Chapitre six - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

L’air vibra sous l’impulsion des coups. Jehane se redressa dans un sursaut et ramassa à la hâte les lingots étalés autour d’elle pour les dissimuler sous un drap.

            – Si tu n’ouvres pas cette porte, petit oiseau, mon prochain ordre sera de la défoncer.

            Elle reconnut la voix profonde de l’enchanteresse et se précipita vers l’entrée. Juste avant d’abaisser la poignée, elle se rendit compte que sa robe était en lambeaux à force d’en avoir arraché des pans entiers pour lustrer l’or. Elle saisit le tablier de forgeron de son père, accroché au clou planté dans le mur, et l’enfila pour dissimuler ses haillons.

            Elle poussa un soupir de soulagement en découvrant la nuit au-dehors. Maeve se tenait assise sur sa chaise à porteurs et la fixait d’un regard courroucé.

            – Voilà plusieurs minutes que mes serviteurs cognent, en vain. Pourquoi nous avoir laissés à la porte ? Souhaites-tu à ce point que tes voisins découvrent ce que tu caches ici ?

            Prise de panique, Jehane invita l’enchanteresse et ses serviteurs à entrer. Elle éprouva un sentiment de honte terrible d’accueillir Maeve dans sa chaumière qui empestait le fauve faute d’avoir été aérée. On devinait les vestiges de l’attaque des Grévains dans les brisures de vaisselle qui jonchaient le sol et les outils répartis pêle-mêle sur la table en bois. Jehane n’avait pas pris le temps de ranger.

            – Que… Que faites-vous ici ?

            – Je suis venue chercher ma commande, renifla Maeve en jetant un œil circonspect autour d’elle. Comme nous l’avons convenu.

            – Comme nous l’avons convenu ? répéta Jehane d’un air hébété.

            La langue de Maeve claqua d’impatience à l’intérieur de sa bouche.

            – N’as-tu pas lu ma lettre, petit oiseau ?

            Jehane glissa une main dans le pli de sa robe. L’enveloppe s’y trouvait toujours. Elle n’en avait pas même brisé le sceau de cire.

            – Je t’y disais que je viendrai chercher mon dû dans dix jours, reprit Maeve quand Jehane s’obstina à rester silencieuse. Dix jours sont écoulés. Où se trouve-t-il ?

            Ce n’était pas le décors que Maeve observait avec une telle attention. Elle cherchait l’armure. L’armure que Jehane n’avait pas forgée. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait passé les dix derniers jours à se perdre dans la contemplation de l’or.

            – Je… Il me faudrait plus de temps, bafouilla-t-elle.

            Maeve fronça les sourcils. Pour quelqu’un qui avait passé tant d’années à ruminer sa vengeance, elle faisait preuve de fort peu de patience.

            – Combien de temps ?

            – Dix jours supplémentaires, suggéra Jehane.

            – Je t’en donne sept et pas un de plus.

            Maeve n’ajouta qu’un mot, que Jehane ne comprit pas. Les hommes-porcelaine voltèrent et l’enchanteresse disparut dans la nuit, aussi soudainement qu’elle était apparue. Jehane ignorait si elle avait vu la forme sous le linge au milieu du salon, si elle avait compris qu’il s’agissait de ses lingots.

            Enfant, Jehane était un jour tombée malade et la fièvre ne l’avait pas quittée durant plusieurs jours. Quand son père lui avait apporté un gobelet d’eau, un matin, elle lui avait reproché de l’avoir abandonnée.

            « Qu’est-ce que tu me chantes là ? l’avait-il réprimandé. J’ai perdu le compte du nombre de fois où je t’ai apporté à boire ».

            Jehane n’en avait gardé aucun souvenir. Elle avait eu l’impression de s’éveiller d’un cauchemar sans fin.

            Une sensation similaire s’emparait d’elle, à présent. D’un geste brusque, elle souleva le drap et s’adressa à l’or :

            – Désormais, tu ne vaux pas plus qu’un tas de ferraille. Je vais te fondre. Je vais te tordre. Et je vais oublier à quel point j’étais belle dans ton reflet.

            Elle n’attendit pas le matin pour se mettre à l’ouvrage. S’aidant du soufflet, elle alluma un feu dans le grand four et y jeta le premier lingot avec un déchirement au cœur. On aurait pu lui arracher un être cher que la douleur n’aurait pas été plus vive. En l’occurrence, des êtres chers, elle n’en avait plus que le destin puisse lui prendre. Elle jeta le deuxième lingot.

