malgré sa force indéniable. Et, actuellement elle dormait d’un sommeil profond.
Il s’agissait maintenant de profiter de cette accalmie pour réfléchir. S’entendant penser, Max s’aperçut que son esprit ne tergiversait plus sur la nature même de ce qui était réel ou non.
La douleur et la terreur l’avaient purifié de ces pensées parasites qui l’auraient certainement rendu fou il y avait peu.
Sa situation actuelle était peut-être sans issue, mais il savait où il en était.
Avisant le bureau délabré où il se trouvait, Max se mit donc en quête d’une sortie. Il commencerait par rejoindre le centre-ville et se trouverait à manger.
Pendant qu’il sentait l’Autre dormir, il devrait en profiter pour contacter Marie et lui expliquer ce qu’il pourrait. De sa main droite, il attrapa son portable et l’appela.
Messagerie.
« Merde ! » siffla-t-il.
De toute façon, il se rendit compte qu’il n’aurait pas trop su par où commencer s’il l’avait eue au bout du fil. Et puis, en chemin, il aurait le temps de penser à un message et le laisser sur sa boîte vocale…
La présence familière toujours nichée au creux de son ventre, Max sortit par la porte et descendit les escaliers plongés dans l’ombre avec une assurance surprenante.
Il n’était plus question de sauter par la fenêtre…
∞
Le téléphone de Marie fut pris de soubresauts dans la poche intérieure de sa veste, mais sa course l’empêcha d’en sentir les vibrations.
Elle courait à la faible allure que lui permettaient ses maudites rangers. Sa silhouette se découpait sous les lampadaires de la zone commerciale déserte, seulement accompagnée du cliquetis des boucles métallique sur ses chevilles.
A cette heure-ci, les lieux semblaient comme perdus dans le vide. Sans le bruit de ses pas et ses courtes respirations, on aurait pu croire que de gigantesques parkings surmontés d’enseignes lumineuses flottaient dans l’espace…
En tout cas, elle-même se sentait flotter au milieu d’un maelstrom de confusion grandissant à une vitesse effrayante.
Que c’était-il réellement passé là-bas, au milieu de la sombre chaleur de la friche industrielle ?
Max avait-il vraiment tué (« massacré, Marie. Il l’a mis en morceaux tu te souviens ? ») ce cinglé en toute conscience ?
Ou bien était-ce la chose ? Qui, elle l’aurait juré, avait pris la forme de son père pendant un court moment ?
Les questions s’accumulaient, toutes plus folles les unes que les autres, auxquelles faisaient place des hypothèses plus folles encore…
Elle ne savait qu’une chose : elle devait trouver de l’aide. Et celle-ci ne viendrait sûrement pas des flics…
L’ancienne punk à chien savait très bien comment cela allait se dérouler si jamais elle allait voir la police : elle passerait des heures dans des bureaux miteux à s’expliquer, et, au bout d’un moment, ils se mettraient à la recherche de son ex, pendant qu’elle serait gardée au chaud dans une cellule… Ils finiraient sûrement par trouver Max un jour, mais ce serait trop tard. Il aurait certainement commis d’autres crimes d’ici là (la chose qui lui avait parlé là-bas ne semblait pas avoir pour loisir les pique-niques ou la cuisine végan). Et Max serait probablement tué au cours de l’arrestation. Vu l’état psychique déplorable dans lequel il se trouvait, il tenterait probablement d’agresser les officiers de police ou de gendarmerie qui tenteraient de l’interpeller.
« Il n’est pas dans un « état psychique déplorable », ma Puce. Il est possédé. Comme dans ce film que vous adoriez regarder tous les deux en vous marrant comme des baleines : L’exorciste, c’est bien ça ? Plutôt sympa ce film d’ailleurs… »
Sous la sueur, Marie sentit sa chair se glacer. La voix dans sa tête avait changé. Ce n’était plus la sienne, mais celle de son père. Voilà des années qu’elle ne s’était pas fait entendre. Elle détestait déjà l’autre voix, mais au moins c’était la sienne d’une certaine manière. Alors que celle-ci semblait animée par une volonté propre… Et ce qu’elle avait à dire n’était jamais agréable.
« La truie est à MOI !! » ça c’est de la réplique comme on en fait plus ! Pas vrai ma Puce ? »
Il fallait qu’elle accélère pour échapper à cette voix venue d’outre-tombe. Ce gros tas de merde était mort et enterré depuis des années ! Et il avait bien failli avoir sa peau… Pas question qu’il remette le couvert.
Ce fut avec les poumons en feu et l’impression d’avoir une lame plantée dans les côtes que la jeune femme vit enfin de la circulation, plus loin…
« Et puis quoi Marie ? Tu vas faire du stop ? Et si des garçons te prenaient dans leur voiture ? Qu’est-ce que tu crois qu’il va arriver ? T’as vu comment t’es fagotée ? Ou peut-être que c’est ce que tu cher… »
« Ferme ta gueule. Connard de gros porc. »
Malgré son essoufflement, elle avait parlé d’un ton calme et posé. A mille lieux de la rage et du dégoût qu’elle ressentait.
La jeune femme fut satisfaite de pratiquement entendre les dents s’entrechoquer lorsque la bouche se ferma, quelque part dans son esprit…
Elle ferait du stop, que papa soit d’accord ou pas lui était égal.
Une voiture s’arrêta presque aussitôt après qu’elle eut levé le pouce, à côté d’un abribus désert, sur le bord d’un boulevard peu fréquenté…
Il s’agissait de jeunes (deux garçons et deux filles, à peine la vingtaine…) en route pour faire la fête en cette nuit de samedi.
Ils ne lui posèrent aucune question à part : « Tu vas où ? ». Soit, ils n’avaient pas remarqué qu’elle était seule dans un endroit où elle n’aurait pas dû être, soit ils n’en avaient rien à foutre. Dans un cas comme dans l’autre, cela convenait parfaitement à Marie.
Le trajet se déroula au rythme des rires et du rap dans les haut-parleurs. Les jeunes et la voix de son père laissèrent la chanteuse tranquille jusqu’à ce qu’elle pose le pied sur le trottoir, devant l’hôtel :
« Alors ma Puce, c’est quoi le plan ? On réveille Joey au milieu de la nuit et on lui raconte le meurtre directement ? Ou tu lui prends une bière avant ? »
Putain de merde. La nuit allait être longue.
∞
L’enseigne de l’hôtel diffusait sa lueur écarlate sur le visage de Marie. Sa veste en cuir pendait sur le côté, accompagnant ses bras ballants qui se balançaient à un rythme qu’elle seule paraissait entendre.
La petite voiture qui l’avait déposée redémarra en vrombissant, accompagnée des cris enthousiastes des filles à l’arrière.
La chanteuse ne les entendit même pas.
Ses jambes et sa petite robe à fleurs sombres qu’elle avait enfilée pour sortir de la chambre, quelques heures plus tôt, étaient partiellement couvertes de poussière incrustée par la sueur, et ses énormes chaussures traînaient des résidus de mauvaises herbes dans leurs lacets…
Un jeune couple qui passait à proximité, sur le large trottoir, avisa l’image perturbante de cette jeune femme à l’air perdu.
L’homme (un hipster barbu dans la vingtaine) l’interpella, encouragé par sa compagne :
« Madame ? Excusez-moi, madame ? » Il remua une main devant elle, essayant d’attirer son attention. L’apostrophe sembla enfin obtenir l’effet escompté.
