Chapitre Treize : Les conclusions

Par Mimi
Notes de l’auteur : Anté-pénultième chapitre de ce roman qui me tient tant à cœur et dont j'ai reçu de si gentils retours… Merci infiniment, petites plumes, d'avoir pris le temps de lire et commenter cette petite histoire, et de m'avoir si bien accueillie en votre communauté, d'avoir fait en sorte que je me sente comme chez moi !
 

Chapitre Treize : Les conclusions

 

Hugo ne parle pas plus que les autres jours alors qu’ils marchent le long de la route du Clos Tevilo. Lise réalise de nouveau qu’il ne lui reste plus grand chose de ses vacances, comme si leur parenthèse artistique avait effacé momentanément les réflexions qu’elle a eues pendant la journée.

Elle ne pense plus à sa blouse inutilisable, ni au bocal de ciseaux dont elle ne connaîtra probablement jamais la nouvelle utilité qu’Hugo veut leur donner. Le tableau qu’ils ont peint ensemble s’est peint de lui-même dans sa mémoire, comme un vestige de ces vacances passées entre travail appliqué et conversations inhabituelles.

Elle sait déjà qu’elle aura du mal à partir, retrouver sa petite vie paisible sans se poser de questions, sans Marga, sans Albert, sans Hugo pour discuter du même monde avec d’autres mots, mais Matthieu qui la prend toujours au sérieux et ses parents bien trop occupés pour avoir envie de parler des gens qu’ils croisent au supermarché. Au moins a-t-elle rempli le contrat qui la lie à elle-même, et peut-être que l’excitation de la rentrée à l’Ecole des Grands lui fera oublier tout ce qu’elle a réappris ici, tout ce qu’elle a compris… Et déjà la question se pose et s’impose dans son esprit. Qu’est-ce qu’elle comprend au juste ? Que l’art est une science comme les autres ? Que l’un ne pourra jamais comprendre l’autre ?

Pourtant elle s’intéresse à Hugo. Son personnage, son univers, sa manière de penser qui l’intrigue. Alors, se dit-elle en le regardant s’éloigner, les mains dans les poches et le nez en l’air, elle va l’observer comme il l’a fait. Elle le suit des yeux, lui et sa démarche bancale dans son vieux costume bleu marine trop grand. Elle attend qu’il disparaisse à l’angle de la rue pour en revenir à la porte. À sa grande surprise, elle se retrouve nez à nez avec Marga dans l’encadrement. Lise fronce les sourcils. Elle ne se souvient même plus avoir sonné. Marga calme ses inquiétudes d’un mouvement de la tête et d’un clignement de paupière et l’invite à la suivre dans la maison. En refermant la porte, elle s’approche de Lise et passe le pouce sur sa joue.

-       Tu as de la peinture.

Lise se tourne précipitamment vers le long miroir sur le mur de gauche. Elle se penche en s’appuyant sur le buffet pour examiner l’étendue des dégâts. Par un curieux hasard, la tache qui l’importune a deux pattes et un chapeau. π. La tête en bas.

 

Au lieu de travailler ce soir-là après le dîner, Lise s’allonge sur son lit dans sa chambre aux fleurs assorties et ferme les paupières. Elle croit avoir déjà tant observé Hugo, ses cheveux incroyables et ses grands yeux noirs. Elle a écouté attentivement la plupart de ses histoires à dormir debout en espérant y déceler un message caché, même si elle ne voit pas pourquoi Hugo en aurait dissimulé un. Elle aurait aimé qu’elles lui en apprennent un peu plus sur lui. Ces histoires-là sont trop éloignées de la réalité pour correspondre à quelque chose de vrai.

Mais quelle est la vraie vie d’Hugo ? Lise ne sait pas ce qu’il fait le reste de l’année, où il habite à Paris ; même le métier qu’il souhaiterait exercer à l’avenir est un mystère pour elle, bien qu’elle se doute qu’il ne se lancera pas dans les traces de son grand-père. Elle ne lui a jamais vraiment posé de questions sur sa vie. Le peu qu’elle lui ait demandé s’est soldé par un ricanement, faisant certainement office de diversion. Si elle en demande davantage, elle sait qu’il esquivera de la même façon. Il se rendrait totalement sourd même si elle le harcelait de questions, regarderait les nuages en sifflotant, baisserait le regard pour retomber sur le sien et sourirait, d’un sourire espiègle indiquant clairement qu’il ne dirait rien de plus.