            L’éveil de la forge attira de nombreux curieux, le jour venu. Depuis la mort de son père, l’enclume était restée silencieuse et voici que Jehane y battait sans relâche de grandes plaques dorées.

            Heureusement, la palissade de roseaux était assez serrée pour que les voisins ne puissent rien voir. Jehane connaissait désormais l’effet que l’or pouvait avoir sur les âmes. Elle ne doutait pas un seul instant que certains d’entre eux seraient prêts à lui trancher la gorge pour se l’accaparer.

            – Éloignez-vous ! cria une voix. Rentrez chez vous !

            Amaury chassa les fouineurs puis, de l’autre côté de la palissade, il souffla à sa fiancée :

            – Jehane ? Que fais-tu ? Pourquoi refuses-tu de m’ouvrir depuis des jours. J’étais mort d’inquiétude !

            Elle l’ignora, trop préoccupée par l’opération délicate de plier ce qui allait devenir le plastron de l’armure.

            – Tu dois me laisser entrer, insista-t-il. Cette forge est aussi la mienne.

            Le marteau manqua sa cible et s’abattit sur le doigt de Jehane. Elle poussa un rugissement de douleur.

            – Si tu oses franchir cette palissade, Amaury, je jure que je te recevrai avec un poinçon dans les gencives !

            Il marmonna entre ses dents, mais finit par s’éloigner. Jehane put à nouveau se concentrer sur son travail, qu’elle ne cessa qu’à la nuit venue. Elle ne s’interrompait que pour boire et manger un peu, pour laver la sueur et la crasse de son front quand elles lui coulaient dans les yeux. Les protestations des voisins, lorsque le jour suivant déclina, n’y changèrent rien. Toujours elle travaillait.

            Alors qu’elle avait perdu toute notion du temps lorsqu’elle s’était abîmée dans sa contemplation de l’or, elle en avait à présent une conscience aigüe. Elle observait la course du soleil, comptant les jours avec angoisse, redoutant celui où l’enchanteresse viendrait chercher son dû. Même si sa rencontre avec Maeve avait en partie apaisé ses craintes et chassé l’image de la sorcière véhiculée par les comptines, elle redoutait toujours sa magie, contenue dans ces mots étranges. Jehane devait se montrer à la hauteur de sa mission si elle voulait venir en aide à cette victime innocente, mériter son salaire et s’éviter d’être changée en âne. Triplement motivée, elle peaufinait les finitions du heaume lorsqu’un problème lui apparut.

            – Il n’y aura aucun œil pour briller derrière cette visière, réfléchit-elle.

            L’enchanteresse avait spécifié vouloir se faire assoir dans le ventre du géant d’or, qu’elle avait exigé plus large que celui de n’importe quelle armure et équipé d’une fente en haut du plastron, lui permettant de voir et de respirer. Ainsi, le heaume demeurerait vide. N’importe qui le scrutant avec un peu d’attention s’en rendrait compte et comprendrait la supercherie.

            « Pourquoi en or ? avait demandé Jehane. Il existe des métaux plus solides, sans compter qu’une telle armure ne manquera pas d’attiser les convoitises.

            – Je n’ai guère le temps de t’expliquer quelles propriétés magiques déterminent mon choix. Contente-toi de faire ce que je te demande, avait rétorqué l’enchanteresse. Quant aux envieux… à toi de rendre l’armure suffisamment menaçante pour qu’ils ne soient pas tentés de l’ouvrir en deux. »

            Jehane se gratta l’arrière de la tête. Elle n’était pas encore habituée à porter les cheveux courts, mais ne regrettait pas son choix. Leurs pointes avaient pris feu de trop nombreuses fois depuis qu’elle s’était lancée dans cette entreprise. L’odeur de brûlé qui ne quittait plus ses narines la rendait nauséeuse. Certes, les villageois verraient dans cette coiffure une nouvelle raison de la railler – s’il leur en fallait encore une – mais elle avait tellement gagné en efficacité dans son travail que le jeu en valait la chandelle.

            Soudain, en songeant aux faces moqueuses de ses voisins, une idée lui vint. Les paysans au visage dévoré par la petite vérole se confectionnaient parfois des masques en bois, pour dissimuler l’étendue de la maladie. Ils leur sculptaient des joues, des nez et des bouches, qui leur donnaient l’air hostile. Jehane n’aurait qu’à faire de même pour masquer le vide de l’autre côté de la visière. À ceci près que son masque, à elle, serait fait d’or.

            Elle s’assura de lui donner une expression féroce. S’inspirant du visage de Savari, elle moula la face d’un guerrier et l’accrocha au heaume. Elle recula d’un pas, s’extasia face à son œuvre. Une bouffée de fierté l’envahit.