« Quoi ? C’est à moi que tu parles ? Tu viens vraiment de m’appeler madame, là ? »
Apparemment ce n’était pas la réaction attendue par le jeune homme. Il eut un léger mouvement de recul et semblait presque parti pour faire des excuses quand la jolie petite brune à son bras intervint :
« Est-ce que vous avez besoin d’aide ? »
Marie regarda la mignonne souris qui avait un air inquiet et pensa : « Putain, et comment que j’ai besoin d’aide. Je viens d’échapper à un ex légèrement chafouin… Et quand je dis chafouin, je veux dire avec des pulsions de meurtres plutôt violentes, tu me suis ? Genre serial killer qui fait dans les mises à mort du style des vieux slashers des années quatre-vingt… Et attends : le plus marrant là-dedans c’est ce qui arrive à son corps… Il a des ombres sous la peau qui le manipulent comme une marionnette et je crois bien (non, en fait j’en suis certaine) qu’à un moment il a pris l’apparence de mon défunt papa : père aimant et violeur notoire de son état. Donc là je cherche ce que je vais bien pouvoir faire… Et c’est pas évident tu comprends ? Parce que moi je l’aime beaucoup ce petit enfoiré de Max, et que je sais pas vraiment c’est quoi le protocole à suivre dans un cas de ce genre. Bizarrement, ils ont jamais évoqué le sujet sur BFMTV : mais on sait très bien qu’ils parlent jamais des vrais trucs ces connards, pas vrai ? Enfin, bref… Pour te la faire courte : oui. J’ai besoin d’aide mais je vois pas ce qu’une gamine en mini-short moulant, aussi gentille soit-elle, et son copain passablement débile (qui m’appelle « madame », au passage ? Sérieux ?) pourraient bien faire pour m’aider. Donc passez votre chemin et bonne soirée à vous deux. »
En la détaillant, les grands yeux brillants de la petite brune parurent s’agrandir encore, si c’était possible…
Elle n’allait pas tarder à hurler « au viol ! » à la place de Marie si elle la laissait faire, alors elle choisit de répondre autre chose :
« Oui ça va. Merci. Je reprends un peu mes esprits. Pfiou ! Soirée dingo ! toi-même tu sais ! Eh ! Eh ! Un bon dodo, une bonne gueule de bois et ça ira mieux. » Elle ponctua ses mots d’un sourire complice et qu’elle espéra un peu penaud. Le hipster s’étant désintéressé d’elle au profit de son écran de smartphone.
Le regard de biche posé sur Marie était clairement dubitatif. Peut-être l’absence de senteur alcoolisée autour d’elle ne jouait pas en faveur du baratin de la chanteuse… Puis vint un moment où le visage (« elle ressemble à cette beauté, là, dans le film sur la danseuse, non ? Mila quelque chose… » pensa Marie.) devint carrément extatique :
« Oh mon Dieu ! C’est vous, hein ?! » Le petit copain leva enfin le nez de son Instagram. Sa copine tira sur son bras et il grimaça comme si la douleur était insoutenable, mais regarda plus attentivement. La petite commençait à sautiller et à pousser de petits couinement excités… Marie ne comprenait plus rien à ce qui était en train de se passer.
« Mais si ! Vous êtes la chanteuse de rock, là ? Lilou ! C’est ça ? » dit la petite souris.
Et merde. Manquait plus que ça… Il fallait dire qu’avec tout ça, elle avait complètement oublié son métier.
« Elle est drôlement mignonne la petite, pas vrai ? Mais c’est pas ton truc de bouffer du gazon, hein ma Puce ? Papa il te connaît bien... »
Et voilà que son père semblait être à nouveau parti pour s’installer dans sa tête comme au bon vieux temps… Marie ne lui répondit même pas et se retint de partir en courant pour échapper au jeune couple qui avait l’air prêt à prendre des selfies à présent… L’unique raison qui l’en empêcha était le risque qu’ils appellent la police ou n’importe qui si jamais elle se mettait à agir de manière erratique.
« Ouais. Lilou. Ou un truc dans le genre… C’est bien moi. » marmonna Marie. Puis elle planta ses yeux dans les immenses iris verts de la gamine, s’approcha d’elle et lui murmura :
« Écoute, t’as l’air d’une fille vraiment sympa mais je viens de passer une soirée difficile. Il faut vraiment que j’y aille, là. Et je suis pas au top pour des photos au cas où t’aurais pas remarqué… Entre filles on se comprend, pas vrai ? »
A ces mots la brunette prit un air tout à fait sérieux qui ne lui allait pas du tout (« insouciante, hein ? chanceuse créature… » pensa Marie) et lui répondit comme si elles étaient complices depuis toujours :
« Oh oui, tu as raison. Pardon. T’inquiète je comprends bien. » Clin d’œil.
« Allez viens Kévin, on va la laisser tranquille. Elle va bien.
_ Mais on ne prend pas un self…
_ Non, j’ai dit ! »
La minuscule créature aux gigantesques yeux verts savait se faire obéir, de toute évidence… Le mini-short reprit ses oscillations hypnotiques en même temps que son chemin, entraînant son compagnon dans son sillage.
La fille se retourna une dernière fois en direction de Marie et articula silencieusement quelque chose qu’elle ne comprit pas, suivi d’un autre clin d’œil « de fille ». Apparemment elles étaient devenues copines. Super. La soirée de Marie était sauvée.
Mais ça ne répondait pas à la question qu’elle se posait initialement : devait-elle aller trouver Joey ? Ou peut-être Danny ? Elle n’avait même pas leurs numéros de chambre d’ailleurs… Est-ce qu’ils allaient lui donner comme ça à la réception, comme dans les films ? Avec sa dégaine de rescapée d’un gang-bang ?
De toute façon elle avait toujours son téléphone n’est-ce pas ? Elle le chercha dans sa poche intérieure et oui, il était bien là.
C’est là qu’une autre idée lui vint : pourquoi ne pas appeler Franck ? Avec son calme à toute épreuve, il serait capable de l’aider à gérer ce genre de situation, ou au moins la conseiller.
Et elle soupçonnait qu’il était capable de passer sous les radars lorsque c’était nécessaire. Quand on faisait dans l’« import-export », c’était le genre de compétence qui devait être indispensable, non ?
Alors que la chanteuse se plaçait à l’abri des regards sous les arcades de l’hôtel, elle se fit la réflexion qu’au fond, elle avait toujours soupçonné son compagnon de mener des activités plus ou moins légales, quand bien même elles n’auraient pas été criminelles, à « proprement » parlé. Et même si elle n’était pas au fait de ses activités, qui était capable de faire autant de fric en jouant selon les règles ? Il n’était clairement pas un grand fan des forces de l’ordre après tout : ne l’avait-elle pas entendu railler ouvertement l’incompétence de la police à une ou deux reprises ?
La jeune femme se retrouvait face à un dilemme pour le moins épineux : prendre le risque de mouiller ses meilleurs amis dans une affaire grave, tout en sachant qu’ils allaient lui conseiller (peut-être l’obliger) d’aller dans le plus proche commissariat ; avec les conséquences que cela entraînerait… Ou contacter son mec, pour qui elle n’avait accessoirement pas encore décidé ce qu’elle ressentait, et qui aurait peut-être une autre alternative à proposer que simplement la carte : « allez directement en prison et ne touchez pas vingt-milles euros » ?
