☼ Tricorne et grelots ☼
Dans un grincement sourd, les portes de l'ascenseur se séparèrent l'une de l'autre. Horace aurait souhaité qu'elles ne s'ouvrent jamais. L'air dans son corps resta en suspens, tandis que celui ardent des Tréfonds se glissa à l'intérieur de la cage.
Le jeune valet ne se sentait capable de sortir, la frayeur qui lui nouait les tripes tétanisait le reste de son être. Tout en lui semblait figé, de son cœur à ses mains, en passant par ses pensées et son regard, il ne ressentait plus qu'un vide qui l'aspirait inexorablement dans l'abîme obscure de sa peur. Quand enfin il trouva le cœur de poser un pied à l'extérieur, ses yeux restèrent clos. Il connaissait trop bien l'endroit pour tenter de les ouvrir. À présent, il était livré à lui même, sans Louis pour le guider au travers du dédale qu'étaient les Tréfonds.
Avec l'espoir de puiser de l'audace dans ses souvenirs, il tenta de se remémorer les paroles de Louis, qui l'avait tant rassuré au cours de son premier voyage.
“Horace, pleure pas comme ça. Les Tréfonds sont pleins de croquemitaines, mais quand t'auras plus peur, là, dans ton cœur, ils pourront plus rien contre toi. Le pouvoir des Trefonds c'est tes peurs, tes doutes, il les mange. Lui donne pas de la nourriture, sinon tu vas mourir.”
Pour accompagner ses paroles, le visage miel de Louis se dessina dans l'esprit d'Horace. Les traits fins et les boucles blondes de son ami dansèrent derrière ses paupières closes. Il se détendit, il ne devait pas avoir peur. La frayeur était le pouvoir, il ne devait pas offrir ce pouvoir.
Malgré tout, malgré sa respiration sereine, malgré la paix qui l'habitait, un mouvement de paupière suffit à faire s'écrouler le château de carte branlant de son courage.
S'il avait un jour cru en Dieu, les Tréfonds étaient sûrement pour le monde ce que les Enfers étaient au Ciel. Une pièce infernale se jouait devant ses yeux; des acteurs fantomatiques déambulaient le long des rues délabrées, les répliques au bout des lèvres mais s’exprimant dans un monologue éternel. Le décor quand à lui ne possédait pas plus de grâce, les bâtisses murmuraient des gémissements d’agonie à chaque éclair et les planches semblaient tenir entre elles dans un équilibre hasardeux. Tout dans les Tréfonds était au bord du gouffre, la mort y était omniprésente. Damoclès semblait se balader dans l’ombre de chaque habitant, et son rire résonnait quand l’orage grondait. Cette tempête éternelle, qui mugissait dans les nuages siècles après siècles sans coupure, éclair après éclair, terrorisait les nobles du Mont.
Horace, qui n’avait plus l’habitude de l’ambiance horrifique des Tréfonds, eu du mal à quitter l'espace rassurant devant la cage d’ascenseur. Il vagabonda entre les pavés sombres des ruelles, la mort dans l’âme. L’endroit semblait le vider de toute énergie, de toute joie. La ville lui était étrangère, malgré ses voyages passés, il y avait perdu tous ses repères. Un poids invisible s'écrasait contre sa poitrine, il allait lui falloir quelques temps pour s'habituer aux Tréfonds.
Ce n’est pas sans mal qu’il dénicha une piètre auberge. La façade y était similaire à celle des autres bâtisses; sombre et délabrée. La porte s’entrebâilla en un grincement sourd, et il fut accueilli par une jeune femme au visage froid et à l’air renfrogné. Il crut une seconde appercevoir une vieille femme au contoir, mais il se rappela bine vite qu’ici, la vieillesse n’existait pas. A la place, il s’agissait d’une jeune fille, aux traits fins et pâles.
« B’jour, c’est pour quoi?»