            Elle n’eut pas le loisir d’admirer l’armure plus longtemps. On frappait à nouveau à la porte. Jehane empoigna le manche de son balai, prête à en faire usage pour chasser Amaury s’il le fallait. Son fiancé s’entêtait à vouloir lui rendre visite, évoquant le mariage et sa dote. Jehane était parvenue à refouler la rage qui lui picotait le ventre en se concentrant uniquement sur son travail. Son œuvre achevée, elle ignorait si elle serait capable de résister à l’appel de la violence. Elle ne désirait pas souiller la mémoire de son père, surtout pas en gâchant un mariage pour lequel il avait tant lutté.

            « Tu es une adulte, une femme. Il est attendu des hommes qu’ils résolvent leur conflit par la violence ; mais les femmes, elles, sont plus fragiles. Elles doivent user de douceur pour parvenir à leurs fins – ou alors de ruse. »

            Elle inspira longuement. Et ouvrit la porte.

            De l’autre côté, immobiles comme des statues, l’attendaient quatre hommes de porcelaine. Les dessins bleus sur leurs visages ne cessaient de se mouvoir, décrivant des arabesques que Jehane ne savait interpréter. Elle n’avait pas besoin de les comprendre pour connaître la raison de leur présence. Elle s’écarta et ils s’engouffrèrent à l’intérieur de la maison.

            Jehane avait repoussé tous les meubles le long des murs afin d’avoir la place d’assembler l’armure. L’intérieur n’avait plus grand-chose à voir avec celui que son père lui demandait d’entretenir avec soin. Les assiettes sales s’accumulaient sur la table, du tissu déchiqueté jonchait le sol et le plancher était parsemé de débris de métal.

            – Où est votre maîtresse ? interrogea Jehane, comme si les automates allaient lui répondre.

Elle ne se plaignit pas de l’absence de Maeve – au contraire. À n’en pas douter, l’enchanteresse lui aurait reproché le désordre qui régnait dans sa chaumière.

            – Faites attention ! ne put-elle s’empêcher de s’écrier lorsque les serviteurs soulevèrent l’armure.

            Ils avaient l’habitude de porter leur maîtresse avec délicatesse, l’armure ne craignait rien, pourtant, Jehane redoutait la moindre secousse. Elle avait manqué de temps pour s’assurer que chaque partie était solidement attachée aux autres. Sa nervosité grandit lorsque les automates franchirent la porte d’entrée et prirent la direction du château.

            – Je vous suis ! lança-t-elle en s’élançant à leur suite.

            Sur le chemin, elle essaya tant bien que mal de défroisser le tissu de sa robe sous le tablier de forgeron. Elle avait jeté au feu les haillons dans lesquels elle avait reçu l’enchanteresse, la semaine précédente, mais cela ne la rendait pas plus présentable pour autant. Elle aurait aimé s’être au moins passé un peu d’eau sur le visage avant de retourner dans le havre de faste et de beauté que constituait le château de Maeve.

            Elle retira ses sabots lorsqu’elle se rendit compte qu’ils laissaient derrière elle des traces noires sur le sol de marbre blanc. Et les remit aussitôt en s’apercevant que ses pieds n’étaient pas beaucoup plus propres. L’ascension de l’escalier ne dura pas aussi longtemps que la dernière fois. À dire vrai, elle lui parut même trop courte. Son cœur menaçait de briser les os de sa poitrine à force de battre à tout rompre. Qu’allait penser Maeve de son œuvre ? Serait-elle à la hauteur de ses exigences ? Et si elle ne l’était pas, quel sort lui réservait l’enchanteresse ? Elle réprima un frisson.

            Les automates dépassèrent la chambre de Maeve pour la mener loin dans le couloir. Ils en traversèrent deux encore avant de s’arrêter devant une porte ouverte. Maeve, éternellement assise, les attendait dans une pièce abandonnée aux ombres.

            – Entre, petit oiseau.

            Jehane avança à pas de loup. Les rideaux avaient été tirés, masquant la lumière de la lune. Seules quelques bougies posées à même le sol apportaient un peu de lumière. Le malaise que provoquait l’intimité calfeutrée de cette salle s’accrut lorsque les automates y pénétrèrent à leur tour. L’armure n’y semblait pas à sa place. Elle envahissait tout l’espace, le saturait, rendant l’air irrespirable.

            Jehane retint son souffle.

            – Bien, décréta Maeve. Voyons ce que tu m’as apporté.

 

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