Marie avait eu une éducation rigoureuse. Et donc, une grande part d’elle-même lui martelait qu’elle devait aller à la police. Que c’était la seule chose à faire… En plus de ça, elle mourrait d’envie de se réfugier auprès de la chaleur de ses amis. Non, plus précisément, elle en avait besoin ; parce qu’en cet instant, le fait qu’elle pût être encore capable de tenir debout sans craquer ni pleurer toutes les larmes de son corps dépassait son entendement.
Mais il y avait autre chose en elle qui murmurait un impératif différent : sous aucun prétexte elle ne devait mettre Max entre les mains des autorités compétentes. Après ce qu’elle avait vu ce soir, il y avait un risque énorme que le résultat soit, au mieux, désastreux.
« Les « autorités compétentes »… Laisse-moi rire ma Puce ! Compétentes en quoi de toute façon ? En exorcisme ? Ah !Ah ! C’est des guignols, les schmidts, et tu le sais. Pourquoi tu crois qu’on les appelle « les bleus » ! Est-ce qu’ils t’ont aidé quand toi tu en avais besoin ? Quand je venais te rendre visite dans ta chambre ? Tard le soir ? »
Des larmes de rage montèrent aux yeux de Marie. Cet enfoiré allait-il la tourmenter toute son existence ?! N’en avait-il pas assez fait comme ça de son vivant ?
Elle ne comptait pas se laissait faire ce soir… Elle lui envoya, de toute la force de sa pensée, une réponse dont elle espérait qu’elle lui ferait fermer sa sale gueule, au moins pour le moment :
« Écoute-moi bien espèce de sombre merde : si tu ne te casses pas de ma tête, je vais finir par t’en extirper de force, tu m’entends ?! Même si ça doit se finir à coup de marteau ! Et quand j’en aurais fini avec ce qu’il reste de toi, tu regretteras l’agonie de la cirrhose qui t’as pourri le bide, enfoiré de fils de pute !! »
Mais, à la place de la réponse attendue (le silence), elle n’obtint qu’une voix amusée :
« Miaw ! Mais elle sortirait les griffes cette petite salope. Vas-y ! défonce-toi la tête à coup de marteau ! Pour ce que j’en ai à foutre. De toute façon je suis mort depuis un bail tu te rappelles ? C’est pas comme si tu pouvais m’enlever la chance de poser mes mains sur toi une dernière fois ! Parce que je suis en toi ma chérie. Et c’est là qu’a toujours été ma place… Et puis, entre nous, tu sais très bien ce qui me ferait partir de ta tête de linotte, pas vrai ? »
Juste à côté d’elle (ce qui, pour Marie, aurait tout aussi bien pu se trouver à une centaine de kilomètres), un passant qui déambulait regarda dans sa direction : et vit une jeune femme sous l’entrée d’un hôtel, appuyant sa tête contre un pilier en béton... Elle se tenait le crâne entre les mains comme si elle voulait arracher la tignasse rouge qui ornait un des côtés de celui-ci et marmonnait des phrases inaudibles pour elle-même.
Le passant (un jeune homme dans la force de l’âge) continua son chemin comme s’il n’avait rien vu… Il y avait de plus en plus de taré(e)s dans la rue ces derniers temps.
L’esprit de Marie essayait de résister aux assauts de son père :
« En arrivant, On est passés devant une supérette ouverte il me semble, non ? Tu sais, une de celles avec les bouteilles derrière le comptoir, accessibles seulement au caissier ? Et je suis bien certain qu’il y avait de la vodka, ma Puce... »
Voguant sur un trottoir anonyme, habillée de vêtement sales, devant un hôtel dont elle avait oublié le nom, l’ancienne punkette, éclairée par une lumière cruelle, semblait sur le point d’avoir une révélation…
Elle se prit à imaginer l’effet qu’une gorgée de feu liquide lui ferait.
Tout d’abord il y aurait la sensation de légère brûlure dans sa bouche, sa gorge… Puis l’éclosion de chaleur dans son estomac. Elle remonterait le long de sa moëlle épinière jusqu’à son cerveau en un frisson de pure extase et puis…
Le calme. La Paix.
Elle aurait à nouveau le recul pour penser de façon logique. Pour prendre des décisions cohérentes. Et elle avait besoin de ce recul… Non ! Pour être tout à fait honnête, elle le méritait, bon sang ! Il s’agissait de choix qui pourrait impliquer la vie ou la mort de vraies personnes, après tout…
Bien entendu, comme chez la plupart des ivrognes, une voix à l’arrière de son crâne lui disait qu’elle était sur le point de commettre une erreur irréparable… Qu’elle s’inventait une histoire, simplement pour s’autoriser à picoler.
Et, oui, elle s’inventait une histoire. Pour avancer, tout le monde était obligé de le faire ! C’était là l’essence même de la conscience humaine… Quel mal pouvait-il y avoir à inventer des justifications à nos actes, à nos vies !? Quel mal y avait-il à vouloir combler les blancs d’une existence sans autres buts que ceux que nous nous fixons nous-mêmes, ou pire encore, que d’autres fixent pour nous ? Quel mal y avait-il à essayer de se sentir un peu moins perdu au cœur d’un univers froid, mort et dépourvu de signification ? Dépourvu de sens ?
La réponse était simple : il n’y en avait pas.
Car l’alternative, c’était la folie.
Marie redressa la tête et sortit de l’abri précaire des arcades. Ses yeux se mirent en quête de l’enseigne représentant un petit panier de courses… Et la trouvèrent presque aussitôt. Elle vérifia qu’elle avait toujours sa carte de crédit sur elle et marcha tout droit vers son objectif.
Son visage avait retrouvé sa sérénité.
La voix de son père ne se faisait déjà plus entendre depuis un moment lorsqu’elle pénétra dans la supérette.
Lorsqu’elle en ressortit pour dévisser le bouchon métallique de la bouteille et but une première fois au goulot, elle n’était déjà plus tout à fait certaine de l’avoir vraiment entendue.
« On se raconte tous des histoires pour tenir… » se dit la jeune femme en regardant tout autour d’elle.
« Et c’est OK. »
Elle haussa les épaules puis porta de nouveau ses lèvres au goulot brûlant.
∞
Franck finissait de se préparer. Il apportait les dernières retouches pour rendre son visage présentable en attendant le coup de fil de Marie, qui ne tarderait plus maintenant…
La connexion avec la bague le fatiguait plus qu’il ne l’aurait cru. Ou bien la situation désespérée de la chanteuse se faisait-elle ressentir jusqu’en lui ? C’était une possibilité. Il n’avait pas connu de précédent. Et à dire vrai, il s’en fichait… Car la situation avait tourné plus vite à son avantage qu’il ne l’avait prévu. Et Franck en était ravi.
Il avait goûté chaque seconde de la confusion de la jeune femme. Il s’était abreuvé de toute la peur, du dégoût et de la rage que lui inspirait son passé. Et par extension, qu’elle s’inspirait elle-même. Découvrir ainsi l’origine profonde de la douleur de vivre de sa proie, celle-là même qui avait fait d’elle une telle œuvre d’art vivante, avait été jouissif.
Il avait même dû se masturber à un moment… Et alors que les va-et-vient s’intensifiaient, qu’il dégustait avec la chanteuse les tréfonds du néant blottis au sein même de l’Existence, il avait versé une larme. Une seule.