Lise se redresse et s’assoit sur le bord du lit en soupirant. Elle sait prévoir ses réactions et pourtant, il lui est encore si étranger. Elle se remémore ce qu’il a dit à propos d’Albert. « J’arrive même à prédire ce que pense mon grand-père. », « Mais toi… ». Elle n’arrive qu’à prévoir sa réaction, pas ce qui se passe dans sa tête. Elle en est à un point encore plus éloigné que lui avant même qu’il ne la côtoie. Découragée, elle décide de continuer sa réflexion demain. Sa mère lui a toujours dit que la nuit portait conseil. La seule option qui lui reste est de vérifier cette hypothèse.

 

-       Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui, ma chérie ? demande Marga en croisant Lise au petit-déjeuner.

-       J’ai quelques démonstrations de topologie à rédiger, répond machinalement Lise, doutant que ce terme dise quoi que ce soit à sa grand-mère.

Marga hoche la tête, affirmant qu’elle a compris et pose une tartine de confiture sur la toile cirée. Le regard perdu sur la surface de la tranche de pain, Lise hésite à la pousser vers le bord de la table pour la voir effectuer son retournement et s’écraser sur le carrelage du côté confituré. Phénomène qu’elle attribue à raison à la hauteur de la table plutôt qu’à la masse de la confiture. Si elle faisait l’expérience de jeter la tartine d’une table deux fois plus haute, elle sait que la tartine serait encore comestible et cela sans avoir perdu un seul gramme de confiture pendant l’opération.

Marga, prévoyante, revient quand même de la cuisine avec un autre pot de marmelade. Elle a eu toute une carrière professionnelle pour se souvenir des expériences ratées de ses collègues.

 

En fait, Lise a décidé de s’accorder une journée de pause pour mieux étudier Hugo. Ce qu’elle entend par pause ne signifie bien sûr qu’une ou deux démonstrations en moins, elle n’a jamais vraiment raffolé de la topologie.

Elle se rend donc au logis de Chastignac à l’heure habituelle en se remémorant tout ce qu’elle sait de l’artiste de la famille. Qu’il s’appelle Hugo parce que son grand-père maternel s’appelait ainsi ; Lise se souvient d’ailleurs très bien qu’il a dit tout tenir de ses grands-pères. Que sa mère est justement issue d’une famille espagnole dont il tient les yeux et les cheveux de jais. Qu’il habite à Paris, lui aussi, et que sa chambre est peinte en bleu et en vagues blanches. Qu’il passe probablement ses journées à peindre et sculpter après avoir observé des gens qu’il ne connaît pas mais qui l’inspirent. Les deux ou trois renseignements supplémentaires qu’elle a glané sur lui la déçoivent un peu plus. Est-ce là vraiment tout ce qu’elle sait d’Hugo de Chastignac, depuis un mois qu’elle le côtoie et passe une partie de la journée avec lui ?

Il apparaît sur le seuil de la porte. Il ressemble à celui des autres jours, répétant les mêmes actions à l’infini avec elle jusqu’à son bureau sous les toits où il la laisse devant ses feuilles blanches en emportant au passage les brouillons abandonnés, sifflant gaiement des notes sans suite particulièrement harmonique.

Lise se donne trois minutes pour se concentrer et ne plus penser à lui le temps de la matinée. Elle a toujours été une personne raisonnable et sérieuse. Elle ne va pas mettre son avenir en jeu dans la résolution de problèmes ou la rédaction de preuves pour essayer de comprendre ce qu’elle n’a pas le temps d’étudier de manière attentive. Elle est juste curieuse, mais il y a un temps pour la curiosité et ce n’est certainement pas celui-là, puisqu’elle a prévu de la satisfaire cet après-midi. Alors son crayon trace les premières courbes des premiers mots de la démonstration qu’elle a choisi de faire en premier, embrassant la surface de papier jusqu’à l’heure du déjeuner.

C’est dans l’après-midi, après avoir retrouvé les deux autres preuves par elle-même, qu’elle se lève de sa chaise et quitte le grenier. Elle essaye de bien s’appuyer sur la rampe et de descendre les marches trois par trois pour éviter de faire grincer l’escalier, et retire ses chaussures devant le rideau pour ne pas trop faire craquer la bâche qui protège le sol de l’atelier.

