Elle plissa les yeux, aveuglée par les reflets de l’or. L’armure qui se dressait devant elle tenait de l’œuvre d’art. La forgeronne avait veillé à en arrondir les formes, leur conférant une finesse qui manquait à celle du chef Grévain. Sur les gantelets et les spalières, elle avait gravé des arabesques. Les plaques de métal constituant le flancart et le gorgerin ne semblaient guère plus épaisses que du papier. Quant au plastron, il était traversé par un liseré d’or à l’arrête tranchante. Qui eut cru ces mains rouges capables d’une telle délicatesse ?
La forgeronne entortillait ses doigts caleux les uns autour des autres de nervosité. De quoi avait-elle peur ? Ce n’était pas elle qui allait, sous peu, se retrouver prisonnière d’un tombeau doré.
– As-tu pensé à aménager les deux cavités que je t’ai demandé ? interrogea Maeve.
Jehane ne sembla pas remarquer le mélange d’impatience et d’appréhension dans sa voix. Maeve savait la moduler à la perfection.
– Celles pouvant contenir une dizaine de grosses pierres ? Les voici.
La forgeronne ouvrit deux renfoncements dissimulés de part et d’autre de la spalière. D’où elle se trouvait, assise sur sa chaise, Maeve ne parvenait pas à les distinguer correctement. Elle dut croire sa nouvelle alliée sur parole, forcée à accorder sa confiance à une fille qu’elle connaissait à peine, simplement parce qu’elle ne pouvait pas se tenir debout.
– Je dois vous avouer qu’elles constituent une faiblesse dans la structure de l’armure, confessa Jehane. Ici, le métal est moins épais que partout ailleurs. Était-il indispensable de les creuser ?
– Oui, indispensable.
Elle n’avait pas à se justifier auprès de la forgeronne. Sa gorge se mit à vibrer lorsqu’elle appela les automates. Elle aimait sentir sa langue se tordre dans sa bouche pour articuler les mots magiques. Elle avait perdu la maîtrise de tous les autres muscles de son corps, mais celui-ci, elle savait encore le manier comme personne.
Les hommes de porcelaine se réunirent peu à peu dans le salon, où ils s’alignèrent le long du mur. Maeve fronça les sourcils. La faïence de leurs membres commençait à présenter des traces d’usure et des fissures apparaissaient sur la surface blanche de leurs torses. Certains avaient les pieds et les doigts souillés par la terre et la poussière. Bientôt, ils ne lui seraient plus d’aucune utilité.
N’ayant aucune affection pour l’un en particulier, elle en choisit deux au hasard et leur intima un ordre qui les aurait fait frémir, s’ils avaient été humains, mais ces êtres dépourvus d’âme s’exécutèrent sans rechigner. Ils défilèrent devant leurs camarades et, l’un après l’autre, ouvrirent la trappe qui se trouvait au niveau de leur cœur.
Jehane poussa un cri de surprise lorsque le premier se retrouva éventré.
– Que font-ils ?
Maeve haussa les yeux au ciel. Cette petite se montrait décidemment bien curieuse, pour une ignare issue d’un village sordide.
– As-tu déjà vu une charrue avancer sans être tirée par un bœuf ou un âne ? lança-t-elle, prenant le soin de choisir une métaphore que l’autre trouverait familière.
– Bien sûr que non, c’est impossible.
– Eh bien voici les bœufs qui vont faire avancer mon armure.
À l’intérieur de l’automate, luisait une sphère de verre rouge et trois noms ressurgirent des tréfonds de sa mémoire. Maeve eut un pincement au cœur en se souvenant du jour où elle lui avait insufflé sa magie. Sans elle, ses serviteurs auraient été aussi limités dans leurs mouvements et leurs actes que les automates de la capitale. À l’époque de leur fabrication, elle pensait y avoir trouvé sa salvation.
– Que lui arrive-t-il ? s’écria la forgeronne, extirpant Maeve de ses souvenirs.
L’automate privé de cœur venait de s’affaisser. Ses bras et sa tête pendaient, immobiles.
– Sans la sphère, il ne peut plus fonctionner, expliqua Maeve.
– Est-il… mort ?
Elle ne put contenir un éclat de rire. La naïveté de la jeune femme était une bouffée d’air frais dans son quotidien renfermé.