Cela ne lui était pas arrivé depuis…
Eh bien depuis son adolescence, lorsque son nom n’était pas encore Franck, mais Frank, Il y avait fort longtemps de cela.
A cette époque il vivait (ou plutôt survivait) en Allemagne. Et les lendemains de la Grande Guerre avaient été pour le moins difficiles…
Il n’aimait pas se souvenir de cette période, mais il était tout de même reconnaissant de l’avoir traversée. Lorsque l’on a connu certaines choses (et qu’on en a goûté d’autres), cela vous apprend à appréhender chaque journée avec une tout autre perspective…
Et ce soir, alors qu’il se considérait comme un être rassasié, sur le point de devenir « complet », la détresse de Marie avait resonné dans la sienne ; celle-là même qui avait (en grande partie) forgée son âme corrompue…
Il en avait été bouleversé à un niveau qu’il pensait impossible. Du moins pas depuis son « changement », au fond de la mine, il y avait de cela un siècle… Cent-trois ans pour être exact.
Mais ce qu’il avait ressenti tout à l’heure ne changeait rien à sa détermination. Il allait posséder la Résonnance Noire et s’élever dans la hiérarchie du Chaos.
La fille n’était qu’un bonus : un jouet extraordinaire dont il s’ingéniait à déchiffrer les superbes rouages pour mieux le comprendre. Quand il l’aurait démonté et contemplé chacun d’eux, il s’en lasserait très vite.
Le téléphone vibra sur le marbre, à côté du lavabo.
Avant de décrocher, Franck prit le temps de s’adresser à son reflet :
« Et voilà. C’était pas si difficile, hein, Princesse ? »
Il prit une longue et satisfaisante inspiration, se mit dans la peau de son personnage, puis fit glisser le petit symbole vert sur l’écran pour répondre :
« Marie ? »
« _ Franck, j’ai besoin d’aide. »
L’antiquaire laissa passer quelques secondes avant de reprendre la parole. Il essaya de se concentrer uniquement sur le son de la voix de la chanteuse et de couper la connexion avec la bague. Il venait de s’apercevoir que celle-ci créait un décalage étrange. Comme quelqu’un qui appellerait une station de radio et laisserait son poste allumé derrière… Ce n’était pas tout à fait ça, mais c’était la meilleure analogie qui lui venait à l’esprit.
« Franck ? Tu m’entends ? »
« _ Oui, je t’entends. Excuse-moi j’étais… »
Quoi ? En train de sortir de ta tête ?
« En train de m’isoler pour t’écouter. Qu’est qu’il y a ma P… »
Il avait failli dire « ma Puce ». Il rattrapa son erreur au dernier moment :
« Ma Princesse. »
« _ Arrête avec ça… J’ai besoin que tu viennes ce soir Franck. Je peux pas tout t’expliquer et je sais que tu es à cette soirée, mais je ne sais pas qui appeler d’autre… Tu vois, Max il a… Pété un plomb… »
Il y eut un bruit dans le micro ; cela aurait aussi bien pu être un rire qu’un sanglot... Elle reprit avec un débit de plus en plus haché :
« Ça a mal tourné et je ne sais pas où il est… Et je peux pas aller voir les flics… En plus je suis à moitié bourrée… »
Nouveau grésillement dans l’appareil, puis :
« Je suis désolée, je sais pas pourquoi je t’appelle en fait… Tu ne peux sans doute rien faire pour moi. Désolée, on se rappelle plus tard, d’accord ? »
« _ Attends ! Ne raccroche pas. »
Même maintenant, sans la connexion à l’anneau, il savait qu’elle n’en ferait rien, mais il devait continuer à jouer son rôle de petit ami prévenant. Au moins pour le moment…
« _ Marie ? Tu es toujours là ? »
« _ Oui ? » Cela avait plutôt ressemblé à « ui ? ». Comme si elle était redevenue une petite fille prise en faute par son paternel.
Elle était à point. Et l’alcool qu’elle avait ingéré ne pourrait que faciliter la tâche de Franck. Il prit sa meilleure voix, celle qu’il utilisait pour inspirer la confiance ; Sûre d’elle, ne souffrant aucune contestation, avec une bonne pincée d’empathie :
« J’arrive. Donne-moi une adresse et j’arrive. Il y a deux heures de route jusqu’où tu te trouves. Probablement moins avec ma voiture. Tu es toujours là où vous avez donné votre concert, n’est-ce pas ? »
« _ Oui… »
« _ Trouve-toi un endroit au chaud, envoie-moi l’adresse quand c’est fait, donne-toi le temps de reprendre un peu tes esprits et je suis là… D’accord ? »
« _ Oui. Merci… »
« _ Marie ? »
« _ Quoi ? »
« _ Pourquoi est-ce que tu as bu, Princesse ? »
« _ Hein ? Pourquoi tu… »
« _ Rien. Excuse-moi. Oublie ça, on s’en fiche. Je monte dans ma voiture. N’oublie pas de m’envoyer l’adresse, surtout. »
« _ Ok. Encore merci. Je vais raccrocher maintenant. »
La tonalité de fin d’appel se fit entendre dans son oreille. Franck, déjà prêt à prendre la route sur le siège conducteur de son Audi R8, regarda son téléphone en se mordant la lèvre inférieure. Merde ! N’aurait-il pas pu s’empêcher de tourmenter sa proie avant qu’elle soit définitivement entre ses mains ? C’était quoi ce plan, à lui demander « pourquoi tu as bu ? » Il voulait la faire fuir ou quoi ?
Il prit une minute pour se reconnecter avec la bague. Juste le temps de voir si…
Ouf ! Elle n’avait pas changé d’avis. La jeune alcoolique ne semblait pas avoir réellement compris ce qui venait de se passer. Elle se demandait actuellement où elle allait l’attendre. Et avait envie de continuer à boire… Mais parvenait à se convaincre qu’elle limiterait la casse pour rester lucide.
Très bien.
Franck coupa la connexion pour limiter la fatigue : Il allait avoir besoin de toutes ses forces très bientôt.
Aucune lumière ne venait percer les ombres épaisses au sein de la propriété, jusqu’à ce que la porte du garage se soulève pour laisser passer des phares d’un blanc aveuglant. Ils étaient accompagnés du puissant feulement d’un V10 impatient.
La bête furtive et vrombissante sortit par le grand portail et se faufila sous les lampadaires en émettant des sons satisfaits…
Elle glissait sur l’obscur asphalte comme une vipère sur de la soie.
∞
Max pénétra en marchant dans le lotissement plongé dans le noir. Ici, les lampadaires de la classe laborieuse et moyenne étaient éteints par souci d’économie. Et pas une seule des habitations, toutes récentes, qui bordaient les petites rues aux noms d’arbres ne semblait éveillée.
Chemin faisant, Max se rendit compte que ce n’était pas tout à fait vrai : d’anonymes fenêtres renvoyaient la lueur bleutée d’écrans de télévision ou d’ordinateurs, égarés sous une lune distribuant parcimonieusement la lumière qu’elle ne faisait qu’emprunter.
Le jour se lèverait dans environ trois heures, mais, en attendant, les façades blafardes ressemblaient à d’immenses pierres tombales plantées au milieu de pelouses soigneusement entretenues. Pas un son ne se faisait entendre, à l’exception des pas feutrés de Max sur l’asphalte luisant.
Sa démarche était assurée et il se sentait bien mieux que lorsqu’il était sorti de l’usine désaffectée, quelques heures auparavant… Il se sentait l’esprit plus clair.