Hugo se tient devant une petite toile neuve non loin de la porte en grillage, en tenue de travail et les pieds nus, un pinceau à la main. Lise prend place sur un tabouret derrière lui sans rien dire, même si elle sait qu’il a eu conscience de son arrivée. Elle observe son immobilisme en cherchant des réponses à ses interrogations, oubliant le bocal de ciseaux sur le meuble et sa blouse multicolore sur le trépied à côté d’elle. Des images lui reviennent en tête, celles du regard sombre d’Hugo qui suit les bateaux sur la rivière ou qui se fige dans les feuilles des arbres secoués par le vent. Elle voit les moments de grâce qui ont suivi sa découverte de la gare à bateaux bleue et de sa perfection ou la confection de leur œuvre commune.

Et ses yeux s’ouvrent sur celui auquel elle assiste, l’instant parfait pendant lequel il se concentre avant de toucher sa toile du pinceau. Le frottement du crin sur la toile est agréable à son oreille. Hugo peint calmement. C’est la première fois qu’elle le voit dans un tel état de paix.

Elle balaye la pièce d’un regard vague, s’arrêtant sur le tableau de la veille et celui de leur rencontre, et sur la sculpture furibonde à moitié démolie qui s’affaisse sous l’établi. Peut-être que les ciseaux serviront eux aussi à créer d’autres sculptures. Ou à couper sa longue tresse brune le jour où il s’en lassera.

Apaisée par la tranquillité d’Hugo, Lise s’éclipse discrètement dans le grenier et y achève une autre démonstration.

 

Le réveil qui sonne met un terme à la dernière des preuves suivantes. Lise range ses affaires une fois de plus et descend de son lieu perché. Elle s’engage sans hésiter derrière le rideau à gauche. Hugo se tient au milieu de l’atelier, devant les quatre œuvres qu’il a créées depuis le début du séjour de Lise dans la mansarde abandonnée de son grand-père. Lise arrive près de lui et passe du tableau en colère à la sculpture abîmée et de la gare à bateaux bleue à la nouvelle vingt-troisième décimale de π. C’est Hugo qui parle le premier après être resté silencieux dans l’observation de leurs productions artistiques directes et indirectes :

-       J’ai apprécié ta présence cet après-midi, déclare-t-il en désignant la petite toile recouverte d’un drap qui patiente sur le chevalet à côté de la porte.

Il ajoute avec un sourire mélancolique pour ses œuvres appuyées contre le meuble du mur de droite et son bocal de ciseaux :

-       Je ne sais pas quel était le but exact de ta venue, mais sache que j’ai apprécié. Ta présence est intimidante mais relativement stimulante. C’est déjà une jolie gare à bateaux.

Lise tend la main pour ôter le voile de la peinture mais Hugo retient son bras pour l’en dissuader.

-       Non.

-       Pourquoi ?

-       Elle n’est pas terminée.

Lise n’est pas sûre que ce soit pour elle une raison suffisante pour ne pas regarder mais elle recule d’un pas en murmurant qu’il la lui montrera plus tard, quand elle sera présentable. Hugo croise les bras en se balançant d’un pied sur l’autre. Lise suit son regard qui court sur le tableau éclaboussé de jaune et de théorèmes incomplets.

-       Je n’ai plus guère le temps pour mieux te comprendre, soupire-t-il. Je finirai donc ma gare à bateaux le temps que tu t’en ailles.

-       Je reviendrai, promet sincèrement Lise.

-       Non, dit Hugo, catégorique. Tu vas encore passer deux ans à travailler sans t’arrêter pour regarder derrière toi, puis d’autres années encore. Le transport jusqu’ici va t’apparaître comme une perte de temps qu’une personne aussi sérieuse que toi ne pourra pas se permettre, tout comme venir peindre avec moi ou passer des heures à observer les gens. Tu auras plus utile et plus important à faire. J’en suis sûr.

-       Je n’ai pas eu l’impression de perdre mon temps. J’ai passé de bons moments avec toi. Alors si je ne peux pas te cerner comme je l’aurais souhaité, ça m’est égal.

