La Kharmesi laissa les Mères dans la salle du conseil. Elle rejoignit Elvire, sa demoiselle de compagnie, dans les couloirs et toutes deux prirent la direction de ses appartements. Les deux jeunes femmes n'échangèrent pas un mot. Alara était plongée dans ses pensées, se demandant encore si elle avait eu raison de prendre les devants. Si jamais les Mères l'apprenaient, elle risquait gros. Elle ne pouvait tout de même pas rester sans rien faire. C'était plus fort qu'elle. Elle ne supportait plus de voir son peuple accablé par les raids et les guerres. L'hiver serait à leurs portes bien assez vite. Elle se devait de faire quelque chose, même si, pour cela, elle désobéissait aux ordres de Mairenn. Après tout, elle était la Kharmesi. Elle n'avait que faire des conseils des autres.
Elle attendit d'être à l’abri d’oreilles indiscrètes dans sa chambre pour mettre Elvire au courant de son plan. Elle avait une confiance absolue en la novice, et ce depuis le premier jour où on la lui avait mise dans les pattes en tant que demoiselle de compagnie. Alara était incapable de dire pourquoi. Elle l'avait senti. Elvire était rapidement devenue son amie, mais aussi sa meilleure espionne. Les Mères n'avaient pas compris ce qui liait les deux femmes : un même amour de la liberté et surtout l'envie de se battre contre à peu près tout.
— Nous sortons, ce soir, lui dit-elle.
— Je n'ai pas eu vent d'une sortie officielle, s’étonna son amie.
— Elle ne l'est pas. Nous allons rencontrer Enric de Lordet sans la permission des Mères.
Elvire releva la tête de son ouvrage. Comme toujours, dès qu'elles étaient entrées dans la chambre, elle n'avait pu s'empêcher de commencer à ranger un peu.
— Pardon ? Voilà bien quelque chose qui ne te ressemble pas.
— Disons plutôt que ça ne ressemble pas à la gentille Kharmesi qu'elles aimeraient que je sois.
— Mais tu n’envisages tout de même pas de le faire ? Imagine si quelqu’un le remarque.
— Je ne resterai pas ici à ne rien faire. Tu viens, oui ou non ?
Elvire repoussa une mèche de cheveux bruns en rouspétant. Elle n’avait le choix quoi qu'en dise Alara.
— Quand y allons-nous ? soupira-t-elle.
— Dès que tout le monde sera couché.
Ce n'était pas la première fois qu'Alara s'esquivait de la Maison des Mères. Elle l'avait souvent déjà fait . Seule. Mais là, elle devait compter sur la présence d'Elvire. A deux, le risque de se faire prendre augmentait. Et Kharmesi ou pas, si une des Mères trouvait Alara dehors sans permission, la punition serait exemplaire. Elvire aurait bien moins de problème qu'elle.
L'attente leur parut interminable. Elles durent se plier aux tâches quotidiennes de la Maison des Mères, manger avec les autres femmes dans la grande salle, participer à la veillée devant la cheminée. Ces activités ne déplaisaient pas à Alara la plupart du temps. Elle appréciait ces instants où beaucoup oubliait qu'elle était la Déesse Rouge venue parmi les Hommes. Un oubli qui ne durait jamais longtemps. Il fallait toujours que quelqu'un le rappelle, d'une manière ou d'une autre. Ce jour-là, ce fut Anneke. La Mère ne pouvait s'en empêcher. Elle prenait un malin plaisir à donner des conseils à la jeune femme tout en ajoutant régulièrement qu'elle était Kharmesi et qu'elle ferait bien mieux de l'écouter si elle voulait tenir correctement son rôle. Une habitude qu’Alara s’était promis de lui faire perdre dès que possible sans toutefois y arriver.
Énervée contre la Mère, Alara profita d'une de ses remarques pour quitter la pièce. Elle n'eut pas beaucoup à feindre la colère au moment de se lever. Elle fit signe à Elvire de la suivre et, sans saluer personne, les deux jeunes femmes sortirent de la salle commune.