Plus tôt dans la soirée, afin de recouvrer ses forces (« c’est nos forces, maintenant » s’efforça-t-il de penser), et avant de prendre le BlaBlaCar qui l’avait emmené jusqu’à l’entrée de la modeste agglomération où il se trouvait, Max avait fait un arrêt dans un fast-food pour faire ce que son organisme lui réclamait : manger.
Il avait essayé d’appeler Marie sur le parking du restaurant, mais sans succès : elle n’avait pas répondu. Puis il s’était dit, en toute bonne foi, qu’il ferait une nouvelle tentative juste après avoir rempli son estomac… Peut-être même entre deux bouchées, pourquoi pas ?
Et il avait fini par dévorer cinq burgers et presque autant de portions de frites… Un record. Il n’aurait jamais pu engloutir tout ça s’il n’avait été « que lui » … Mais son corps avait absorbé l’offrande avec gratitude. Pendant que les sandwichs disparaissaient dans son ventre à mesure qu’il les commandait, il s’était rendu compte des coups d’œil, autant hilares que médusés, des quelques personnes présentes dans le « restaurant », à cette heure avancée de la nuit. Il avait vérifié (encore une fois) s’être débarrassé du sang qui recouvrait ses mains : oui, il avait bien nettoyé toutes les traces… Il s’en était occupé plus tôt, dans un ruisseau un peu sale, aux abords de la friche industrielle ; il en avait aussi profité pour jeter sa veste à capuche, dont les manches étaient imbibées… Il avait fait tout cela dans une espèce de trance fébrile, comme sorti de lui-même, et surtout, en évitant de réfléchir aux implications de ses actes. Plus tard, il avait pu fignoler le travail, récurant ses ongles et les replis de peau, dans les toilettes du fast-food, avant de commander. Il restait bien une tache ou deux sur son pantalon, mais celui-ci était noir. Même un œil acéré n’en tirerait aucune conclusion.
Le type qu’il avait trouvé sur le site de covoiturage, l’avait pris une demi-heure après son « repas » (la nature et la quantité de la bouffe en question faisant relativiser ce mot), sur le parking éclairé par le M jaune géant... Et même si le voyage avait été passablement crispant pour Max (apparemment, le conducteur faisait partie de ces gens qui n’aimaient pas le silence), le tout s’était déroulé sans encombre.
Tout le long de la route, un détail l’avait taraudé. De la même façon que le jour d’un départ en vacances, lorsque l’on sait qu’on a oublié quelque chose, mais que l’on est incapable de se souvenir quoi… Cela ne devait pas être si important que cela ; et puis si, au contraire, ça l’était, cela lui reviendrait en temps voulu, n’est-ce pas ? Sans compter que le type qui conduisait l’empêchait de réfléchir en parlant tout le temps. Mais en fin de compte, tout ce qui comptait, c’était qu’il n’avait pas oublié où il allait : voir ce bon vieux Fred…
Ils avaient des choses à se dire tous les deux.
Au bout d’un moment, il s’était endormit dans son siège, et lorsqu’il s’était réveillé, au bout d’une quarantaine de minutes, le gars était toujours en train de parler à son volant… Et ils étaient sur le point d’arriver à l’arrêt prévu. La voiture s’était arrêtée sur un parking désert, conducteur et passager s’étaient poliment dit « au revoir », et le type (impossible de se rappeler son prénom) avait repris la route.
A présent, alors que les pas de Max se rapprochaient de leur destination à rebours des numéros de maisons, plus rien ne venait troubler le fil de ses pensées : dix-huit, seize, quatorze… Et voilà : douze, rue des tilleuls.
C’était l’adresse sur la fiche de paie de Fred, futur ex-chefaillon à la solde de l’enseigne pour laquelle Max travaillait il y avait encore deux jours de cela.
Cet abruti aimait à laisser traîner le bout de papier attestant le salaire (dérisoire au vu de son obséquiosité concédée au système) qu’il touchait, bien en vue sur son bureau, au milieu de la réserve…
Le pourquoi d’un tel comportement avait souvent prêté à discussion au sein des membres de l’équipe du plateau chaussures : pour certains c’était de l’étourderie pure et simple. Pour d’autres c’était là le signe que Fred ne faisait pas grand cas de sa rémunération, et par conséquent, restait un être humble. Ce qui était peu ou prou la même chose si l’on prenait la peine d’y réfléchir une seconde… Max, quant à lui, faisait partie du groupe (le plus conséquent mais le moins loquace sur le sujet) qui pensait que cette information était laissée en vue à dessein, dans le but de motiver « ses troupes », comme il les appelait parfois. Alors certes, les mille neuf-cents euros et des poussières que Fed percevait étaient toujours mieux que le quasi-SMIC que touchait le reste de ses collaborateurs (pardon : « Ses troupes »), mais Max ne comprenait pas quel genre de fierté mal placée justifiait un tel « oubli » volontaire. Sans doute s’imaginait-il que, comme lui, tous les employés du magasin voulaient lui ressembler et étaient prêts à donner leurs âmes au Dieu dément de la grande distribution ; si tant était qu’à ce prix-là, on puisse encore dire « vendre » son âme, et non pas : la « donner »… Max était persuadé que, dans la tête du minable chef, cela donnait des films où ses subalternes voyaient son bulletin de salaire et se disaient, dans un mélange extatique de fascination et de révérence : « quand je serai grand, je voudrais vendre des chaussures et gagner autant d’argent que Fred ! Presque deux milles euros ! Par mois ! Tu te rends compte ?! Woua ! Et comme ça je pourrai prendre des crédits sur trente ans et les rembourser presque toute ma vie ! Si j’ai de la chance ! C’est pas génial ?! ».
Pathétique.
Et énervant… Très énervant, en fait.
Heureusement que, cette nuit, Max et la chose qui habitait son ventre allaient rendre un petit service au monde (et à Fred lui-même, par la même occasion) en lui faisant prendre une retraite anticipée, définitive, et amplement méritée…
Sans tout à fait s’en rendre compte, il avait déjà pénétré dans le jardin, et contourné la petite bâtisse… Afin de repérer les lieux. De ce côté-ci, il se trouvait à l’abri de la lumière sélénite.
Une télé était allumée.
Max se rapprocha d’une large porte vitrée coulissante, source de la lumière blanchâtre, en prenant soin de ne pas marcher sur l’allée couverte de gravillons qui la reliait au modeste potager, plus bas. Il devait éviter de se faire détecter, et, jusqu’ici, la nuit lui avait facilité la tâche… Toutes ces précautions auraient pu être inutiles si la Présence en lui avait été en pleine possession de ses moyens ; celle-ci pouvant se rendre, avec son Porteur, extrêmement difficile (presque impossible, en fait) à repérer, si elle le désirait. Mais elle devait économiser son énergie pour la suite. La furtivité était donc de mise, au moins pour le moment…
Ainsi, il était environ trois heures du matin lorsque Max posa les yeux sur sa cible, seule dans son salon et affalée sur le canapé : Fred avait un regard vitreux que son « équipier commmercial » ne lui avait jamais vu, qui s’expliquait en partie par les canettes de Huit-Six posées sur la table basse devant lui. Il pouvait en voir quatre, plus une autre dans sa main… Un « score » certes modeste, s’il était un habitué, mais Max doutait que ce fût le cas. Si son chef avait un problème d’alcool, il l’aurait remarqué, non ? Puis, tout de suite après s’être fait cette réflexion, il se dit que la réponse à cette question était : non, pas forcément. S’il y a bien une chose qu’un addict (à quelque produit que ce fût) était capable de faire, c’était cacher sa consommation dudit produit à son entourage. Alors les collègues…
Pendant que ces différentes considérations se recoupaient dans la tête de Max, Fred fit une tentative pour se lever du canapé familial… qui se solda par un pitoyable échec.