– Ne t’en fais pas, petit oiseau. Il ne peut pas mourir, puisqu’il n’a jamais vécu.
– Que vont-ils devenir ? insista Jehane.
Les deux serviteurs s’occupaient à présent d’extraire le cœur de l’automate suivant. Ils placèrent les deux premiers joyaux dans les cavités de l’armure.
– Ils attendront mon retour, assura Maeve. Ces deux-là, ajouta-t-elle en désignant des yeux les arracheurs de cœur, continueront d’entretenir le château. Ils donneront l’illusion qu’il n’a pas été déserté.
– Vous avez pensé à tout, murmura Jehane, admirative.
Maeve aurait aimé le croire, mais elle savait que c’était impossible. Comment aurait-elle pu anticiper chaque imprévu, elle qui peinait déjà à anticiper ses propres réactions ? Les émotions qui la parcouraient en ce moment même la surprenaient. Elle ne pensait pas redouter une geôle supplémentaire, elle qui était déjà prisonnière de son propre corps.
« Ces sentiments sont une bonne chose, tenta-t-elle de se convaincre. Ils prouvent que ton humanité ne t’a pas encore totalement quittée. »
Les automates avaient terminé d’aménager les cœurs à l’intérieur de l’armure. Maeve espérait qu’ils suffiraient à mouvoir ce géant de métal. Elle ne pouvait pas courir le risque de le voir s’écrouler sous son propre poids.
– Bien, il ne manque plus que la touche finale, annonça-t-elle.
– Quoi donc ? s’enquit la forgeronne, dont les yeux fascinés ne cessaient de briller.
Si jeune, si naïve…
– Moi, bien sûr !
Un nouvel ordre et les serviteurs se pressèrent des deux côtés de la chaise à porteur. D’habitude, il en fallait quatre pour la soulever, aussi lorsque les deux survivants voulurent la hisser sur leurs épaules, l’assise tangua si furieusement que Maeve manqua s’effondrer au sol. Elle ne pouvait même pas se cramponner au montant pour s’épargner la chute.
Jehane se précipita pour lui venir en aide.
– Laisse ! vociféra Maeve.
L’autre se figea, heurtée. Maeve ne voulait pas de sa compassion. Elle n’en avait pas besoin.
Finalement, les automates stabilisèrent la chaise et parvinrent à la porter jusqu’à l’armure. Jehane s’empressa de détacher le plastron. Ses mains tremblaient tellement qu’elle peinait à défaire les nœuds qui le maintenaient fermés.
Le battant d’or s’ouvrit comme une porte, révélant une troisième et ultime cavité. La plus vaste de toutes.
« Voici ma cellule », songea Maeve.
– Voici ton futur.
Elle frissonna. Ses yeux roulèrent dans tous les sens, cherchant d’où pouvait provenir la voix, mais il n’y avait guère que la forgeronne et les automates avec elle. Elle avait dû rêver. Ce n’était pas la première fois, après tout, que son imagination fabriquait des réponses à ses monologues. La solitude avait le pouvoir de ronger les esprits, même les plus retors.
Sa langue s’appesantit au fond de sa bouche. L’ordre suivant fut plus difficile à articuler que les autres. Elle aurait voulu qu’il existe un autre moyen, mais elle les avait tous épuisés. Alors, elle dit les mots.
Les automates glissèrent leurs bras sous ses genoux et ses aisselles. Elle ferma les yeux lorsqu’elle fut soulevée de terre comme elle l’avait été tant de fois. Elle avait la sensation de flotter et elle aurait voulu qu’elle dure éternellement mais bientôt, une surface dure rencontra son dos et son corps s’alourdit.
Elle se trouvait assise à l’intérieur de l’armure.
D’un regard circulaire, elle contempla la cloison d’or autour d’elle. À la lumière des bougies, la beauté de ses reflets était saisissante. Quel dommage qu’il faille les condamner à l’obscurité.
Une goutte de sueur dévala la pente de sa colonne vertébrale. Quelque chose en elle hurlait, se débattait sans mouvement, rejetait ce sarcophage doré. En vain.
Une prison dans une prison, voilà ce qu’elle était. La seule chose qui comptait, c’était sa vengeance.
– Referme le plastron, ordonna-t-elle.