Alara garda sa démarche raide et droite jusqu'à ce qu'elle soit sûre que plus personne ne se trouve sur le chemin. Il était temps de partir. Elle défit son masque et le cacha dans une des poches de sa robe. Lorsqu'elle n'avait aucune obligation, elle pouvait se permettre de porter des tenues moins voyantes. Sa robe restait rouge, couleur de son rang. Le tissu était assez sombre pour paraître noir en pleine nuit, comme celui des novices. Sans le masque, elle ressemblait à n'importe quelle femme de la Maison des Mères.
Dans la cour principale, elles ralentirent un peu l'allure. La sortie n'était plus très loin. Elles n'emprunteraient pas les Grandes Portes, bien trop dangereuses pour Alara. Elles contournèrent la serre, observant tout autour d'elles. Sûres d'être seules, elles se plaquèrent contre le mur.
La porte était cachée, d'un côté comme de l'autre. La muraille de la Maison des Mères coupait en deux ce qui avait été une forêt autrefois. Les premières Mères avaient gardé quelques arbres de leur côté et tout détruit de l’autre pour replanter des buissons épineux. Alara n'avait pas la moindre idée de qui avait pu décider de percer la muraille à cet endroit et pourquoi cela avait été oublié avec le temps. Elle avait découvert cette porte par hasard. Et elle s'était bien gardée de le signaler, se doutant qu’elle pourrait lui servir avec le temps.
Elles attendirent un peu, afin d'être certaines que personne ne pourrait les voir. Alara sortit une vieille clef rouillée et l'enfonça dans la serrure. Elle s’appuya de tout son poids sur la porte pour la faire bouger. Derrière elle, Elvire montrait des signes d’inquiétude. Elle soupira et la poussa vers l’ouverture sans ménagement.
Elles furent dehors en quelques secondes. Sous le couvert de la végétation, elles contournèrent la Maison des Mères avant de prendre le chemin vers les falaises et la plage. Alara respira un grand coup, avalant l'air du dehors comme si c'était la première fois qu'elle le sentait. A chacune de ses sorties secrètes, c'était la même chose. Si elle avait été seule, elle aurait même pu danser sous la lune. L'urgence de la situation l'en empêchait. Et puis, que dirait Enric si jamais il voyait la Kharmesi faire ça ?
Elle s'arrêta soudain. Elle ne portait pas son masque. Malgré son aversion pour cet accessoire qui l'empêchait de voir et de respirer convenablement, elle ne pouvait pas se présenter au jeune homme sans. Elle le piocha dans les replis de sa robe et le mit en place. Sa vision se réduit à ce qu'il se passait devant elle. Les côtés étaient flous. Il lui fallait toujours un moment pour se réhabituer. Elle se remit en marche lorsque sa vision fut un peu plus nette, demandant tout de même à Elvire de passer devant et de surveiller les alentours.
— Tu crois qu'il va venir ? s'enquit soudain la novice.
— Je l'espère. Il a autant à perdre que nous s'il ne vient pas. Il le sait.
— Peux-tu me redire pourquoi lui et pas son père ?
— Parce qu'il n'a pas la moindre confiance ni en la Maison des Mères ni en moi.
Elvire ouvrit la bouche et la referma sans rien dire. Alara sourit. Ce qu'elle venait de lui répondre ne devait pas avoir beaucoup de sens pour la novice. Mais elle savait ce qu'elle faisait et pourquoi. Elle n'avait pas le moindre doute sur le fait qu'Enric écouterait. Et si lui ne le faisait pas, Marco Nelu s'en chargerait. De cela non plus, elle ne doutait pas, l'archiviste serait là. Il ne manquerait pas un tel rendez-vous. Elle savait avoir parlé assez fort pour qu'il entende, lui aussi. Il avait l'oreille du comte et de son fils. Elle pourrait s'en servir.
Elles arrivèrent enfin à la plage. La lune éclairait à peine l'étendue sableuse, floutant la limite entre terre et mer, mer et ciel. Seules deux silhouettes se devinaient un peu plus sombres. Alara avait eu raison d'y croire. Enric était bien là accompagné de l’archiviste. Elle relâcha sa respiration et accéléra.
Enric salua les deux jeunes femmes dès qu'elles furent à son niveau. Alara lui rendit son salut d'un mouvement de tête.
— Je me suis permis d'amener avec moi mon archiviste. J'espère que cela ne vous dérange pas.