Il était fin soûl.
Cela faciliterait les choses.
Fred refit une tentative en agrippant l’accoudoir à côté de lui des deux mains, poussa sur ses jambes… Et fut debout. Il clignait des yeux avec force, comme pour essayer de se réveiller, puis regarda attentivement autour de lui, apparemment en quête d’éventuels obstacles sur son parcours, ou peut-être même pour se rappeler où il voulait se rendre… Max l’observait de derrière les rosiers, juste sur le côté de la porte vitrée, d’où il avait une vue imprenable, et se savait à l’abri de tout regard venant de l’intérieur de la maison.
La Présence dans son ventre commençait à bouillonner. Elle était bien réveillée à présent et se préparait à passer aux choses sérieuses.
En voyant son collègue tituber vers le coin cuisine, Max commença à se demander ce qu’il avait l’intention de lui faire au juste…
L’espace d’un instant il se demanda même comment il était arrivé ici… Il n’avait aucun souvenir de son trajet en voiture. Mais ces questionnements s’effacèrent aussitôt soulevés à cause du boucan qui éclata à l’intérieur de la maison.
Fred avait renversé une assiette traînant sur le comptoir en bois qui séparait salle et cuisine. Dans le silence ambiant, le fracas sembla anormalement assourdissant, même de derrière la fenêtre. S’étant fondu dans la nuit avec application, l’ouïe de Max s’était affutée au point de lui faire sentir de petites vrilles dans les tympans au moment de l’impact sur le carrelage.
Et merde, cela avait forcément réveillé quelqu’un dans la maison…
Il ne restait plus qu’à attendre que quelqu’un déboula dans l’escalier pour pester et allumer les lumières...
Si c’était le cas, Max opèrerait un retrait stratégique. Il se rendit alors compte que c’était la solution qu’il préférait... Parce que, en premier lieu : qu’est-ce qu’il était en train de foutre, en fait ? Et Marie ? Où…
Il sentit alors son ventre remuer avec force, et un pique de douleur monta sans pitié vers sa tête, aigu et froid. Son esprit se vida à nouveau de toute question superflue.
La silhouette accroupie derrière les rosiers réprima un cri et parvint à ne laisser échapper qu’un bref grognement…
La douleur reflua en grande partie presque aussitôt, mais le message avait le mérite d’être clair : fini les questions, et pas de retraite possible.
La pointe noire et aiguisée, qui menaçait de lui transpercer le cerveau, continuait de se diluer peu à peu en lui, et la rage contaminait à nouveau toute sa perception, lui faisant retrouver sa motivation de départ : débarrasser la planète de cet enfoiré.
Simultanément, tout au fond de lui, une part de Max était en train de prier pour qu’aucun membre de la petite famille ne descende voir papa.
« Arrête de prier, je t’ai déjà dit. Si quelqu’un se joint à notre petite fête, tant mieux... Mais tu sais quoi ? Tu ne deviendras pas un tueur de femmes et d’enfants cette nuit, parce que je ne sens personne d’autre dans cette maison. Pas toi ? »
Si. Max le sentait aussi.
Il essaya de ne pas penser au fait que la voix qui venait de se manifester en lui était très différente de ce qu’il avait entendu lorsque celle-ci avait pris une forme physique, dans l’usine désaffectée ; à l’intérieur de sa tête, elle tentait d’imiter des intonations et des voix humaines, mais sans cordes vocales, c’était peine perdue…
Le résultat de cette piètre imitation était abject. Et le pire était son intensité, qui montait crescendo. Comme si on lui avait fourni un micro. Et Max soupçonnait qu’elle aurait très bientôt un mégaphone à disposition…
Malgré cela, ses yeux avaient réussi à ne pas quitter Fred, qui, après avoir cassé l’assiette, avait tourné son attention vers la cage d’escalier donnant sur le couloir, de l’autre côté de la pièce : il attendait manifestement une réaction… C’est alors qu’il sembla se rappeler de quelque chose et empoigna un verre qui traînait lui aussi sur le comptoir, parmi des emballages vides. Il le jeta sur le sol de toute la force dont pouvait être capable quelqu’un dont le système nerveux est abruti par la boisson.
Max l’entendit clairement beugler : « Putain de connasse ! Pas là quand on a besoin d’elle, hein ? Par contre, pour se barrer… là… »
La suite se perdit dans des borborygmes ineptes dont seules les ivrognes avaient le secret. Pendant son discours sans queue ni tête, ses yeux avaient commencé à se fermer et son corps était manifestement en train de lutter pour rester debout.
« Allez, c’est l’heure de faire mal. Essaie de rentrer comme ça. Dans son état, il nous a peut-être laissé la voie ouverte… »
Max poussa sur la poignée pour faire coulisser la porte-fenêtre.
Celle-ci resta bloquée.
Aussitôt, et sans lui demander son avis préalable, sa propre main forma un poing et toqua contre la surface transparente.
Il en fut choqué. Il n’avait pas du tout voulu faire ce mouvement, et avait cru, pendant une horrible seconde, que sa main comptait passer à travers, au mépris de la chair et des tendons.
« Je deviens bon à ce truc, on dirait… Qu’est-ce que tu viens de penser là ? Oh, je vois… des « marionnettes », c’est bien comme ça que ça s’appelle ? » La présence ponctua ces mots par un son atroce qui se voulait probablement un rire mais qui sonna dans son cerveau endolori comme du verre crissant sur de la pierre. Max était dans un état proche de la sidération. La Présence commençait à assimiler tout ce qu’il était. Elle avait pris le contrôle de son corps, et, ce qui d’une certaine manière était pire, elle avait compris le concept de marionnettes instantanément, alors qu’elle n’en avait probablement jamais entendu parler avant… Et ce, à l’instant même où l’image avait traversé sa tête !
Max s’aperçut alors qu’il ne ressentait plus aucune colère, mais une terreur abyssale… La terreur de voir son être se dissoudre intégralement dans ce magma obscur et sans fond qui avait élu domicile en lui. Cette dissolution était en train de se produire en ce moment même, à une vitesse alarmante…
Fred regarda en direction des phalanges qui avaient continué, tout ce temps, à heurter sa vitre avec une patience obscène… Le son avait mis du temps à se frayer un chemin jusqu’à sa conscience embrumée.
«T’as perdu ta motivation ? T’inquiète, je prends le relais. »
La joie qu’éprouvait la Présence à tirer les ficelles était évidente. Max eut envie de fermer les yeux et de s’endormir sur-le-champ, à la manière d’un petit garçon qui avait décidé qu’il en avait trop vu pour aujourd’hui. Il ne voulait plus assister à la suite…
Mais, bien entendu, il en fut incapable. Il était en train de comprendre qu’en réalité, tout le mépris qu’il avait pu ressentir un jour pour Fred n’avait jamais été plus loin qu’un ressentiment poli entre collègues. C’était cette chose qui avait exacerbé ce qu’il avait de pire en lui, jusqu’à l’absurde.
