Pendant quatre ans, via son travail, Camilla voyage mais sur de très courtes durées, uniquement. Elle court les soirées de lancements de produits, fait des rencontres, vit, la plupart du temps, à cent à l’heure. Toutefois, félins tapis dans l’ombre, ses démons sont prêts à bondir. Ils ont patienté, longtemps. Ils l’ont laissée s’échapper et savent, qu’à présent, ils sont en mesure de la rattraper et de la posséder tout entière. Ils bondissent. La proie est capturée. Camilla fait de nouvelles connaissances, superficielles. Elle sort, beaucoup, à nouveau. Elle consomme, tout, de trop. Boulimique de la vie, elle est excessive. Mais cet excès reste temporisé. Elle sait atteindre ses limites sans les dépasser. Soirées électro, cigarette, alcool, cocaïne, à l’occasion. Elle enchaine les conquêtes. Vénus moderne, sa longue chevelure bouclée, ses lèvres charnues et son regard pénétrant attirent les hommes de tous âges et de tous milieux. Ses semaines sont des up and down colorés nuancées de teintes grisâtres ; caléidoscopes réfléchissant les émotions éprouvées. L’équilibre s’est envolé. L’adolescente borderline est de retour pour vivre ce qu’elle a tu, trop tôt. Malgré tout, ses papiers sont remarquables. Et ses supérieurs, ravis la voir si vivante, lui confient davantage de projets. Mais, au centre de sa spirale, elle peine, parfois, à respirer. Heureusement, Marion et Sofian la canalisent, lorsqu’elle leur laisse la main.
A trente-quatre ans, Camilla gagne plutôt bien sa vie. Elle s’est remise au sport. Plusieurs fois par semaine, elle se rend chez Klay, rue Saint-Sauveur, dans le 2em arrondissement où elle suit des cours de cycling le lundi à 7h15, de TRX le mardi à 18h et de power boxe le vendredi à 12h. Enfin, ça, c’est son idéal, quand elle le peut, pour ainsi dire jamais. Son rédacteur en chef lui a offert la carte de membre à 1990 euros et l’abonnement à 175 euros par mois. Oui, la salle de sport, c’est un endroit où être. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est filiforme. Toutefois, elle adore manger et ne se prive jamais des délicieux doryaki (pancakes aux haricots rouges) de chez Tomo, des sandwiches au pastrami hyper régressifs de chez Will’s Deli et surtout des pizzas de ses copains Nicola et Emanuele de chez Iovine’s. Depuis le mois février, elle va un peu mieux. Tout juste sortie d’une énième relation toxique avec le très sensuel Paolo, Camilla veut aller de l’avant. Elle lutte, certes, mais est déterminée. Le positif, c’est qu’elle y a gagné un bon ami. Adrien, proche de son beau brun ténébreux, a deux ans de moins qu’elle. Il est gentil, doux, présent. Depuis leur rencontre, ils se voient chaque semaine. Ce vendredi 22 avril 2022, ils dinent chez Kokuban, un japonais du 9em.
Adrien : Y’a un gars que je connais qui joue au Bambino. Ismaël. On y va, ça te dit ?
Camilla : Carrément oui ! Je le connais de nom mais je ne l’ai jamais rencontré.
Ramen avalés. Dans le Uber, Camilla sort de sa pochette en cuir bleu électrique son tube de rouge à lèvres rose foncé estampillé YSL. Elle a toujours beaucoup de succès lorsqu’elle le porte. D’excellente humeur, elle a envie de s’amuser. Le temps du trajet, elle pose sa tête sur l’épaule de son ami. Il l’apaise. Le sourire aux lèvres, elle ferme les yeux quelques instants, juste le temps d’arriver.
Adrien : Cam’, on y est dans deux minutes !