— Ne vous inquiétez pas. Ce que j'ai à dire n'est secret que pour les Mères. Du moins, pour l'instant.
Le jeune homme prit un air sérieux. Ses yeux noirs ne quittaient plus le masque de la Kharmesi. Il l'écouterait jusqu'au bout. Avec un peu de chance, il accepterait même sa proposition.
— Je ne peux pas officiellement vous fournir mes soldates. Les Mères ne le veulent pas et ça affaiblirait les défenses de la Maison des Mères alors que nous sommes incertains sur l'avenir et la fréquence des attaques. Cela, je pense que vous le comprenez.
Il tiqua, croisa les bras sur son torse. Il ne voyait pas où elle voulait en venir. Cela la fit sourire. Plus le temps passait, plus elle arrivait à surprendre ses interlocuteurs. Elle n'avait pensé pas cela possible quelque temps plus tôt. A croire que les Mères réussissaient bien plus qu’elles ne l’espéraient à l’influencer.
— Je sais que ce n'est pas ce que vous souhaitez entendre, continua-t-elle. Ce n'est pas non plus ce que je veux. C'est pour cela que je vous ai demandé de venir cette nuit. Pour mettre un plan d'action en œuvre sans passer par les Mères.
— Vous prenez des risques, intervint l’archiviste. Aucune Kharmesi, malgré le rang prestigieux que cela donne, n'a jamais pris les devants par rapport aux Mères. Représentante de la Déesse ou pas, vous n'êtes pas seule à prendre des décisions.
La réflexion du jeune homme lui tira une grimace. Elle n’aimait que peu qu’on lui rappelle qu’elle était pieds et poings liés aux Mères et à leur Conseil.
— Il est temps que cela change, archiviste.
Elle marqua une pause. Elle jouait gros. Elle devait faire quelque chose. Son peuple avait besoin d'elle. Et pour l'aider, elle n'avait pas beaucoup de solution.
— Ma garde personnelle est à votre service. Elle n'est pas bien grande mais elle végète dans les murs de la Maison des Mères. Je peux vous les confier en partie.
— Je suppose qu'il y a une condition, intervint Enric. Vous avez assuré ne rien pouvoir faire cet après-midi.
— Il y a bien une condition. Je veux être tenue au courant de tout ce qu'il peut se passer dans le comté. Et surtout, je souhaite faire partie de l'expédition.
Elle s'était attendue à des protestations. Elle les eut. De la part d'Elvire, d'abord, qui n'était pas au courant de cette partie-là et qui, en tant que novice, ne pouvait accepter. Puis de la part de Marco qui n'envisageait même pas de mettre en danger la Kharmesi et qui répétait que cela ne s'était jamais fait. Elle remarqua que plus il le disait, plus son scepticisme disparaissait, comme s’il se rendait compte qu’un peu de changement ne ferait pas autant de mal qu’il ne le pensait. Enric ne dit rien. Il se contenta de la fixer, encore et encore.
— Que décidez-vous ? demanda-t-elle.
— J'avoue que cela ne me plaît pas beaucoup, ma dame. Si jamais il vous arrivait quelque chose durant cette expédition, les Mères risqueraient de s'en prendre aux de Lordet. Je n'aimerais pas les avoir sur mon dos à cause de ça. Mais en même temps, je suis d'accord avec vous sur un point. Vous ne pouvez pas rester en dehors de tout cela plus longtemps.
— Je vous remercie, commença-t-elle.
— Mais je refuse de vous mettre en danger, continua-t-il. Je refuse que vous veniez. Même si à cause de cela, vous refusez d'offrir les services de votre garde.
Alara serra les mâchoires. Elle ne s'attendait pas à cette réponse. Il avait besoin d'elle, des forces qu'elle pourrait lui adjoindre. C'était une impasse. Elle ne gagnait pas, lui non plus. Ce n'était acceptable sur aucun de ses plans.
— Vous avez besoin de moi, Enric.
— Vivante, ma Dame. Et hors de danger. Je préfère prendre le risque de ne pas avoir de bras en plus que celui de vous voir morte ou blessée. Il en va de même pour votre peuple.
Il ne changerait pas d'avis. Elle le voyait à sa manière de se tenir, droit et fier. Il préférait perdre que la voir en danger. Du moins, voir la Kharmesi à l'abri. Pas Alara.