Les yeux de Fred s’écarquillèrent en reconnaissant son visiteur tardif à la porte de son jardin. Il déverrouilla machinalement de l’intérieur, flottant sur des jambes chancelantes :
« Kesstufoulà ? »
Même si la formulation laissait à désirer, l’interrogation dans son regard et dans son intonation était authentique. Il passa une main sur son visage, comme si ce geste pouvait suffire à le faire dessouler.
Max essaya de lui dire de s’en aller, de courir maintenant…
Mais sa bouche sourit, et à la place, elle dit :
« Je viens juste rendre visite à mon chef d’équipe préféré. J’ai pas le droit ? »
Et son corps entra dans le salon de Fred comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Ce dernier semblait être en train de batailler avec son cerveau embrumé pour comprendre ce qui se passait…
« Mais ? Comment tu sais où j’habite ? »
Son phrasé s’était amélioré d’un seul coup. L’apparition d’un collègue dans son salon, au beau milieu de la nuit, l’avait un peu fait dessouler, apparemment…
Max et la Présence se trouvaient maintenant au milieu de la large pièce « à vivre ». Fred les fixait avec des yeux ronds comme des soucoupes, comme s’il vivait une rencontre du troisième type.
« Qu’est-ce que t’as sur le visage ? Des taches ? Qu’est-ce que… Elles bougent ? »
« _C’est rien, t’en fais pas. Tiens, regarde encore. Je suis sûr que c’est déjà parti. »
« _Ah ouais… »
Pendant ce bref échange, Max était parvenu à reprendre le contrôle de ses propres yeux. Il essayait désespérément de faire passer un message à son collègue en jetant d’intenses coups d’œil vers la porte d’entrée. Ce fut tout ce qu’il trouva à faire pour alerter Fred.
Bien évidemment, cela ne fonctionna pas du tout…
« Tu fais quoi avec tes yeux, là ? »
Le rire retentit à nouveau dans sa tête, plus amusé que jamais.
Quelque part au fond de son cerveau reptilien, Max sentit une part de lui-même se fissurer…
Apparemment, se révéler n’être qu’un simple passager dans un corps qui était censé vous appartenir n’était pas supportable pour un esprit humain. Du moins sans que cela n’endommage quelque chose…
Fred était enfin en train de comprendre que la situation clochait salement… Si l’apparition d’un de ses « subalternes » à la porte de son jardin n’avait pas suffi pour tirer une sonnette d’alarme, l’attitude de celui-ci et quelques menus détails (comme, au hasard, des trucs sombres qui se promèneraient sous sa peau) finirent par lui faire entrevoir le caractère éminemment perturbant et inapproprié de la situation. Il prit un ton autoritaire rendu peu crédible par ses yeux hagards et pointa la porte d’entrée d’un doigt imprécis :
« Je ne comprends rien à ce que tu fous là, mais je m’en fous : sors de chez moi ! » Si elle avait eu pour préambule un vague bredouillis (qui avait sonné aux oreilles de Max comme : « j’comprends rin assketufoula mé menfou »), l’injonction qui avait suivie avait le mérite d’être claire. La réponse le fut tout autant :
« _ Non. »
Fred en fut estomaqué.
Même dans un contexte aussi improbable, le fait qu’un de ses équipiers ose ne pas suivre une de ses directives était apparemment pas inenvisageable. Ses lèvres se mirent à bouger dans le vide. Il cherchait une réponse, mais était incapable d’en formuler une.
Max, enfermé en lui, ne put s’empêcher de sourire. Il regretta aussitôt ce résidu puant de mesquinerie, d’autant plus que la vie de son collègue ne tenait plus qu’à un fil. Il se dit alors que oui, quelque part il devait mériter ce qui était en train de lui arriver. Fred, a contrario, ne méritait pas ce qui allait suivre : il avait juste fait de son mieux avec ce qu’il avait. Cela constituait l’unique crime dont il était coupable. Et pour rajouter au tragique de la chose, tout n’était manifestement pas rose au sein de sa petite maisonnée…
Toujours spectateur, Max sentit, plus qu’il ne vit, sa main droite attraper le poignet de son collègue et le ramener contre son omoplate, le tout avec une brutalité aussi inutile que sadique.
Fred hurla.
De surprise et d’indignation, tout d’abord.
Puis de douleur.
Ce fut sous la contrainte d’une poigne aussi inflexible qu’une presse hydraulique qu’il fut plaqué contre le comptoir. Son hurlement s’arrêta à l’instant même où sa tête vint fracasser une deuxième assiette… Du sang se mit à couler d’une coupure sur sa tempe, mais il n’était pas K.O. et cherchait encore à déplacer ses jambes (le haut de son corps étant implacablement maintenu par la monstrueuse poigne de son agresseur) pour trouver un point de bascule et se sortir de la prise.
Max ne pouvait qu’assister à la scène dont il était condamné à observer tous les détail.
Il s’en serait volontiers passé.
Sous ses yeux, il vit sa main droite se recouvrir de marques foncées, comme si un tatouage ressortait spontanément de sous son épiderme… Ou comme s’il était à un stade avancé de contamination par la Peste Noire.
C’était cette main qui maintenait le poignet de Fred contre son dos et il pouvait sentir que la force qu’elle contenait était loin de s’exprimer pleinement. L’autre était posée sur sa nuque, continuant d’appuyer le visage contre les éclats d’assiette badigeonnés de sang. Le bassin de sa victime était maintenu bien appuyé contre le côté du comptoir à l’aide du sien, donnant l’impression que la Présence cherchait à le violer…
Mais Max savait qu’il n’en était rien. Elle était simplement occupée à savourer l’impuissance de l’être insignifiant qui se débattait en vain sous le corps qu’Elle occupait.
Dans son excitation, la Présence oublia, l’espace d’un moment, de prêter attention à la conscience de son Porteur…
Ce qui eut pour effet d’ouvrir à ce dernier un accès temporaire à ses intentions... Et à ce qui lui servait « d’émotions ».
Max vit alors sous un jour nouveau, et avec toute la force que lui permettait son âme morcelée, cette fameuse citation : « les ignorants sont bénis »…
En cet instant, il se demanda même s’il n’aurait pas voulu échanger sa place avec celle de Fred… La sensation était odieuse ; les mécaniques de pensées et de sensations auxquelles il fut brièvement connecté ne relevait en rien de ce qu’il connaissait et, il le savait, pollueraient ce qui restait de lui pour le restant de ses jours… jours qui n’étaient plus très nombreux, du moins d’après ce qu’il sentit lors sa courte intrusion dans l’esprit de l’innommable parasite.
Mais, au moins, Max serait gardé en vie encore quelques temps, pour des raisons d’impératifs biologiques… Ce qui n’était pas le cas de Fred, dont la fin était imminente. D’une certaine façon, cela faisait de lui une sorte de veinard…
La Présence voyait le monde autour d’Elle de façon déformée mais avec une acuité inhumaine, corrompue, et des détails qui paraissaient importants aux yeux d’un être humain (le temps et l’espace, pour ne citer qu’eux) relevait de l’insignifiance pure à ses yeux... On pouvait à peine parler d’une conscience. Même si une connaissance instinctive du monde qui l’entourait était palpable, elle ne relevait que d’un savoir primaire inné.