-       Ce n’est pas une mauvaise chose que d’avoir des projets qu’on juge plus importants qu’une toile colorée. Mais…

La mâchoire d’Hugo se contracte et Lise redoute un instant ce qu’il a à lui dire. Ce qu’il finit par lâcher résonne comme un constat, sans une trace de reproche.

-       …mais on en est toujours au même point, toi et moi, exactement comme lorsqu’on s’est dit qu’il serait peut-être temps qu’on se parle. Je te comprends mieux et tu essayes de t’intéresser un peu à ce qui nous rapproche plutôt qu’à ce qui nous différencie ; je n’ai plus seulement ce rôle d’artiste torturé dans lequel tu m’as enfermé avant notre première conversation, avant même que je ne t’adresse la parole. Que tu reviennes sur ton appréciation de ma condition d’artiste et que je ne te considère plus comme faite de formules vides sont des points positifs. Et je suppose que le fait d’être passé au-delà de nos aprioris doit nous rendre fiers de nous.

Il croise le regard de Lise, qui pense qu’elle avait déjà suffisamment de raisons d’être fière d’elle tout en essayant de replacer les taches jaunes sur le tableau.

-       Cela dit, reprend-il, dans l’ensemble, on ne se comprend toujours pas.

Lise sort de l’atelier de peinture qui vient de se construire dans son esprit et jette sur Hugo son regard surpris. Mais il a déjà détourné les yeux et attrapé le bocal de ciseaux duquel il sort chacune des paires et les entasse sur le meuble. Lise le regarde faire, s’assurant qu’il n’a rien d’autre à lui dire.

Elle ajuste la bandoulière de son sac sur son épaule, enjambe les œuvres éparpillées sur la bâche qui fait office de tapis et atteint la porte. Elle a un dernier regard pour l’atelier et des derniers mots pour Hugo :

-       Je suppose que ça voulait dire au revoir et que tu ne comptes pas me raccompagner ?

Sans attendre la réponse qui ne viendra pas, elle le sait déjà, elle franchit le seuil de la porte grillagée et traverse la cour sans se retourner.

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Seja Administratrice
Posté le 06/06/2013
Ah <3
Ce chapitre a un goût doux-amer que j'aime beaucoup beaucoup. Il y a là l'ambiance si particulière de la fin des vacances avec un joli parallèle sur la sortie de l'adolescence et les premiers pas dans la vie adulte. Et puis, ça rend tout chose, parce que cette parenthèse avec Hugo, bah on réalise que c'est qu'une parenthèse, que cette ambiance, on la retrouvera plus, qu'ils sont trop différents pour prolonger cette expérience commune.
Enfin non, c'est ce qui transparait dans le discours d'Hugo. Mais moi, je sais (oui oui) que ça sera pas comme ça. Lise ne va pas revenir à sa petite vie bien rangée, elle n'oubliera pas Hugo, elle ne cherchera pas d'excuses pour ne pas revenir. Hein que j'ai raison ? :'( Parce que si après tout ça, elle revient au point de départ, ça serait une bien triste existence :'(
La suiiiiite ! 
Mimi
Posté le 06/06/2013
Ah, mais chère petite grenouille, je risque de perdre tout le monde si je me mets à publier un chapitre par jour ^^ 
Je pense comme toi, Lise ne peut pas être la même qu'avant les vacances. Je ne crois pas pourtant qu'elle s'en soit rendu compte, ni même qu'elle s'en rendra compte. Peut-être que c'est mieux comme ça, bon, ça lui évite une remise en question mais je suppose qu'Hugo lui en a déjà posé suffisamment pour qu'elle ait matière à réflexion^^ Mais non, non non, je ne te dirai rien de plus, il faudra revenir !
J'hésite à poster les deux derniers chapitres d'un seul coup parce que la fin du pénultième est assez frustrante… En tout cas, je le ferai très bientôt, c'est promis !
Merci d'être passée, petite Sej, et à très vite ! :D 
Aliv
Posté le 08/06/2013
Un très bon chapitre. DE tous c'est mon préféré bravo.
Est ce que ton histoire est terminée ? 
Mimi
Posté le 08/06/2013
Merci Aliv. Non, l'histoire n'est pas tout à fait finie (il reste un chapitre et un épilogue que j'essayerai de poster bientôt). Merci de l'intérêt que tu portes à mon histoire :)
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