Elle tenait peut-être quelque chose.
— Bien. Je retire donc cet aspect-là du marché. Mais je veux être tenue au courant de tout. Absolument tout.
— J'accepte.
Ils se serrèrent les mains pour clore le marché. Sous son masque, elle souriait. Elle avait obtenu ce qu'elle voulait, même si c'était de manière détournée. Il n'y avait plus qu'à tout mettre en place. Ils décidèrent de faire passer les informations par Marco ou Elvire, plus aptes à se retrouver hors de la Maison des Mères. Quant à la garde de la Kharmesi, elle serait avertie et affectée sous le commandement d'Enric le plus rapidement possible.
Cela annonçait des discussions passionnantes entre Alara et les Mères. Mais le plus dur restait encore à venir.
L'histoire se met en place efficacement, ça se déroule comme une suite logique.
J'aime beaucoup l'association entre Alara et Enric, pressé de voir ce que ça va donner par la suite.
Les personnages ont leur caractère, il faut sans doute s'attendre à ce que leur joue quelques tours j'imagine (=
J'ai vu une petite faute :
"Elvire aurait bien moins de problème" -> problèmes
Merci pour ton commentaire.
Oui, le caractère de certains risquent de leur poser problème. Surtout concernant Alara, elle est parfois un peu trop "explosive".
voilà un pacte scellé! pourra-t-il le rester? y aurait-il un traitre parmi eux?
On ressent le désir ardent pour Alara de s'émanciper et de jouer entièrement son rôle de Kharmesi. Elle semble ne reculer devant rien et ça la rend très intéressante et intrigante. On espère aussi qu'elle parviendra à changer les choses.
Remarques:
« Les deux jeune femmes », jeunes
« Alara était plongée dans ses pensées, se demandait encore si elle avait eu raison de prendre les devants », un et au lieu de la virgule ou « se demandant »
« à peu prés tout », près
« Je n'ai pas eu vent d'une sortie officielle ; s’étonna son amie », une virgule au lieu du point virgule
« Elle n’avait le choix quoiqu'en dise Alara », comme ici, il est question de dire « peu importe » ce que dit Alara, c’est « quoi qu’en dise » sinon, dans le sens de « bien que », c’est quoiqu’en dise
« Ce n'était pas la première fois qu'Alara s'esquiver de la Maison des Mères », s’esquivait
« Ce n'était pas la première fois qu'Alara s'esquiver de la Maison des Mères. Elle l'avait déjà fait plusieurs fois. Seule. Cette fois, elle devait compter sur la présence d'Elvire », trois fois le mot « fois ». Tu dis que ce n’était pas la première fois, c’est suffisant. S’il est important de dire que c’est souvent arrivé, peut-être : elle le faisait même souvent… ?
« A deux, le risque de se faire prendre augmenter », augmentait
« Elles durent se plier aux taches quotidiennes », tâches
« Les premières Mères avaient gardé quelques arbres de leur côté, tout détruit de l’autre pour replanter des buissons épineux », ici il faut un « et » au lieu de la virgule
« Il avait l'oreille du comte et de son fils », tu veux dire « il était les oreilles » ?
« Seules deux silhouettes se devinaient un peu plus sombre », sombres
« dès qu'elles furent à son niveaux », niveau
« Elle ne pensait pas cela possible quelque temps plus tôt », vu que tu parles déjà au passé : « elle n’avait pas pensé cela possible », vu que c’est antérieur
« Si jamais il vous arrivait quelque chose durant cette expédition, les Mères risquent de s'en prendre aux de Lordet », les Mères risqueraient
« Je n'aimerai pas les avoir sur mon dos à cause de ça », je n’aimerais
« elle serait avertie et affectée sous le commande d'Enric le plus rapidement possible », le commandement ou les commandes
Au plaisir
Comme toujours merci pour les remarques (faut vraiment que je revois mes concordances de temps, et je ne savais pas comment choisir quoi que, et quoique (comme quoi, on en apprend tout le temps)).
Ah oui, Alara souhaite vraiment prendre son rôle au sérieux et elle ne recule devant pas grand chose (un trait de caractère qui pourrait bien la prendre en défaut ça).
Contente que ça t'ai plu.