Un fort accent durcissait ses mots. Le valet nota qu’elle portait, en dessous de l’oeil gauche, une profonde cicatrice écarlate. Ses doigts osseux se mouvaient sur son comptoir avec impatience. Toute son auberge inspirait le désespoir; les tables vides et poisseuses, les murs d’un jaune paille déteint, et les bouteilles, endormies depuis des années sur les étagères, qui contenaient des liquides qui avaient l’aspect de poisons. Dans une cheminée brûlait un feu qui frissonnait plutôt qu’il ne flambait. Pour parfaire le singulier tableau qui se dressait là, la seule âme de l’endroit; la bonne femme n’avait sur elle qu’une jupe sombre et un soutien-gorge, qui aurait donné un air presque vivant à son auberge, si son regard, bien que dur, ne dégageait pas une tristesse profonde. Horace se rendit compte qu’il connaissait ce regard; c’était celui que portaient comme un fardeau tous les Tréfondhals, celui que Louis portait autrefois.
« Bonsoir, madame. Je souhaiterais une chambre, pour quelques semaines, si une telle chose est possible bien entendu.
- Eh bé ! Maurice ! »
Un homme à l’air ennuyé fit son entrée dans la pièce; il semblait sortir de la cuisine. Son visage était plus chaleureux que celui de la femme mais son regard était le même. L’aubergiste expliqua la situation à l’homme et son visage se para d’une expression de grande surprise.
« Macarel, tu viens d’où petiot ? T’es perdu ?
- Non, pas le moins du monde. Je suis ici pour une affaire personnelle, mais je viens d’en haut. »
Le vieil homme fut secoué par un grand rire gras. Il fit claquer ses grosses mains sur son ventre, hilare.
« Tu m’espantes petiot ! T’entends ça Irène, un noble va roupiller dans notre auberge ! »
☼☼☼
Étendu sur le lit miteux de sa minuscule chambre, Horace se noyait dans l’océan de ses pensées. A présent qu’il avait un endroit plus ou moins sûr pour dormir, il devait établir la façon dont il allait s’y prendre pour trouver le remède d’Armanse. Il n’avait que peu de connaissances dans cette région, et il se doutait que certaines d’entre elles avaient dû s’éteindre. Il n’avait aucun point de départ, aucune piste. Il était là mais n’avait rien à faire, rien à trouver, rien à chercher.
Dans un soupir résigné, il se redressa et s’assit en tailleur sur les couvertures. Puisqu’il n’avait rien à faire, autant aller manger. Il enfila un veston bleu au dessus de sa chemise et sans plus de cérémonie, il s’engagea dans les couloirs étroits de l’auberge. Il n’avait pas pris le soin d’attacher ses cheveux et la longueur qui, d’ordinaire, était soigneusement nouée derrière sa nuque, s’agitait tout autour de son visage.
L’auberge était bien plus agité qu’à son arrivée, là où il n’y avait que chaises sales et tables vides, il y avait à présent des groupes occupés à parler fort et à boire. Les murs, s’ils étaient toujours aussi laids, offraient une ambiance plus chaleureuse. Arrosé d'alcool, le feu de la cheminée était vif. En silence, Horace s’assit à une table encore inoccupée, et observa autour de lui les Tréfondhals. Il n’était pas capable de déterminer leur âge, mais il savait qu’aucun n’avait pas dépassé la trentaine. Dans ses premiers travaux sur les Tréfonds, il avait remarqué que le taux de personnes survivant au dessus de la trentaine était très faible, la plupart des habitants n’étaient que des adolescents.
Il commanda à manger, quelque chose qu'ils appelaient ragoût mais qu'Horace savait pauvre en ingrédients. Pendant qu'il patientait, une enfant fit son entrée dans la salle. Au milieu de l’agitation, elle était silencieuse, et agile, comme une ombre. Elle s'était glissée sans un bruit entre les hommes presque soûls. Elle était plus jeune que tout ceux déjà présents, et portait un long manteau cobalt et un tricorne noir. Même si ses vêtements étaient usés, ce qu'elle portait était à des kilomètres des haillons qui couvraient les autres. Ses yeux firent rapidement le tour de la salle et ils s'arrêtèrent sur Horace. Avec assurance, elle s’engagea dans sa direction. Sous les yeux étonnés de valet, elle s’installa à sa table, en face de lui. Elle ôta son chapeau, pour laisser apparaître une chevelure blonde. Elle avait des grands bleus d’enfants qui pétillaient de malice.