Le Bambino. Camilla adore cet endroit. Le mois passé, avec Vivian, elles s’étaient délectées de leurs raviolis à la ricotta fumée accompagnés d’un Meursault 1er cru divin. Sur le trottoir de la rue Saint-Sébastien, de petits groupes d’habitués papotent, sirotent leurs verres, fument. La douceur du soir pousse à prendre l’air dans les volutes de fumée dissipées par le vent doux. Ici, les gens sont sympas, la musique de qualité et, surtout, le lieu est superbe. Inspiré des voyages au Japon et à Tel Aviv du propriétaire, il est fait de matières brutes : béton et bois. C’est un véritable lieu de vie où l’ambiance du restaurant change très vite dans la soirée grâce aux DJ et à la cuisine ouverte qui encouragent les convives à faire la fête. Il n’y avait pas de tels lieux à Paris, alors j’ai eu envie d’en créer un ! Avançait-il au webzine thesocialitefamily (Camilla avait lu l’interview sur le net). In fine, c’est simple et pointu. On s’y sent bien. A l’intérieur, il y a du monde. La majorité des clients ont entre trente et quarante ans. Certains finissent de dîner, d’autres, verre à la main, discutent, debout, d’autres encore sont au bar. Ismaël a déjà débuté son set mais, devant sa cabine, c’est encore calme. Adrien discute avec une connaissance. Camilla en profite pour s’échapper. Face à Ismaël, elle savoure son gin tonic. Seule, elle se meut, tranquillement. Les sons Afro house magnifiés par l’excellent système son du lieu la transportent, avec douceur, vers ce cocon magique où elle se sent si bien. Qu’est que c’est cool ce qu’il passe ! Une union se crée avec sa musique. Elle est transportée ; elle aime ça. Ismaël a trois ans de moins qu’elle. Son style est singulier. De longs cheveux noirs attachés en bun, une barbe de dix jours lui donne une pointe de virilité, un petit anneau argenté à son oreille droite, à ses mains aux doigts tatoués, des bagues aux pierres sombres. Il porte une chemise en jean aux manches relevées. Camilla distingue une imposante chouette immortalisée juste au-dessus d’une jolie montre, fine, au bracelet en cuir rose bonbon. Intéressant. Il ne lui plaît pas. A dire vrai, elle ne se pose même pas la question. Quelques minutes, Ismaël laisse tourner ses platines. Camilla sent la présence d’Adrien, juste à côté. Ismaël le salue, échange, brièvement, puis se tourne vers elle. Son regard ébène découvre le sien. Le noir de ses yeux…. — Ismaël. Camilla.- Les présentations sont faites. T’es toujours en train de sourire toi, j’adore. Jamais elle n’oublierait ses premiers mots pour elle. 1h30 du matin, le duo rentre, direction le 4em, chez Adrien. A noter : leur modération.
Camilla ouvre les yeux, sur le matelas Hôtel & Lodge incroyable, elle s’étire. Je vais passer une super journée. Au réveil, c’est toujours la première chose qu’elle se dit. Objectifs du dimanche : brunch avec Isa et Charlotte au Cirque, juste à côté, rue Saint-Martin, bain de soleil (si possible) sur les quais de Seine mais, surtout, finir son article à remettre pour 9 heures, le lendemain. Lovée sous la couette moelleuse et légère, elle attrape son téléphone posé sur la table de nuit. Mode avion désactivé, elle ouvre Instagram. Maldives, plage immaculée ; Raspoutine, shots de tequila et robes ultra moulantes ; Montevideo, set de Charlotte de Witte ; théâtre des Mathurins, spectacle de Nora Hamzawi ; Biarritz, Blue Cargo… Alan, son collègue, pudique, d’habitude, se déhanche sur une musique funk. Tiens, il sait s’amuser ! Rien de bien passionnant. Sur Facebook, dix-sept notifications. Quinze likes. Deux demandes d’amis dont : Ismaël Dj. Ismaël, c’est un personnage du roman Moby-Dick de l’américain Herman Melville. Il est sauvé de la noyade lorsque la baleine coule le navire alors que tous les autres membres de l’équipage périssent. Et je n’ai été le seul rescapé que pour te le raconter, confiera-t-il au capitaine Achab, protagoniste principal. Camilla, grande lectrice, songe à la destinée particulière de cet homme. Étrange cette analogie. Quel lien entre Ismaël et ce personnage à la conscience quasi mystique difficilement sondable ? Sa réponse, elle l’aurait, plus tard…