Ce que Max avait pris pour une forme d’arrogance de sa part, lorsque la Résonnance (« Car c’est ainsi qu’on la nomme ») avait pris la peine de s’adresser directement à lui, n’en était même pas. En effet, pour être capable de ressentir un sentiment aussi complexe que de l’arrogance, il faut qu’il existe en soi un mélange, typiquement humain, d’insécurité et autres émotions authentiques…
L’altérité qu’il était en train d’entrevoir, devenue un être niché en son sein, était totalement dénuée de ce type de fonctionnements alambiqués ; ce qui ne l’empêchait pas d’observer ces mêmes fonctionnements avec minutie, et de les percevoir comme de simples « mécanismes » mettant en branle les créatures qui lui servaient potentiellement de bétail.
Perdu au milieu de ce maelstrom d’horreur sensitive, chaque seconde qui passait rendait la notion de “réel” un peu plus glissante. Les concepts auxquels l’esprit de Max pouvait se raccrocher, afin de ne pas se désintégrer dans l’inconnu, commencèrent à lui échapper. Cependant, une comparaison vint tout de même se frayer un chemin dans son cerveau fiévreux : se retrouver en connexion avec la Résonnance, cela devait être un peu comme être branché, de l’intérieur, au système nerveux d’une araignée...
Elle avait faim. Elle élaborait. Attendait… Et mangeait.
Puis recommençait...
L’avidité sans la peur.
Le besoin de tisser afin de, tour à tour, jouer, conserver, se sustenter...
Max put presque sentir le monde autour de lui se retourner, un peu à la façon d’un gant retiré trop vite… Tout ce qu’il pensait savoir sur ce qui l’entourait, sur ce qu’ils étaient en temps qu’espèce sentiente, tout cela n’était semblable, au mieux, qu’à de vagues conjectures divaguées par un pilier de bistrot qui tenterait d’expliquer la physique quantique à sa chopine… Une histoire assemblée de toutes pièces, pour chercher un sens à une existence nonsensique, par des hommes et des femmes, des Prix Nobel, qu’on appelait médecins, physiciens ou astronomes… Ceux-là même qui, s’ils avaient été confrontés à la Résonnance, et à ce que sa simple présence signifiait dans la trame de l’univers connu, en auraient probablement perdu l’esprit.
Et, comme Max, ils auraient très certainement souhaité que cela s’arrête au plus vite.
Alors que sa conscience, contrainte et forcée, semblait s’élargir en même temps qu’elle se diluait, il commença à apercevoir des événements d’ordinaire inappréhendables par un homme (était-ce des endroits ? D’autres temporalités, peut-être ? D’autres êtres comme Elle ? Max n’avait aucune idée de ce qu’il observait…) ; Puis, dans un indicible soulagement, il sentit une porte se fermer sur lui, refusant enfin l’accès à sa pauvre cognition malmenée… Et fut ramené dans l’instant présent.
La première chose qu’il comprit, lorsqu’il se sentit de nouveau relié à son propre corps, fut qu’il lui était toujours impossible d’en reprendre le contrôle… En revanche, il était aux premières loges pour être témoin des derniers instants de son collègue.
Selon toute vraisemblance, son « absence » avait durée seulement quelques secondes car le malheureux Fred était encore immobilisé par la nuque et le poignet, cruellement maintenus trop près l’un de l’autre en une cruelle torsion.
Max vit que des larmes s’étaient mélangées au sang coulant le long du visage affolé de son ex-chef de rayon… Qui se fit bousculer sans ménagement vers une porte située au fond, à côté de la cuisinière. Il finit par être poussé au travers, dans une grande pièce sombre.
Ceci fut accompli avec la même facilité qu’aurait pu avoir un adulte à brutaliser un enfant de deux ans.
Le battant de la porte alla se cogner contre les parpaings nus derrière elle. Le responsable du plateau chaussure, lui, atterrit trois marches plus bas et se réceptionna sur son poignet droit.
Un nouveau cri de douleur suivi immédiatement le sinistre craquement.
Lorsque les néons éclaboussèrent le garage propre et neuf de leur lumière blanche obscène, Fred se tortillait sur le sol gris et nu.
Le doigt encore sur l’interrupteur, la Résonnance en costume de Max était à la recherche quelque chose. Ses yeux scannaient la pièce. Qui se trouvait être pour la majeure partie vide. Au sol, une tâche sombre à peine perceptible indiquait que d’ordinaire, un véhicule se trouvait à cet endroit. Probablement le monospace familial que la femme de Fred avait utilisé pour prendre le large avec les enfants. Sur le mur du fond, un large panneau de rangement à outils surplombait un établi rangé avec soin. Chaque chose était disposée avec un souci d’optimisation évident et témoignait d’un soin presque maniaque…
« C’est clairement l’œuvre de Fred, ça… » Pensa Max, tandis que son corps se dirigeait en direction du cutter rouge (lame complète : neuve) sagement accroché à sa place.
La Résonnance n’avait apparemment pas oublié ses projets.
Mû par son instinct de survie, Fred fit une pitoyable tentative de percée pour retourner vers la cuisine. Mais il ne tenait pas vraiment sur ses jambes et une simple poussée du talon le renvoya ramper sur le ciment avant même qu’il ait pu se dresser. Il serrait son poignet contre lui comme si c’était un doudou abimé, alors que son crâne produisait un « bonk » bien distinct en rebondissant sur le sol ; cependant, il ne perdit pas connaissance, continuant à chercher une issue avec une frénésie futile.
Une radio jouait en sourdine quelque part dans le garage. Il fallait croire que Fred l’avait oubliée plus tôt dans la journée ; peut-être alors qu’il commençait à être un peu bourré et avait bricolé quelque chose pour s’occuper…
La petite enceinte diffusait « Hotel California » : la foutue reprise des Gipsy Kings…
Tout en se voyant empoigner puis soupeser avec un soin vicieux le cutter de sa main droite, Max eut l’image du gros toutou de Marie qui lui traversa la tête. Comment ne pas penser à ce bon vieux Dude alors que le poste diffusait la bande-son d’un des passages iconiques de « son » film…
Max eut l’impression que la dernière fois qu’il avait vu ce bon gros labrador, c’était dans une autre vie. Il ne se souvenait même plus quand c’était, en fait. Probablement à un moment où il perdait encore son temps à ne pas profiter de la vie. Menant une lutte stérile contre lui-même, ne faisant que gaspiller le temps qui lui était imparti au lieu de le savourer. Un temps plus court qu’il ne l’avait cru.
Bon sang, s’il avait su… Pourquoi avait-il fallu que cette chose le choisisse lui, et pas un autre ?!
A genoux à terre, Fred leva les bras pour se protéger de la lame qui, dans un premier temps, fit mine de chercher un endroit à taillader…
Après avoir joué un peu, elle commença à couper.
À l’instant où le cutter se mit à son ignoble tâche, Max put lire dans les yeux de Fred le même sentiment d’injustice qui le submergeait lui-même.
Avec une précaution aussi cruelle qu’inutile, la lamelle crantée s’attaqua à des tendons stratégiquement placés afin de prévenir toute tentative de fuite ou de contre-attaque.
Et ensuite, il y eut encore plus de coupures… Et au bout du compte, il fallut environ une douzaine de minutes pour que le cœur de Fred finisse (enfin) par cesser de battre. Douze minutes, cela peut sembler peu, mais Fred vous aurez probablement répondu que douze minutes en enfer, c’était déjà beaucoup trop.
Max, qui en était arrivé à un point où il ne savait même plus s’il était victime ou bourreau, aurait confirmé chaque syllabe de cette assertion.