« Salut, p’tit prince. T’es pas d’ici toi, pas vrai ? Ca se voit, ta tenue surtout, qu’elle idée de se trimballer avec un costume, comme les nobles ? T’as pas l’air très très futé, pour un prince. »
Horace resta muet devant l’enfant, il la trouvait surprenante. Autant par son accent que par ses mots et ses actions, elle était contraire aux enfants du Mont.
« Je ne suis pas un prince, excuse moi, je ne suis pas celui que tu cherches. »
A l’entente de ses mots, l’enfant éclata de rire. Des millions de petits grelots s’agitaient dans sa gorge, Horace trouva cela fabuleux. Il aimait entendre rire les enfants.
« C’est drôle, comment tu parles. Alors, t’es pas un prince ? T’es quoi alors, un duc ? Un comte ? T’as pas une tête de roi, en tout cas. De toute façon un roi viendrait jamais dans ce trou à rat, souffla la fille.
- Je ne suis rien de tout ça, je suis valet, ria Horace.
- Valet ?! s’écria la jeune fille. Mais alors, ils sont habillés comment les princes ? Enfin, c’est pas pour ça que j’suis venue.»
L’enfant prit un air grave qui n’allait pas sur son visage. Horace, malgré son incompréhension, l’encouragea à poursuivre. Subitement, le tintement des verres et les rires ne furent plus qu'un lointain écho pour le valet.
« T’as vraiment l’air paumé ici, avec ton air de noble et tes lunettes. J’te l’ai déjà dit, mais c’est marqué sur ta figure que t’es pas d’ici. Le truc c’est que t’es forcément là pour un truc important, les nobles descendent pas de leur perchoir pour manger dans une auberge minable. Donc tu cherches quelque chose de précis. C’est là que j’entre en jeu. Dis moi ce que tu cherches, j’te le trouve »
La gamine planta son regard saphir dans celui d’Horace. Elle semblait d’un coup si adulte. Mais ce qui surpris Horace, c’est qu’elle n’avait pas cette lueur de désespoir qu’avaient les autres, elle était singulière.
« Je cherche un médecin, murmura le valet.
- Un médecin ? s'exclama l’enfant, et un sourire fendit son visage. Tu dois être désespéré pour chercher un médecin ici, il te reste pas longtemps à vivre et personne a jamais trouvé ce que t’as ou quoi ?
- Non, soupira-t-il, ma comtesse est malade, et oui, personne n’a jamais trouvé ce qu’elle avait. Je suis en quête de quelqu’un capable de la sauver, d’un remède. »
Une serveuse apporta son repas à Horace, et la fille y porta un regard gourmand. Il lui tendit l’assiette avec un petit sourire, il n’avait pas faim et l’aspect du plat était peu ragoûtant. Elle ne semblait ne pas y croire, et plongea sa fourchette dans le ragoût avec suspicion. Elle le goûta, et, avec satisfaction , mangea à grande bouchées. Depuis combien de temps n’avait-elle pas mangé ? Des jours, peut-être plus. Sans le vouloir, il eut pitié d’elle.
« Dis, c’est ton amoureuse ? questionna-t-elle, la bouche pleine.
- Qui ça ?
- Bah, ta comtesse, p’tit prince. T’es un livre ouvert, ma parole ! T’es aussi rouge que mon assiette ! Ca veut dire que vous vous faites de bisous et tout ?
- Tu es bien curieuse. C’est plus compliqué que ça, tu sais. Bafouilla le jeune homme. »
Avec un sourire, elle retourna à son assiette. Quand elle eut fini, elle releva la tête et prit une grande inspiration.
« Bon, commença-t-elle, je pense pouvoir t’aider pour ta princesse. Rejoins moi demain matin devant l’auberge, j’ai des trucs à régler avant. Mais attention, déclama-t-elle, la fourchette pointé vers Horace, rien n’est gratuit ici, il faudra payer. »
Horace accepta sans broncher, elle était sa seule issue, il n’avait pas le choix. Et puis, il l'appréciait bien, elle lui faisait penser à Louis; libre et farouche. Sans plus, elle se leva et remit son tricorne en place sur sa tête.
« Merci pour le repas, et une dernière choses : attention aux hommes en vert. A demain p’tit prince ! »
Et, juste avant qu’elle ne quitte l’auberge, Horace quitta sa chaise précipitamment. Il courut pour la rejoindre dehors. Il se planta devant elle, hors d’haleine.
« Attends ! Je m’appelle Horace, et tu ne m’as pas dit ton nom… souffla le jeune homme. »
La gamine se retourna, un sourire gargantuesque sur le visage. Elle ôta son chapeau, se pencha comme pour faire une révérence et s’écria ;
« Je suis Solange, guide des Tréfonds, pour vous servir ! »
Puis, elle disparut dans le dédale des rues, et laissa les grelots de son rire résonner tout autour de l’auberge.
J’aime beaucoup l’ambiance, particulièrement dans ce chapitre qui a un côté inquiétant et en même temps super intéressant!
Et je trouve Horace adorable xD
Je m’en vais lire le chapitre suivant !
Je trouve que tu donnes à ce chapitre une atmosphère un peu apocalyptique top!
J'ai beaucoup aimé la rencontre avec Solange qui, déjà a un prénom magnifique (la clef de sol et l'envol des anges comme dirait Jacques Demy) et me fait penser à une version féminine du Petit Prince avec ses cheveux blonds, ses grands yeux et son rire de grelot.
Mais qui sont donc ces petits hommes verts...?? Je te laisse, ton chapitre 4 suite m'attend hehe!!
Merci beaucoup pour ton commentaire !
J'aime beaucoup les prénoms un peu vieillots haha x)
Les Tréfonds sont vraiment un endroit effrayant, non seulement car tout y est sale, mais quand on comprend le fait que l’espérance de vie y soit si courte. Je comprends mieux les réticences d’Horace ! Alors Louis est donc originaire de là. Ça ne doit pas être drôle d’y grandir… Et Horace est visiblement descendu pour trouver un remède aux maux qui rongent Armanse. Je me demande bien ce qu’est sa maladie. Est-elle liée à ses pouvoirs qui ont fait d’elle une détective ? Hâte d’en savoir plus !
Tu m’as appris un mot dans ce chapitre, je ne connaissais pas du tout « tu m’espantes », c’est génial xD et au fond j’ai un peu honte, j’ai un peu cherché apparemment c’est un mot du sud. Je suis originellement de Marseille, j’habite en Occitanie aujourd’hui, mais je ne connaissais pas ah la la !
J’adore la franchise des enfants, tu l'as rend vraiment bien dans ton écriture. J’imagine tout à fait la tête d’Horace quand Solange lui demande s’il est amoureux d’Armanse xD cette petite est très sympathique et on peut dire qu’elle a le sens des affaires. Tu as réussi à lui donner une belle personnalité en seulement quelques mots. Je l’aime déjà beaucoup !
Mais qui sont les hommes en vert ?! Quelque chose me dit qu’ils ne sont rien de bon pour Horace… le rythme s’accélère en tout cas, on sent que les rouages de ton intrigue sont enclenchés et qu’on est parti pour de bon. J’ai vraiment hâte de découvrir la suite.
Quelques coquillettes :
>> « Il crut une seconde appercevoir une vieille femme au contoir, mais il se rappela bine vite qu’ici, la vieillesse n’existait pas. » : une petite faute de frappe à « apercevoir », attention à « comptoir » et une autre petite faute de frappe à « bien ».
>> « Je ne suis rien de tout ça, je suis valet, ria Horace. » : rit.
À très vite j’espère ! :)
Oui haha, "s'espanter" viens du sud, je suis originaire de là aussi, je trouvais ça sympa de mettre un accent un peu similaire dans les Tréfonds x)
Encore merci !
je suis contente que tu aimes Solange !
alors non j'ai jamais lu, je n'ai jamais lu de Jack London bien que je le connaisse de nom, mais ça m'intéresse fortement ! J'irais y jeter un coup d'œil, parce que ça m'intrigue beaucoup !